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Mail du 5 Juillet 2007
Bonjour,
Après "L'invention de la théorie du complot"
et "L'invention du sécuritaire" (en ligne sur www.piecesetmaindoeuvre.com),
voici notre avant-dernière livraison consacrée à
la gestion policière des populations à l'ère
technologique : "L'invention du contrôle".
Le contre-rôle (XIVe siècle), c'est le registre tenu
en double de ceux que l'on a enrôlés, c'est à
dire inscrits sur un rôle, un parchemin roulé, afin
de les appeler et de s'assurer de leur présence (roll call
en anglais) ; notamment soldats et prisonniers. Le sens du mot contrôle
a depuis connu une inflation extrême, d'abord en anglais où
il en est venu à signifier, surveillance, maîtrise,
commande, pouvoir (self-control, birth control, remote control).
« Celui qui a le contrôle du passé, disait le
slogan du Parti, a le contrôle du futur. Celui qui a le contrôle
du présent a le contrôle du passé. » («
1984 ») Puis en français via des traductions fautives,
mais le sens correct demeure celui de vérification. (cf.
Dictionnaire de vocabulaire technique et critique de la philosophie.
A. Lalande. P.U.F)
Quand l'Histoire, pour l'essentiel, est devenue l'histoire des
sciences et techniques, la moindre des choses est d'examiner en
quoi celles-ci affectent les anciennes vérités.
Ce sont désormais des rôles électroniques qu'il
faut détruire pour abolir le contrôle. Et c'est donc
cette destruction, pleine et sans retour, que l'opposition fragmentée
et parcellaire, aux pièces d'identité biométriques
et électroniques, au fichage ADN, à la biométrie,
aux RFID, à la vidéosurveillance, doit imposer à
la CNIL, et obtenir par tous les moyens nécessaires.
Le contrôle, cependant, n'épuise pas la panoplie des
moyens de gestion policière à l'ère technologique
: détection, traçabilité, contention ; dont
traitera une ultime livraison.
Merci de faire circuler.
http://www.piecesetmaindoeuvre.com
L'invention du contrôle
Ou les complots du pouvoir
I
Point n'est besoin de tenir le compte de ses Unités de Bruit
Médiatique, pour voir en Big Brother, la grande figure de
l'époque. Il n'est guère d'innovation policière,
administrative, technologique, scientifique, qui n'amène
son nom dans la bouche des commentateurs, soit pour blâmer,
soit pour approuver ces innovations. Les uns, marginaux, dénoncent
son avènement sur des sites confidentiels et dans des brochures
photocopiées, d'autres profitent de tribunes résiduelles
pour lancer dans la presse d'inconvaincants appels à la vigilance,
et la plupart se hâtent de minimiser l'effet de ces innovations
dont ils nous menacent tout d'abord. Mais la menace est factuelle
et implicite, quand sa dénégation est bruyante et
subjective. Et ainsi pourrait-on citer à l'infini des titres
comme : « Le développement de la vidéo-surveillance
/ Grenoble n'est pas Big Brother » (« Le Daubé
», 11/10/05), où la rassurance prodiguée dans
la seconde partie de la phrase, contredit l'alarme provoquée
dans sa première partie.
Cette perpétuelle alternance d'effroi et de soulagement,
véritable passage à tabac mental, brise à la
longue la résistance du sujet. Quand cent fois l'on vous
a rappelé le développement de la surveillance, et
cent fois assuré que ce n'était pas – pas encore
– Big Brother, on ne peut plus souffrir une fois de plus la
secousse de la mauvaise nouvelle ; on ne retient que le répit
annoncé, vrai ou faux, la bonne nouvelle ; et surtout l'on
sombre dans la dépendance vis à vis de ce porteur
de bonnes nouvelles, protecteur que l'on ne veut plus questionner.
On s'accroche à ce bon messager. On veut croire qu' «
on n'en n'est pas là », ce qui est vrai sur l'instant,
sinon le discours ici tenu serait impossible, et faux dans le mouvement,
quand déjà le contrôle de la société
et de l'individu s'opère à travers toutes sortes de
dispositifs, et que la croissance de ce contrôle va s'accélérant.
Mais la grande ressource dans l'extrémité, quand on
ne peut ou qu'on ne veut rien, c'est de prétendre que la
situation n'est pas si noire, et de se payer de faux-semblants.
Les uns font mine de croire à la séparation des pouvoirs,
à la médiation d'instances prétendues indépendantes,
à la Commission Nationale Informatique et Liberté
(CNIL), à la protection de la presse, des partis, d'associations
; les autres aux garanties de l'Etat lui-même, ce qui pour
la proie, revient à croire aux garanties du prédateur.
Chacun le sait, mais peu osent le dire, de crainte de précipiter
sa dévoration ; tant les majorités capitulardes ont
toujours submergé les singularités résistantes.
Chacun paye sa livre de chair – une patte, une tranche-, sur
la promesse que c'est la dernière bouchée qu'on lui
arrache. Il faut bien rétribuer sa protection contre d'autres
mâchoires, lâcher une énième parcelle
de liberté pour être préservé de la montée
et de la recrudescence (de la violence, du terrorisme, de l'insécurité,
des incivilités, etc). Et tant pis si la raison d'Etat, la
raison du plus fort, est le vrai motif de ces retranchements sans
fin.
Il ne s'agit pas ici de fausses alertes, ni de crier au loup quand
il n'y est pas. Le développement de la (vidéo) surveillance
est un fait, inéluctable et indépendant de notre volonté
comme, disons, l'urbanisation du territoire ou l'entropie du système
solaire. Nous sommes dans la gueule du loup. La seule question est
de savoir si ce développement a atteint le stade de ce que
le langage courant nomme « Big Brother », c'est à
dire le contrôle total. Et sinon, pourquoi s'alarmer ? Voici
sept ans qu'en France, et dans une quinzaine de pays, l'organisation
Privacy International décerne chaque année ses «
Big Brother Awards », sur le modèle tant plagié
des Oscars d'Hollywood. Outre que cette critique par la dérision
a quelque chose de dérisoire, elle présente le vice
de trivialiser l'ogre totalitaire, ridiculisé en croquemitaine
de comédie, dont les constants et multiples broyages deviennent
autant de gags. Cette promotion de B.B en tête d'affiche,
tel un moa des Galapagos, en même temps qu'elle répète
le cliché de l'idole du jour, réalise l'anticipation
d'Orwell : Big Brother est sur tous les murs comme il est dans toutes
les têtes.
Ce n'était pas joué d'avance. Longtemps notre cauchemar
social a pris l'aspect des absurdes et labyrinthiques machines kafkaïennes,
dans lesquelles d'étranges maudits venaient se jeter, autant
qu'ils étaient happés. Peu importe que Kafka n'ait
jamais eu le projet de décrire la bureaucratie totalitaire,
celle-ci se reconnut assez dans ses allégories pour les interdire
sur tout son territoire. Puis l'on a craint que « Le meilleur
des mondes », avec sa modernité scientifique et consumériste,
son conditionnement pavlovien et biologique ne donnât une
vision plus plausible du totalitarisme à venir. Présentement,
c'est dans la tyrannie techno-policière de « 1984 »que
tout un chacun reconnaît son pire futur, et le plus probable.
Il est vrai que cette Océania miteuse et morose, soumise
à la dictature du Parti et pratiquant une novlangue sans
cesse appauvrie, ébauche un compromis rudimentaire entre
la Chine capitaliste et l'autoritarisme américain, tels qu'ils
fusionnent aujourd'hui. Mais l'on pourrait envisager de façon
plus précise le croisement de deux laboratoires politiques
: la cité-machine de Singapour, eugéniste et disciplinaire,
et les Pays-Bas, l'état du monde où l'on a poussé
le plus loin l'artificialisation et la marchandisation du Vivant.
Dans ce monde de Big Brother, ravagé par la pollution, la
pénurie et la surpopulation de « Soleil Vert »,
tel qu'on se le figure généralement, convergent les
chimères de « L'Ile du docteur Moreau » (H.G
Wells, 1896), les « robots », ces travailleurs mécaniques
inventés par Capek en 1921, les « numéros »,
ces foules d'ingénieurs taylorisés, décrits
par Zamiatine (« Nous autres », 1926), et les technologies
policières de Philip K.Dick dans les années soixante.
Bref, un monde où contrairement au vieux dogme du parti de
l'émancipation, le pouvoir aurait par ses moyens techniques,
ses complots, sa terreur, non seulement la capacité d'écraser
toute opposition, mais de mettre fin à l'Histoire par l'incarcération
de chacun dans la machine universelle.
Que cette possibilité existe n'entraîne pas à
coup sûr sa réalisation. Nous saurons bien assez tôt
si quelque faille humaine, ou le défaut d'énergie
et de matière dans un environnement épuisé,
n'empêcheront pas la bonne marche de cette machine. Mais quand
l'Histoire, pour l'essentiel, est devenue l'histoire des sciences
et techniques, la moindre des choses est d'examiner en quoi celles-ci
affectent les anciennes vérités.
II
Quelques temps avant sa mort, Kriegel-Valrimont, ancien dirigeant
de la Résistance, déclarait que celle-ci avait été
pour une large part, une entreprise de faux papiers. C'est à
dire qu'une large part de ses efforts avait été consacrée
à la confection de faux papiers, entravant d'autant son action
et divertissant des moyens qui, sinon, eussent servi directement
au combat. Il s'en faut de beaucoup, d'ailleurs, que ces faux papiers
aient protégé leurs porteurs, juifs et résistants.
Même imprécise et falsifiable, la carte d'identité
tue : demandez aux Tutsis et aux Libanais.
Ces papiers homicides, on les sait nés voici plusieurs siècles
de la volonté de contrôle des populations par l'Etat
royal. Le contre-rôle (XIVe siècle), c'est le registre
tenu en double de ceux que l'on a enrôlés, c'est à
dire inscrits sur un rôle, un parchemin roulé, afin
de les appeler et de s'assurer de leur présence (roll call
en anglais) ; notamment soldats et prisonniers. Le sens du mot contrôle
a depuis connu une inflation extrême, d'abord en anglais où
il en est venu à signifier, surveillance, maîtrise,
commande, pouvoir (self-control, birth control, remote control).
« Celui qui a le contrôle du passé, disait le
slogan du Parti, a le contrôle du futur.
Celui qui a le contrôle du présent a le contrôle
du passé. » (« 1984 ») Puis en français
via des traductions fautives, mais le sens correct demeure celui
de vérification. (cf. Dictionnaire de vocabulaire technique
et critique de la philosophie. A. Lalande. P.U.F) Cependant, ce
n'est ni hasard, ni arbitraire, si le contrôle est devenu
ce sceptre, cette baguette magique, cette télécommande
universelle, au point que Deleuze, Negri, Agambem, les maîtres
à penser de la critique diplômée, désignent
par l'expression « société de contrôle
», le stade actuel de notre sujétion. (cf.
« Pourparlers », Deleuze, Negri. 1990. Ed. de Minuit)
Il y a dans cette simple liste de noms et dans l'appel des inscrits,
un dispositif d'une efficacité et d'un potentiel confondants.
Le contrôle, quel qu'en soit le truchement (patronyme, photo,
empreinte digitale, ADN, etc), articule toujours d'une part, le
rôle, le fichier où l'on inscrit l'identifiant d'un
individu ; et d'autre part, cet identifiant lui-même, que
l'individu porte sur lui, et qu'il suffit de comparer à son
duplicata pour effectuer le contre-rôle : que l'on fasse l'appel
au camp, ou que l'on vérifie par transmission radio-électronique,
la puce d'identité d'un passant dans la foule. Abolir le
contrôle, ce serait au sens minimal, matériel, détruire
ce fichier, cette banque de données, ou répandre de
fausses pièces d'identité à une échelle
telle, qu'elle rende vaine toute vérification. Cette abolition
ne mettrait nullement fin à la domination, elle la rendrait
juste faillible, préservant la possibilité d'une opposition.
Et sans cette possibilité, rien d'autre ne sera possible.
C'était une évidence pour les résistants au
nazisme, face au risque d'arrestation immédiate, qui n'ont
jamais fait du sabotage du contrôle, leur but de guerre, mais
une condition à celle-ci. C'est à cette même
évidence que se rendent les clandestins des réseaux
Jeanson et Curiel, en Algérie, au Proche- Orient, en Amérique
du Sud ; ainsi que les émeutiers qui se masquent dans les
manifestations, les assaillants qui portent des gants, ou les sans-papiers
qui évitent le métro à certaines heures. Pour
agir, il faut garder sa liberté d'action. Une vérité
de La Palice perdue pour les esprits supérieurs qui ne se
détournent jamais du combat fondamental contre le Système.
Que la Résistance ait refusé avec la même lucidité
de se détourner du combat fondamental contre le nazisme,
pour devenir en grande partie cette entreprise de faux papiers décrite
par Kriegel-Valrimont, il n'y aurait simplement pas eu de résistance,
mais beaucoup plus de déportés : juifs, militants,
requis du S.T.O.
L'origine du contrôle, on la connaît. Elle remonte
à la police des biens en Mésopotamie, avec l'invention
du calcul et de l'écriture, « reçu 30 jarres
d'huile », « envoyé 10 esclaves », «
réserve 100 jarres de blé » ; aux nécessités
de la comptabilité et de l'inventaire qui sont l'état-civil
des biens. Et parmi ces biens, les objets, le cheptel, les esclaves,
outils vivants (Aristote), confondus dans une même catégorie.
Tant que sous Doulce la France, lisse et policée, subsiste
la Gaule hirsute – forêts profondes, villes éparses,
chemins impraticables - des bagaudes, troupes de paysans ruinés,
esclaves et serfs en fuite, soldats déserteurs, se révoltent
contre l'autorité. Il en reste des siècles durant
la hantise du vagabond, ce trouble à l'ordre public.
Vaincu, dépouillé de sa terre et de ses moyens de
subsistance par de plus habiles et voraces, ses frères, ses
voisins, ses créanciers, il lui faut de surcroît payer
sa défaite, les spoliations de ses vainqueurs, et leur mauvaise
conscience. Le vagabondage fut longtemps ce crime affreux, puni
d'innombrables pendaisons, mutilations, envois aux galères,
emprisonnements, déportations, travaux forcés et marques
au fer rouge.
Quant à la vie au village, place-forte des normaux, chef-lieu
du cancan, du conformisme et du qu'en-dira-t-on, c'est la vie dans
un camp de travail, isolé et replié sur lui-même,
sous la double veille du clocher et du donjon, et celle de tous
par tous. Point de délinquance : la jeunesse dispersée
dans ses familles, trime sous l'autorité des vieux. Point
de pièces d'identité, chacun connaît «
Le Blond », « Du Bois », « Berger »,
« Le Fol » ou « La Bègue ». Point
de fichiers, chacun y raconte chacun, au lavoir ou à l'abreuvoir.
Point de caméras ni d'anthropométrie. A quoi bon,
quand, à cent toises, entre chien et loup, la silhouette
et la démarche d'un individu le dénoncent infailliblement,
lui et les raisons de sa présence, en ce lieu, à cette
heure ? S'il est un endroit où il faut être «
comme tout le monde », c'est bien au village. Société
contre l'Etat (autarcie, révoltes fiscales, refus de la conscription,
particularismes locaux), la communauté villageoise est non
moins une société contre l'individu, avec sa pression
normative et ses rapports de domination, son hostilité aux
errants, aux irréguliers, aux étrangers et à
la vie privée, aggravées par son huis-clos étouffant.
Chacun y a sa place, mais chacun à sa place, assignée
par le groupe et la tradition, dans une économie rituelle,
régulée par le mécanisme du bouc émissaire.
Il n'y a pas plus de quant à soi dans la transparence des
sociétés traditionnelles que sous le regard omniscient
de Big Brother. Ce pourquoi les anormaux s'enfuirent longtemps en
ville, respirer l'air de la liberté. Que le village global
avec ses myriades d'espions électroniques et de commères
bureaucratiques les ait rattrapés, n'implique pas qu'il faille
régresser au village local, avec ses promiscuités,
sa routine abrutissante, ses haines, ses mesquineries, ses jalousies
recuites pendant des générations, son chef du village,
son curé, ses vieux, ses jaseurs, ses taiseux, ses coqs –
toujours en bataille entre eux et avec ceux du village voisin -,
son fou, sa sorcière et son souffre-douleur. Ce même
esprit communautaire qui facilite les tâches matérielles
(récoltes, corvées), et les réunions de plaisir
(fêtes, veillées), écrase l'esprit de contradiction
et les conduites excentriques.
Pour ramasser les patates ou refaire une toiture, rien de mieux,
l'union fait la force. Pour devenir bougre, parpaillot, ou hippie,
rien de pire ; la règle commune c'est la règle du
commun, et la force fait l'union. Ce que les soixante-huitards établis
en communautés, découvrirent au prix, souvent, d'amères
tribulations ; soit dans leurs rapports entre eux, soit avec le
voisinage. Le paysanisme ou n'importe quelle de ses variantes (indigénisme,
primitivisme), ne libère pas plus que l'ouvriérisme.
Mais il est vrai que l'oppression de proximité garde sur
l'oppression assistée par ordinateur, cet avantage d'être
humaine, donc imparfaite, et qu'il s'en trouvera toujours pour choisir
ce moindre mal, quitte à halluciner la communauté
paysanne.
Dès que l'on quitte cette résidence close, volontairement
ou non, riche commerçant ou pauvre saisonnier, pour travailler
ou pour vagabonder, on devient suspect et l'on doit présenter
des pièces d'identité à toute réquisition
de l'autorité : soit un passe-port de la commune, soit un
aveu, certificat de moralité de la paroisse. Ces preuves
de papier témoignent d'une certaine lénifiance des
moeurs. En d'autres temps, en d'autres lieux, c'est dans la chair
des individus que l'on grave leur identité, par le marquage
ou le tatouage. Passeports et permis de sortie affirment la propriété
du souverain sur ses sujets et servent à prévenir
leur fuite à l'étranger en un temps où la puissance
se mesure à la taille de la population.
En France dès 1749, un édit institue le livret ouvrier.
C'est que l'essor démographique, l'accaparement et la pénurie
de terre, les calamités naturelles et politiques, multiplient
les effectifs du vagabondage ; que police et maréchaussée
ne contrôlent plus ces flots d'inconnus sur les routes et
dans les villes, à Paris surtout ; qu'avec la révolution
industrielle et l'exode rural s'est répandue une nouvelle
classe, dangereuse et innombrable. On sait que malgré toutes
sortes d'innovations administratives et techniques – état-civil,
signalement, bertillonnage ou anthropométrie, empreinte digitale-,
il fallut deux siècles pour aboutir à un encartement
à peu près fiable de la population, tant celle-ci
y mettait de mauvaise volonté, et les autorités locales
de négligence. Ici, d'honnêtes gens, jaloux de leur
liberté de mouvement, ou furieux d'être traités
en délinquants, se livrent à des voies de fait quand
des gendarmes leur demandent leurs papiers. Là, des officiers
municipaux ou même des commissaires de police délivrent
des documents sans autre preuve d'identité des requérants
que des témoignages de complaisance, d'où un ample
trafic de faux papiers.
N'importe, l'Etat ne renonce jamais. La loi du 1er février
1789 instaure le passeport intérieur. Celle du 16 juillet
1912 oblige le port d'un carnet anthropométrique par les
nomades. Les étrangers se voient imposer le port obligatoire
du passeport en août 1914, et d'une carte d'identité
en avril 1917. A Paris, en 1921, la préfecture de police
lance une « carte d'identité des Français »
- facultative- pour éviter la révolte du public qui
refuse toujours la surveillance policière, et l'assimilation
aux mauvais pauvres. A force d'obstination, de propagande, d'avantages
pratiques, elle se répand, et avec elle, la photo, l'empreinte
digitale, le signalement, l'état-civil, la profession et
l'adresse du titulaire. Il ne lui manque que d'être obligatoire,
de façon, comme le dit un responsable de l'ordre public,
« que l'individu sans carte devienne par cela même suspect.
» (cf. « Histoire de la carte nationale d'identité
», P. Piazza. Ed. O. Jacob. 2004) Ou plutôt coupable.
Car lorsque toute la population est traitée en suspecte,
celui qui se dérobe à ce traitement est forcément
coupable. Un idéal auquel souscrit Marx Dormoy, ministre
socialiste de l'intérieur, dans un gouvernement issu du Front
populaire. Hélas, ce visionnaire est en avance sur son temps.
Le décret du 8 août 1935 étend la délivrance
de la carte d'identité à toutes les préfectures
sans la rendre obligatoire. Exigence enfin introduite pour tous
les Français âgés d'au moins 16 ans, par la
loi du 27 octobre 1940. Unique, uniforme, et sous la gestion centralisée
de l'Etat, elle réduit l'ensemble de la population à
ce contrôle humiliant et disciplinaire, des soldats et prisonniers
d'autrefois. Elle dénonce les juifs en toutes lettres et,
à la demande des Allemands, elle est distribuée en
priorité dans les villes, où on les sait plus nombreux,
et dans les départements côtiers, où il importe
de combattre la Résistance. Telle quelle, cette carte est
le produit composite des pressions séculaires de la police,
des exigences immédiates de l'occupant, d'une volonté
de ressaisie de la population par le régime de Vichy, et
d'un complot du polytechnicien René Carmille, contrôleur
général des armées, pour créer en sous-main
un fichier de mobilisation de l'armée française. Chargé
de la mise en place de cette carte d'identité, Carmille instaure
le Numéro d'Inscription au Répertoire (NIR), notre
actuel « numéro de sécurité sociale »,
c'est à dire le fichier général des Français,
aujourd'hui informatisé, interconnectable avec les 400 fichiers
où chacun figure, et à la disposition de la police.
« Jusqu'en 1943, dit Piazza, les forces de l'ordre ne semblent
éprouver que peu de difficultés à confondre
une multitude d'individus munis de fausses cartes d'identité
française. » (« Histoire de la carte nationale
d'identité », op. cité) En effet, ces individus
ne disposent que de contrefaçons grossières fabriquées
avec des imprimeries pour enfants et des rondelles de pommes de
terre en guise de tampon.
1943, c'est le moment où les faussaires peuvent encore percer
la rigueur procédurale et la supériorité technique
de l'Etat. D'un côté, ils améliorent leur savoir-faire
et bénéficient, à partir de l'instauration
du S.T.O (16 février 1943), de complicités dans des
milliers de mairies. De l'autre, la nouvelle carte d'identité,
délivrée par les préfectures, n'entre en service
que dans une douzaine de départements.
L'un de ces faussaires, Adolfo Kaminsky, 17 ans lors de son entrée
dans la Résistance, raconte à la télévision
: « Quand je suis arrivé au laboratoire, je pensais
que ce serait quelque chose d'extrêmement sophistiqué
et c'était une simple chambre de bonne avec deux tables l'une
derrière l'autre, deux machines à écrire, des
gouaches, des crayons de couleur, du Corrector, de l'eau de Javel,
de l'eau oxygénée, enfin… c'était extrêmement
rudimentaire. Très vite j'ai changé toutes les méthodes
de travail et effectivement après, eh bien, j'ai pu mettre
en oeuvre pas mal de procédés et puis en trouver d'autres
et ainsi de suite. Ca a quand même permis de sauver des dizaines
de milliers de personnes. On avait gravé dans du linoléum
des tampons qui étaient parfaits… Et c'était
bien, mais c'était un travail énorme, et puis il était
difficile de faire une reproduction absolument exacte ; certaines
lettres dans un modèle étaient écrasées,
si nous en faisions des parfaites c'était donc un faux. Donc
j'étais obligé d'apprendre la photographie, photogravure
(…) Sont nées ensuite les cartes de l'Etat Français
qui sont devenues obligatoires. A ce moment-là, bon, il fallait
en fabriquer des neuves évidemment, y avait pas de filigrane
transparent, y avait juste un filigrane imprimé – donc
facile. Et y avait l'escalade, ça veut dire au fur et à
mesure que nous perfectionnons nos réponses aux difficultés,
les difficultés augmentaient, ça a toujours existé
comme ça. » On sait que depuis 1943, cette escalade
des difficultés, et des réponses aux difficultés
n'a fait que se relever, pour devenir enfin surplombante. Dans «
France-Soir » du 12 avril 2005, Dominique de Villepin, ministre
de l'intérieur, annonce la création d'I.N.E.S, la
carte d'Identité Nationale Electronique Sécurisée,
du passeport biométrique, « et la généralisation
du dispositif en 2008 au permis de conduire et à la carte
de séjour des étrangers. » C'est à dire
que ces pièces d'identité contiendront une puce permettant
l'informatisation et le contrôle à distance des données
biométriques des porteurs : empreintes digitales, photos
numérisées, et peut-être l'iris de l'oeil, «
si cela devenait nécessaire ». De plus « Pour
que ce système soit vraiment efficace en termes de sécurité,
la carte d'identité devrait devenir obligatoire au terme
d'un délai rapide, de l'ordre de cinq ans. » (de Villepin)
En fait, chacun voit bien qu'à terme, ces puces d'identité
contiendront l'empreinte génétique de leur titulaire,
et que cette puce d'identité, lisible à distance (RFID),
à l'insu de son porteur, de n'importe quel scanner policier,
sera injectée dans le corps du « détenteur »,
comme on nomme désormais les détenus. Il n'y a là
rien que des réalités, politiques et techniques, déjà
à l'oeuvre dans nombre de pays.
En Chine, par exemple « où a été instituée
depuis le début de l'année 2004, une carte d'identité
avec puce et empreinte génétique. » (cf. «
Du papier à la biométrie », sous la direction
de X.Crettiez et P. Piazza. 2006. Presses de Science-Po) Ou en Malaisie,
« un des Etats qui a mis en place un système des plus
imparables. Sa carte biométrique, appelées Mykad,
sert à la fois de titre d'identité détaillé
(y compris le nom des parents du titulaire, son origine ethnique,
sa religion), de permis de conduire, de passeport, de carte de sécurité
sociale, de support pour des informations médicales. Comme
Mykad est aussi utilisée comme porte-monnaie électronique
et carte bancaire, les banques reconnaissantes, financent en partie
sa fabrication. » (« Le Monde 2 », 16/09/2006)
Et déjà aux Etats-Unis, où les agences gouvernementales
ont affublé leurs millions d'employés de cartes d'identification,
RFID, « capables de dresser un « historique »
de leurs déplacements, de leur utilisation d'ordinateurs,
et de conserver des données personnelles comme leur niveau
de salaire,etc. » (« Le Monde Diplomatique »,
D. Duclos. Août 2005) On aurait même l'impression d'emprunter
un pont aux ânes, à la lecture de l'avis n°98 du
Comité Consultatif National d'Ethique (31/05/2007), saisi
d' « angoisse », devant la « généralisation
excessive » de la biométrie, des RFID, du croisement
des fichiers, combinée avec la mise en service de la carte
I.N.E.S et du passeport biométrique, si l'on n'avait depuis
cinq ans, dénoncé l'imminence et la généralisation
du contrôle technologique.
Les forts d'esprit qui se refusent à sombrer dans la science-fiction
et le catastrophisme, pour ne pas désespérer les Zones
d'Autonomie Temporaires, nous expliqueront maintenant comment déjouer
ces dispositifs. A moins de conclure comme d'ordinaire, avec une
morgue toute radicale, que « c'est trop tard », et que
l'on est bien simple de s'arrêter à des questions secondaires.
Marx Dormoy, le ministre socialiste de l'intérieur, et farouche
partisan de la carte d'identité obligatoire est mort en 1941,
assassiné par la Cagoule. Il avait lutté avec la même
détermination contre l'organisation fasciste que contre l'immigration
clandestine, notamment polonaise. Anti-munichois, il faisait partie
des 80 parlementaires qui refusèrent en juillet 40 de voter
les pleins pouvoirs à Pétain. C'est à Montélimar
où il avait été assigné à résidence,
que la Cagoule le tua à l'aide d'une bombe à retardement,
placée sous son lit.
René Carmille, le Contrôleur général
de l'armée, créateur du Service National de la Statistique
(l'actuel I.N.S.E.E), du Numéro d'Inscription au Répertoire
et de la Carte d'Identité de Français, est mort à
Dachau en 1945. Membre du réseau Marco Polo, il avait transmis
à Londres le modèle de la carte d'identité,
et la machine à composter utilisée dans les préfectures,
afin de fabriquer des fausses cartes. Il avait en outre saboté
le repérage des juifs et des requis du S.T.O par ses services.
Arrêté et torturé à Lyon par Klaus Barbie,
en février 1944, il fut emprisonné à Compiègnes,
puis déporté en Allemagne.
Voyant dans l'Etat un outil au service de tous, dont seules les
applications, bonnes ou mauvaises, déterminaient le caractère,
ces deux représentants de tendances opposées au sein
d'un même parti de l'Etat, croyaient servir l'intérêt
général en servant l'outil. Jamais n'auraient-ils
reconnu que l'outil devenu le maître, sortirait vainqueur
de la guerre, quelle qu'en fût l'issue. C'est de ces hommes
que parle Bernanos, évoquant ceux qui rêvent d'asservir
l'intelligence à la technique, comme d'autres rêvent
d'asservir la personne à l'Etat. « Et qu'est-ce que
l'Etat totalitaire, sinon une technique – la technique des
techniques ? » ( La France contre les robots. 1945) Adolfo
Kaminsky, le faussaire de la Résistance, a procuré
des faux papiers jusqu'en 1948, aux juifs émigrant en Palestine.
Au sein du réseau Jeanson, pendant la Guerre d'Algérie,
il a fourni les militants du FLN, puis les antifascistes grecs et,
via le réseau Curiel, les mouvements de guérilla d'Afrique
et d'Amérique du Sud. Il a raccroché en 1970, après
30 ans de clandestinité. Lors d'une conférence à
Grenoble, voici quelques mois, il avoua son désarroi face
à I.N.E.S, au passeport biométrique, et à cette
nouvelle génération de papiers « infalsifiables
», confirmant les déclarations de Kriegel-Valrimont.
Contre de tels dispositifs, ni les juifs, ni les résistants
n'eussent survécu. Sans doute ne seront-ils pas aussi invincibles
que leurs promoteurs aimeraient le faire croire. Nous ne sommes
jamais deux fois le même ; il faudra périodiquement
renouveler ces pièces d'identités, pour le plus grand
profit de leurs fournisseurs et de l'administration du Trésor.
Les mafias qui brassent des fonds colossaux, trafiquent dans les
hautes technologies, fabriquent de la fausse monnaie, auront l'argent,
les complicités, et l'expertise pour les battre en brèche.
La demande en fausses pièces d'identité suscitera
un marché extrêmement lucratif. Les immigrés
clandestins capables de s'endetter pour des années , en laissant
leur famille en garantie, paieront ce que voudront les passeurs.
La corruption et la menace creuseront leurs filières au sein
du système. Des hackers s'infiltreront dans les banques de
données. Autant d'exceptions à la règle. La
contrefaçon de pièces d'identité, à
la portée du tout-venant au XIXe siècle, relève
un siècle plus tard de l'artisanat hautement qualifié
et de la technologie de pointe au XXIe. Mais à l'ère
technologique, il est bien normal qu'une incertaine résistance
au techno-totalitarisme, dépende de l'expertise toujours
plus pointue de ses propres spécialistes. Et ainsi, Jérôme
Créteux et Patrick Gueulle, deux informaticiens, sont-ils
« nominés » aux Big Brother Awards 2005, pour
avoir prouvé, expérience à l'appui, qu'ils
pouvaient lire et copier les données personnelles des titulaires
de la future carte Vitale, et fabriquer cette carte à volonté
: démonstration validée par une plainte pour escroquerie
du Groupement d'Intérêts Economiques Sesam-Vitale.
(« Le Daubé », 20/09/05) Bref, si en 1943 les
forces de l'ordre n'éprouvaient que peu de difficultés
à confondre une multitude d'individus munis de fausses pièces
d'identité, seuls des cas particuliers leur échapperont
à partir de la mise en service du passeport biométrique
et d'I.N.E.S, en 2008. La fusion des deux titres étant d'ailleurs
annoncée.
III
Du reste, ces choses commencent à être connues, au
moins dans un certain public, depuis la parution de « Nanotechnologies
/ Maxiservitude », en janvier 2003, et la tenue d'une soirée
éponyme, le 29 octobre 2004, à Grenoble. Ce terme
de maxiservitude n'avait pas été choisi au hasard,
peut-être aurait-on pu lui substituer celui de maxicontrôle,
déployé deux mois plus tard par ses occupants, sur
la grue du chantier Minatec. Mais jamais n'aurions-nous inscrit,
maxipollution ou maxigaspillage, au fondement de notre opposition.
C'est lors de cette réunion que, pour la première
fois dans la période récente, fut agitée publiquement
la question de la résistance aux nouvelles technologies de
contrôle : puces sous-cutanées, RFID, GPS et géo-localisation,
biométrie, smart dust, nano-capteurs de mouvements, de sons,
de chaleur, de particules ; pour l'évidente raison que la
miniaturisation et la combinaison de ces technologies promettaient
leur extension à un degré jusque-là imaginaire.
On n'en sait que trop maintenant, et l'on voudrait bien ne pas
en savoir plus. L'oeil du maître voit tout. On sait que les
caméras de surveillance, ces avatars de Big Brother, et au-delà,
de la mauvaise conscience et de l'omniscience divine, ont envahi
le monde, au point qu'il devient oiseux d'en donner le nombre toujours
multiplié. Que la vidéo-surveillance apparue en 1961
dans le métro de Londres, permet d'en filmer chaque habitant
300 fois par jour ; qu'une chaîne de télé-mouchardage
y offre d'épier son voisinage, et d'envoyer des messages
de délation anonymes à la police. Que grâce
au système de vidéo-reconnaissance des plaques d'immatriculation,
la police peut tracer la totalité des 30 millions de véhicules
du Royaume, et garder leurs trajets en mémoire. Que des informaticiens
s'affairent à l'invention de logiciels pour modéliser,
et donc prévoir ces trajets ; cependant que leurs collègues
élaborent les moyens de reconstituer, à partir d'une
seule prise de vue, l'image parfaite et en trois dimensions d'un
visage dans ses moindres détails. (cf « Le Monde »,
15/06/06 et 4-5/03/07) Mais quoi, n'est-ce pas au Royaume-Uni que
5 % de la population et 37 % des hommes noirs figurent déjà
au fichier génétique de la police (« Le Monde
», 7/01/06) ; que l'on torture les suspects de terrorisme,
en garde à vue pour 60 jours ; que le gouvernement envisage
de pucer les pédophiles (« Le Monde », 19/11/02),
et instaure la carte d'identité électronique, biométrique
et obligatoire ? Tiens, comme en France. Où l'on voit qu'Orwell
était bel et bien prophète en son pays, et que ce
pays est devenu le monde.
Il pourrait sembler excessif que le pouvoir se dote de tels moyens
pour contrôler une population atomisée d'individus
atomisés. Celle-ci par la télévision, la disparition
des cafés, des usines et des villages, aggravées du
chômage, du télé-travail, en intérim,
à temps partiel, en horaires mobiles ; ceux-là par
les perpétuels mouvements et instabilités de leur
vie personnelle, et leur dispersion aux vents divers gonflant leur
bulle virtuelle (télés, portables, Ipods, ordinateurs).
Mais comme le dit un vieux mafieux de cinéma : « Pourquoi
prendre des risques ? » On ne peut indéfiniment jeter
le réel par la porte, sans qu'il ne rentre à la longue
par la fenêtre. Le réel dans la langue du pouvoir,
c'est l'insécurité.
Délinquance ? Le ministère de l'intérieur
chiffre à 9000, en 2004, le nombre des falsifications de
pièces d'identité. Sur 40 millions d'encartés.
(cf « Libération », 27/05/05) Terrorisme ? 400
morts en France, en 40 ans, depuis la Guerre d'Algérie, dont
la moitié en métropole. (cf « Le Monde »,
11/09/06) Dix par an, à peu près le nombre de victimes
par excès de verveine.
Immigration ? clandestine ou non. L'afflux vers les métropoles
de millions de vagabonds, chassés, expropriés de leurs
campagnes dévastées, ressuscite les horreurs de l'accumulation
primitive, et la même volonté de contrôle que
sous l'Ancien Régime.
Opposition ? – Vous voulez rire ? Mais plus s'aggrave cette
crise ultime et planétaire, plus l'on doit neutraliser cette
poignée de mauvais esprits qui répandent des idées
dangereuses. La pente naturelle du pouvoir est de s'absolutiser,
indépendamment des nécessités de sa conservation.
En partie par ce désir de perfection qui point toute activité
humaine, en partie parce qu'à la fois injuste et tentant,
le pouvoir ne sera jamais assez à l'abri. Et pour ce moyen
qui est à lui-même sa propre fin, se perfectionner
c'est tendre à la pure efficacité, et tout lui soumettre.
Harmonieusement, l'industrie du contrôle et de la contention,
censée pourvoir à la sécurité d'un capitalisme
fondé sur la croissance et l'innovation, en devient elle-même
l'un des principaux marchés et laboratoires. Ce n'est plus
le chien qui montre les dents, mais les dents qui deviennent le
chien. De sorte que ce capitalisme sécuritaire pourvoit largement
à sa propre sécurité, aux frais des techno-serfs
qui, via l'impôt, les contrats publics, et les ventes forcées
aux particuliers, financent ses recherches et absorbent sa production.
Il s'agit d'un tribut, concomitant aux extorsions de crédits
militaires, pour développer la filière techno-policière,
alimenter une croissance comptable fondée sur une destruction
de ressources réelles, et accroître la supériorité
répressive de l'Etat face à l'ennemi intérieur.
« Les commandes de l' « Etat sécuritaire »
sont aussi massives que celles de l'ancien Etat-providence. »
(D. Duclos. « Le Monde Diplomatique », août 2005)
Elles sont surtout plus judicieuses. L'unification de l'économie
planétaire sert justement, entre autres, à réduire
les frais de « providence », totalement improductifs
en termes de R&D, à l'inverse du sécuritaire.
Puis, quand on réduit les frais de carotte, il faut bien
augmenter les frais de bâton. La plupart des groupes industriels
et technologiques se diversifient désormais dans l'offre
de services et de produits sécuritaires.
« Le Monde » (21/10/04) « Le marché mondial
de la protection contre le terrorisme est aujourd'hui évalué
à 100 milliards d'euros, celui de la sécurité
des réseaux d'informations à 50 milliards. »
« Le Monde » (11/10/05) « Le marché de
la sécurité antiterroriste va donc afficher dans les
années qui viennent des taux de croissance annuels moyens
de l'ordre de 7 % à 8 %. Concernant la biométrie,
technologie numérique d'identification des individus, les
experts annoncent des progressions annuelles de l'ordre de 50 à
100 millions de dollars ! « Le Monde » (11/02/07) «
Les prévisions actuelles tablent sur le passage du marché
mondial de la RFID de 2 milliards de dollars en 2005 à 27
milliards en 2015, soit, à cette date, la vente d'un milliard
de milliards d'étiquettes radio. »
IV
Beaucoup de gens ont découvert le GIXEL, ou Groupement des
Industries de l'Interconnexion, des Composants et des Sous-Ensembles
Electroniques, grâce à l'infâmeux paragraphe
extrait de son « Livre bleu » (juillet 2004) : «
La sécurité est très souvent vécue dans
nos sociétés démocratiques comme une atteinte
aux libertés individuelles. Il faut donc faire accepter par
la population les technologies utilisées et parmi celles-ci
la biométrie, la vidéosurveillance et les contrôles.
Etc. » (voir http://bigbrotherawards.eu.org/) Phrase presque
rassurante car tendant à faire croire que l'esprit de soumission
ne serait finalement pas si répandu, ni spontané.
Son ignominie spectaculaire a malheureusement occulté le
reste de cette pétition à l'Etat, pour l'essor de
« la filière électronique et numérique
: une priorité nationale », assortie d'un minutieux
catalogue de privilèges et d'aubaines, nécessaires
à ladite « priorité nationale ».
Les auteurs de ce « Livre bleu » ? de « grands
groupes, fournisseurs de composants, sous-traitants, distributeurs
» Pierre Gattaz, porte parole des Industries Electroniques
et Numériques (1100 entreprises, chiffre d'affaire total
: 50 milliards d'euros), une bordée de dirigeants d'Alcatel,
Thomson, EADS, STMicroélectronics, et d'organisations patronales.
Leurs attendus ? « Il est admis que 50 % de la croissance
est liée à l'innovation, et les statistiques américaines
ont montré que 70 % de la croissance des USA des dernières
années était liée au secteur des technologies
de l'information. » (…) « Les récents attentats
de Madrid justifient que la France et l'Europe soutiennent leur
industrie électronique en consacrant des moyens plus importants
pour la R&D sur la sécurité, en facilitant l'émergence
de nouveaux produits sécuritaires et en favorisant leur usage.
(…) En Europe la demande sociale de sécurité
est forte. Le vieillissement de la population accroît le sentiment
d'insécurité par la fragilité des personnes
âgées. (…) L'effort pour lutter contre le terrorisme
doit être comparé à un effort de guerre comme
celui que nous avons consenti pendant la période de guerre
froide. » La phynance ? « L'importance de l'enjeu est
tel qu'un effort de R&D publique et industrielle comparable
en proportion du PIB à celui consenti pour construire la
force de dissuasion française de 1958 à 1988 et le
soutien à l'industrie correspondant serait une réponse
proportionnée au problème. » Périphrase
pudique. Mais ne doutons pas que les économistes du GIXEL
sachent exactement à combien s'élève le coût
de la force nucléaire française entre 1958 et 1988.
« Le niveau de dépenses par les USA pour le «
Homeland Security » est on le rappelle d'environ 40 milliards
d'euros en 2003. Un niveau comparable de dépense sera nécessaire
pour l'Europe, la contribution de la France devra se situer aux
environs de 8 milliards d'euros. » Qu'est-ce que l'on a, aujourd'hui,
pour huit milliards d'euros par an ? L'objectif ? Faire une forteresse
électronique du pays grâce aux laboratoires (Inria,
CNRS), et entreprises (Thales, Eads, Sagem) « au plus haut
niveau mondial dans le domaine de l'intégration des systèmes
et des technologies de la sécurité, de la biométrie
et des cartes à puces. » Ainsi la Sagem, numéro
un mondial des mesures d'empreintes digitales, produit des hélicoptères,
des drones, des viseurs, des simulations, des terminaux sécurisés
de jeu ou de cartes de crédit, et propose des « solutions
gouvernementales » pour la gestion de crises.
(cf. « Le Monde diplomatique », août 2005) Domaines
concernés (segments de marchés) - Aéronautique,
automobile, militaire (radars, équipements électroniques
embarqués) – sécurité des accès
(physiques et logiques) – sécurité des systèmes
d'information, sécurité des communications –
sécurisation de l'identité (passeport, carte d'identité-
- protection des données privées – sécurité
des paiements.
Décideurs/ réglementeurs : Ministère de l'Intérieur,
Ministère des Armées, Ministère de la Santé,
Gendarmerie, Police, Armée, Douane, Protection civile, collectivités
locales, ou utilisateurs/clients : idem + entreprises, banques.
Technologies concernées.
- Réseaux de communication sécurisés –
Terminaux d'infrastructure, bornes lecteurs, cartes à puce,
badges pour l'identification des véhicules ou des colis –
localisation GPS et Galileo – PMR (Professionnal Mobile Radio)
– Télésurveillance : caméras, radars
– Télémédecine.
En résumé, le projet du GIXEL consiste à surveiller
et protéger : les infrastructures publiques, bâtiments,
voirie, ponts, tunnels, axes de transports ; les grandes installations
(production d'énergie, hôpitaux, réservoirs
d'eau potable, radio et télévision) ; les sites dangereux
(chimie, nucléaire) ; les gares, aéroports , métros
; les biens et moyens de transaction (banques, distributeurs de
billets) ; les réseaux de répartition et de distribution
d'électricité, d'eau, de téléphone,
d'argent ; l'information et les systèmes d'information ;
le littoral, les frontières, les ports (lutte contre l'immigration
illégale) ; les moyens de transport (air, terre, mer) ; les
voyageurs et leurs bagages, depuis l'enregistrement jusqu'à
l'embarquement, les transports urbains et, il faut bien le dire,
caetera.
L'état de droit vire à l'état de siège,
aux limites de l'état de guerre.
« Si l'on considère les utilisations potentielles
dans le domaine de l'administration électronique, on peut
citer les exemples suivants qui concernent le domaine de la carte
à puce en tant qu'outil d'identification et d'authentification
: - le permis de conduire à puce – Le passeport et
visa à puce : ce projet est particulièrement urgent
compte-tenu de la pression des autorités américaines
pour l'utilisation d'une puce sans contact dans le passeport –
Projet européen de carte santé – la carte grise
à puce sans contact – la carte d'identité ».
(Livre bleu du GIXEL. Juillet 2004)
V
Il faut moins d'un an pour que de Villepin, ministre de l'intérieur,
réponde à cette urgence dans « France-Soir »
(12 avril 2005), avec l'annonce de l'instauration d'I.N.E.S et du
passeport à puce biométrique, mais comme le dit le
préambule de l'interview, « le projet était
dans les cartons ».
Question. « La biométrie, est-ce une politique globale
? De Villepin. « Oui, tous les grands pays, comme les Etats-Unis,
sont comme nous soucieux de sécuriser davantage leur territoire
national. (…) Par ailleurs, vous savez que sur le plan industriel
nous sommes le pays en pointe dans cette technologie. C'est pourquoi
je souhaite que l'Europe puisse adopter les normes technologiques
que nous avons mis au point dans le cadre de la coopération
franco-allemande. » Si l'Union Européenne ajoute un
second élément biométrique au passeport «
sécurisé », c'est sur pression de la France,
lit-on dans Libération (27 mai 2005), deux entreprises françaises,
Sagem et Thalès ayant une expertise en matière d'empreintes
digitales. Sagem, notamment, maître d'oeuvre du Fichier Automatisé
des Empreintes Digitales (FAED) de la police judiciaire, qui répertorie
1,9 million de délinquants et criminels.
Selon TGV d'avril 2005, magazine de cadres à grande vitesse,
« Les industriels se frottent les mains : si en 2003, les
applications gouvernementales ne représentaient que 6% du
marché mondial des cartes à puce, ils peuvent compter
sur un solide revenu grâce au début du renouvellement
des 40 millions de cartes d'identité françaises. Prix
moyen des titres à puce : 15 €, soit cinq fois celui
d'une carte bancaire. Ce qui n'empêchera pas le marché
de tripler son chiffre d'affaires d'ici à 2007, selon une
étude du cabinet américain Frost and Sullivan. »
En système capitaliste, les profits sont censés récompenser
les investisseurs de leurs « prises de risques », mais
on voit que l'industrie du sécuritaire élimine doublement
ces risques. Cette gabelle exactée du cochon de citoyen par
l'Etat et les entreprises de cartes à puce (Gemplus et Axalto,
devenues Gemalto), n'est pas sans évoquer la balle que doivent
payer en Chine, les familles des condamnés à mort,
où les frais d'hôtellerie que régleraient les
pensionnaires des maisons d'arrêt. La biométrie qui
n'est jamais que du bertillonnage à l'ère des logiciels
de reconnaissance, jouit évidemment du boum de ces ventes
forcées.
« Le passeport biométrique, rendu obligatoire à
la demande des Etats-Unis, représente à lui seul un
chiffre d'affaires de 2,8 milliards de dollars à travers
le monde. » (cf « Paris-Match », 25/09/03) «
L'International Biometric Group prévoit que les revenus générés
par ce secteur passent de 1,2 à 4,6 milliards de dollars
entre 2004 et 2008, une croissance annuelle avoisinant les 40 %.
(…) Les segments les plus demandeurs sont l'administration
(intérieur, justice, défense), les transports et la
finance. » (Techni-Cités.23/01/05) « L'identification
biométrique forme un marché balbutiant mais prometteur
dont le chiffre d'affaire, d'après la société-conseil
Frost and Sullivan, devrait passer de 555 millions d'euros en 2003,
à 3,88 milliards d'euros en 2009. » (Le Monde. 11/10/05)
Faut-il que ce « Nouvel ordre international » se sente
fragile, et haï, pour requérir un tel montant de protection.
Pourtant, « Le Monde » du 24 novembre 2005 nous apprend
que dans le secteur des transports, le plus sujet aux attaques,
63 attentats ont été commis depuis 1994, à
raison de 500 morts par an. Soit trois fois moins que le nombre
annuel de victimes de la route, chez nos amis d' Outre-Quiévrain.
Mais la sécurité n'a pas de prix quand on en est à
la fois marchand et bénéficiaire, aux dépens
d'une clientèle contrainte et captive. – « Pourquoi
la biométrie est-elle autant à la mode ? demande le
« Parisien Libéré » (22/01/06) –
« Parce que les enjeux financiers sont incalculables »,
répond Louis Joinet, ancien président de la CNIL.
L'inverse est encore plus vrai : les enjeux financiers de la biométrie
ne sont incalculables, que parce qu'elle est tant à la mode.
Dans une population mondiale de vagabonds misérables et
de riches nomades où les normes policières formatent
la mobilité, la biométrie, technologie d'identification
des individus, s'impose, comme s'impose la RFID, technologie de
traçabilité des articles. La gestion des hommes fusionne
avec la police des objets, la puce RFID avec son logiciel de reconnaissance
devenant le contrôleur entre l'identifiant de l'article, objet
animé ou non, et le rôle, le fichier, répertoire
des Français ou inventaire des stocks.
« Le siècle passé a découvert la biométrie,
celui-ci l'utilisera, ce n'est qu'une question de temps »
affirme Bernard Didier, directeur du développement chez Sagem.
(« Le Monde 2 », 16/09/06) A beau prédire qui
commande à l'avenir.
« Je ne peux être ni pour ni contre la biométrie,
déclare Alex Türk, sénateur UMP et président
de la CNIL. Elle n'est qu'un outil. Je dis bravo lorsqu'elle rend
plus sûr l'accès à un laboratoire sensible.
Mais qu'un collégien mange deux déjeuners au lieu
d'un, cela ne va pas changer le monde. » (id) La biométrie
n'est pas un outil, mais un ordre, comme l'informatique, qui change
le monde à son image, en laboratoire sensible. Et elle n'a
pas plus de bon usage que l'étoile jaune, fût-elle
réglementée par la CNIL, et en accord avec «
le principe de proportionnalité », pour la simple raison
qu'elle ne sert qu'à identifier des coupables potentiels.
De quels crimes ? Ce sont les biomaîtres qui le diront. Ce
sont toujours les maîtres qui définissent les crimes,
dont le principal, la rébellion, est une question de vie
ou de mort.
Franck Paul, chef de l'unité « Systèmes d'information
à grande échelle » au sein de la commission
européenne.
« Il n'y a pas d'alternative à la biométrie.
Evidemment c'est une technologie potentiellement dangereuse. Il
faut nous rassurer : nous n'allons pas en abuser, nous vivons dans
des états de droit. » (ibid) Qui savait, qui eut dit,
qu'au sein de la Commission européenne, existait une «
unité Systèmes d'information à grande échelle
» ? Elle fait pourtant merveille contre les vagabonds, barbares,
et demandeurs d'asile qui assaillent notre muraille électronique.
« Depuis le 15 janvier 2003, lorsqu'un nouvel arrivant se
présente, nous prenons l'empreinte de ses dix doigts et dans
les trois ou quatre minutes, nous savons grâce au fichier
Eurodac s'il a déjà déposé un dossier
dans un pays voisin. Par le passé, 80 % disaient qu'ils avaient
perdu leurs papiers, ce qui rendait impossible toute vérification.
» Selon M. Paul, le système, qui a coûté
9 millions d'euros a été « amorti en quelques
semaines ». (ibid) Les frontières et les pièces
d'identité, comme toutes les institutions, ont une histoire.
Elles n'ont pas toujours protégé les possédants
des dépossédés. Mais l'alternative à
la biométrie n'est pas tant de les abolir que d'en finir
avec le séculaire ravage des campagnes par les métropoles.
Ce qui d'une façon ou d'une autre est bientôt fait.
Loin d'être la technologie neutre et performante qu'une «
dérive policière » rendrait « potentiellement
dangereuse », la biométrie nous réduit à
l'état de matricules comme tous les matricules : objets,
animaux, congénères : soumis au bon vouloir de la
machine. C'est le triomphe de M. Arpel, l'ingénieur et industriel,
si fier d'être compatible avec ces engins supérieurs,
leur auxiliaire, et admis dans leur société.
On aura noté que le poste de chef de « l'unité
Systèmes d'information à grande échelle »
requiert entre autres compétences, la maîtrise du raisonnement
circulaire. Qu'est-ce que ces « états de droit »,
où le pouvoir unifié par delà ses cloisons
imaginaires, peut répertorier, numéroter, encarter,
photographier, détailler, ficher, épier, tracer, traiter,
la populations de territoires déjà quadrillés
de personnels et de dispositifs policiers, sans constituer par là-même,
plus qu'un « abus », une oppression ? Mais le droit,
les libertés individuelles sont un luxe, une complaisance
que l'Etat ne peut plus ou ne veut plus se permettre, et l'on voit
bien alors qui est souverain, du peuple ou de son « serviteur
».
« Il existe des menaces qui, même quantitativement
très faibles, sont tellement insupportables, car elles constituent
une négation de la mission de l'Etat, qu'on va aller extrêmement
loin dans les mesures de protection, quitte à imposer des
contraintes à beaucoup. » (Philippe Melchior, directeur
de la « mission biométrie » du ministère
de l'Intérieur. In « Du papier à la biométrie
», sous la direction de X. Crettiez et P.Piazza. 2006, Presses
de la Cité)
En vue de sauver l'état de droit, nous avons dû le
détruire.
VI
Il y a « des projets dans les cartons », parfois deux
siècles durant, comme la carte d'identité obligatoire
sur délivrance de l'Etat, parfois quelques années,
comme la mirifique liste de mesures sécuritaires réclamées
par le Gixel. La connaissance de ces projets sans relever du secret
militaire ou de la clause de confidentialité, n'est pas destinée
au grand public. Le Gixel a si peu goûté la publicité
faite à ses préconisations pour imposer ses technologies
de contrôle à une société rétive,
qu'il les a ôtées de son site. C'était un lapsus.
Et pour un lapsus exceptionnel, combien de plans et de conciliabules
secrets. Personne en dehors de ce grand public n'imagine que l'instauration
universelle de la biométrie soit l'effet des attentats de
New-York. Les gens avertis savent bien, au contraire, que les violences
et catastrophes offrent aux états et à leurs symbiotes,
l'occasion et le prétexte d'exécuter les complots
ourdis de longue main, comme on l'a vu en France après «
L'étrange défaite », avec la « Révolution
nationale » et la loi du 27 octobre 1940, aux Etats-Unis avec
le Patriot Act (26 octobre 2001), et en tant d'autres rencontres.
Dans le secret de leurs perpétuelles concertations, apartés
mondains ou commissions officielles, industriels, ministres, fonctionnaires,
militaires, se forgent des vues communes, bien avant que le premier
mot n'en soit écrit, ou n'atteigne les oreilles du public.
Ils n'ont pas même le sentiment de comploter, juste celui
de faire ce qui est naturel aux « milieux dirigeants »
: diriger. S'accorder sur le souhaitable et le nécessaire,
et sur « comment le faire passer ». Leurs plans tirés,
leurs arguments en batterie, ils mènent contre la poignée
d'opposants, dispersés, démunis, des batailles d'usure
aussi longues que nécessaire, attaques de reconnaissance,
opérations de diversion, replis tactiques, pour tâter
la résistance et ajuster l'assaut final. Dans la sidération
des opinions qui suit l'événement terrible, l'Etat
lance sa guerre éclair, et emporte toutes les défenses,
sapées et pilonnées de longtemps.
L'Etat est une armée en civil. Une perpétuelle concentration
de forces, organisée et disciplinée, face à
une non moins perpétuelle dispersion de faiblesses. Il a
une conscience de soi, des plans dans la durée et de l'ordre
dans la manoeuvre. Il sait que la politique est la continuation
de la guerre par d'autres moyens. Il a un sens politique, c'est
à dire un sens du moment et du rapport de forces, ce que
des siècles d'échec n'ont pas enseigné à
ses ennemis. Il perd très peu de batailles, et jamais la
guerre. Il demeure à ce jour invincible par les individus
et la société, sauf à se constituer en état
rival, ce qui est l'autre manière de perdre, et non moins
ordinaire. Il ne recule que devant l'insoumission générale,
et cette insoumission ne procède jamais que de l'unanimité
idéologique. Sur le champ de bataille, on ne lance pas les
fantassins à l'assaut des lignes ennemies sans bombardement
préalable. On a vu Le Pen et Sarkozy, les camelots de la
réaction sécuritaire, glorieux de leur triomphe électoral,
citer Gramsci dans le « Figaro » : pas de révolution
politique sans révolution culturelle préalable. Aussi
bien, leur victoire qui prétend nous ramener à la
société d'avant 68, voire d'avant 45, procède
d'un bombardement culturel de trente ans.
On a vu aussi comment l'abrupte tentative d'imposer la reconnaissance
légale des « aspects positifs de la colonisation »,
avait provoqué la colère de la population antillaise,
l'impossibilité temporaire pour Sarkozy, alors ministre de
l'intérieur, d'atterrir à Fort de France, et l'abrogation
subséquente des articles les plus sanglants de cette loi.
De quoi rappeler une fois de plus, que lorsqu'une idée est
dans toutes les têtes, elle devient une force matérielle.
On a jadis entendu un professeur d'histoire reconnaître «
les aspects positifs du fascisme » - plein emploi, autoroutes,
trains à l'heure-, sans autrement émouvoir une classe
de lycéens pour qui, une Fiat et un salaire valaient bien
une marche sur Rome. Là encore, question d'opinion.
Que du jour au lendemain, l'Etat, de concert avec l'industrie agro-alimentaire,
décide de (ré)instaurer l'anthropophagie, nul doute
que la révolte du public ne le mette aussitôt à
bas. – Mais, attendez- rien n'empêche d'en parler en
interne. Entre gens sans préjugé. Théoriquement.
Les économistes dans les séminaires d'entreprises
et les colloques universitaires soulignent la gravité de
la crise des protéines, en rapport avec l'essor démographique
et le tarissement des ressources. Invités des cercles de
réflexion et de prospective, les écologistes indiquent
que, du point de vue de la souveraineté alimentaire, de la
re-localisation de l'économie, et du respect de la bio-diversité,
mieux vaut consommer un kilo de protéines autogènes,
que de détruire un are de forêt amazonienne pour l'importer.
Les chimistes expliquent aux commissions parlementaires que la protéine,
c'est de la protéine ; on peut lui donner le goût du
veau, la couleur du saumon, un parfum de vanille, l'aspect d'une
pizza. Les anthropologues rappellent qu'il n'y a là rien
de nouveau, le cannibalisme, y compris alimentaire est vieux comme
l'humanité, et persiste dans certains endroits. Les églises
s'interrogent, et appellent au dialogue sur ce retour à l'authentique
communion. Les urbanistes regrettent le gaspillage de l'espace par
les cimetières.
Les éthiciens remarquent qu'on est somme toute dans une
variante du don d'organes et que l'important est le respect de la
personne, et le caractère volontaire du don. Une étude
de l'Inra prouve la supériorité des farines anthropiques,
leurs bénéfices pour la santé – élimination
des virus et bactéries exogènes-, et leur rendement
exceptionnel. Les scientifiques des laboratoires de diététique
moléculaire fustigent l'irrationalisme et l'obscurantisme
des opposants aux recherches sur les Nouvelles Calories, qui voudraient
nous ramener à l'âge de pierre et de la cueillette.
Les dirigeants pourfendent les végétariens. «
Faire croire que l'on imposerait une alimentation anthropophagique
à la population sans débat préalable, et que
l'on transformerait les hôpitaux en abattoirs de science-fiction
relève de la théorie du complot, etc. » Un sondage
montre qu'en dehors de 15 % de conservateurs hostiles et de 15 %
de modernistes enthousiastes, la population ne sait pas grand chose
des Nouvelles Calories, et donc la Commission des Débats
de Société organise avec l'association Vivaviandes
un cycle « Farines anthropiques : à quelle sauce va-t-on
nous manger ? » L'avis consultatif du comité des sages,
représentants du gouvernement, du sénat, du parlement,
de l'industrie, des églises, de l'académie des sciences,
conclut en toute indépendance, que ceux qui n'aiment pas
ça, ne doivent pas en dégoûter les autres ;
que chacun doit avoir la liberté de choisir ; et que donc,
au-dessous de 1 %, la mention d'homoprotéines dans un produit
alimentaire n'est pas obligatoire sur l'étiquette. Disposition
d'ailleurs contestée et violée par la marque Soleil
Vert. Soudain, une mystérieuse épidémie de
fièvre porcine, attaque biologique ou mutation d'un virus
en batterie, extermine le cheptel mondial, et il n'y a plus d'alternative
aux Nouvelles Calories. Dans l'urgence de la famine, le gouvernement
sort des projets de ses cartons – gouverner, c'est prévoir-,
dont l'interdiction de la crémation et la réquisition
de toutes les réserves de protéines disponibles. Mais
qu'on se rassure : nous vivons en démocratie. Nous n'allons
pas fabriquer des clones pour les cannibaliser.
De l'instauration de l'anthropométrie en 1880, à
la généralisation de la biométrie, aujourd'hui,
le pouvoir a mené un effort conscient, constant, et concerté,
pour parfaire le contrôle des sans-pouvoirs. Bataille d'idées
contre l'opposition, répression des réfractaires,
progrès technologique, jusqu'à ce que le contrôle
devienne universel.
De la police des hommes-objets – serfs, esclaves, prisonniers
-, au tous objets. La biométrie perfectionnant la pièce
d'identité, et connaissant un avènement parallèle.
De génération en génération, et dans
tous les domaines, l'Etat a conservé l'offensive face aux
ripostes erratiques et sporadiques de la société et
des individus. Nous assistons en ce début de XXIe siècle
à l'aboutissement du complot contrôlitaire, et à
l'assaut final des biomaîtres.
Ces comploteurs ne se réunissent pas nuitamment , en robes
et cagoules, dans les catacombes. Ils n'ont pas de mots de passe
pour dépister d'intrépides reporters, et protéger
des secrets camouflés en pleine vue, au milieu d'un tourbillon
de leurres. Comme sur ces dessins d'autrefois, distribués
aux enfants, « le loup est dans la bergerie, sauras-tu le
trouver ? » La plupart de ce qu'il est convenu d'appeler «
le grand public », ne saura pas.
Déceler l'ordre caché des mobiles et des manoeuvres
derrière l'apparent désordre de la « complexité
» est un exercice ingrat, opiniâtre, et concret. On
n'a jamais été si mal informés que dans cette
économie de la connaissance. Tout se sait, rien n'est sûr.
Aux abstractions théoriques des doctrinaires répondent
le cynisme, l'incapacité, et l'indifférence du nombre,
rivé à ses conditions immédiates. Les seules
où il s'assure de son expertise et de sa légitimité.
Quant à l'opposition, peu importe qu'elle sache, puisque
cette poignée d'hurluberlus n'arrive jamais à faire
savoir en temps utile.
« Depuis que M. Deceunink a créé son association
au mois de juin, (NDR : « Refus ADN ») il a recensé
environ 150 personnes ayant refusé le prélèvement
d'ADN. C'est peu en comparaison des 500 000 gardes à vue
comptabilisées en 2005. « L'immense majorité
des gens accepte le prélèvement sans broncher. Les
refus sont cantonnés à une certaine élite intellectuelle
», note François Sottet, magistrat au parquet de Paris.
» » (« Le Monde », 19/12/06) Ce n'est pas
tout que d'avoir « des projets dans les cartons », encore
faut-il saisir l'occasion aux cheveux, profiter de la fenêtre
de tir, exécuter à l'instant décisif les volontés
longuement poursuivies. C'est ce qu'ont su faire, Pierre Gattaz,
porte-parole des Industries Electroniques et Numériques,
Président du directoire de Radiall ; Olivier Baujard, Senior
Vice-Président Corporate Strategy, chez Alcatel ; Bernard
Bismuth, Président du Groupement des Fournisseurs de l'Industrie
Electronique, Directeur Général, CCI, Eurolam ; Jean-Claude
Chastanet, Président du Syndicat Professionnel de la Distribution
en Electronique Industrielle, Directeur Commercial de Tekelec Europe
; Michel Dumont, Vice-Président du groupe ST Microélectronics
; Jean-Pierre Euvrard, Président du Gixel ; Laurent Gouzenes,
Directeur du plan et programme d'études chez ST Microélectronics
; Didier Huck, Vice-Président, Public Affairs and Regulations,
Thompson ; Jean-Louis Lacombe, Vice-Président Technology
and Innovation, EADS ; Bertrand Lacroix, Vice-Président de
Alliance Tics et d'Alcatel France ; Robert Mahler, Président
de Alsthom France ; Jean Vaylet, Président du Syndicat des
Industries de Tubes Electroniques et Semi-Conducteurs, et General
Manager Imaging, chez Atmel – tous membres du GIXEL et auteurs
de son "Livre bleu" - Dominique de Villepin, ex-ministre
de l'Intérieur ; Philippe Melchior, Directeur de la «
mission biométrie » du Ministère de l'Intérieur
; Bernard Didier, Directeur du développement chez Sagem ;
Franck Paul, chef de l'unité « Systèmes d'information
à grande échelle » de la Commission Européenne
; Alex Türk, Président de la CNIL ; et tous leurs collègues
en France ou à l'International, sans qui le triomphe de la
vie sous biométrie ne serait pas enfin advenu.
A quoi bon se battre, dira-t-on, si le succès est impossible
? Mais à quoi bon déserter si la guerre continue ?
A quoi bon vivre s'il faut mourir ? Voilà des questions que
ne se posent pas les résistants de la première heure,
à l'automne 1940, ni les insoumis à la guerre d'Algérie,
ni le commun des mortels qui résiste d'instinct à
l'anéantissement, afin, dit Senancour, que ce ne soit pas
justice. Mais en fait ceux qui s'interrogent et abdiquent, veulent
juste qu'on les comprenne : c'est fait.
Les premiers à refuser la biométrie, étaient
dans la position la plus dangereuse pour le faire, la mieux promise
à la défaite et aux représailles. Cependant,
si démunis fussent-ils, ils avaient encore à sauver
cette dignité dont babillent tant, et en toute ignorance,
les tas de gelée de la CNIL et de la Ligue des Droits de
l'Homme. A l'automne 2003, 18 détenus sur 1300, des prisons
de Loos-les-Lille, Gradignan, Neuvic et Muret, refusent de se soumettre
aux prélèvements ADN, encourant selon la loi Sarkozy
sur la Sécurité Intérieure (18 mars 2003),
jusqu'à deux ans de prison et 30 000 euros d'amende. Et selon
la loi de la prison, menaces, brimades, sévices, et cachot.
Francs criminels ou pauvres incarcérés, ces 18 prisonniers
sur 1300, dont on ne connaît pas les noms, pour qui nulle
plume prestigieuse n'a publié de tribune ni formé
de comité, ont donné l'exemple de la résistance,
dans le double isolement de la prison, et au sein de la prison ;
prouvant ainsi plus de liberté, que tous ceux qui, dehors,
prétendaient n'avoir pas le choix. Leur geste est d'autant
plus précieux, et plus abjecte, l'astreinte qui les visait,
que c'est précisément leur vulnérabilité
de prisonniers qui les avait désignés à cette
fonction de cobayes.
Il s'agissait pour le ministère de la Justice, d'un test,
afin de généraliser l'enrôlement au Fichier
National des Empreintes Génétiques (FNAEG).
Test positif. Dès le 1er janvier 2004, la gendarmerie de
Meylan (38), est la première à contraindre les mis
en garde à vue, au prélèvement biologique.
On sait que fondé en 1998 par Chevènement, ministre
de l'Intérieur, pour ficher un millier de délinquants
sexuels, le dispositif s'élargit sous Vaillant, Sarkozy,
de Villepin, ses successeurs, à 400 000 n'importe qui, y
compris les enfants chapardeurs, avec l'objectif d'accroître
d'autant, chaque année, le nombre des fichés. Les
surenchères de députés réclamant le
fichage à la naissance de toute la population (Jean-Christophe
Lagarde, UDF ; Christian Estrosi, UMP), reculant provisoirement
les limites de la tératologie législative. Il n'aura
manqué dans cette entreprise ni la Sainte-Alliance des 27
Etats de l'Union, prompts à partager leurs fichiers respectifs,
ni ce fumet d'affairisme caractéristique de l'innovation
sécuritaire.
Dès 2004, la congestion des cinq laboratoires d'Etat les
oblige à recourir à leurs collègues du privé.
Le coût de l'analyse, 100€, double ou triple suivant
les laboratoires, entraînant des créations d'entreprises,
d'emplois, et de taxes professionnelles, sur le juteux marché
du contrôle. Elle coûte à ce jour, 400 €
pièce. « La génétique est victime de
son succès » soupire Marie-Hélène Cherpin,
directrice du laboratoire de la police scientifique de Paris. (Le
Monde. 7/12/2004) Un an plus tard, ayant pris la direction du nouveau
laboratoire d'empreintes génétiques de Mérieux,
à Lyon, elle n'a plus de raison de soupirer. « L'administration
ne manque pas de moyens, mais il faut un temps infini pour mettre
en place les projets. Face aux règles de gestion des fonds
publics, je commençais à perdre patience. »
(Acteurs de l'Economie R.A. Juin 2006) C'est que, voyez-vous, rien
n'est plus important que de mettre en place les projets. «
L'imagination des délinquants est infinie. Il faut investiguer
au plus loin pour découvrir l'élément intéressant.
» (id)
VII
« Encadrant » ce fichier, comme tous les milliers d'autres,
les agents de la CNIL jouent le rôle des médecins dans
les unités de torture modernes : vérifier qu'on ne
vous lèse pas trop, au-delà du règlement. Cependant
cette autorité prétendue indépendante, constitue
sous son contrôle exclusif un fichier des fichiers, auquel
elle a seul accès, et qu'elle pourra en cas de nécessité,
unifier en un seul fichier : le fichier total. S'imagine-t-on que
l'Etat qui fiche les individus de multiples façons, omettrait
le contrôle complémentaire des fichiers associatifs,
syndicaux, partidaires, commerciaux ? Il est comique que tous ces
journalistes et démocrates qui s'affligent du peu de moyens
dévolus à la CNIL, ne s'avisent pas qu'elle en a bien
assez pour remplir cette fonction suprapolicière, et que
l'officine officielle, supposée nous protéger de Big
Brother est celle-là même qui préfigure le mieux,
le Ministère de l'Amour. Protectrice des fichiers et technologies
policières, la CNIL est bien plus l'agence de développement
du contrôle policier, que l'agence de contrôle du développement
policier. Lui donner davantage de pouvoirs et de moyens revient
à confier au Bureau de Vérification de la Publicité,
le soin de la lutte contre la consommation. Toute contestation,
au contraire, passe d'abord par son abolition, afin que la surveillance
paraisse dans sa crudité.
Dans un monde où le pouvoir monopolise tant la définition
des mots (« terroriste » ?), que celle des reproches
possibles, chacun s'expose un jour à l'accusation d'être
ce qu'il est, de penser ce qu'il pense, de faire ce qu'il fait.
Mais il est étrange qu'une société du risque,
où la parfaite sécurité est sans cesse proclamée
impossible, préfère détruire la liberté
de tous, plutôt que de laisser échapper l'inévitable
criminel occasionnel, qu'elle produit par ailleurs. Quand 30 000
enfants, suivant les gens qui comptent cela, meurent chaque jour,
des ravages de l'économie planétaire, l'impunité
d'un assassin, fut-il un tueur d'enfant, choque moins que le contrôle
génétique de toute la population. Quant aux suspects
et condamnés, innocentés par l'analyse ADN, leurs
tribulations prouvent d'abord l'iniquité et l'inefficacité
de l'enquête judiciaire, la sélection de boucs émissaires,
souvent issus des fractions les plus maltraitées de la population.
Ainsi « Le Monde » du 26 avril 2007 nous informe que
200 prisonniers ont été innocentées aux Etats-Unis
depuis 1989, dont 67% de noirs. La découverte d'une empreinte
ADN sur les lieux d'un crime, comme celle d'une empreinte digitale
depuis 1892, servira autant à la fabrication d'un faux coupable
qu'à la disculpation d'un vrai, suivant le biais de l'enquête,
mais en les validant de toute l'autorité de la science, qui
s'était quelque peu éventée de l'analyses digitale,
et en attendant de prochaines innovations.
« Aujourd'hui, on commence à être au point sur
les empreintes olfactives. C'est à dire qu'on est capable
d'identifier l'odeur d'une personne en la récupérant
sur des objets avec lesquels elle a eu un contact prolongé.
Exemple, des vêtements, des chaussures ou un fauteuil. Depuis
trois mois, c'est un moyen de preuve qu'on commence à utiliser
au Centre d'Ecully. Et qui devrait se banaliser dans les années
qui viennent. On travaille aussi sur l'identification des voix,
ce qui permettra de créer là aussi une sorte de fichier
vocal. » Christian Jalby, Directeur du Centre de la Police
Technique et Scientifique d'Ecully. (Lyon Mag n°130.Novembre
2003)
En vue de protéger la population, nous avons dû la
réduire à la sujétion totale.
Les amateurs d'anecdotes s'enchanteront d'apprendre que la découverte
des empreintes génétiques par Sir Alec Jeffreys eut
lieu le 10 septembre 1984, en hommage à Orwell, et qu'au
vingtième anniversaire de celle-ci, le grand savant se félicitait
de ce qu'elle eut permis de résoudre nombre d'enquêtes
criminelles et de recherches en paternité. Il est certes
plaisant d'apprendre que dans ce rogaton victorien, « en gros,
un enfant sur trente n'est pas de son père. » («
Le Monde », 21/09/2005) Sir Jeffreys s'inquiétant seulement
de ce que de nouveaux tests de police génétique puissent
renseigner sur les maladies congénitales des personnes recherchées.-«
La police n'a absolument aucun droit à cette information.
Je pense que médecine et médecine légale devraient
à jamais rester séparées. » («
The Economist », 13/03/2004) Admirables scrupules. Merveille
déontologique. La bassesse scientifique encourage la mise
au point de nouveaux moyens de police, mais feint de croire que
la police pourrait s'abstenir d'en user pour violer le secret médical
des suspects.
Nous aurons donc, pour déjouer l'imagination infinie des
délinquants, un fichier vocal après le ficher génétique,
un fichier olfactif après le fichier vocal, un fichier gustatif,
tactile, cérébral, après ce fichier olfactif.
(cf « Newzy », Novembre 2005) Chaque point, chaque mouvement
de notre corps ou de notre esprit, devenant justiciables d'un échantillonnage
et d'un enregistrement, car il n'est rien dans notre organisation
et nos manifestations, qui ne dénonce le plus irremplaçable
des êtres, donc identifiable ; et qu'il est des menaces si
insupportables à l'Etat, quoique infimes, qu'on va aller
extrêmement loin dans les mesures de protection, quitte à
imposer des contraintes à beaucoup .
Nous serons sondés, relevés, testés, par cette
perversion humaine, l'agent de l'autorité, doucereux, narquois,
brutal, mâle ou femelle, dégorgeant de morgue, de jouissance
dominatrice, de régal omnipotent : l'Etat maître jouant
avec ses objets humains.
S'il était vrai que la plèbe fût abêtie
sans recours par la pléthore de jeux virtuels et de pâtée
industrielle déversée dessus, on s'étonnerait
que ce fichier génétique, et d'autres dans les cartons,
ne viennent redonder avec le Fichier Automatisé des Empreintes
Digitales, (2,39 millions de personnes au 31 août 06), «
la mémoire de la police » selon son gardien («
Lyon Mag » n°130. Novembre 2003) ; avec ceux des personnes
recherchées (280 679 fiches en 2005), et des brigades spécialisées
(grande délinquance, crime organisé, terrorisme :
174 593 fiches au 31 décembre 05) ; avec les 800 000 dossiers
des renseignements généraux et les 24,4 millions de
fiches de Judex (Système Judiciaire de Documentation et d'Exploitation
de la Gendarmerie) et du STIC (Système de Traitement des
Infractions Constatées), bientôt fusionnés.
(cf « Le Monde » 24/11/06 et 02/02/07) Mais d'une part
la plèbe reste susceptible de secousses, comme lors des émeutes
de l'automne 2005, des poignées d'opposants peuvent mériter
un fichage à thème, comme ces défenseurs des
sans-papiers que l'on voulait consigner dans le fichier ELOI ; et
d'autre part la faim de contrôle du pouvoir s'accroît
avec ses dévorations. En amont des fichiers de police stricto
sensu, juges d'instruction, policiers, banquiers, employeurs, pourront
éplucher le profil génétique des assurés
sociaux, « si cela devenait nécessaire », grâce
au Dossier Médical Informatisé. Un jour l'on apprend
que le gouvernement souhaite croiser les fichiers informatiques
des administrations et organismes sociaux, « afin de lutter
contre la fraude aux prestations » (« Le Monde »
26/10/06) Un autre, que le numéro de sécurité
sociale, le fameux Numéro d'Inscription au Répertoire,
« pourrait devenir la clé d'accès au dossier
médical », et permettre ainsi l'interconnexion des
400 fichiers où figure tout un chacun. (« Le Monde
» 15/11/06) Il se peut que l'Etat se réserve le produit
de ces interconnexions, afin de « protéger la vie privée
» des citoyens.
On peut tout dire à l'Etat, comme à son confesseur
ou à son confident. L'Etat paternel, maternel, fraternel,
est notre meilleur ami. Il sait garder un secret et c'est pour notre
bien. D'ailleurs, on n'a pas le choix : on doit tout dire à
l'Etat.
Il se peut aussi que dans un esprit moderne et de transparence,
ce produit soit mis en vente. Pour 7,95 dollars, le site Intelius.com
vous dit tout sur n'importe qui : diplômes, CV, mariages,
divorces, déménagements, revenus, train de vie, goûts
et opinions. Il suffit pour cela de ratisser les banques de données,
d'accès public aux Etats- Unis, depuis les listes de commande
sur catalogue jusqu'aux arrêts de justice, en passant par
toutes les traces laissées sur la toile. Créé
en 2003 par deux anciens de Microsoft et d'Infospace, Intelius.com
a depuis connu une progression de 760% et atteint en 2006 un chiffre
d'affaire de 40 millions de dollars. (« Libération
», 11/08/06) Mais il est bien normal que dans le village global,
comme dans le village local, tout le monde sache tout sur tout le
monde, à cette différence près que, conformément
au mouvement de marchandisation universelle du capitalisme, tout
ce qui était autrefois gratuit et commun – l'eau du
village, l'intimité de ses habitants – est maintenant
approprié et vendu à leurs anciens possesseurs par
de créatifs entrepreneurs high tech.
Cette innovation induit un nouvel âge du fichier. Traditionnellement,
celui-ci ne fonctionnait qu'en mode passif.
C'était aux contrôleurs de dresser la liste noire
de leurs ennemis suivant certains critères ou parce qu'ils
en connaissaient les noms. Sylla, selon Plutarque, en publie trois
listes à quelques jours d'intervalle, au fur et à
mesure qu'ils lui reviennent en mémoire. Les recensements
de 1933 et 1939, en Allemagne, et la fouille des registres paroissiaux,
alliés au savoir-faire et à la technologie d'IBM,
permettent de répertorier les juifs. En Amérique du
Sud, dans les années soixante-dix, les services secrets listent
les opposants à éliminer dans le cadre du plan Condor.
Avec l'interconnexion, le fichier ne sert plus seulement au contrôle,
mais à la détection. Il devient actif. Sans cesse
fouillé par des logiciels de recherche et d'analyse, il établit
des portraits-robots (profils), des modèles et des prévisions
de comportement, repère des cibles – ennemis, clients,
administrés -, dont il donne les noms et les localisations.
Asterop, entreprise de « geo business intelligence »,
située à Saint-Martin d'Hères, près
de Grenoble, emploie un logiciel qui croise des données géographiques,
économiques, sociologiques, fournies par ses clients, l'I.N.S.E.E,
l'administration fiscale, les enquêtes de consommation, pour
cartographier le potentiel de vente d'un millier de produits (alimentaire,
bricolage, meubles, textile, beauté, culture, banque), dans
50 000 quartiers. (« Nouvel Objectif Rhône Alpes »
Février/mars 05) C'est l'interconnexion et la fouille des
fichiers qui produisent pour le compte de l'Agence américaine
de Sécurité des Transports, la « liste des interdits
de vol », au moins 30 000 personnes, et la « liste choisie
» des suspects à fouiller minutieusement dans les aéroports.
(« Le Monde » 19/05/06) Peu importe que nombre de suspects
et d'interdits de vol n'aient que le tort de s'appeler Buttle ou
Tuttle, comme tel dissident repéré par les logiciels
de recherche. Mieux vaut persécuter trop de gens que pas
assez.
En vue de protéger la liberté de circulation, nous
avons dû la supprimer.
L'apogée provisoire du fichage assisté par ordinateur,
c'est le projet Total Information Awareness, un projet, littéralement,
d'omniscience, conçu pour le gouvernement américain
par John Poindexter, ex-amiral et fonctionnaire de l'Administration
Reagan, agent du trafic d'armes connu sous le nom de « Contragate
», cadre et/ou fondateur de plusieurs entreprises informatiques
travaillant sur des contrats militaires, et directeur de l' «
Information Awareness Office » de la Darpa, entre décembre
2002 et août 2003. (cf « Tous fichés »
J. Henno. 2005. Ed SW.Télémaque) Sans entrer dans
le détail, souvent confidentiel, des neuf sous-programmes
constitutifs de ce projet de connaissance totale, suffise de dire
que le neuvième d'entre eux, Genisys, consiste à s'emparer
de toutes les bases de données disponibles au monde, par
transferts, siphonnages ou rachats, et de les traiter comme un seul
fichier. Ainsi les compagnies d'aviation européennes doivent-elles
désormais transmettre à Washington, les noms et données
de leurs passagers à destinations des Etats-Unis ; tandis
que les entreprises de renseignement commercial (Acxiom, ChoicePoint,
LexisNexis), rachètent leurs homologues européennes
(Claritas Europe, Consodata). Peu importe que le tollé de
la presse et de l'American Civil Liberties Union provoque le renvoi
de Poindexter, et la suppression du titre « Total Information
Awareness », les budgets du programme, 600 millions de dollars
sur quatre ans, sont répartis entre les universités
et les entreprises qui le poursuivent officieusement : Carnegie-Mellon
University, Colorado State University, New York University, Stanford
et Syracuse University, Booz Allen Hamilton, General Dynamics, Lockheed
Martin, Le Parc, Raytheon, etc.
Total Information Awareness n'est que l'un de ces « projets
secrètement concertés » par l'Etat militaroindustriel,
contre la sûreté de chacun : un complot. Peu importe
que la presse ait publié le nom, l'objet, et quelques figures
de ce complot parmi des myriades d'informations. A l'âge des
masses et du brouhaha, le secret n'est pas brisé tant qu'il
n'a pas été martelé jusqu'à l'obsession
dans l'esprit du public. Qui saisit la novlangue technique, chiffrée,
euphémistique du pouvoir ? Ses mensonges derrière
ses démentis ? L'étendue, le détail, les fils,
embrouillés et épars, d'une telle entreprise, dont
la connaissance, pour l'essentiel, reste entre ses instigateurs
? Qui peut vaincre la forteresse informatique de la National Security
Agency, à Fort Meade, dans le Maryland, dont la seule note
d'électricité s'élève à 21 millions
de dollars par an ? (cf « Tous fichés », opus
cité) Un avion fou ? des ninjas rebelles ? des cyberpirates
? Ce sont pourtant ces rôles électroniques qu'il faut
aujourd'hui détruire, pour abolir le contrôle. Et c'est
donc cette destruction, pleine et sans retour, que l'opposition
fragmentée et parcellaire, aux pièces d'identité
biométriques et électroniques, au fichage ADN, à
la biométrie, aux RFID, à la vidéosurveillance,
doit imposer à la CNIL, et obtenir par tous les moyens nécessaires.
Le contrôle, cependant, n'épuise pas la panoplie des
moyens de gestion policière à l'ère technologique
: détection, traçabilité, contention ; dont
traitera une ultime livraison.
Pièces et Main d'OEuvre Grenoble, le 3 juillet 2007
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