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Origine http://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?article104
Des faits parmi d’autres. Dix-neuf ans après sa fermeture,
Le Nouvel Observateur révèle l’existence d’une
base française d’essais d’armes chimiques de
plusieurs milliers de kilomètres carrés dans l’Algérie
indépendante. (23/10/1997) Décembre 2002, Laurence
Alavoine, ingénieur habilitée secret défense,
disparaît dans des circonstances éclairantes sur les
affaires nucléaires de son employeur, Schneider Electric.
Et à propos, on ne trouve toujours pas l’Institut Laue-Langevin
sur la carte de Grenoble, dans les panneaux Decaux. C’est
pourtant une curiosité unique au monde, et digne d’être
signalée, qu’un réacteur nucléaire en
pleine ville. N’en parlez pas au maire, Michel Destot, il
a réponse à tous les soupçons. « Faire
croire que l’on imposerait un « nanomonde » totalitaire
à la population sans débat préalable relève
non seulement de la manipulation mensongère mais aussi d’une
forme de paranoïa politique bien connue, qui s’appuie
sur le théorie du complot, la haine des élites, des
élus, des responsables. » (Les Affiches. 2 juin 2006)
Les pages suivantes sont consacrées à l’invention
de « la théorie du complot » par la sociologie
libérale (Popper, Boudon, Taguieff), et faussement attribuée
à la contestation radicale. Mais l’on verra aussi comment
ces dénégations de complots constituent finalement
un aveu, et comment cette « théorie du complot »,
débarrassée de ses traits caricaturaux, peut servir
à comprendre la marche réelle des affaires.
Cette livraison constitue la première d’une série
sur la gestion policière des sociétés à
l’ère technologique.
I
Qui dénonce le mensonge, y compris avec l’appui des
faits les mieux établis, échappe rarement à
cette même accusation en retour. Les faits sont niés.
La notion même de fait, récusée. Il s’agit
de « construction ». Vous voyez midi à votre
porte, mais pour d’autres il est minuit ; et pour d’autres
encore ce mot de midi ne renvoie à aucun fait en soi. Tout
au plus vous êtes-vous imaginé ce milieu du jour où
le soleil atteint son zénith, comme ces malades mentaux atteints
de radiophobie qui aux alentours de Tchernobyl, s’imaginent
victimes de radiations nucléaires, quand ils ne souffrent
que de peurs répandues par de pernicieux obscurantistes.
En somme, rien n’est vrai et la vie est un songe auquel j’assiste
en spectateur, faute d’en rien savoir ni d’y rien pouvoir
de positif. Mais cet « énoncé » serait
déjà trop arrogant pour un « déconstructeur
». Quel est ce « je » qui pérore ainsi,
et radote le paradoxe du Crétois ? Car s’il est vrai
que rien n’est vrai, c’est faux, et si c’est faux,
alors il y a du vrai. Tandis que rien ne permet de dire, ni de nier,
qu’un certain Derrida, né en 1930, aurait été
l’initiateur de la « déconstruction »,
ni qu’il serait mort en 2004 d’un très objectif
cancer du pancréas, pour lequel il aurait requis, en vain,
les secours de la médecine. Ce n’est qu’un point
de vue, une « construction » parmi une infinité
d’autres possibles, toutes également subjectives, l’horizon
de l’objectivité reculant au fur et à mesure
de l’approche du déconstructeur.
Deux conséquences ont beaucoup fait pour le succès
de la déconstruction. D’une part l’ouverture
de chantiers sans fin et de travaux à jamais en cours garantissant
un emploi pérenne au personnel universitaire, puisque selon
le dictionnaire des idées reçues : « L’imbécillité
consiste à vouloir conclure. » D’autre part la
quiétude procurée par cette impossible vérité.
Si rien n’est vrai, tout est permis.
Chacun fait-fait-fait C’qui lui plait-plait-plait
N’importe quoi ou rien du tout. C’est que la vérité
contraint sous peine d’inconséquence, c’est-à-dire
assez vite de fâcheuses conséquences ; quand son absence
ou son élusivité libère tous les possibles
: tous également vains. Voilà pourquoi toutes sortes
d’étourneaux, d’ordinaire joyeux et tout à
la dérision, s’indignent à l’évocation
d’une vérité possible et – forcément
– unique. Dans l’espace-temps que nous partageons, l’existence
des chambres à gaz d’Auschwitz est non moins sûre
que le plus court chemin d’un point à un autre. Mais
ceux qui ne veulent ni obéir à leur conscience, ni
en subir de reproches, doivent pour se sortir de contradiction accuser
de tyrannie les véridiques : martyrs et géomètres.
Nos post-modernes nous ont ainsi révélé «
que toute pensée cohérente portait en elle le totalitarisme,
comme tout jugement tranché relève de la pratique
policière. » (J. Semprun. « La nucléarisation
du monde ». 1986, E. Lebovici) Pour la couleur locale, nommons
les Grenoblois Maffesoli et Lipovetsky, dont les ouvrages programmatiques
(« Au creux des apparences », « Le temps des tribus
», « l’empire de l’éphémère
», « Le crépuscule du devoir », «
l’ère du vide »), informent la sous-culture journalistique
du bonheur trop méconnu de nos sociétés technopolitaines,
tout en fournissant à ces sociétés leur idéologie
en kit. Dans ce meilleur des mondes possibles, où tous les
points de vue coexistent et s’annulent réciproquement,
aimablement, dans un éclectisme languide, croire en la vérité
reste la dernière opinion choquante, simplement parce que
la vérité seule est révolutionnaire.
A quoi se connaît-elle ? demandera-t-on. Au soin qu’on
met à la cacher. Cette société que l’on
a diversement qualifiée d’industrielle, technicienne,
des loisirs, de consommation, du spectacle et, récemment,
de l’information, se révèle à l’examen
une société du secret, et ceci constitue d’ailleurs
son premier secret, celui qui couvre tous les autres. Secret scientifique,
industriel et commercial, secret défense et services secrets,
zones interdites et archives classées, sociétés
écrans, paradis fiscaux, circuits financiers électroniques,
censure par le silence ou par le bruit. Dans cette société
prétendue « ouverte » par ses apologistes, il
n’est rien de si difficile que de saisir une vérité
partielle et d’en tirer le fil au-delà du voile de
« transparence » et de communication derrière
lequel on dérobe la vérité vraie ; car la vérité,
c’est toute la vérité.
Si l’on qualifie les services secrets d’Etat dans l’Etat,
c’est que le privilège du secret leur assure la supériorité
sur l’extérieur de l’appareil. Les services secrets
sont à l’Etat ce que l’Etat est au public. Et
cette vérité pleine et entière à laquelle
on arrive immanquablement chaque fois que l’on dévide
la pelote, c’est que depuis des siècles nous sommes
gouvernés par une société secrète que
l’on nomme l’Etat ; et que ce secret est le premier
secret de la société du secret..
On a vu souvent les services secrets fomenter des révolutions
dans leur propre pays. Ainsi le KGB, la Stasi et la Securitate voici
une vingtaine d’années. Les régimes passent,
l’Etat reste. Il est simplement nécessaire d’en
changer le nom quand il est trop compromis, et quelques règles
quand elles menacent sa pérennité. Mais jamais cette
évolution n’altère sa nature profonde. C’est
ce qu’on nomme la « continuité de l’Etat
».
Ce secret est aussi un secret de polichinelle. C’est devenu
un cliché depuis qu’Edgar Poe a publié son conte
de « La lettre volée » de dire qu’on ne
pouvait mieux cacher quelque chose qu’en la mettant en évidence.
Quoique bien des dissimulateurs auront trouvé plus sûr
d’enfouir si bien leur secret qu’on n’en soupçonne
pas l’existence. Ainsi est-ce en mars 2006 que Libération
nous aura appris celle d’un programme secret de guerre biologique,
mené entre 1921 et 1972 par le Centre de Recherche du Service
de Santé des Armées (CRSSA). Mais pour un secret dont
le huitième émerge après coup, quand cela n’a
plus d’importance ou que cela devient utile, combien d’enterrés
avec leurs dépositaires, et combien, surtout, continuent
souterrainement d’agir sur le monde ?
Le règne du secret est d’une évidence telle
qu’on en fait des films, des livres, des émissions,
dites de fiction ou d’information, peu importe, et ainsi cette
concurrence des leurres sert à discréditer l’existence
de vrais secrets comme autant de contre-feux. L’existence
d’armes ou d’unités secrètes, par exemple,
est reléguée au rang de superstitions, au même
titre que les incursions d’ovnis et d’extra-terrestres.
Dix-neuf ans après la fermeture de B2-Namous, le Nouvel Observateur
révélait l’existence de cette base française
d’essais d’armes chimiques de plusieurs milliers de
kilomètres carrés dans le Sahara algérien (N.O,
23/10/1997), ce qui n’est pas rien, mais aussi la complicité
foncière des liens entre états et armées, français
et algériens, quels que soient leurs simulacres de chicanes
officielles, ce qui est bien plus. Seule manquait la localisation
actuelle des essais chimiques de l’armée française
depuis 1978. A Mourmelon ? Au Bouchet dans les Yvelines ? Simultanément,
la révélation sporadique et partielle de secrets faux
ou éventés renforce ce climat de superstition et fait
planer une menace tacite. Les plus fortes têtes doivent se
demander « et si c’était vrai ? », et dans
le doute s’abstenir. La vraie révélation de
secrets obsolètes, c’est la confirmation de l’existence
du secret.
Il faudrait d’ailleurs examiner dans quelle mesure certaines
superstitions n’ont pas été sciemment répandues,
afin de rendre toute réalité douteuse et menaçante,
comme l’on a répandu des nuages de bactéries
au-dessus de New-York et de San-Francisco afin d’ajuster de
futures attaques biologiques. (cf. D. Leglu. La Menace. R. Laffont.
2002)
Mais de toute façon, qui aime aller dans les bois, ou descendre
de nuit à la cave ?
Autre cliché, nous avons tous dans la rétine un point
dit aveugle, où se connecte le nerf optique. Est-ce Bataille
qui le premier a comparé ce point aveugle à celui
que nous avons dans l’entendement ? L’évidence,
souvent, se cache dans ce point aveugle, tel le nez au milieu de
la figure. On ne voit pas, justement parce que cela crève
les yeux. Reculez d’un pas, cette évidence vous saute
aux yeux, comme une forme jaillit du fond d’un tableau. Et
qu’est-ce qu’une idée, sinon une saillance de
l’informe ? Nous, sans-pouvoir, devons rendre visible l’ordre
caché du pouvoir, derrière l’apparence de chaos
dont il s’enrobe.
Il paraît aussi qu’à son premier voyage, des
îliens d’Océanie ne voyaient pas l’énorme
bateau à l’ancre devant leur plage. Simplement parce
que ce vaisseau fantastique ne renvoyait à aucune configuration
neuronale dans leur conscience passée. Le pouvoir qui façonne
notre expérience exerce sur nous une hypnose similaire :
voyant le monde par ses yeux, nous voyons très franchement
des mosquées à la place des usines, de la neige au
lieu d’un ersatz de bactéries et de protéines,
de bons savants à la place d’assassins. Mais les voisins
du laboratoire P4 de Lyon, ou du centre de retraitement des déchets
nucléaires de La Hague, ne les voient pas plus qu’on
ne voit l’Institut Laue-Langevin sur la carte de Grenoble
affichée dans les panneaux Decaux. C’est pourtant une
curiosité unique au monde, et digne d’être signalée,
qu’un réacteur nucléaire en pleine ville.
Monseigneur Berkeley, l’évêque du solipsisme,
qui ne reconnaissait pas de réalité hors de lui-même,
prenait pourtant soin de regarder avant de traverser la rue, ce
qui lui évita de périr écrasé comme
Roland Barthes par un autobus. Jacques Derrida ne parvint pas à
déconstruire son cancer qui n’était pourtant
qu’une question de point de vue. Peut-être est-ce l’industrie
du cancer qu’il eut fallu déconstruire, à commencer
par les usines chimiques et les laboratoires pharmaceutiques, et
en achevant par les cancéropoles.
Quant à nos oracles post-modernes qui avaient ratiociné
la fin de l’histoire et des « grands récits »,
la dispersion du sens, de l’individu, de la société,
sous la bulle close d’un immense parc de loisir, dans l’ivresse
d’un perpétuel instant, on voit bien qu’ils ne
parlaient que d’eux et de leurs étudiants. Cependant
qu’ils se grisaient dans l’ultime fête des fous
à l’abri définitif, croyaient-ils, de leur cloche
de verre, l’histoire, au contraire de leurs hallucinations,
connaissaient l’accélération de grandioses débâcles.
Avec l’intensification de l’économie planétaire
unifiée ressurgit un messianisme d’autant plus agressif
qu’on l’avait refoulé. Il n’y a plus de
réserve ni d’ailleurs, et, n’en déplaise
aux embrouillés de la « complexité »,
jamais le réel n’a été aussi «
simpliste », laminant les rêves centristes et juste
milieu de la classe moyenne, entre l’infime oligarchie planétaire
et la prolifération galopante d’une populace de parias,
qu’il n’est même plus intéressant de «
gérer ». Jamais la lutte finale n’aura mieux
mérité son nom. Non seulement parce que dans ce monde
fini plus personne n’échappe au duel terminal entre
dominants et dominés, mais parce que dans son perpétuel
besoin d’expansion et de technification, c’est le milieu
lui-même que la domination a engrené, donnant ainsi
au conflit une dimension apocalyptique. De son issue dépend
maintenant la survie de l’humanité et la fin du monde.
Marx vous l’avait bien dit : cette guerre ininterrompue,
tantôt ouverte, tantôt dissimulée, finit toujours
soit par une transformation révolutionnaire de la société
tout entière, soit par la destruction des deux classes en
lutte. Ceux qui s’intéressent à la « mondialisation
» et à la fuite en avant technologique trouveront dans
ce manifeste de trente pages, rédigé voici 160 ans
à l’intention des ouvriers, des explications plus claires
et perçantes que toute la logorrhée alterno-universitaire
excrétée depuis vingt ans sur le sujet. Mais il paraît
qu’en-dehors de Finkielkraut, plus personne n’est capable
de lire ce que lisaient les ouvriers d’autrefois.
On se souvient de Philipullus le Prophète, vêtu d’un
drap et agitant sa clochette pour annoncer par les rues de la ville
que les temps sont proches et qu’il faut se repentir. On ne
compte plus désormais les mises en garde d’éminences
académiques et scientifiques contre les risques de destruction
de la Terre et de ses habitants, à laquelle ils avaient jusqu’ici
collaboré de tout leur zèle rationnel et progressiste.
Il n’en manque pas pour confier mezzo-voce « que c’est
déjà trop tard ». Ces gens-là étant
les mieux placés pour savoir ce qu’ils ont fait, on
ne désespère pas de voir, avant la fin des temps,
la foule courir sus les blouses blanches au coin des rues, et leurs
chefs se promener au bout des piques.
Depuis le 6 août 1945, le spectre de cette fin du monde n’a
cessé de croître, obsédant aujourd’hui
jusqu’aux discours d’Etat. Une catastrophe qu’on
ne peut plus nier ni empêcher peut encore servir à
renforcer le pouvoir de ceux qui l’ont provoquée, par
la déclaration de l’état d’urgence, comme
en Louisiane après l’ouragan Katrina. Ces mêmes
écocidaires qui ont imposé la destruction du milieu
au nom de l’économie absolue, qui ont écrasé
depuis 40 ans la critique écologique, se muent déjà
sous nos yeux en dictateurs écologistes au nom du salut public.
La même dévotion de masse qui avait sacralisé
le gaspillage et la destruction, va re-sacraliser la lésine
et le ménagement des paysanneries âpres au gain, sous
l’ordre « naturel » des hiérarchies traditionnelles.
Il n’y manquera ni le rationnement, ni le marché noir.
Rien, pourtant, n’était moins imprévu depuis
des décennies, que ces déluges annoncés par
tant de cassandres et prophètes de malheur. Ils ne pouvaient
pas toujours arriver après nous. Mais on peut toujours en
rendre coupables les oiseaux de mauvais augure, et les éradiquer
comme autant de porteurs du virus H5N1.
Ce spectre, bien sûr, est celui des 100 000 Japonais consumés
dans l’holocauste nucléaire à la gloire du Moloch
scientifique - car l’extermination, comme à peu près
toute chose, est devenue scientifique. D’où la fameuse
une du Monde, le 8 août 1945 : « Une révolution
scientifique. Les Américains lancent leur première
bombe atomique sur le Japon. » Dans l’extermination
des Juifs d’Europe, il restait, malgré tous les efforts
des chefs nazis, de la haine, c’est-à-dire un sentiment,
et du face à face entre bourreaux et victimes, c’est-à-dire
de l’archaïsme. Par ces deux traits et quelle que soit
son ampleur, elle présentait plus de similitude que de différence
avec celle des Tutsis et des Amalécites. Avec les expériences
in vivo d’août 1945, l’humanité a compris
qu’il n’y avait plus besoin de motif, même délirant,
à l’annihilation de masse – tout au plus d’un
simple gain tactique et opérationnel. Elle a vu comme l’éthique
guerrière avait évolué de Guernica à
Hiroshima, en fonction des dernières avancées des
connaissances ; et que n’importe quelle de ses fractions en
pouvait être victime à n’importe quel moment,
et non seulement les boucs émissaires traditionnels. Elle
a admis que cette expérience répétée
à grande échelle et sous des formes variées,
civiles et militaires, entraînerait tôt ou tard sa disparition
et celle d’à peu près toute vie. Et de fait,
le projet Manhattan reste le modèle indépassé
de toutes ces campagnes scientifico-industrielles, depuis l’explosion
inaugurale.
Maintenant, nous pouvons rire des craintes des vieux paysans, qu’on
ne détraque le temps avec toutes ces bombes.
Les hommes d’aujourd’hui sont les ombres de ces morts
radiographiées sur les murs d’Hiroshima, et c’est
pourquoi ils sont si tristes. Ils attendent leur tour. Et s’ils
ont tant de honte, de remord, et de besoin d’expiation, c’est
d’appartenir à la même espèce que cette
caste perverse, ayant abdiqué son humanité comme son
inhumanité, pour se muer par volonté de puissance,
en pure machine à détruire.
II
Les journalistes qui aiment se croire dans le secret des dieux
disent qu’il y en a peu ou pas ; qu’il est impossible
de tenir un secret dans nos sociétés « ouvertes
» ; que des fuites percent des pays les plus étanches
; et que ce qu’on ignore, des détails techniques, ne
vaut pas la peine d’être connu. Ils répètent
ainsi ce que leur disent les politiques, les militaires, les policiers,
avec qui ils se flattent de déjeuner et à qui, entre
gens supérieurs, ils rapportent en retour leurs propres observations
sur les affaires et les personnes. On le sait parce que les uns
et les autres finissent toujours par s’en vanter dans les
livres qu’ils n’auraient pu écrire sans leur
mutuelle collaboration. D’ailleurs la justice a confirmé
l’an dernier, après plusieurs années de procédures,
que le directeur et le chroniqueur militaire du Monde étaient
bel et bien d’honorables correspondants de la DGSE (Direction
Générale à la Sécurité Extérieure).
Il est assez simple de tenir la presse nationale, celle qui donne
le ton, du fait de sa concentration. Il n’y a par exemple,
qu’un spécialiste des « services » par
média, et dépendant d’eux pour une information
qu’il est bien incapable de vérifier. De temps en temps,
son contact lui glisse un avis exploitable, moyennant quoi il respecte
fièrement d’autres confidences plus ou moins controuvées.
Par empathie professionnelle, il se vit plus comme le porte-parole
des « services » que comme l’œil du public.
Phénomène d’ailleurs commun, et les chroniqueurs
scientifiques ne manquent pas plus de défendre la recherche,
que les chroniqueurs sportifs ne manquent de défendre les
usagers de certaines trouvailles. En jargon de presse s’intéresser
au suicide d’un ministre, au contrat Eurodif, ou à
la police politique, c’est « faire un sujet parano ».
Une locution qui implique d’emblée scepticisme et distance
des collègues et supérieurs hiérarchiques.
Selon le glossaire de psychiatrie, la paranoïa « concerne
des troubles du caractère spécifiés par l’orgueil,
la méfiance, une susceptibilité exagérée,
un jugement faux, une tendance aux interprétations qui favorise
un délire et engendre des réactions agressives. »
Dans le langage des post-soixante-huitards, l’adjectif parano
indique soit l’obsession des menaces et des machinations,
soit, par extension, le danger réel qui auréole certaines
activités et organisations, ménageant ainsi un flou
commode à une neutralité nerveuse. Bref, il faut être
fou pour creuser des secrets d’Etat qui 1) n’existent
pas 2) dégagent une de ces sensations d’effroi à
laquelle nul ne peut se tromper, quoiqu’on ne l’ait
jamais éprouvée. Ainsi l’affaire Alavoine fait-elle
partie de ces rares sujets « parano » à avoir
vu le jour.
Le 14 décembre 2002, Laurence Alavoine, ingénieur
chez Schneider Electric, disparaît dans la Dent de Crolles,
une montagne voisine de Grenoble. Trois mois plus tard, le premier
article consacré à cette disparition nous apprend
que cette marcheuse aguerrie, mariée et mère de famille,
craignait pour sa vie et sa famille. « Diplômée
de Polytechnique et des Mines, habilitée secret défense,
elle a intégré la société en 1991, après
trois ans passés chez Matra, où elle a participé
au projet spatial Hermès. Chez Schneider, elle rejoint un
des départements les plus sensibles : SES, pour Safety Electronics
and Systems, également appelé Sécurité
Nucléaire. Entre 1996 et fin 2000, date à laquelle,
elle quitte SES pour rejoindre des activités civiles, elle
gère le montage technique et financier de rénovation
de plusieurs centrales nucléaires dans les pays de l’Est.
Après Tchernobyl, des financements de la Communauté
européenne ont favorisé l’exportation du savoir-faire
de Schneider vers l’Est. (…) A l’été
2001, puis en novembre, elle évoque ses craintes de «
disparaître », sa connaissance « d’une affaire
dangereuse » » (Libération, 29 mars 2002) Elle
parle notamment d’une mission qui aurait mal tourné
en Ukraine, elle est suivie, se sent en danger. « Un autre
membre de Schneider a raconté à Olivier Alavoine (NDR
: son mari, lui-même ingénieur électronique)
l’épisode d’une mort suspecte sur un site nucléaire
ukrainien. En juin, elle s’interroge sur l’envoi de
matériel nucléaire en Afghanistan, une hypothèse
troublante dont elle fait part à son mari. » (Libération.
29 mars 2002)
Les Nouvelles du Nucléaire font dire à ce mari qu’«
Elle était au courant « d’histoires sensibles
», notamment d’un envoi de matériel nucléaire
en Afghanistan et de l’équipement électrique
de bureaux appartenant au père d’Oussama Ben Laden
» (http://resosol.org/TamTam/2002/Ttam0602Nuc.html). Ce qui,
on en conviendra, est presque trop beau.
« A cette époque encore, elle archive de façon
inhabituelle à son domicile les notes de frais de ses missions
en Ukraine, Bulgarie, République Tchèque, ainsi que
des copies de cartes de visite des personnes rencontrées
lors de ces séjours. » (Libération. 29/03/02)
En avril 2002, elle confie à sa sœur « qu’elle
savait trop de choses, que c’était pire que l’affaire
Elf. Cela m’a frappée car il s’agissait de la
seule conversation sur son travail que nous ayons eue ces dernières
années. » (Libération. 29/03/02) Le lendemain
de sa disparition, son mari trouve dans la table de nuit un texte
de douze pages où Laurence Alavoine « décrit
quelques épisodes du département SES », «
suggère aussi des faits troublants concernant la négociation
de certains marchés, rapporte des propos de cadres sur des
promesses de commissions. Le texte s’achève par une
note biographique sur douze de ses collègues. » (Libération.
29/03/02)
En recherchant le fichier dans l’ordinateur familial, Olivier
Alavoine découvre que ce texte a été enregistré
vers 11 heures, le matin même de la disparition de sa femme.
Vers 15 heures, après avoir consulté la météo
et averti son mari, elle part en montagne. En décembre, à
Grenoble, le soleil se couche à 17 heures. Après coup,
son mari juge bizarre cette balade tardive, en Chartreuse, à
une demi-heure de voiture et dans un coin mal connu de sa femme,
alors qu’elle a coutume de marcher dans le Vercors, juste
au-dessus de chez eux. Mais nous avons tous nos coups de tête,
et d’ailleurs un promeneur la voit sur le sentier du Trou
du Glas, un site de spéléologie. Le lendemain, 15
décembre, Olivier Alavoine alerte la gendarmerie. On retrouve
la voiture de Laurence Alavoine au col du Coq, sous la Dent de Crolles,
« garée sur la pente » , s’étonne
son mari, alors qu’elle a, dit-il, « la hantise que
le frein à main lâche. » (Le Monde. 5 avril 2002)
Pendant trois mois, « Olivier Alavoine utilise ces archives
pour mener son enquête, contacte les personnes dont il a trouvé
chez lui la carte de visite, approche des congrégations du
massif de la Chartreuse réputées abriter des personnes
se sentant en danger. Il a pu visiter le bureau de son épouse,
sans pouvoir consulter la mémoire de son ordinateur professionnel.
Il a fait lire le texte de son épouse à deux enquêteurs.
Peu de commentaires en retour, l’attente de la fonte des neiges
pour avoir davantage de certitudes. Par une ancienne relation, Olivier
a pris contact avec un membre de la DGSE qui semble s’intéresser
à cette disparition. » (Libération. 29/03/2002)
Le Monde ( 5 avril 2002) rapporte que dans son texte, Laurence Alavoine
faisait allusion à « une enquête de la direction
financière » à propos d’un versement «
d’environ 200 kF » en Bulgarie, mais la direction de
Schneider Electric à Grenoble se refuse à tout commentaire.
Presque aussitôt après ces articles, le 12 avril 2002,
un randonneur découvre le corps de Laurence Alavoine, «
sous un sapin, dans un pierrier raide, recouvert en grande partie
par la neige. » (Le Daubé. 13 avril 2002) « L’autopsie
révèle plusieurs fractures aux jambes. Mais aucune
trace « suspecte », c’est à dire, ni coup,
ni blessure par balle ou arme blanche, ni poison. En revanche, selon
le médecin légiste, Laurence Alavoine aurait perdu
connaissance à la suite de sa chute mais sa mort aurait été
provoquée par le froid. » (Objectifs Rhône-Alpes.
Mai 2002)
Le procureur de la République ne voit rien dans les circonstances
de cette mort qui justifie l’ouverture d’une information,
mais « Une enquête discrète des services spéciaux
français serait aujourd’hui en cours. Le mari de Laurence
Alavoine aurait même été longuement interrogé.
Et le texte de 12 pages rédigé par la victime minutieusement
décortiqué. (…) « Non, je n’ai subi
aucune pression » assure Olivier Alavoine qui tient des propos
beaucoup plus prudents et nuancés qu’il y a quelques
semaines. » (Id)
Il se peut fort bien que Laurence Alavoine soit morte d’un
accident, au même titre que n’importe quel simple citoyen,
et que certaines bizarreries et coïncidences entourant son
décès ne soient rien d’autre. Par exemple, la
découverte de son corps, dans une zone déjà
ratissée par une centaine d’hommes, au moment où
la publication d’articles sur sa disparition pointait l’attention
sur les affaires nucléaires du groupe Schneider. Mais toutes
sortes de liens, comme on dit sur la toile, s’activent autour
de cet accident. Le Grenoblois se souvient que Schneider, c’est
l’ancienne société Merlin-Gérin qui dans
les années 1960, remportait déjà de gros contrats
d’électro-mécanique de sous-marins nucléaires.
Le lecteur de journaux se rappelle des morts plus que suspectes,
sans coup ni blessure par balle, arme blanche ni poison, dans l’affaire
des « Frégates de Taïwan » par exemple -
une affaire de rétro-commissions - où l’on vit
un capitaine de vaisseau, un ex-agent de la DGSE, et un dirigeant
bancaire, tomber de leur fenêtre. Le simple citoyen ne s’étonne
pas que la voisine d’à-côté soit «
habilitée secret défense », ni d’apprendre
à quelles troubles et périlleuses activités
se livre l’un des plus gros employeurs locaux. Il en serait
plutôt fier comme un esclave peut avoir l’esprit maison.
Le mari ne voit pas de meilleure raison à la disparition
de sa femme que ces activités. Il enquête. Il a une
relation qui a des relations avec un service secret. C’est
à dire qu’il a des relations avec ce service secret
où l’on prend ses raisons au sérieux. Soudain,
c’est l’autre normalité, celle qui d’ordinaire
va sans dire, qui déchire les apparences et fugitivement
reprend le dessus. Dans ce monde tacite et réel, il va de
soi que les mœurs des affaires, et surtout dans le secteur
stratégique des hautes technologies, sont celles de sociétés
criminelles avec lesquelles elles s’hybrident de plus en plus.
C’est qu’à partir du moment où la guerre
devient une branche des hautes technologies, celles-ci ne peuvent
plus être que le théâtre de cette guerre.
Mais dès les origines, trafic et piraterie n’étaient
que deux variantes d’une même activité, suivant
les opportunités.
III
Les courtisans d’aujourd’hui ne se formalisent plus
d’entendre dire que le roi est nu, ni qu’ils travaillent
pour le crime organisé. Ils sourient juste qu’on puisse
enfoncer pareille porte ouverte. Insistez, et le plus irrité
lâchera, comme une bombe à couper le souffle, le mot
de fantasmes. Dans la langue du pouvoir, les fantasmes désignent
toutes opinions négatives sur ses vices tacites. Parmi les
plus communs, le soupçon qu’il pourrait sciemment,
ou non, empoisonner les populations avec des produits industriels
: fibres d’amiante, ondes électro-magnétiques,
rejets de dioxine. Que des connivences d’intérêts
pourraient souder les cercles du pouvoir, scientifiques, industriels,
militaires, médiatiques, contre ces populations. Que des
dispositifs législatifs, manipulatoires, et coercitifs, de
mieux en mieux combinés et performants, pourraient être
employés contre les récalcitrants. Que des services,
privés ou publics, légaux ou non, mais toujours obscurs,
pourraient épier, léser, ou autrement incapaciter,
les plus rétifs aux vérités officielles.
A ce propos, et en gage de loyauté, on voudrait signaler
les soldats de l’opération Daguet qui s’indignent
tardivement d’avoir servi de cobayes au Centre de Recherche
du Service de Santé des Armées. (Le Monde. 18/19 décembre
2005) Bien du bruit pour quelques comprimés de modafinil,
un inhibiteur du sommeil. Les malades imaginaires de Grignon, en
Savoie, doutent encore, malgré les études de l’Institut
National de Veille Sanitaire, que l’incinérateur voisin
de Gilly-sur-Isère ne soit pour rien dans les 85 cas de cancer
affligeant une seule et même rue de leur localité.
(Le Daubé. 3/12/06) Il faudrait y aviser. Les curieux ne
peuvent s’empêcher de noter qu’en-dehors de «
l’affaire des frégates de Taïwan », il y
a des morts qui tombent bien. Celle du promoteur Jean-Claude Méry
aura enterré avec lui l’affaire Chirac, dite «
des HLM de Paris ». Sans doute ne suffit-il pas d’être
le bénéficiaire d’une mort pour en être
coupable, est-il abracadabrantesque d’imaginer qu’on
puisse provoquer le cancer d’un gêneur ? Un homme qui
fait pschitt, et c’est tout un dossier qui disparaît.
Mais pour les initiés, le vrai fantasme serait de croire
qu’on puisse par la nomination de magistrats scrupuleux, et
la sage lenteur de leurs procédures, retarder jusqu’à
l’oubli du public et l’extinction des gêneurs,
les procès embarrassants.
On peut poser en principe qu’un fantasme est une évidence
qui n’a pas franchi un certain seuil d’admission. Avant
ça ne se dit pas, après ça va sans dire. Avant,
c’est un fantasme de dire que les nanotechnologies servent
un projet d’homme-machine dans un monde-machine. Après,
c’est une évidence que cet irrésistible progrès
n’ira pas sans une vigilante kyrielle de « mesures d’encadrement
», « comités d’éthique »,
et « conférences citoyennes ». Avant, on ne peut
pas dire que la société industrielle nuit à
l’homme, puisque « l’espérance de vie augmente
». Après, il va de soi que l’épidémie
de stérilité dûe à la pollution chimique,
la fragilité des nouvelles générations, et
la destruction du milieu, menacent l’espèce humaine.
Et donc, à quoi bon épiloguer sur le sujet, ou sur
les responsabilités des dénégateurs, ou sur
le moment et les motifs de leur volte-face ?
On peut aussi clamer ces nouvelles évidences pour effacer
ses dénégations de la veille et se poser en lanceur
d’alerte. Il est suave d’entendre un ancien vice-président
des Etats-Unis, un président français, protecteur
de la chimie européenne et du nucléaire hexagonal,
et les scientifiques du Groupe Intergouvernemental d’Experts
sur l’Evolution du Climat, nous mettre en garde contre les
conséquences de la révolution industrielle, tels Rachel
Carson ou une assemblée d’anti-nucléaires voici
trente printemps. En revanche, ce qui reste du fantasme, c’est
de dire que le complexe militaro-scientifique américain travaille
sur « l’arme climatique », et que si l’on
parle tant cette année du réchauffement planétaire,
c’est parce que ce complexe a enfin ses propres solutions
techniques à imposer. Disons-le donc, puisque le rôle
des ingénus est de transformer certains fantasmes en évidences,
ou si l’on veut, de renverser les évidences. Car la
langue va où la dent fait mal et le pouvoir ne peut se contenter
de demi-mensonges. Au moindre accroc, c’est toute la trame
qui file. Il lui faut donc inverser les mots et les choses pour
ne pas se contredire. Dans ce carnaval permanent et cette fatrasie
universelle, cela devient un jeu de société que de
retourner les mensonges de la domination, comme l’on remettrait
un costume à l’endroit. On rit d’entendre dire
que le soleil, la pluie, les montagnes environnantes, sont responsables
des pics d’ozone, des inondations, et des nuages de pollution
plutôt que les rejets automobiles et industriels, la déforestation
et le bitumage des sols. On s’étouffe d’entendre
appeler « ferme », une usine à dindes de mille
salariés, et qu’on puisse attribuer aux oiseaux sauvages,
plutôt qu’à ces incubateurs industriels, l’origine
de la grippe aviaire. Il faut être un pur produit du système
Bokanovsky pour gober qu’un parc puisse être «
naturel », la nature et l’intelligence « artificielles
», les machines « intelligentes », la réalité
« virtuelle ». On exige de plus en plus des scientifiques
et des industriels la preuve de l’innocuité de leurs
produits, plutôt qu’on exige de leurs victimes, la preuve
de leur nocivité. Chacun son illumination. Les uns découvrent
qu’il n’y a pas de question immigrée dans les
quartiers « sensibles », mais un problème raciste
dans les quartiers insensibles. Les autres que l’Aide Publique
au Développement relève strictement du double pillage,
des bailleurs et des destinataires, au profit de nos grandes compagnies.
On note que l’Agence Inter-gouvernementale pour l’Energie
Atomique organise la prolifération nucléaire sous
couvert de la combattre. Ce pourquoi elle reçoit le prix
Nobel de la paix, comme le criminel de guerre, Kissinger. Des penseurs
s’avisent que le dysfonctionnement est devenu le fonctionnement
par un autre nom de toute la machine sociale, comme l’état
d’exception devient bientôt sa règle.
IV
Pour sauver les apparences, leurs défenseurs redoublent
souvent l’accusation de fantasmes par celles de romans et
de science-fiction. Des esprits faibles, influencés par leurs
lectures ou par des films, confondraient leurs imaginations et la
réalité. Ainsi les lecteurs de « La constance
du jardinier », ou les spectateurs du film éponyme,
pourraient se figurer que des laboratoires industriels, tels le
Labo Gilead Sciences, expérimentent sans scrupule leurs molécules
anti-sida, le Terrafovir par exemple, sur des cobayes africains,
au Nigéria, disons, au Cameroun, au Botswana, au Malawi.
Pareille élucubration a trouvé un écho jusque
dans le Monde diplomatique de juin 2005. Quant aux intoxiqués
de science-fiction, il est notoire que sous l’emprise des
visions paranoïaques d’un Philip. K. Dick, ils hallucinent
la venue d’un monde dévasté par la pollution
et les bouleversements climatiques, à la faune en voie de
disparition, où l’expression « police scientifique
» serait un pléonasme, où manipulations génétiques,
traitements psycho-actifs, et implants corporels, aboutiraient à
la mutation de l’humanité en une variété
de monstres plus ou moins compatibles. Chacun peut voir ce qu’il
en est en réalité, et faire justice d’amalgames
abusifs. Ce n’est pas parce que d’ingénieux chercheurs
pilotent des « roborats » à l’aide d’électrodes
implantés dans le cerveau, qu’on en fera autant aux
hommes. Ce n’est pas parce que des machines, encore grossières,
transcrivent votre activité neuronale, que la police de la
pensée va bientôt vous arrêter. Et bien sûr,
ce n’est pas parce que les laboratoires de neurobiotechnologie
travaillent à l’homme bionique, qu’on va produire
à volonté, tantôt des sous-hommes, tantôt
des surhommes-machines.
Depuis Zola (« Le Roman expérimental ». 1879),
sinon depuis Balzac, tout un courant narratif a tendu au plus grand
réalisme, substituant l’enquête et la documentation
à l’imagination. Ce réalisme s’est d’autant
plus imposé dans la littérature futuriste que ses
auteurs, souvent de formation scientifique, cherchaient leur matière
dans l’état des sciences, tandis que des scientifiques
venaient puiser dans leurs livres, des directions de recherche.
« La technologie et la science-fiction entretiennent depuis
longtemps une curieuse relation, note Eric Drexler, l’imprésario
des nanotechnologies. Pour imaginer des technologies du futur, les
auteurs de SF ont été guidés en partie par
la science, en partie par les grands désirs humains et en
partie par la demande du marché en histoires insolites. Certaines
de leurs rêveries sont devenues plus tard des réalités,
parce que des idées qui semblent plausibles et intéressantes
dans la fiction sont parfois possibles dans la réalité.
Qui plus est, quand les scientifiques et les ingénieurs prédisent
une importante avancée, comme les vols spatiaux grâce
aux fusées, les auteurs de SF s’emparent de l’idée
et la popularisent. Puis quand les avancées en ingénierie
rendent ces prédictions proches de leur réalisation,
d’autres auteurs examinent les faits et dépeignent
des perspectives. Ces descriptions, à moins qu’elles
ne soient vraiment très abstraites, sonnent alors comme de
la fiction. Les possibilités de demain ressembleront toujours
à la fiction d’aujourd’hui, comme dans le cas
des robots, des fusées et des ordinateurs qui ressemblent
à la fiction d’hier. » (E. Drexler. Engins de
création. Vuibert)
L’inconvénient du roman noir et futuriste ne gît
pas dans sa fiction, mais dans sa plausibilité. D’expérience,
le public y trouve plus de vérité que dans les visions
officielles du monde. De haut en bas, rien de si répandu
qu’un cynisme en contradiction à peu près absolue
avec cette innocence de façade. Et d’ailleurs, c’est
pour la forme que l’on s’oblige à démentir,
quoique chacun n’en pense pas moins. A peu près toute
vérité peut se dire sous couvert de fiction, cependant
que le mensonge légal a cours forcé sous couvert de
vérité. Et ainsi le sous-monde infernal ne submerge
jamais l’impassible surface.
Si l’on contait Barbe Bleue à Gilles de Rais, il y
prendrait sans doute un plaisir extrême. On peut conter à
leurs auteurs, les crimes du Château, les pillages des barons
d’Elf ou du Crédit Lyonnais, les ravages de Total,
les massacres de l’armée française, les trafics
d’armes, de déchets, de minerais, de capitaux, ils
jugeront le film en connaisseurs. En vérité, on peut
tout dire puisque n’importe quoi se dit, et que les mille
moulins de la communication répèteront en boucle :
fantasmes, romans, théories du complot. L’avantage
de ces fausses fictions, c’est de discréditer les accusations
auprès des naïfs, tout en offrant une revanche limitée,
rumeurs et railleries, aux fortes têtes, et un avertissement
tacite aux téméraires. En fin de compte, c’est
le trouble qui l’emporte, l’effroi diffus, la reconnaissance
pénible d’être le sujet d’un appareil tout-puissant,
dont le patelinage ordinaire est à tout instant convertible
en pur terrorisme.
V
Le 2 juin 2006, dans une enceinte de barrières comble de
forces de police, Michel Destot, député-maire de Grenoble,
pourfendait les manifestants contre l’inauguration de Minatec.
« Faire croire que l’on imposerait un « nanomonde
» totalitaire à la population sans débat préalable
relève non seulement de la manipulation mensongère
mais aussi d’une forme de paranoïa politique bien connu,
qui s’appuie sur la théorie du complot, la haine des
élites, des élus, des responsables. » (Les Affiches
de Grenoble et du Dauphiné. 2 juin 2006)
Passons sur l’aveu : ce n’est donc pas sans débat
que l’on impose un nanomonde totalitaire, fut-ce à
la population de ravis la plus technoïde qui soit. En évoquant
comme s’il était capable de l’exposer une fumeuse
« théorie du complot », Michel Destot tente d’exhiber
un signe extérieur de richesse intellectuelle. Mais comme
il n’est que le premier gogo inter pares de toute sa promo
d’ingénieurs parvenus, il tombe inévitablement
dans le faux chic.
Jadis, on mettait en garde tout jeune militant contre « la
conception policière de l’histoire » ; c’est-à-dire
la conception que la police était censée se faire
de l’histoire. L’idée notamment que les troubles
étant dus à quelques meneurs à la tête
d’une poignée de factieux, il suffisait d’extirper
cette minorité agissante pour ramener l’ordre. Selon
cette théorie, les cimetières sont bel et bien pleins
de gens irremplaçables. De grands hommes qui font l’histoire,
tels Gandhi ou Mussolini, sans qui l’Inde n’aurait pas
conquis son indépendance, ni l’Italie subi le fascisme.
Des groupes, tels les 50 militants qui le 1er juillet 1921, à
Shanghaï, fondèrent le Parti Communiste Chinois. Et
même de petits hommes, des anonymes, tel ce faubourien qui
le premier cria : « A la Bastille ! » Et ne l’eut-il
pas crié que personne, peut-être, ne l’aurait
fait ; et Louis XVI aurait eu raison d’écrire dans
son journal, à la date du 14 juillet 1789 : « Aujourd’hui,
rien. »
La théorie opposée soutient au contraire qu’il
n’est pas de sauveur suprême, mais uniquement un homme
de la situation. Engels, le 25 janvier 1894, l’écrit
à Starkenburg, un social-démocrate allemand. «
Naturellement, c’est un pur hasard que tel grand homme surgisse
à tel moment déterminé, dans tel pays donné.
Mais si nous le supprimons, on voit surgir l’exigence de son
remplacement et ce remplacement se trouvera tant bien que mal, mais
il se trouvera toujours à la longue. Ce fut un hasard que
Napoléon, ce Corse, fût précisément le
dictateur militaire dont avait absolument besoin la République
française, épuisée par sa propre guerre ; mais
la preuve est faite que, faute d’un Napoléon, un autre
aurait comblé la lacune, car l’homme s’est trouvé
chaque fois qu’il a été nécessaire :
César, Auguste, Cromwell, etc. Si Marx a découvert
la conception matérialiste de l’histoire, Thierry,
Mignet, Guizot, tous les historiens anglais d’avant 1850 prouvent
qu’on s’y efforçait, et la découverte
de la même conception par Morgan est la preuve que le temps
était mûr pour elle et qu’elle devait nécessairement
être découverte. »
L’histoire n’a pas manqué de policiers imbus
de conceptions matérialistes, ni de révolutionnaires
imbus de conceptions policières. Parmi les premiers, ceux
qui savent qu’une émeute doit plus à la situation
qu’au talent des agitateurs. Parmi les seconds, tous ces terroristes
qui ont cru abattre l’hydre en frappant à la tête.
Tous ont également raison, simplement parce qu’ils
ne se placent pas à la même échelle de temps.
Dans la longue durée, l’évolution collective
des sociétés accouche de situations, sans forcément
susciter l’homme de la situation. Dans les crises de l’histoire
immédiate, c’est au contraire l’individu, le
petit nombre, qui est décisif, parce que le propre des situations
de crise, c’est d’ouvrir d’autres directions que
« le sens de l’histoire » ; et que sur le vif,
l’action d’un seul peut tout. Et l’événement,
finalement, est l’enfant de la situation et de l’homme
de cette situation. Voyez Lénine imposant le putsch d’octobre
à tout son comité central apeuré. Rien n’assure
que la situation eut inventé Hitler, cet Autrichien, s’il
n’avait pas existé ; qu’un autre des aspirants
fürher qui grouillaient sur la crise allemande (Kapp, les frères
Strasser, Röhm), aurait su magnétiser la rage nationale,
se rendre indispensable aux commanditaires, accéder à
la chancellerie etc. Si l’histoire était jouée
d’avance, rien ne servirait que les hommes s’en mêlent,
mais ceux-ci, par leur action, transforment une situation donnée.
Et ainsi, la police a raison de rafler les trublions pour enrayer
les troubles, comme les trublions ont raison de protester que leur
rafle ne résoudra pas la situation.
En 1921, quand Victor Serge publie son compte-rendu des archives
de l’Okhrana, « Ce que tout révolutionnaire doit
savoir sur la répression », on comprend encore ce que
signifie « la conception policière de l’histoire
», même si la formule ne figure pas dans son livre.
Dans cette étude Serge entend démontrer « qu’il
n’est pas de force au monde qui puisse endiguer le flot révolutionnaire
quand il monte, et que toutes les polices, quels que soient leur
machiavélisme, leurs sciences et leurs crimes, sont à
peu près impuissantes… »
« La police devait tout voir, tout entendre, tout savoir,
tout pouvoir… La puissance et la perfection de son mécanisme
apparaissent d’autant plus redoutables qu’elle trouvait
dans les bas-fonds de l’âme humaine des ressources inattendues.
Et pourtant elle n’a rien su empêcher. (…) Car
la révolution était le fruit des causes économiques,
psychologiques, morales, situées au-dessus d’eux (NDR
: des policiers) et en dehors de leur atteinte. (…) Car c’est
l’éternelle illusion des classes gouvernantes de croire
que l’on peut enrayer les effets sans atteindre les causes,
légiférer contre l’anarchisme ou le syndicalisme
(comme en France et aux Etats-Unis), contre le socialisme (Comme
Bismark le fit en Allemagne), contre le communisme comme on s’y
évertue aujourd’hui un peu partout. Vieille expérience
historique. L’Empire romain, lui aussi, persécuta vainement
les chrétiens. Le catholicisme couvrit l’Europe de
bûchers, sans réussir à vaincre l’Hérésie,
la Vie. »
En 1954, quand Manes Sperber publie dans la revue « Preuves
», « La conception policière de l’histoire
», il retourne le sens de la formule qui ne signifie plus
la conception que la police se fait de l’histoire, mais celle
que la police fait l’histoire.
« Bêtise totale, totalitaire : vous avez de l’histoire
une conception policière. La police ne fait pas l’histoire,
elle ponctue tel ou tel épisode sombre – de travers,
en illettrée. » Ce que dénonce cet exergue,
c’est la version inversée à laquelle Sperber
souscrit pourtant, dans certains pays et certaines époques.
« Les notes qui suivent – sur les procès politiques,
sur la légende de la trahison, sur Sacco et Vanzetti et sur
le cas Rosenberg- sont extraites d’une étude consacrée
à cette conception policière inavouée, mise
en pratique par des régimes et des démagogues qui
visent à « dénoyauter » la personne humaine,
un pouvoir total ne pouvant s’asseoir que sur les cadavres
psychiques d’hommes humiliés et écrasés.
Cette sorte de guerre psycho-atomique n’est en aucune manière
un phénomène neuf, mais, grâce aux moyens que
lui fournit l’époque, elle pourrait pour la première
fois embrasser toute la planète. »
Le piquant, c’est que Sperber publie ces notes dans une revue
financée à son insu par la CIA, à travers le
Congrès pour la Liberté de la Culture. Ironique illustration
de cette conception de l’histoire comme produit des complots
policiers.
Quand Maspéro, en 1970, publie une nouvelle édition
de « Ce que tout révolutionnaire doit savoir sur la
répression », la confusion franchit un degré
supplémentaire. L’éditeur a cru bon d’ajouter
au texte de Victor Serge, un appendice de la Ligue Communiste intitulé
« La conception policière de l’histoire et ses
dangers », où il n’est question ni de l’une
ni des autres. On n’aurait pu rêver titre plus contradictoire
pour cette compilation de consignes, face aux risques de surveillance,
d’infiltration et de répression. Il faut attendre le
dernier paragraphe de ce vade-mecum pour voir son rédacteur
tenter par un laborieux tête à queue de réparer
le désastreux contresens que les 12 pages précédentes
infligent à son titre.
« Il n’y a pas de formation « sécurité
» indépendante de la formation politique. Il n’y
a pas chez nous de conception policière (à rebours)
de l’histoire. » Toute la rectification tient dans ce
« à rebours » entre parenthèses, qui passe
sous le seuil de perception du soixante-huitard ordinaire, comme
à peu près tout ce qui sort du rabâchage de
base. Désormais, on confond de plus en plus la « conception
policière de l’histoire » avec la « théorie
du complot » qui l’efface peu à peu dans les
esprits. De même que « Krasny », le rédacteur
de Rouge, fasciné par la police, se résorbe peu à
peu en Edwy Plenel, le journaliste du Monde, éminence grise
et agent de presse d’un syndicat de police. Tant il y a ,
jusque dans l’embrouillamini de certains gribouillis, un sens
caché qui appert à la longue. En dépit de la
rumeur de subtilité que son pédantisme lui vaut chez
les simples, la Ligue communiste, cette cabale de demi-instruits,
a contribué à sa mesure à la dégradation
du vocabulaire politique, et ainsi, à celle de la pensée.
VI
Le complot, terme d’origine incertaine apparaît au
XIIe siècle pour signifier « rassemblement de personnes
». La racine latine serait peut-être « pila »
- balle, boule, pelote. On signale une variante « complote
», pour désigner une foule, la mêlée d’une
bataille. Le verbe comploter n’est attesté qu’au
XVe siècle. Un complot, selon le dictionnaire, est un projet
concerté secrètement contre la vie, la sûreté
de quelqu’un, ou contre une institution. Selon cette définition,
l’affaire du sang contaminé, celle de l’amiante,
et tant d’autres similaires, sont bel et bien des complots
quoique l’atteinte à la vie et à la sûreté
des victimes soit un effet, et non pas le mobile de ces complots,
les comploteurs agissant en toute connaissance des effets.
Le complot, vieux comme la communauté, ne peut se fomenter
qu’en son sein, et l’histoire en regorge, plus attestés
les uns que les autres, dès ses origines. La raison en est
simple : l’union et le secret constituent un double avantage
sur la dispersion et la publicité dans les affaires du groupe.
Et c’est pourquoi l’on voit, même dans les mouvements
de contestation qui en principe se targuent de loyauté et
se réclament de la démocratie directe, des factions
se réunir secrètement pour instaurer un pouvoir parallèle
et manipuler l’assemblée générale.
Un complot peut en cacher un autre.
En 1 865, Maurice Joly publie contre Napoléon III un pamphlet
intitulé « Dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu
». « Le système de gouvernement décrit
par Maurice Joly, est celui du complot permanent occulte de l’Etat
moderne pour maintenir indéfiniment la servitude, en supprimant,
pour la première fois dans l’histoire, la conscience
de cette malheureuse condition. » (M. Bounan. L’Etat
retors. M. Joly. Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu.
Ed Allia)
Le pouvoir impérial reconnaît très bien Napoléon
III sous le masque de Machiavel, et authentifie la description de
Maurice Joly en l’emprisonnant pour deux ans à Sainte
Pélagie.
Que dit Napoléon-Machiavel ? « Le principal secret
du gouvernement consiste à affaiblir l’esprit public,
au point de le désintéresser complètement des
idées et des principes avec lesquels on fait aujourd’hui
les révolutions. Dans tous les temps, les peuples comme les
hommes se sont payés de mots. Les apparences leur suffisent
presque toujours ; ils n’en demandent pas plus. On peut donc
établir des institutions factices qui répondent à
un langage et à des idées également factices
; il faut avoir le talent de ravir aux partis cette phraséologie
libérale, dont ils s’arment contre les gouvernements.
Il faut en saturer les peuples jusqu’à la lassitude,
jusqu’au dégoût. »
Et si cela ne suffit pas ? « … je ferai de la police
une institution si vaste, qu’au cœur de mon royaume la
moitié des hommes verra l’autre. » On sait que
nos gouvernements actuels ont renchéri sur cette conception
timorée, et qu’il faut maintenant que tout le monde
surveille tout le monde, notamment grâce à l’argus
technologique.
Sous la transparence de la fiction, Joly décrit donc le
complot bien réel de l’Etat souverain contre le peuple
assujetti. Autre complot. En 1905, en pleine vague révolutionnaire,
l’Okhrana publie « Les Protocoles des Sages de Sion
», un faux document secret décrivant par le menu un
prétendu complot juif de conquête du monde. Ces «
protocoles » republiés par les nazis servent depuis
cent ans la propagande antijuive, partout dans le monde. Pour les
fabriquer, le faussaire Matthieu Golovinski a plagié «
Le dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu », attribuant
aux « Sages de Sion », les maximes de Napoléon-Machiavel.
(cf. Henri Rollin. L’Apocalypse de notre temps. Allia 1991)
Le même texte, moyennant quelques retouches de personnages,
dénonce le vrai complot du gouvernement impérial sous
la plume de Maurice Joly, et le faux complot des « Sages de
Sion » sous celle de l’Okhrana. On sait qu’il
s’agissait pour la police du tsar d’offrir en bouc émissaire
à la colère russe, la traditionnelle victime des pogroms.
La fabrication et la diffusion des « Protocoles des Sages
de Sion » constituent bel et bien « un projet concerté
secrètement contre la vie et la sécurité »
des Juifs de Russie : un complot.
Pogrom en russe signifie « massacre ». Okhrana, la
« défensive ». Comment imaginer que la Sûreté
générale de l’empire suscite des massacres contre
une partie de la population de cet empire ? Pure construction. Fantasmes.
Politique fiction. Croyez-vous vraiment que l’Okhrana n’ait
rien de plus sérieux à faire que de produire de méchants
petits livres ? Prenez-vous la police pour une maison d’édition
? Comme dirait le maire de Moscou : « Faire croire que l’on
organiserait secrètement des massacres de population relève
non seulement de la manipulation mensongère mais aussi d’une
forme de paranoïa politique bien connue, qui s’appuie
sur la théorie du complot, la haine des élites, des
élus, des responsables. » - ou bien de « la conception
policière de l’histoire », aux deux sens de la
formule ?
La « conception policière de l’histoire »
est le nom que les penseurs révolutionnaires ont donné
aux explications réactionnaires de l’histoire. La «
Théorie du complot », décalque et réduction
de « la conception policière de l’histoire »,
est la théorie que la population est censée se faire
de l’histoire, suivant les sociologues libéraux. (Popper,
Boudon, Taguieff)
« Dans la perspective définie par Popper, la «
théorie du complot » consiste à poser que tous
les maux observables dans les sociétés sont dus à
un complot des puissants, qui dissimuleraient leurs desseins égoïstes
sous de nobles intentions (« démocratie », «
libéralisme », « humanisme », « progressisme
», etc) (…) Le « complotisme » ou «
conspirationnisme » (la « théorie du complot
», « conspiracy theory ») est la vision du monde
dominée par la croyance que tous les événements,
dans le monde humain, sont voulus, réalisés comme
des projets et que, en tant que tels, ils révèlent
des intentions cachées – cachées parce que mauvaises.
Les adeptes de la « théorie du complot » croient
que le cours de l’Histoire ou le fonctionnement des sociétés
s’expliquent par la réalisation d’un projet concerté
secrètement, par un petit groupe d’hommes puissants
et sans scrupule (une super-élite internationale), en vue
de conquérir un ou plusieurs pays, de dominer ou d’exploiter
tel ou tel peuple, d’asseoir ou d’exterminer les représentants
d’une civilisation. » (…) « Face aux dangers
supposés des OGM, par exemple, l’imaginaire complotiste
surgit avec la question : « A qui profite le crime ? »
La réponse standardisée est bien connue : les «
multinationales », c’est à dire les artisans
et les bénéficiaires de ce qu’il est convenu
d’appeler la « mondialisation libérale ».
Ces derniers sont censés faire partie du cercle sans frontières
des élites dirigeantes, dont le noyau dur constitue une sorte
de gouvernement secret d’extension planétaire. (…)
Les activités occultes de ces organisations, supposées
fondées sur le pouvoir de l’argent et la manipulation
cynique, sont perçues par leurs dénonciateurs comme
la principale cause des malheurs de l’humanité. Les
accusations convergent toutes sur un même ennemi incarnant
la « causalité diabolique », les Etats-Unis,
souvent jumelés avec Israël. » (P.A Taguieff.
L’Imaginaire du complot mondial. 2006. Ed Mille et Une Nuits)
Ainsi devons-nous à la pénétration du plus
récent et du plus notoire spécialiste de la «
théorie du complot » d’avoir appris que : hors
quelques assassinats bien documentés (Jules César,
Abraham Lincoln et - tiens ? - John Fitzgerald Kennedy), l’imaginaire
du complot ne renfermait que des complots imaginaires. Que la «
théorie du complot », « à la fois simple,
fausse et utile », permettait de rendre à des populations
de « paumés », un système d’explication
historique. Que selon cette explication, « le malheur des
hommes » relevait de « la faute aux méchants
», de leur menées occultes et sans scrupule. Et que
sous ce nom de « méchants « , l’on désignait
en fait les Juifs, notamment ceux d’Israël et des Etats-Unis.
En somme la « théorie du complot » serait la
version contemporaine et généralisée des «
Protocoles des Sages de Sion », et les dénonciateurs
de complots, des illuminés à l’antijudaïsme
plus ou moins manifeste.
Délectable doctrine. Et « infalsifiable » comme
dirait le maître de Taguieff. Car plus les critiques des chimères
génétiques et de leurs avantages supposés s’en
prendront à leurs seuls bénéficiaires avérés,
les « multinationales », c’est-à-dire les
artisans et prébendiers de ce qu’il est convenu d’appeler
« la mondialisation libérale », plus ils seront
coupables de « théorie du complot », c’est
à dire d’antijudaïsme rampant. Et d’ailleurs
plus ils protestent contre l’abjecte imputation, plus ils
en prouvent la véracité. Car ils ne nieraient pas
l’antijudaïsme latent de la « théorie du
complot », s’ils n’en étaient pas eux-mêmes
des adeptes. Et puis il n’y a pas de fumée sans feu.
On ne prête qu’aux riches. On dit ben, c’est la
poule qui chante, qui a fait l’œuf. Les adeptes de la
« théorie du complot » ne peuvent être
eux-mêmes que des comploteurs, membres du seul complot réel
découvert par Taguieff : le complot judéophobe mondial.
« J’en suis arrivé à privilégier,
au cours des années 1990, l’étude de la mythologie
du complot juif mondial, dans le cadre d’un travail plus vaste
sur les mythes politiques modernes, dans lesquels on ne cesse de
rencontrer le schème de la conspiration universelle. »
(P.A Taguieff. L’Imaginaire du complot mondial. 2006. Ed Mille
et Une Nuits)
Voilà comment, croyant contester la mainmise de Monsanto
sur les semences, ou le projet de « Nouvel ordre mondial »
de Bush le père (1990), c’est la persécution
du capitaine Dreyfus que vous recommencez, et la destruction des
Juifs que vous poursuivez. C’est que dans la perspective anti-complotiste,
il n’y a jamais que des « effets pervers », involontaires,
d’actions, certes volontaires en elles-mêmes. Et il
est délirant d’imaginer que Monsanto ait voulu réduire
la paysannerie à merci avec ses semences transgéniques,
comme d’entendre dans ce « Nouvel ordre mondial »,
l’annonce de cet « unilatéralisme » américai
n, combattu depuis par le sous-commandant Chirac. En ce sens, l’anti-théorie
du complot constitue un simulacre de science sociale et une véritable,
quoique insane, doctrine politique : de l’idéologie
sous couvert scientifique. Taguieff n’étant qu’un
de plus dans cette « Foire aux illuminés » qu’il
brocarde.
Laissons-lui le soin de démonter le probable complot contre
Kennedy, sur lequel des générations de limiers se
sont cassés les dents, pour évoquer d’autres
suspicions conspiratives.
Dans ses « Commentaires sur la société du spectacle
» (1988. Ed. Lebovici), Guy Debord se demande comment savoir
à quoi ont pu servir, au fond, les « tueurs fous du
Brabant » ? « Il est difficile d’appliquer le
principe Cui prodest ? dans un monde où tant d’intérêts
agissants sont si bien cachés. De sorte que, sous le spectaculaire
intégré, on vit et on meurt au point de confluence
d’un très grand nombre de mystères. »
Taguieff rétorquerait qu’il n’y a là ni
mystères, ni motif de s’interroger « à
qui profite le crime ? », ni complot bien sûr. Les meurtres
de 28 personnes entre 1982 et 1985, au cours d’attaques dans
la même région, et suivant le même mode opératoire,
ne peuvent constituer qu’autant « d’effets pervers
» sans lien entre eux, ni avec une entreprise secrètement
concertée. Toute autre opinion serait à mettre sur
le compte d’une hostilité rabide envers la communauté
juive de Louvain.
L’encyclopédie en ligne Wikipédia rapporte
pourtant une autre version. Le 24 octobre 1990, Giulio Andreotti,
président du conseil italien, divulguait l’existence
du réseau Gladio, nom local d’une organisation clandestine
de l’Otan, mise en place dés l’après-guerre
dans nombre de pays européens, pour résister à
une éventuelle occupation soviétique. Les Tartares
n’arrivèrent jamais, mais de l’attentat de la
piazza Fontana, le 12 décembre 1969, au massacre de la gare
de Bologne, le 2 août 1980, les membres de Gladio, fraternellement
répartis entre sbires des services secrets, nervis fascistes
et tueurs à gage, auront assez terrorisé pour justifier
un quasi état d’urgence. On a soupçonné
le réseau belge lié au groupe néo-nazi «
Westland New Post », d’être derrière «
les tueries du Brabant ». Question de style et de moyens.
Quant au mobile, la question de Debord reste posée. On spécule
encore sur le but de cette série de 19 attaques en trois
ans. En vain peut-être, car il ne faut pas négliger
l’art pour l’art ; ni la beauté du geste ; ni
la frustration d’avoir à disparaître sans avoir
essayé ses capacités.
A Moscou, l’été 1999, le pouvoir de Boris Eltsine
et de son premier ministre, Vladimir Poutine, est si ruiné,
à quelques mois des élections à la Douma et
à la présidence de la fédération, qu’on
ne voit pas ce qui pourrait le sauver, sinon un coup d’état.
En septembre, cinq attentats contre des immeubles civils font 293
morts. Dans un entretien à l’AFP, Chamil Bassaiev,
chef de guerre tchétchène, dément toute implication
de ses boïviki, ou des combattants islamistes de Khattab. «
Tous ces attentats constituent des règlements de compte de
politique intérieure russe. » Hypothèse plausible
pour les connaisseurs, qui rappellent que deux mois avant l’élection
présidentielle de 1996, une vague d’attentats, jamais
élucidés et attribués aux Tchétchènes,
avait assuré la victoire de Boris Eltsine. Qui plus est,
ni Khattab, ni Bassaiev, n’ont jamais rechigné à
revendiquer leurs attaques. En décembre « Notre Maison
Russie », le parti du pouvoir remporte les élections
à la Douma. Poutine devient président par intérim,
suite à la démission de Eltsine. Après une
dynamique campagne durant laquelle, il promet d’aller «
buter les terroristes jusque dans les chiottes », il est élu
président dès le 1er tout, le 26 mars 2000, avec 52
% des suffrages. Quitte à froisser le Centre National de
la Recherche Scientifique en la personne de M. Taguieff, on suivra
dans cette affaire l’opinion commune qui y voit, non pas un
complot des Juifs, mais des « organes de sécurité
» pour restaurer « la verticale du pouvoir »,
suivant l’expression de Poutine. Les journalistes et parlementaires
qui ont soutenu cette opinion en Russi ont d’ailleurs tous
péri assassinés.
Un an plus tard, c’est aux Etats-Unis, à la suite
d’élections pittoresques, que flageole un pouvoir à
la légalité forcée, et provisoirement sans
but de guerre. On sait quel profit ce pouvoir incertain retira des
massacres du 11 septembre. Il ne s’ensuit pas qu’il
y ait trempé autrement que par de troublantes négligences.
En revanche, il est avéré que les bacilles de charbon
expédiés peu après par la poste provenaient
bien de laboratoires militaires américains. La police inquiéta
deux scientifiques de ces laboratoires, d’origine pakistanaise
et égyptienne, mais six ans plus tard, les soupçons
inculpent plutôt le docteur Steven Hatfill des 5 morts et
des 28 contaminations dûes à ces lettres empoisonnées.
Non seulement le docteur Hatfill travaillait à Fort Detrick,
l’usine à toxiques de l’armée américaine,
mais il exerçait auparavant au service de l’armée
rhodésienne, lorsqu’une efficiente épidémie
de charbon trucida une dizaine de milliers d’Africains dans
une zone hostile au gouvernement blanc. L’une des enveloppes
contaminées portait en adresse d’expéditeur
le nom du quartier où le docteur Hatfill demeurait à
Salisbury/Harare : Greendale School. Ce qui peut être une
bévue du docteur Hatfill, une subtilité d’autres
coupables au fait de sa carrière, ou une subtilité
plus grande encore du docteur Hatfill. Voyons, aurait-il attiré
ainsi l’attention sur lui, s’il était le coupable
de ces attentats ? Son mobile putatif serait d’origine patriotico-corporatiste
: démontrer la vulnérabilité des Etats-Unis
à une attaque biologique, et obtenir par là le renforcement
des capacités américaines dans ce domaine. Du lobbying
si l’on veut. La presse et les scientifiques américains
ont adopté sans hésitation la « théorie
du complot » dans cette affaire, leur seul embarras étant
celui du choix. Complot conjoint des militaires américains
et rhodésiens à la fin des années 70 ? Complot
de la CIA qui aurait poursuivi des recherches sur les armes biologiques
en dépit des traités de prohibition ? Et complot du
silence sur les lettres contaminées d’octobre 2001
pour protéger les complots antérieurs ? L’intérêt
de ces hypothèses, c’est qu’en amont de la presse
américaine, elles filtrent du FBI et de la Fédération
des Scientifiques Américains, et qu’elles sont censées
rassurer un public à qui l’on dit à demi-mot
que le coupable est connu mais innommable, en raisons des révélations
qui pourraient s’ensuivre. Et c’est donc sa compréhension
qui est tacitement requise devant cet « effet pervers »
d’un complot forcément vertueux, puisque c’est
notre complot.
Reste l’hypothèse scientifique des sociologues de
la « théorie du complot ». Les envois de lettres
au charbon d’octobre 2001 sont bel et bien l’aberration
d’un fou isolé, et toute interprétation liant
son impunité aux prétendues recherches et expériences
in vivo de l’armée américaine, visent en fait
la communauté juive américaine, etc.
On voit la ficelle, et comme les faits vérifient brillamment
les théories de M. Taguieff. Essayons la fiction, alors ?
Un certain Rufin, que son action humanitaire a conduit sous Léotard
au cabinet du ministère de la Défense, expulse tous
les deux ans environ, de gros tas de mots baptisés «
roman ». Le dernier en date, « Le Parfum d’Adam
», explore, paraît-il, « Le monde de l’écologie
radicale qui constitue, selon le FBI, la deuxième source
de terrorisme mondial. » L’argument ? Un complot d’écolos-terroristes
pour éliminer par le virus du choléra, les populations
africaines nuisibles à l’environnement. Et en effet,
ce ne sont ni les pillages et les toxiques industriels, ni le paludisme
et les bacilles militaires qui déciment l’Afrique,
mais les virus écolos. Cette thèse, promise à
un succès d’autant plus vif dans les milieux dirigeants
que s’approche le règlement de compte écologique,
devrait recueillir toute la sympathie de Taguieff, n’était
la contradiction avec ses propres analyses. Derrière la théorie
du complot fomentée par Rufin, la trogne de l’antijudaïsme.
Derrière ses écolos-terroristes, pour le coup parfaitement
fantasmatiques, quelle cible, sinon « le complot juif mondial
» ? Et voilà l’avortement d’une belle amitié.
A suivre.
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