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Origine : http://leportique.revues.org/index625.html
Revue Le Portique Foucault : usages et actualités N°13-14 2004 : Corps et concept du pouvoir
Michel Foucault a eu un rôle majeur dans le déplacement
des théorisations de l’État en s’écartant
des débats sur sa nature et sa légitimité et
en privilégiant la réflexion sur ses pratiques. C’est
ce qu’il nomme la gouvernementalité qui est un mode
spécifique d’exercice du pouvoir. L’article retrace
les origines de cette approche et les dimensions qu’elle conduit
à investiguer ; il situe cette notion par rapport au mode
d’analyse du pouvoir chez cet auteur.
Une application est donnée avec l’analyse de ce que
Foucault nomme « l’instrumentation » ; c’est
le choix et les effets des techniques d’action publique comme
la statistique ou la planification. Elle montre les effets propres
aux instruments indépendamment des intentions initiales,
mais aussi les rapports politiques qu’ils induisent.
La principale contribution de Michel Foucault à la science
politique réside dans le déplacement qu’il a
effectué de la théorisation de l’État
à sa saisie sous l’angle de ses pratiques, c’est-à-dire
de sa gouvernementalité définie comme un mode spécifique
d’exercice du pouvoir. Pour bien situer cet apport, il convient
de le resituer dans les débats intellectuels et militants
français des années soixante-dix. Les grands mythes
libérateurs et, en particulier le communisme, sont dans cette
période de plus en plus mis en cause et cette critique montante
s’accompagne du délaissement des approches globalisantes
de l’État. Tyran masqué ou libérateur
potentiel, la notion d’État a suscité depuis
le xviiie siècle beaucoup de théories unificatrices,
souvent en forme d’utopies positives (proposant un modèle
social à édifier), ou critiques (dénonçant
un modèle de domination). Cette incessante quête d’une
« théorie de l’État » a alors été
suspendue au profit d’un ensemble d’approches plus casuistiques
et plus analytiques qui renoncent aux controverses sur l’essence
de l’État et s’attachent davantage à ses
activités, c’est-à-dire à l’État
« au concret » saisi dans ses actions. L’objectivation
des pratiques de pouvoir s’efforce alors de renouveler la
réflexion dans ce domaine longtemps saturé de conflits
idéologiques : « Quand j’ai commencé à
m’intéresser de façon plus explicite au pouvoir,
ce n’était pas du tout pour faire du pouvoir quelque
chose comme une substance, comme un fluide plus ou moins maléfique
qui se répandait dans le corps social, avec la question de
savoir s’il vient d’en haut ou d’en bas. J’ai
simplement voulu ouvrir une question générale qui
est : “Que sont les relations de pouvoirs ?… Comment
cela se passe-t-il, par quels instruments et puisque en un sens
je suis un historien de la pensée et des sciences, de quels
effets sont ces relations de pouvoir dans l’ordre de la connaissance
?” » 1.
2C’est à partir de la fin des années soixante-dix
(1978-1980) que Michel Foucault développe sa réflexion
dans ses cours et séminaires consacrés au «
le gouvernement de soi et des autres ». Ainsi les célèbres
cours sur « la gouvernementalité » datent de
la période 1978-1979 2. Celui sur « La raison d’État
» date de 1980 3. On notera qu’il s’agit du prolongement,
mais aussi du déplacement des analyses du pouvoir disciplinaire
telles qu’il les avait effectuées dans Surveiller et
punir. On se souvient que cet ouvrage s’achève sur
l’évocation du « grondement de la bataille »,
image qui a été perçue comme l’appel
à une révolution susceptible de renverser le pouvoir
et de le conquérir. Même s’il y a déjà
dans cet ouvrage une attention particulière aux relations
de pouvoir et à l’induction d’une discipline
intériorisée via des dispositifs matériels,
c’est surtout la dénonciation d’une autorité
contraignante et au besoin répressive, faite sur un mode
néo-marxiste qui est alors retenue de son approche. Ce sont
les passages de la Volonté de savoir dans le chapitre intitulé
« méthode » qui attestent le mieux en 1976 de
la nouvelle orientation que prend la réflexion de Michel
Foucault sur ce sujet 4. Il s’éloigne délibérément
des conceptions appropriatives du pouvoir, pour l’envisager
sur un mode relationnel et productif dont le « bio-pouvoir
» est la forme accomplie. Pour bien comprendre ce déplacement
intellectuel il faut le resituer dans la critique du marxisme qui
se développe durant la période post soixante-huit.
Pour Michel Foucault c’est le développement de luttes
concrètes, leur origine et leur condition de développement
qui ont d’abord transformé la réflexion sur
le sujet. Il considère que si le xixe siècle a surtout
été marqué par des luttes contre l’exploitation
économique et sociale, la seconde moitié du xxe siècle
l’est par des luttes à l’égard du pouvoir
; « chaque lutte se développe sur un foyer particulier
de pouvoir (l’un de ces innombrables petits foyers qui peuvent
être un petit chef, un gardien de HLM, un directeur de prison,
un juge, un responsable syndical, un rédacteur en chef de
journal). Et si désigner les foyers, les dénoncer
publiquement, c’est une lutte… c’est parce que
prendre la parole à ce sujet, forcer le réseau de
l’information institutionnelle… c’est un premier
retournement de pouvoir, c’est un pas pour d’autres
luttes contre le pouvoir » 5. Selon Michel Foucault dans l’avant-soixante-huit,
le problème du pouvoir se posait essentiellement en termes
d’État et de grands appareils d’État,
c’est pourquoi sa réflexion antérieure sur «
les pouvoirs implicites » ne concernait pas la gauche française
qui n’estimait pas les équipements du pouvoir (hôpitaux,
prisons, école) dignes d’une analyse politique. Ce
n’est qu’après cette période qui a ébranlé
beaucoup de schémas acquis que : « ces problèmes
sont entrés dans la pensée politique… Des gens
qui ne s’intéressaient pas à ce que je faisais
ont commencé tout d’un coup à m’étudier.
Et je me suis vu embarqué à leur côtés
sans avoir été obligé de déplacer mon
centre d’intérêt » 6. À autre niveau,
plus conceptuel, Michel Foucault critique le marxisme sous l’angle
de son académisme dogmatique et pour son incapacité
à comprendre la permanence de l’appareil d’État
bourgeois après la révolution et donc à concevoir
les possibilités de transformation concrète de ces
appareils d’État 7 : « L’une des premières
choses à comprendre, c’est que le pouvoir n’est
pas localisé dans l’appareil d’État et
que rien ne sera changé dans la société si
les mécanismes de pouvoir qui fonctionnent en-dehors des
appareils d’État, au-dessous d’eux, à
côté d’eux, à un niveau beaucoup plus
infime, quotidien, ne sont pas modifiés ». De plus,
il se refuse à aborder le pouvoir en termes d’idéologie
car de telles approches « supposent toujours un sujet humain
dont le modèle a été donné par la philosophie
classique et qui serait doté d’une conscience dont
le pouvoir viendrait s’emparer ». Enfin, il critique
les approches qui ne voient dans le pouvoir qu’une instance
répressive et dont Marcuse est la figure emblématique
: « Si le pouvoir ne s’exerçait que de façon
négative, il serait fragile. S’il est fort c’est
qu’il produit des effets positifs au niveau du désir
et du savoir. Le pouvoir, loin d’empêcher le savoir,
le produit. Si on a pu constituer un savoir sur le corps, c’est
au travers d’un ensemble de disciplines militaires et scolaires.
C’est à partir d’un pouvoir sur le corps qu’un
savoir physiologique, organique était possible » 8.
3Si Michel Foucault se démarque alors d’une conception
centralisatrice et unilatéralement autoritaire du pouvoir,
il ne faut pas pour autant l’assimiler, comme cela est fait
parfois, à un libertaire anti-étatiste. Au contraire,
le philosophe rappelle à diverses reprises que s’il
tient à « faire l’économie d’une
théorie de l’État », c’est en fait
l’économie d’une certaine théorie de l’État,
d’une théorie essentialiste. Depuis Naissance de la
clinique (1963) ses travaux sur la médecine, la maladie mentale
ou le système pénal, « cela a toujours été
le repérage de l’étatisation progressive, morcelée
à coup sûr, mais continue » 9. Il n’envisage
pas l’État comme « une sorte d’universel
politique » dont il faudrait analyser en lui-même la
nature, la structure et les fonctions et à partir de là
déduire l’ensemble des caractères de chaque
formation sociale. Il se refuse à attribuer à l’État
une unité, une individualité et une fonctionnalité
absolue, il voit moins en lui une cause qu’un effet, moins
un acteur autonome qu’un agrégat de résultantes.
Face aux conceptions dominantes, anthropomorphistes ou mécanistes,
qui attribuent à l’État soit une volonté
consciente, soit un rôle instrumental (au service d’intérêts
économiques et idéologiques), il propose un modèle
d’analyse basé sur les techniques de gouvernement,
les actions et abstentions, les pratiques qui constituent la matérialité
tangible de l’État : « L’État ce
n’est pas un universel ; l’État ce n’est
pas en lui-même une source autonome de pouvoir ; l’État
ce n’est rien d’autres que des faits : le profil, la
découpe mobile d’une perpétuelle étatisation
ou de perpétuelles étatisations, de transactions incessantes
qui modifient, qui déplacent, qui bouleversent, qui font
glisser insidieusement, peu importe, les financements, les modalités
d’investissements, les centres de décision, les formes
et les types de contrôles, les rapports entre pouvoirs locaux
et autorité centrale, etc. L’État ce n’est
rien d’autre que l’effet mobile d’un régime
de gouvernementalité multiple » 10.
4L’approche anti-essentialiste de Michel Foucault renvoie
alors à une approche matérielle des pratiques étatiques,
des actes par lesquels s’opérationnalise le gouvernement
des sujets et des populations. Il se désintéresse
des idéologies pour s’attacher aux instruments, aux
procédures et aux rationalités politiques qui les
sous-tendent. Dans un premier temps, je rappellerai les grandes
lignes de la notion de gouvernementalité chez Michel Foucault,
ses origines et ses composantes. Puis, dans un deuxième temps,
je développerai, la question de l’instrumentation du
pouvoir qui est une façon actuelle de poursuivre les nombreuses
hypothèses de travail tracées par Michel Foucault.
La gouvernementalité, une nouvelle rationalité politique
5Par le recours à la notion de gouvernementalité,
Michel Foucault veut caractériser la formation d’une
forme de rationalité politique qui se constitue au cours
du xviie siècle et prend une forme aboutie au xviiie siècle.
Elle succède à l’État de justice du Moyen
Âge et à ce qu’il nomme l’État administratif
des xve et xvie siècles. Mais le point le plus important
pour lui est la rupture dans la conception du pouvoir qui est alors
introduite et qui rompt avec celle qui prévalait depuis Machiavel
et le Prince (1552). L’art du gouvernant, son savoir-faire,
ses techniques étaient toutes concentrées sur son
habileté à conquérir et, surtout à conserver
le pouvoir 11. Parler de gouvernementalité, c’est pour
Michel Foucault souligner un changement radical dans les formes
d’exercice du pouvoir par une autorité centralisée,
processus qui résulte d’un processus de rationalisation
et de technicisation. Cette nouvelle rationalité politique
s’appuie sur deux éléments fondamentaux : une
série d’appareils spécifiques de gouvernement,
et un ensemble de savoirs, plus précisément de systèmes
de connaissance. L’ensemble qui articule l’un et l’autre
constitue les fondements des dispositifs de sécurité
de la police générale 12. Ces techniques et savoirs
s’appliquent à un nouvel ensemble, « la population
» pensée comme une totalité de ressources et
de besoins. C’est l’économie politique qui fonde
cette catégorie en définissant un acteur collectif
et en l’envisageant comme une source de richesse potentielle.
De là découle une transformation centrale dans la
conception de l’exercice du pouvoir. Il ne s’agit plus
de conquérir et de posséder, mais de produire, de
susciter, d’organiser la population afin de lui permettre
de développer toutes ses propriétés. Ainsi,
la référence à l’économie politique
suscite un changement majeur dans la conception de la puissance.
Celle-ci ne provient plus de la domination par la guerre et de la
capacité de prélèvement fiscal sur les territoires
dominés ; elle va désormais reposer sur la mise en
valeur des richesses par des activités structurées
par l’autorité politique.
6C’est à la fin des années soixante-dix que
Michel Foucault, dans le cadre de ses travaux sur le libéralisme
politique, porte son attention sur les écrits des sciences
camérales 13. Cette science de la police, c’est-à-dire
de l’organisation concrète de la société,
prend forme en Prusse dans la seconde moitié du xviiie siècle
; elle combine une vision politique basée sur la philosophie
de l’Aufklärung et des principes qui se veulent rationnels
d’administration des affaires de la cité 14. Selon
l’expression de P. Laborier, ce courrant de pensée
rationaliste s’est progressivement déplacé du
« souci populationniste au bonheur des populations »
15 combinant des dimensions d’ordre public, de bien-être
et de culture. Dans la philosophie politique classique (par exemple
de J. Bodin au xvie siècle) il y a une séparation
majeure entre les attributs de la souveraineté et l’administration
du quotidien. Au contraire, dès la fin du xviie siècle,
une unité est recherchée dans l’exercice du
pouvoir et ces deux dimensions vont être progressivement intégrées.
Les sciences camérales sont ainsi le creuset des politiques
publiques contemporaines. Dans son raisonnement, Michel Foucault
distingue trois étapes de développement de ce type
de savoir :
7– une étape initiale d’utopie critique où
la conceptualisation d’un modèle alternatif de gouvernement
permet la critique implicite du régime monarchique. Il se
réfère à L. Turquet de Mayerne qui, dès
1611, envisage le développement d’une spécialisation
du pouvoir exécutif, « la police », pour veiller
tant à la productivité de la société
qu’à la sûreté de ses habitants 16. Il
envisage ainsi une quatrième « grande fonction »
aux côtés des attributs régaliens classiques,
la Justice, l’Armée et les Finances.
8– une deuxième étape se précise au
début du xviiie siècle dans le mouvement général
de rationalisation qui est appliqué à l’administration
royale par certains de ses agents soucieux d’une meilleure
efficacité. Différents traités se proposent
de mettre en ordre la jungle des réglementations royales,
et se livrent à un travail d’inventaire, de classement
et de catégorisation afin de renforcer l’organisation
de l’action publique. Un des plus célèbres en
Europe est celui de N. de Lamare qui publie en 1705 son Traité
de police 17. Selon lui, « le bonheur (c’est-à-dire
« la sécurité et la prospérité
individuelle ») est une nécessité pour le développement
de l’État » et il est de la responsabilité
du politique d’atteindre cet objectif.
9– enfin, une troisième étape est marquée
par la constitution en Allemagne principalement de la « Polizeiwissenschaft
», approche plus théorique qui devient aussi un savoir
académique. L’ouvrage de référence est
celui de Von Justi, l’État de police, paru en 1756,
qui propose des principes d’action pour « veiller aux
individus vivant en société » et vise à
« consolider la vie civique en vue de renforcer la puissance
de l’État » 18. Des écoles de formation
sont développées qui accueillent les futurs fonctionnaires
prussiens, autrichiens, mais aussi russes qui seront promoteurs
de différentes réformes de leurs administrations.
La diffusion en Europe est plus large, et l’on considère
qu’une partie des réformes napoléoniennes de
l’exécutif s’inspire de ce courant de pensée.
Enfin, dans le cadre de sa réflexion sur le bio-pouvoir et
la gestion politique des populations, Foucault souligne l’importance
de l’ouvrage d’un autre allemand, J. P. Franck qui publie
entre 1780 et 1790 le premier traité de santé publique
: « L’ouvrage de Franck est le premier grand programme
systématique de santé publique pour l’État
moderne. Il indique avec un luxe de détails ce que doit faire
une administration pour garantir le ravitaillement général,
un logement décent, la santé publique sans oublier
les institutions médicales nécessaires à la
bonne santé de la population, bref, pour protéger
la vie des individus » 19. Michel Foucault y voit la première
formulation du « souci de la vie individuelle » en tant
que devoir d’État.
10Ce regard porté sur les sciences camérales conduit
Foucault à préciser sa pensée quant à
l’analyse du politique. Tout d’abord, il souligne l’importance
de la différenciation entre « Politik et Polizei »,
qui se retrouve en langue anglaise, alors qu’elle n’a
pas son équivalent en français. Cette distinction
est importante car la Polizei est dotée d’une rationalité
politique propre ayant une double composante. Une rationalité
de but qui énonce l’interdépendance entre productivité
de la société civile et puissance de l’État.
Complétée par une rationalité de moyens qui
considère que la foi religieuse, l’amour du souverain
ou de la république sont des facteurs insuffisants pour la
construction du collectif. Celle-ci passe obligatoirement par des
pratiques concrètes en matière de sûreté,
d’économie et de culture (éducation, santé,
commerce, arts, etc.) qui sont autant de missions essentielles de
l’État. Ensuite, cette approche lui permet de se démarquer
des grands débats idéologiques des années soixante,
soixante-dix. La question centrale n’est pas pour lui la nature
démocratique ou autoritaire de l’État. Elle
ne porte pas non plus sur l’essence de l’État
ou sur son idéologie, facteurs qui lui donneraient, ou non,
sa légitimité. Il inverse le regard et considère
que la question centrale est celle de l’étatisation
de la société, c’est-à-dire le développement
d’un ensemble de dispositifs concrets, de pratiques par lesquels
s’exerce matériellement le pouvoir. Dans un article
fameux « Qu’est-ce que les lumières ? »
il se proposait déjà d’analyser des «
ensembles pratiques ». C’est-à-dire ne pas aborder
les sociétés telles qu’elles se présentent
ou s’interroger sur les conditions qui déterminent
ces représentations. Mais s’attacher à ce qu’elles
font et à la façon dont elles le font. Ce qui le conduit
à proposer une étude des formes de rationalité
qui organisent les pouvoirs. Enfin, dans l’analyse des pratiques,
il met l’accent sur l’exercice de la discipline, au
moins aussi importante que la contrainte. Contrairement à
la conception traditionnelle d’un pouvoir descendant, autoritaire
fonctionnant à l’injonction et à la sanction,
il propose une conception disciplinaire qui repose sur des techniques
concrètes de cadrage des individus et permet de conduire
à distance leurs conduites.
11C’est dans ce contexte que Michel Foucault introduit les
notions de « technologie gouvernementale » et «
d’instrumentation ». Un texte de 1984 explicite la place
que tiennent les « technologies gouvernementales » dans
son analyse du pouvoir : « Dans mon analyse du pouvoir, il
y a ces trois niveaux : les relations stratégiques, les techniques
de gouvernement et les états de domination » 20. Il
souhaite se distancier des conceptions « juridiques »
et « répressives » du pouvoir, telles que pouvait
la diffuser Sartre par exemple quand il parle du pouvoir comme «
mal suprême ». Selon Michel Foucault, il s’agit
de « rapports de domination qui sont ce qu’on appelle
d’ordinaire le pouvoir ». Son apport dans ses analyses
depuis le début des années soixante-dix est de mettre
l’accent sur deux autres dimensions articulées avec
la première. Il s’agit tout d’abord des relations
stratégiques, qu’il envisage comme des « jeux
stratégiques entre des libertés… qui font que
les uns essayent de déterminer les conduites des autres,
à quoi les autres répondent en essayant de ne pas
laisser déterminer leur conduite ou en essayant de déterminer
en retour la conduite des autres ». Entre les rapports de
domination et les jeux stratégiques se situent les technologies
gouvernementales, notion à laquelle il donne un sens très
large qui englobe la façon dont un homme gouverne sa femme
et ses enfants jusqu’à la manière dont on gouverne
une institution : « L’analyse de ces techniques est
nécessaire parce que c’est très souvent à
travers ce genre de techniques que s’établissent et
se maintiennent les états de domination ». Un texte
de 1981 précise bien la conception du pouvoir dont Michel
Foucault veut se démarquer : « Je vais montrer dans
quelle direction on peut développer une analyse du pouvoir
qui ne soit pas simplement une conception juridique, négative
du pouvoir mais une conception d’une technologie du pouvoir
» 21. Michel Foucault reprend ces idées dans un texte
de 1984, où il formule ainsi son programme sur l’étude
de la gouvernementalité : cette approche « impliquait
que l’on place au centre de l’analyse non le principe
général de la loi, ni le mythe du pouvoir, mais les
pratiques complexes et multiples de gouvernementalité qui
suppose d’un côté des formes rationnelles, des
procédures techniques, des instrumentations à travers
lesquelles elle s’exerce et, d’autre part, des enjeux
stratégiques qui rendent instables et réversibles
les relations de pouvoir qu’elles doivent assurer »
22. Foucault souligne ainsi l’importance des « procédures
techniques », de « l’instrumentation » en
tant qu’activité centrale dans « l’art
de gouverner » 23. Il n’y a pas là une innovation
absolue, des auteurs comme Max Weber 24 dans son analyse de la bureaucratie
ont très tôt souligné l’importance des
instruments incarnant une rationalité légale formelle
dans le développement des sociétés capitalistes
25. Pour Michel Foucault, s’attacher à l’étude
de l’instrumentation dans la gouvernementalité c’est
se donner les moyens de mieux comprendre les modalités par
lesquelles l’action publique s’efforce d’orienter
les relations entre la société politique (via l’exécutif
administratif) et la société civile (via ses sujets
administrés), mais aussi entre les sujets eux-mêmes.
12Un instrument d’action publique peut être défini
comme un dispositif à la fois technique et social qui organise
des rapports sociaux spécifiques entre la puissance publique
et ses destinataires en fonction des représentations et des
significations dont il est porteur. Cette approche s’appuie
sur les travaux d’histoire des techniques et de sociologie
des sciences qui ont dénaturalisé les objets techniques
en montrant que leur carrière repose davantage sur les réseaux
sociaux qui se forment en relation avec eux, que sur leurs caractéristiques
propres. G. Simondon 26 est un des premiers à avoir étudié
une innovation non pas comme la matérialisation d’une
idée initiale mais comme une dynamique, souvent chaotique
de mise en convergence d’informations, d’adaptation
à des contraintes et d’arbitrage entre des voies de
développement divergentes. Il parle alors de processus de
concrétisation pour rendre compte de la combinaison de facteurs
hétérogènes dont les interactions produisent,
ou non, une innovation. La sociologie des sciences de M. Callon
et B. Latour a développé cette perspective en refusant
le regard rétrospectif qui écrase les moments d’incertitude
et n’envisage la création que comme une série
d’étapes obligées allant de l’abstrait
au concret, de l’idée à sa mise en œuvre.
Les traductions opérées par les instruments techniques
constituent une mise en relation constante d’informations
et d’acteurs, et soumise régulièrement à
une réinterprétation 27.
13Sur ces bases théoriques générales c’est
du côté des sciences de la gestion que nous trouvons
des réflexions très convergentes avec les nôtres.
Dès 1979, K. Weick s’est penché dans une perspective
inspirée de la sociologie des sciences sur l’histoire
de certains instruments de gestion. Il a pu montrer qu’ils
trouvaient leur origine « dans des jeux sociaux » et
qu’il en met d’autres « en acte ». Un courant
de recherche assez diversifié s’est développé
afin d’arracher les outils de gestion, « les comptes
et les dénombrements », à leur invisibilité
et pour caractériser leurs propriétés et leurs
effets spécifiques 28. Derrière la rationalité
apparente des organisations il s’attache à comprendre
les règles tacites imposées par les instruments de
gestion, leurs significations en termes de pouvoir et de diffusion
de modèles cognitifs 29. Utilisant de façon équivalente
les termes de « dispositif », « outil »
et « instrument », tous ces travaux s’accordent
pour souligner le caractère hétérogène
de ces instruments de gestion tous formés cependant de trois
composantes : un substrat technique, une représentation schématique
de l’organisation et une philosophie gestionnaire 30.
14Appliqué au champ politique et à l’action
publique, nous retiendrons comme définition de travail de
l’instrument : un dispositif technique à vocation générique
porteur d’une conception concrète du rapport politique/société
et soutenu par une conception de la régulation. Cette instrumentation
prend classiquement les formes de directives plus ou moins sanctionnées
(lois, règlements), de rapports financiers (prélèvements
fiscaux/aides économiques directes et indirectes) et de connaissance
et comparaison des populations (observations statistiques). A. Dersosières
indique que dans l’Allemagne du xviiie siècle, la statistique
constitue « un cadre formel pour comparer des États.
Une classification complexe vise à rendre les faits plus
faciles à retenir, à enseigner et à utiliser
par les hommes de gouvernement ». C’est pourquoi elle
produit d’abord une taxinomie avant de quantifier 31. Dans
le même sens, M. Weber parle à différents moments
de la supériorité technique de la bureaucratie par
rapport à d’autres formes d’administration :
« un mécanisme bureaucratique pleinement développé
se compare à ces autres formes comme une machine aux modes
non mécaniques de production des biens » 32. Et l’adéquation
de la bureaucratie au capitalisme s’appuie sur sa capacité
à produire de la calculabilité et de la prévisibilité.
Ces techniques se sont enrichies et diversifiées dans la
période contemporaine (le xxe siècle) avec de nouveaux
outils de cadrage basés sur la contractualisation ou les
outils de communication (informations obligées). Je m’attacherai
maintenant à la question de la place des instruments dans
les modes de gouvernement car elle a été peu explorée
dans la science politique française.
Instrumentation
15De fait, Michel Foucault ne dit guère plus sur l’instrumentation
que les brefs extraits mentionnés ci-dessus. Mais ce terme,
comme celui « d’illégalisme », est significatif
de la fécondité de la pensée de cet auteur
qui est capable, au détour d’un raisonnement et sous
une forme très condensée, de livrer une hypothèse
intuitive qu’il appartient à la recherche de mettre
à l’épreuve de conceptualisations et de travaux
empiriques. C’est ce que nous nous attachons à faire
depuis quelques années avec P. Legalès pour enrichir
les analyses de l’action publique et les débats qu’elles
suscitent. La question de l’instrumentation de l’action
publique, le choix des techniques d’intervention de l’État,
de leurs modes d’opérer sont en général
traités comme une notion d’évidence, une dimension
redondante : gouverner c’est réglementer, taxer, contracter,
communiquer, etc. Dans la plupart des travaux, cette dimension est
considérée comme peu problématique. Les propriétés
de ces instruments, les contraintes liées à leur usage
et à l’histoire de celle-ci, les justifications de
leur choix, etc., sont traitées comme des enjeux secondaires
relevant d’une seule rationalité de moyens sans portée
autonome. La question n’est envisagée que sous un angle
fonctionnaliste et l’action publique reste fondamentalement
conçue pragmatiquement, comme une démarche politico-technique
de résolution de problèmes via des instruments. Ceux-ci
sont traités comme étant « à disposition
». Les seuls points en débat sont leur adéquation
aux objectifs retenus et leur efficacité. Sans l’expliciter
le plus souvent, une bonne partie des travaux sur la mise en œuvre
des politiques est ainsi consacrée à l’analyse
des modalités d’action structurant tel ou tel programme
et à l’évaluation des effets créés.
Les travaux récents plus conceptuels s’appuient sur
la critique des lacunes des outils classiques, soit pour rechercher
et promouvoir de nouveaux instruments (systèmes incitatifs,
contractualisation, etc.), soit pour concevoir de méta-instruments
permettant une coordination des instruments traditionnels (planification,
schéma d’organisation, convention cadre). Des travaux
anglo-saxons et allemands plus récents de Koiman, Mayntz
ou Peters 33, ont remis cette question des instruments à
l’honneur à partir des questions de management et de
gouvernance des réseaux d’action publique. Leurs analyses
ont pour point de départ, soit l’importance de réseaux
d’action publique spécifiques, soit l’autonomie
de sous-secteurs de la société, mais ils convergent
pour faire du choix et de la combinaison des instruments une question
centrale pour une action publique conçue en termes de management
et de régulation de réseaux qui s’éloigne
des questions classiques de la sociologie politique.
16Les approches d’inspiration fonctionnaliste peuvent être
dépassées si l’on s’attache tout d’abord
à la spécificité des instruments et si l’on
rompt avec l’illusion de leur neutralité. Les instruments
à l’œuvre ne sont pas de la pure technique, ils
produisent des effets spécifiques indépendants des
objectifs affichés (des buts qui leur sont assignés)
et ils structurent en partie l’action publique selon leur
logique propre. Il convient alors de s’attacher à la
dynamique spécifique de l’instrumentation. Les instruments
d’action publique ne sont pas inertes, simplement disponibles
pour des mobilisations socio-politiques, ils détiennent une
force d’action propre. Cela a déjà été
relevé par les travaux de A. Desrosières sur l’outil
statistique qui montrent sa participation active à la rationalisation
des États modernes 34. Cet auteur a aussi mis en évidence
sa capacité à produire des effets propres : «
L’information statistique ne tombe pas du ciel comme un pur
effet d’une “réalité antérieure”
à elle. Bien au contraire elle peut être vue comme
le couronnement provisoire et fragile d’une série de
conventions d’équivalence entre des êtres qu’une
multitude de forces désordonnées cherche continuellement
à différencier et à disjoindre » 35.
Le langage commun et les représentations que véhicule
la statistique créent des effets de vérité
et d’interprétation du monde. De son côté,
le géographe Cl. Raffestin dans ses études sur la
cartographie a souligné le rôle de cet artefact dans
la construction des identités et récits nationaux
36. Ces approches peuvent être étendues à l’ensemble
des instruments d’action publique. Quelques travaux pionniers
donnent quelques pistes de réflexion 37. Ainsi, ceux de P.
Nizard montrant que la démarche gaullienne de planification
a eu des effets essentiellement cognitifs en diffusant davantage
les idées de modernisation de l’État et de la
société qu’en déterminant des objectifs
d’action évaluables. Pour avancer dans cette voie je
me contenterai de présenter des éléments dans
deux orientations. Tout d’abord, en montrant l’absence
de neutralité ou de naturalité des instruments et
en montrant quelques effets propres. Ensuite, en montrant qu’au-delà
de sa technicité, l’instrument est aussi doté
d’une représentation politique.
L’instrumentation et ses effets propres
17Parler d’effets propres des instruments, c’est rappeler
que ceux-ci ne se résument pas aux effets que les décideurs
leur attribuent ou leur supposent. C’est considérer
que au fur et à mesure de leur usage, ils produisent des
effets originaux, et parfois inattendus, qui dépassent ou
se démarquent clairement des attentes initiales.
18– Tout d’abord, l’instrument crée des
effets d’inertie qui assurent la robustesse d’une question
ou d’une pratique et offrent beaucoup de résistance
aux pressions extérieures (conflits d’intérêt
entre acteurs-utilisateurs, pressions hiérarchiques ou politiques).
La longue histoire des réformes administratives françaises
gagnerait à être aussi envisagée sous l’angle
des effets des instruments en cause. Introduire ou supprimer une
procédure d’autorisation ou un privilège fiscal
ne renvoie pas seulement à des questions d’utilité,
mais cela met en cause « l’acteur-réseau »
qui est constitué autour de cette mesure. Dans ce sens les
instruments constituent en quelque sorte un point de passage-obligé
et participent à ce que M. Callon a nommé l’étape
de « problématisation » qui permet à des
acteurs hétérogènes de se retrouver sur des
questions qu’ils acceptent de travailler en commun 38. Desrosières
a montré comment la référence statistique s’est
imposée au xixe siècle dans les débats sur
la question sociale, même chez ceux qui étaient au
départ les plus virulents critiques de cet outil : «
elles sont devenues des points de passage presque obligé
pour les tenants des autres lignes » 39. Mais elle exige aussi
de chacun des acteurs engagés des déplacements, des
détours par rapport à sa conceptualisation initiale.
Le travail récent de J.-P. Le Bourhis et C. Bayet sur les
stratégies d’écriture du risque inondation et
les mécanismes d’inscription au niveau local liés
à l’établissement des cartes et de leur tracé
vient à l’appui de cette perspective 40. Ils reprennent
de la sociologie des sciences la notion « d’inscription
» 41 pour rendre compte des opérateurs concrets qui
traduisent le monde extérieur sur le papier et permettent
au texte de se référer à cette réalité.
Ils montrent en effet que le changement de politique intervenu dans
les années 1994-1995 où l’État reprend
l’initiative de « dire le risque » sur des bases
plus exigeantes a suscité de multiples réactions des
acteurs locaux qui se sont traduites par de complexes négociations
ayant eu un effet direct sur le choix des tracés des zones
inondables (selon différents cas de figure). La cartographie
à réaliser comme préalable à l’information
du public et aux limitations dans l’aménagement a cependant
permis une meilleure objectivation que tous les plans de prévention
adoptés jusque-là.
19– L’instrument est aussi producteur d’une représentation
spécifique de l’enjeu qu’il traite. Citons à
nouveau A. Desrosières : « Une autre modalité
d’usage de la statistique dans le langage de l’action
est envisageable. Elle prend appui sur l’idée que les
conventions définissant les objets engendrent bel et bien
des réalités, pour autant que ces objets résistent
aux épreuves visant à les abattre » 42. Cette
construction de réalités conventionnelles se retrouve
dans l’usage d’autres instruments. Ainsi, réglementer
une activité en imposant une autorisation a priori ou une
déclaration a posteriori, c’est d’abord reconnaître
que son domaine relève bien des activités de «
bonne police », de surveillance de l’État dont
les prescriptions sont adaptées aux risques créés.
Réglementer c’est ainsi avaliser une dangerosité
potentielle qui mérite attention et il en découle
en général l’attribution de compétences
à des services administratifs spécifiques. Dans ce
sens, l’instrumentation propose une grille de description
du social, une catégorisation de la situation abordée.
Desrosières a bien montré qu’au xviiie siècle
la principale activité était plus taxinomique que
quantificatrice, d’abord centrée sur des catégories
de description avant d’avoir l’ambition de compter.
Chaque réalité conventionnelle construite à
l’occasion de la catégorisation configure la réalité
sociale sous un jour spécifique. On peut donner ici l’exemple
de la construction des indices (prix, taux de chômage, réussite
scolaire, insécurité, etc.) qui constitue une technique
aujourd’hui banalisée de standardisation d’une
information par la combinaison de différentes mesures sous
une forme considérée comme communicable. Au-delà
des controverses techniques sur la conception des indices et de
leurs méthodes de calcul, leurs histoires et leurs transformations
témoignent surtout de positionnements différents des
acteurs engagés vis-à-vis de l’enjeu qu’il
s’agit de cerner.
20– Enfin, l’instrument induit une problématisation
particulière de l’enjeu dans la mesure où il
hiérarchise des variables et peut aller jusqu’à
induire un système explicatif. A. Desrosières rappelle
ainsi que depuis Quételet (1830) le calcul des moyennes et
la recherche de régularité ont induit des systèmes
d’interprétation causaux qui se présentent toujours
comme justifiés par la science. Depuis une vingtaine d’années,
les controverses autour de la mesure de l’insécurité
par les statistiques de délinquance enregistrée, débouchent
régulièrement sur un modèle interprétatif
associant les catégories d’âge jeune, la violence
contre les personnes et les zones d’habitation péri-urbaine
marquée par l’immigration. Sortir de ce modèle
interprétatif amplement repris par les acteurs policiers
et judiciaires, les décideurs politiques et amplifiés
par les médias, s’avère extrêmement difficile
43. Nos terrains sur les outils de gestion de la pollution atmosphérique
par l’information permettent de repérer d’autres
effets de problématisation. Tout d’abord, l’obligation
d’information qui existe aujourd’hui induit une schématisation
de l’enjeu dans la mesure où les dimensions les plus
controversées, les phénomènes minoritaires
trouvent difficilement leur place dans une information formatée
pour le grand public. Il s’agit de sensibiliser et si possible
d’alerter afin de modifier les représentations et les
pratiques. Cette réduction des messages crée une tension
forte entre le souci de rigueur scientifique qui exige une présentation
complexe des méthodes et des résultats épidémiologiques,
et la volonté d’efficacité politique, c’est-à-dire
la diffusion de messages intelligibles par les destinataires qu’il
s’agisse des décideurs politiques ou du public censé
en retirer des lignes de comportement. Ensuite, l’orientation
principale vers l’information grand public a progressivement
orienté l’essentiel du contenu des messages diffusés
vers la question des seuls effets de la circulation automobile sur
la pollution atmosphérique. Et les « plans d’alerte
» sont présentés quasi exclusivement comme devant
déclencher des restrictions dans les déplacements.
Par contre-coup, l’autre dimension plus ancienne, celle de
la pollution d’origine industrielle qui continue à
constituer le fond de la pollution atmosphérique tend à
disparaître de l’information (excepté dans les
zones à forte industrialisation, Étang de Berre et
Fos, etc.) ce qui produit une version assez partielle des causes
des phénomènes observés.
L’instrumentation comme théorisation politique implicite
21L’instrumentation de l’action publique est aussi
révélatrice d’une théorisation du rapport
gouvernant/gouverné. Chaque instrument est une forme condensée
de gouvernementalité, c’est-à-dire d’un
savoir sur l’exercice du pouvoir social. Envisager l’action
publique sous l’angle de l’instrumentation permet de
mieux caractériser les styles (les modes) de gouvernement,
autant que pour celle des transformations contemporaines de l’action
publique (expérimentation croissante de nouveaux instruments,
problèmes de coordination des instruments). L’instrumentation
est dans ce sens une activité gouvernementale spécifique
reposant sur des théorisations (implicites ou explicites)
des rapports politiques et du rapport à la société.
Elle est également un indicateur des problèmes de
régulation que l’action publique s’efforce de
résoudre. On peut ici étendre au domaine gouvernemental
l’heureuse formule de G. Bachelard qui considérait
les instruments techniques comme la « concrétisation
d’une théorie ». De là découle
une première piste de réflexion : quelles sont les
formes condensées et finalisées de savoir implicites
à l’action législative et réglementaire,
à la planification, à la contractualisation, à
la participation, etc. ? Ainsi N. de Lamare, le principal diffuseur
en France de la science camérale allemande, n’avait
pas à proprement de théorie de l’État.
Mais sa conception du bien commun était d’inspiration
chrétienne et il considérait qu’il y devait
y avoir une unité de source entre le droit naturel et la
souveraineté. C’est pourquoi il conçoit la cellule
familiale comme le modèle de la socialité, et traite
de façon analogique le pouvoir paternel et le pouvoir politique.
Il n’en va pas de même pour les caméralistes
allemands qui développent une science administrative au service
de la monarchie absolutiste et veulent établir la légitimité
de l’État sur la base d’une action rationnelle
et efficace en faveur de la sécurité et du bien être
de la population. C’est pourquoi pour eux les instruments
d’observation et de connaissance de la population sont en
position centrale et tiennent une place aussi importante, si ce
n’est plus, que les instruments de discipline et de contrainte.
22Afin de mieux caractériser les instruments et les technologies
du gouvernement nous proposons d’en différencier les
formes et de distinguer cinq grands modèles. Cette typologie
s’appuie en partie sur celle développée par
C. Hood et qui se fondait sur les ressources mobilisées par
les autorités publiques (modality, autority, tressure, institution)
44. Nous l’avons reformulée et complétée
en tenant compte des types de rapport politique organisés
par les instruments et des types de légitimité qu’il
suppose.
Type d’instrument Type de rapport politique Type de légitimité
Législatif et réglementaire État gardien du
bien commun Imposition d’un intérêt général
par des représentants mandatés
Économique et fiscal État producteur de richesse et
redistributeur Recherche d’une utilité collective
Conventionnel et incitatif État mobilisateur Recherche d’engagements
directs
Informatif et Communicationnel Démocratie du public Explicitation
des décisions et responsabilisation des acteurs
Normes et Standarts Ajustements compétitifs au sein de la
société civile Mixtes
Scientifique et technique
Règle démocratiquement négociée
Mécanismes de marché
23On le voit, l’intérêt d’une approche
d’instruments est de compléter les regards classiques
en termes d’organisation, de jeux d’acteurs et de représentations
qui dominent aujourd’hui largement la sociologie politique.
Elle permet de poser d’autres questions et d’intégrer
de façon renouvelée les interrogations traditionnelles
nécessaires. Trois grandes pistes de réflexions peuvent
ainsi s’enrichir d’un détour par les instruments.
Tout d’abord, quel que soit le modèle d’analyse
retenu, la question de « la crise de l’État »,
ses reconfigurations et les argumentaires prolixes sur la recherche
d’une nouvelle gouvernance, se retrouvent toujours à
un moment ou à un autre sur le problème de l’articulation
des niveaux de régulation multiples et sur les possibilités
de recours à des instruments de régulation de deuxième
degré ou « méta-instruments ». Suivre
la trace des instruments est une façon originale d’envisager
les processus de changement. Ensuite, la prise en compte des effets
propres de l’instrumentation conduit à poser sous un
angle différent la question classique mais incontournable
de l’impact relatif du « politics » sur les «
policies », c’est-à-dire des limites du volontarisme
politique et de l’importance des inerties constatées
dans de multiples domaines. À côté des stratégies
d’acteurs, le rôle des acteurs-réseaux constitués
autour des instruments doit être sérieusement considéré.
Enfin, si les instruments ne sont pas inertes, ils ne sont pas non
plus immuables. Dans une perspective foucaldienne ils doivent aussi
être considérés comme des enjeux stratégiques.
Ils sont l’objet de résistance et peuvent être
objet de débat social. On peut ainsi étendre à
l’ensemble de l’instrumentation ce que Desrosières
dit à propos des statistiques lorsqu’il considère
qu’elles structurent l’espace public en imposant des
catégorisations et créant des préformatages
des débats qui sont souvent difficiles à mettre en
discussion : « C’est donc une échelle des niveaux
de débattabilité des objets qu’il faut travailler
» 45.
Annexe
Compte rendu des discussions
Pierre Lascoumes note qu’il y a toute une série d’instruments
de type gouvernemental qui se sont mis en place depuis une vingtaine
d’années et qui ont essayé d’organiser
un débat public sur des sujets controversés –
ou des sujets sur lesquels il règne de l’incertitude.
Il rappelle aussi qu’il existe face à ces instruments
des espaces de libertés ou, en tout cas, des possibilités
de positionnement. Il prend l’exemple du groupe de statisticiens
qui s’est nommé « pénombre ». Ce
groupe a réussi à investir l’instrument de la
statistique en essayant de mettre en lumière les jeux, les
marges mais aussi l’emprise des rapports de pouvoir sur cet
instrument particulier.
Notes
1. Michel Foucault, « L’intellectuel et les pouvoirs
», Dits et écrits, T. IV, Gallimard, 1994, p. 750-751.
2. Michel Foucault, « Introduction au cours Sécurité,
territoire, population », du 11/1/1978, Seuil/La Licorne ;
« La gouvernementalité », cours du 1/2/1978,
Dits et écrits, T. III, p. 635-657 ; « Naissance de
la bio-politique », cours du 10/1/1979, Seuil/La Licorne.
3. Michel Foucault, « M. Foucault étudie la raison
d’État », Dits et écrits, T. IV, 1980,
p. 37-41 et « La technologie politique des individus »,
Dits et écrits, T. IV, 1988, p. 813-828.
4. Michel Foucault, La Volonté de savoir, Paris, Gallimard,
1976, p. 121-129.
5. Michel Foucault, « Entretiens avec Gilles Deleuze »,
Dits et écrits, T. II, p. 312-313.
6. Michel Foucault, « Les réponses du philosophe »,
Dits et écrits, T. II, p. 805-809.
7. Michel Foucault, Dits et écrits, T. II, p. 406-409.
8. Michel Foucault, « Pouvoir et corps », Dits et écrits,
T. II, 1975, p. 757.
9. Michel Foucault, « La Phobie d’État »,
Libération, 30 juin, 1984 – extrait du cours du Collège
de France, 1978-1979, « Naissance de la biopolitique »,
à paraître, Gallimard, octobre 2004.
10. Ibid.
11. Cl. Gauthier, « À propos du gouvernement des conduites
chez Foucault », CURAPP, La Gouvernabilité, PUF, 1996,
p. 19-33.
12. P. Napoli, Naissance de la police moderne, pouvoir, normes,
société, Paris, La Découverte, 2004.
13. Un de ses textes les plus synthétiques sur le sujet
est : Michel Foucault, « La technologie politique des individus
», Dits et écrits, T. IV, 1988, p. 813-828.
14. Sur les origines de ces théorisations voir Michel Sennelard,
op. cit.. et P. Laborier, « La bonne police, sciences camérales
et pouvoir absolutiste dans les États allemands »,
Politix n° 48, 1999, p. 7-35.
15. Ibid., p. 15.
16. L. Turquet de Mayerne, La Monarchie aristo-démocratique
ou le Gouvernement composé des trois formes de légitimes
républiques, 1611.
17. M. Necker se livre à un travail du même genre
de synthèse de connaissances éparses dans De l’administrations
des finances, Paris, 1794.
18. Sur les autres auteurs de références, voir P.
Laborier, op. cit.
19. Michel Foucault, « La technologie politique des individus
», Dits et écrits, T. IV, 1984, p. 814-815.
20. Michel Foucault, « L’éthique de soi comme
pratique de liberté », Dits et écrits, T. IV,
p. 728-729.
21. Michel Foucault, « Les mailles du pouvoir », Dits
et écrits, T. IV, 1981, p. 182-194.
22. Texte de 1984, Dits et écrits, T. IV, 1994, p. 584.
23. M. Senellart, Les Arts de gouverner, Paris, Seuil, 1995.
24. A. Szakolczai, Max Weber and Michel Foucault, parallel life-works,
London, Routledge, 1998.
25. Max Weber, Wirtschaft und Gesellschaft, Tübingen, J.C.B.
Mohr Edit, 5° edit, 1976, T. II, p. 551-579. Et F. Chazel, «
Éléments pour une reconsidération de la conception
weberienne de bureaucratie », P. Lascoumes (dir.) Actualité
de Max Weber pour la sociologie du droit, Paris, LGDJ, 1995, p.
179-198.
26. G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques,
Paris, Aubier, 1958. I. Hacking, The life of Instruments. Studies
in the History and Philosophy of Sciences, 20, 1989.
27. M. Akrich, M. Callon, B. Latour, « À quoi tient
le succès des innovations », Annales des Mines n°
4, 1988, p. 29 s. B. Latour, « Les machines », La Science
en action, Paris, Gallimard, 1989, p. 247 s.
28. M. Berry, « Une technologie invisible ? », L’Impact
des instruments de gestion sur l’évolution des systèmes
humains, Paris, CRG, École Polytechnique, 1983 ; J.-C. Moisdon,
Du mode d’existence des outils de gestion. Les instruments
de gestion à l’épreuve de l’organisation,
Paris, Seli Arslan, 1997.
29. S. Maugeri (dir.), Délit de gestion, Paris, La Dispute,
2001 ; V. Boussard, S. Maugeri, « Introduction », Du
politique dans les organisations, Paris, L’Harmattan, 2003,
p. 25-61.
30. P. Tripier, « La sociologie des dispositifs de gestion
: une sociologie du travail », in V. Boussard, S. Maugeri,
Du politique dans les organisations, op. cit., p. 28.
31. Ibid., p. 399.
32. F. Chazel, Op. cit., p. 182.
33. S. H. Linder, B. G. Peters, « The design of instruments
for public policy », S. Nagel (edi.t) Policy Theory and Policy
Evaluation, Greenwood Press, 1990, p. 103-119; R. Mayntz, «
Governing failures and the problem of governability : some comments
on a theoretical paradigm », in J. Kooiman (edit.) Modern
Governance, Sage publications, 1993, p. 9-20.
34. A. Desrosières, op. cit., note 7.
35. Ibid., p. 397.
36. Cl. Raffestin, Pour une géographie du pouvoir, Litec,
1990.
37. L. Nizard, Planification et société, Presses
Univ. de Grenoble, 1974 ; P. Fourquet, Les Comptes de la puissance,
Encres, 1980 ; C. A. Morand, L’État propulsif contribution
à l’étude des instruments d’action de
l’État, Publisud, 1991 ; P. Lascoumes J. Valluy, «
Les activités publiques conventionnelles : un nouvel instrument
de politique publique ? L’exemple de la protection de l’environnement
industriel », Sociologie du travail 4, 1996, p. 551-573 ;
J.-P. Gaudin, Gouverner par contrat, l’action publique en
question, Presses de Sciences PO, 1999.
38. M. Callon, « Éléments pour une sociologie
de la traduction », Année Sociologique, 1984, XI, p.
183-184.
39. Op. cit., note p. 403.
40. C. Bayet, J.-P. Le Bourhis, Écrire le risque. Études
mécanismes d’inscription du risque inondation au niveau
local, Cevipof-Cnrs, MEDD, septembre 2002.
41. B. Latour, S. Woolgar, La Vie de laboratoire, la production
des faits scientifiques, Paris, La Découverte, 1996.
42. Op. cit., p. 412.
43. L. Mucchielli, Violences et insécurité, fantasmes
et réalités dans le débat français,
Paris, La Découverte, 2001.
44. Ch. Hood, The Tools of Government, London, Mac Millan, 1993.
45. Ibid., p. 398.
Pierre Lascoumes , « La Gouvernementalité : de la
critique de l’État aux technologies du pouvoir »,
Le Portique [En ligne] , 13-14 | 2004 , mis en ligne le 15 juin
2007
URL : http://leportique.revues.org/index625.html
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