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Origine : http://phi.lap.free.fr/HTML/inconscient-sexuel/chap-20.htm
Il semble donc qu’un mouvement social réellement émancipateur
ait besoin d’une conception de la sexualité moins culpabilisante
pour libérer son désir politique. C’est ce qu’a
parfois cru comprendre le mouvement freudo-marxiste, qui fut essentiellement
représenté par Alfred Adler, Wilhelm Reich, Herbert
Marcuse, Cornélius Castoriadis et quelques autres comme Reuben
Osborn et, en France, Gérard Mendel à ses débuts,
la revue Sexpol, Jean-Marie Brohm et les premiers numéros
de la revue Quel Corps ?, ou Roger Dadoun.
Ce mouvement, s’il a donné lieu à des contributions
intéressantes, achoppe sur une conception culpabilisante
de la sexualité directement héritée de Freud.
Or la culpabilité sexuelle rejaillit sur tout le champ du
désir, y compris politique. L’échec de ce mouvement
tient à sa croyance au pouvoir émancipateur de la
psychanalyse alors que cette dernière se positionne dès
son apparition comme une idéologie réactionnaire,
culpabilisante et patriarcale, doublée d’une formidable
imposture.
Le caractère réactionnaire des idées
freudiennes
Pour comprendre que Freud n’a jamais pu constituer un allié,
mais au contraire un ennemi de l’utopie subversive marxiste,
il faut réaliser à quel point ses conceptions n’apparaissent
pas seulement réactionnaires à nos propres yeux, mais
qu’elles le sont déjà pleinement lors de leur
formation, dans le contexte social et politique qui leur est contemporain.
Dès cet instant le ver est dans le fruit. La période
durant laquelle Freud publie ses travaux psychanalytiques s’étend
sur quarante-deux ans, de 1897 à 1939. Cette période,
bien que puritaine, est marquée par de grands bouleversements
sociaux et idéologiques. D’un côté, c’est
bien sûr la Première Guerre Mondiale et la Révolution
Conservatrice (la révolution pré-fasciste allemande).
Mais de l’autre ce sont aussi les Années Folles et
l’apparition du jazz. Vienne est à ce moment-là
une capitale des arts musicaux et picturaux, dont certaines tendances
comme la peinture de Gustav Klimt et d’Egon Schiele respirent
une sensualité à laquelle Freud se montre aussi obstinément
hermétique qu’aux bouleversements sociaux.
Ces bouleversements, ce sont la Révolution Russe ou l’apparition
des méthodes pédagogiques révolutionnaires
de Francisco Ferrer, de Sébastien Faure, de Paul Robin, de
Maria Montessori ou d’Alfred Adler. Ce sont encore les grandes
avancées scientifiques : la mécanique quantique et
la relativité voient le jour, et Karl Popper fonde la méthode
scientifique moderne avec sa Logique de la découverte scientifique.
La sexologie apparaît en tant que discipline médicale.
Vienne la rouge
À Vienne même, de 1918 à 1934, entre la fin
de la Première Guerre Mondiale et l’arrivée
au pouvoir de l’austro-fascisme, une coalition de sociaux-démocrates
et de chrétiens-sociaux instaure pour la première
fois la démocratie au sein de la municipalité et met
en place une ambitieuse politique d’aide sociale, qui vaudra
temporairement à la capitale autrichienne le surnom de Vienne
la Rouge. À partir de 1922 les services d’assistance
sociale offrent des consultations gratuites pour les femmes enceintes,
les mères de famille et les nourrissons. Ils informent également
les jeunes fiancés sur les maladies vénériennes,
la tuberculose et les troubles psychosomatiques, ce qui scandalise
quelque peu la bourgeoisie conservatrice. Alfred Adler ouvre dans
ce cadre des consultations pour les enseignants, les parents et
les élèves. Il assume ainsi la charge 26 écoles
en 1929, faisant de Vienne la première ville au monde où
tous les enfants d’âge scolaire peuvent bénéficier
de consultations psycho-éducatives gratuites. Pionnier de
la pédagogie non autoritaire, il crée en outre une
école expérimentale en 1931, dans l’un des quartiers
les plus pauvres de Vienne, qui obtient malgré tout d’excellents
résultats. Contrairement aux freudiens, Adler prône
un face à face avec le patient sur des sièges de même
hauteur, de même forme et de mêmes dimensions. Il n’hésite
pas à s’entretenir avec la famille et les amis du patient,
et ne s’oppose pas à la gratuité du traitement.
Freud participe-t-il à ces extraordinaires innovations se
produisant sous ses propres yeux et dans sa propre ville ? Il combat
bien au contraire vigoureusement l’engagement social d’Adler.
Il traite par le mépris la psychologie scolaire et l’éducation
non autoritaire, s’oppose à la gratuité du traitement
et n’exerce lui-même que dans des quartiers bourgeois
auprès d’une clientèle choisie. Il reproche
à Adler son intérêt pour les causes concrètes
des névroses constituées par l’oppression familiale
et les frustrations sociales. Il ne tolère pas que l’on
s’éloigne du seul champ d’étude qu’il
a lui-même balisé : les fantasmes inconscients, particulièrement
les fantasmes œdipiens de la petite enfance.
Féminisme, naturisme et communautés anarchistes
La période durant laquelle Freud se consacre à la
psychanalyse correspond en outre presque parfaitement à celle
pendant laquelle trois mouvements de grande ampleur, mais dont l’histoire
retient peu de choses, posent les premières pierres de la
révolution sexuelle et de la révolution féministe.
Le premier de ces mouvements, c’est la grande vague féministe
qui agite l’Europe et les États-Unis de 1880 à
1930, et dont l’histoire officielle ne retient que les suffragettes,
mais qui comporte également de grandes campagnes de revendications
sexuelles. Les féministes de cette époque lancent
déjà des défis aux comportements sexuels masculins
en matière de recours à la prostitution, d’inceste
et de viol conjugal, elles luttent pour la dépénalisation
de l’avortement et de l’homosexualité masculine
et féminine, et pour l’amour libre.
En Grande-Bretagne, John Stuart Mill, l’un des fondateurs,
avec Jeremy Bentham, de la philosophie utilitariste, présente
aux Communes le 7 juin 1866 une pétition pour le suffrage
féminin. En 1867, une loi de réforme vient en discussion
aux Communes et Mill présente un amendement qui accorderait
le droit de vote aux femmes.
En 1867, il publie L’assujettissement des femmes qui était
rédigé depuis 1861. Les partisans de l’inégalité
des sexes à l’époque en appellent à des
arguments irrationnels et sentimentaux, et à un esprit de
galanterie chevaleresque qui prétend flatter les femmes pourvu
qu’elles restent à leur place. Mill au contraire s’attache
à déployer une argumentation rationnelle et objective
pour défendre l’égalité juridique et
sociale entre les sexes. Les réalités qu’il
expose crûment sont de celles qui scandalisent le plus la
mentalité victorienne selon laquelle l’inégalité
entre les sexes fait partie de l’ordre des choses et n’a
pas davantage à être justifiée que le cycle
des saisons. Lorsque Mill conteste l’objectivité des
fondements de cette inégalité, il ébranle des
certitudes millénaires que la bourgeoisie conservatrice ne
s’attend même pas à devoir défendre.
Or c’est Sigmund Freud qui, alors étudiant, traduit
l’édition allemande de l’Assujettissement des
femmes pour gagner un peu d’argent. Il écrira plus
tard à propos de ce livre :
Mill manquait sur bien des points du sens de l’absurde.
Ainsi en ce qui concerne la condition et l’émancipation
des femmes. Dans l’essai que j’ai traduit, je me le
rappelle, l’un de ses arguments principaux était que
la femme mariée pouvait gagner autant d’argent que
son mari. Nous voyons que les travaux ménagers, les soins
et l’éducation donnés aux enfants accaparent
entièrement un être humain et excluent toute possibilité
de gain, même lorsque les travaux de ménage sont simplifiés,
et que la femme se trouve débarrassée du balayage,
du nettoyage, de la cuisine, etc. Mill avait simplement oublié
cela, comme tout ce qui concerne les relations entre sexes différents.
Le second de ces mouvements, c’est la grande vague des communautés
alternatives et anarchistes, les milieux libres, qui prend son essor
en 1890 et s’effondre en 1939 avec la Seconde Guerre Mondiale.
Cette vague de communautés et de revendications a bien des
points communs avec la vague hippie des années 1970. Elle
ne dispose pas des mêmes facilités anticonceptionnelles,
mais l’amour libre et le nudisme en constituent déjà
l’un des pôles, aux côtés de l’anarchisme,
du végétarisme, du mysticisme ou de retour à
la nature.
Le troisième de ces mouvements, c’est l’essor
du naturisme qui se propage à partir de Berlin en 1900 pour
gagner progressivement l’Europe et les États-Unis.
Il sera combattu par le nazisme et renaîtra après la
guerre sous une forme beaucoup plus consensuelle et dépouillée
de toute idéologie.
L’histoire n’a retenu de cette première grande
vague de féminisme que les revendications sur le suffrage
féminin et elle en a occulté les revendications sexuelles.
Des Années Folles, elle a retenu la mode vestimentaire et
le jazz, mais pas les communautés anarchistes ni l’essor
du naturisme. Les historiens s’intéressent encore peu
aux mouvements marginaux, ce sont pourtant eux qui portent les avancées
idéologiques.
Ascona
Ces trois mouvements sont en réalité étroitement
imbriqués : la révolution sexuelle est aussi une révolution
politique et les innovations des anarchistes, des féministes,
des artistes et des mystiques trouvent une forme d’émulation
et d’enrichissement mutuel dans leur confrontation. Nous avons
par exemple vu au chapitre précédent qu’en 1917,
au lendemain de la Révolution Russe, les Amis de la Nature
et du Soleil défilent nus dans les rues de Moscou en criant
: " À bas la honte ! ". L’année suivante,
en 1918, Alexandra Kollontaï, première femme de l’histoire
à porter le titre d’ambassadrice et première
femme élue au Comité exécutif du soviet de
Pétrograd en 1917, publie La nouvelle morale de la classe
ouvrière, qui revendique l’amour libre. En Grande-Bretagne
Annie Besant, avant de succéder à Helena Petrovna
Blavatsky à la tête de la Société Théosophique,
une importante école spirituelle d’inspiration orientale,
s’illustre dans la lutte féministe.
La communauté partiellement naturiste et végétarienne
du Monte Verità à Ascona voit défiler dans
ses murs au début du XXe siècle le célèbre
anarchiste Erich Müsham qui sera torturé à mort
par les nazis, le mystique Krishnamurti (issu de la Société
Théosophique) qui défend une spiritualité sans
autorité, sans maître et sans gourou, Rudolph Steiner,
fondateur de l’anthroposophie et promoteur de nouvelles méthodes
pédagogiques fondées sur la clairvoyance spirituelle,
Magnus Hirschfeld, pionnier de la sexologie et courageux opposant
au nazisme, le psychanalyste Otto Gross, ardent partisan de l’amour
libre, ou Isadora Duncan, qui révolutionne la danse par sa
liberté de mouvements et se produit presque nue. Ce jaillissement
bouillonnant d’idées et de pratiques nouvelles évoque
irrésistiblement celui des années 1970 et tous les
représentants importants de ces mouvements en Europe défilent
au Monte Verità. Le seul qui n’y mettra jamais les
pieds s’appelle Sigmund Freud.
Un homme du XIXe siècle
Lui se tiendra tout au long de son existence aux antipodes de cette
effervescence. Alors que beaucoup d’historiens de la psychanalyse
le présentent comme un courageux pionnier défrichant
seul la voie de la révolution sexuelle, il se méfie
comme de la peste des idées farfelues défendues par
ces précurseurs, qui pourtant s’intéressent
à lui et tentent de l’approcher. Mais il ne craint
rien autant qu’une marginalisation de la psychanalyse si elle
se compromet avec ces milieux et il adopte à leur endroit
des positions ouvertement réactionnaires.
Face à cette modernité Freud, né en 1856,
reste un homme du XIXe siècle. Il croit jusqu’à
son dernier souffle au caractère pathogène de la masturbation
alors que de grands sexologues et certains de ses disciples psychanalystes
la démentent fermement.
Il ne renoncera jamais non plus à sa croyance au caractère
pervers de la sexualité infantile, et même de la sexualité
toute entière. En réalité, les idées
de Freud sont non seulement réactionnaires par rapport à
celles des sexologues de l’époque comme Havelock Ellis
ou Magnus Hirschfeld, mais encore par rapport à celles d’autres
psychanalystes comme Sandor Ferenczi et Alfred Adler, sans même
parler d’Otto Gross ou de Wilhelm Reich. Le mouvement psychanalytique
dans son ensemble est prêt à l’adoption d’une
direction progressiste. C’est Freud qui, entre autre avec
la complicité du fameux Comité Secret, l’en
empêchera. Tous les psychanalystes progressistes seront diffamés
et exclus du mouvement. Freud fera bien de la psychanalyse une révolution,
mais une révolution conservatrice.
Les premières expériences de pédagogie alternative
inspirées du mouvement psychanalytique sont celles menées
par l’équipe de Véra Schmidt au jardin d’enfants
de Moscou de 1921 à 1924. D’après les récits
qu’elle en fait, les principes éducatifs mis en application
y sont directement inspirés de l’école psychanalytique.
Seuls l’éloignement entre Moscou et Vienne et l’esprit
révolutionnaire qui souffle encore en Russie au début
des années 1920 a pu la tromper à ce point sur ce
qu’est réellement l’esprit des psychanalystes
viennois. Ces derniers se montrent d’ailleurs très
réservés sur l’expérience moscovite.
Véra Schmidt n’a accès qu’aux publications
de Freud, elle ignore tout des contradictions entre certains de
ses écrits et sa pratique quotidienne. Dans Les explications
sexuelles données aux enfants et Les théories sexuelles
infantiles, Freud défend en effet passionnément la
nécessité de donner aux enfants toutes les informations
qu’ils demandent sur la sexualité, tandis que dans
La morale sexuelle " civilisée " et la maladie
nerveuse des temps modernes il dénonce les méfaits
de la répression sexuelle, y compris infantile. C’est
sur ces textes que s’appuie Véra Schmidt pour fournir
ces informations aux enfants, ainsi que pour les laisser se masturber
à leur guise. Véra Schmidt aurait probablement été
aussi vivement surprise que déçue d’apprendre
que Freud ne mettait aucun de ses beaux discours en application.
Freud se montre en réalité incapable de parler de
sexualité avec ses propres enfants, comme en témoigne
son fils Martin :
Nous avions parlé en famille des bêtes d’élevage
et père s’était rendu compte qu’aucun
de ses enfants ne savait la différence entre un bœuf
et un taureau. " Il faut que l’on vous parle de ces choses
", s’était-il alors exclamé ; mais, suivant
en cela la conduite de la majorité des pères, il n’en
avait rien fait.
Ou plutôt, il ne se montre capable d’aborder le sujet
qu’en une seule occasion, et uniquement pour condamner la
masturbation, comme en témoigne son autre fils Oliver :
Oliver se souvenait d’avoir eu une seule discussion avec
son père, sur le sexe, concernant la masturbation. Cela se
passait en 1907, lorsque Oliver était âgé de
seize ans. Son père l’avait mis en garde contre cette
pratique. Quelles pouvaient bien être les objections de Freud
? Malgré l’insistance de mes questions, Oliver ne put
s’en souvenir. Il se rappelait fort bien, en revanche, le
retentissement affectif de cette discussion, à la suite de
laquelle il avait été " durablement bouleversé
". Il pensait que cette conversation avait creusé un
fossé entre lui et son père, l’empêchant
d’être aussi proche de lui que l’était
Martin.
C’est même pour " guérir " Emma Ekstein
de la masturbation que Freud la fait opérer par un charlatan
qui la défigure et manque de la tuer. Cette jeune et jolie
patiente se plaint en effet de règles douloureuses et d’une
certaine neurasthénie. Freud parvient alors à obtenir
d’elle des aveux sur sa pratique de la masturbation, à
laquelle il attribue immédiatement ces symptômes !
Wilhelm Fliess, avec la complicité de Freud, manque de la
tuer pour la " guérir " de cette habitude qui effraie
et fascine les deux compères.
En 1760, Simon Tissot avait publié L’onanisme, dissertation
sur les maladies provoquées par la masturbation qui fit autorité
pendant plus d’un siècle et inspira d’invraisemblables
et douloureux appareils de contention imposés aux enfants
de la bourgeoisie (en raison de leur coût), tandis que les
familles moins aisées se contentaient de lier les mains de
leurs enfants au lit. En 1908, la menace de castration proférée
aux garçons surpris en train de se masturber est encore classique.
En 1852, les médecins anglais tiennent la masturbation pour
responsable d’hystérie, d’asthme, de mélancolie,
de manies, de suicide, de démences et de paralysie générale.
La phobie de la masturbation est telle que de nombreux chirurgiens
vont jusqu’à pratiquer des interventions comme la clitoridectomie,
la cautérisation et l’infibulation, ou à imposer
une ceinture de chasteté pour en venir à bout !
Freud ne fait malheureusement pas exception. Il affirme publiquement
en 1911 sa croyance à la nocivité de la masturbation.
Dans un autre essai rédigé en 1895, De l’esquisse
d’une psychologie scientifique, qui ne fera l’objet
que d’une publication posthume, il accuse la masturbation
de provoquer l’hystérie. Il réitère cette
accusation dans une lettre adressée le 22 décembre
1897 à son ami Fliess (deux ans après la dramatique
opération d’Emma Ekstein). Il ne révisera jamais
son opinion et finira par éviter le sujet.
L’idée de la nocivité de la masturbation est
en revanche combattue dès 1875 par Sir James Paget, puis
en 1877 par Charles Mauriac, puis encore en 1881 par Jules Christian.
Au lendemain du procès d’Oscar Wilde, le sexologue
Havelock Ellis refuse dans ses Études de psychologie sexuelle
de condamner l’homosexualité et démystifie la
masturbation ; son livre est attaqué par les tribunaux. Wilhelm
Stekel et Otto Rank, d’autres psychanalystes plus progressistes
que Freud ne craignent pas de l’affronter sur ce thème.
Des pionniers de la sexologie tels que Havelock Ellis et Magnus
Hirschfeld sont aussi – selon les critères de l’époque
– féministes que Freud est misogyne. Ellis, et bien
plus encore Hirschfeld, prennent ouvertement position pour une émancipation
– même relative – des femmes. Hirschfeld lutte
même activement contre la pénalisation de l’avortement
et de l’homosexualité masculine et féminine.
En matière artistique, les goûts de Freud s’orientent
exclusivement vers la littérature et le théâtre.
Il passe pourtant soixante-dix-huit ans de sa longue existence à
Vienne, théâtre d’une véritable révolution
culturelle avec la jeune école de peinture et les merveilleuses
toiles de Gustav Klimt, la naissance de l’Art Nouveau entre
1895 et 1900 et les grands noms de la musique. Gustav Mahler, Arnold
Schönberg, Alban Berg et Anton von Webern font en effet à
ce moment-là de Vienne la capitale mondiale de la musique
moderne. Mais Freud reste obstinément aveugle et sourd à
cette effervescence. Les peintures du grand Klimt ou d’Egon
Schiele (prématurément emporté par la grippe
espagnole à l’âge de 28 ans en 1918) débordent
de sensualité. Freud se montre ostensiblement hostile à
cette modernité, qu’il fuit comme la peste. Roland
Jaccard écrit à ce propos :
Ernest Jones rapporte qu’un jour, ayant observé qu’il
devait être passionnant de vivre dans une ville pleine d’idées
nouvelles, Freud se leva d’un bond et répondit avec
colère : " Voilà cinquante ans que je vis ici,
mais quant aux idées nouvelles, je n’en ai jamais rencontré
une seule ! " Freud ne manquait jamais une occasion de proclamer
sa haine à l’égard de Vienne.
Wilhelm Reich
Avant la Seconde Guerre Mondiale Wilhelm Reich, partisan de la
révolution sexuelle, juif et communiste en pleine montée
du nazisme, est trop radical et trop en avance pour toucher un large
public. D’abord disciple aimé de Freud, il est ensuite
exclu de la Société Internationale de Psychanalyse
puis du Parti Communiste Autrichien. Il se réfugie dans divers
pays d’Europe pendant la montée du nazisme et ne trouve
juste avant la guerre qu’un refuge précaire aux États-Unis
où il est finalement victime du puritanisme et du maccarthysme
des années 1950. Il meurt le 3 novembre 1957 au pénitencier
de Lewisburg, en Pennsylvanie, probablement à la suite d’expériences
pharmaceutiques effectuées sur les détenus qui, comme
lui, les avaient acceptées dans l’espoir de réduire
leur peine.
En 1928, il fonde à Vienne, en collaboration avec le Parti
Communiste Autrichien, l’Association Socialiste de Consultations
et de Recherches Sexuelles. Cette initiative permet d’ouvrir
six dispensaires à Vienne, qui offrent aide et information
sexologique gratuites. Puis il fonde le Sex-Pol Bewegung (Mouvement
pour la politique sexuelle) qui publie de 1934 à 1938 la
Internationale Zeitschrift für Politische Psychologie und Sexualökonomie
(Revue internationale de psychologie politique et d’économie
sexuelle). Il est amené, au sein du Parti Communiste, à
prendre position pour la légalisation de l’avortement
et participe à des campagnes de propagande en faveur des
moyens contraceptifs et de l’abrogation des sanctions pénales
contre l’homosexualité. Il publie L’irruption
de la morale sexuelle en 1931, et La révolution sexuelle
et 1936.
À partir de 1932, Freud et le mouvement psychanalytique
cherchent un compromis avec le fascisme allemand et autrichien en
pleine expansion. Ils entrent alors en conflit ouvert avec Wilhelm
Reich en raison de son engagement au Parti Communiste. Lorsque Hitler
arrive au pouvoir en Allemagne en 1933, Reich maintient courageusement
sa position dans ses conférences. Selon lui la lutte sociopolitique
est un prolongement de la prise de conscience amenée par
la psychanalyse. Pris de panique, les psychanalystes viennois le
somment de cesser toute allusion politique lors de ses conférences.
Mais Reich, qui n’a que faire de l’opportunisme politique
de ses collègues, demande à défendre ses positions
sur le plan théorique devant la Société Internationale
de Psychanalyse. Ce débat lui est refusé et les psychanalystes
viennois deviennent de jour en jour si violemment hostiles à
Reich qu’il décide de quitter l’Autriche pour
le Danemark où il a déjà noué des amitiés.
Il précisera plus tard que ce n’est ni en raison des
persécutions de la police autrichienne ni du manque de travail
qu’il est poussé à abandonner son pays natal,
mais bien en raison de la soudaine et violente hostilité
du mouvement psychanalytique.
Malgré son intense engagement en faveur du communisme et
de la révolution sexuelle, Reich ne perçoit pas le
caractère résolument réactionnaire de Freud
ni de ses théories. Enthousiasmé par le fait que Freud
affirme le caractère névrosant de la frustration sexuelle,
il se borne à penser que Freud et ses disciples ne vont pas
assez loin. Il n’envisage pas que la psychanalyse s’engage
toute entière dans une direction répressive.
Reich dit de Freud :
Quand Freud découvrit la sexualité infantile, il
fut bassement attaqué (…) Il y a donc cette première
crise après la découverte de la sexualité infantile.
Logiquement, Freud devait aboutir au problème de la génitalité
où j’ai abouti moi-même à peu près
quinze ans plus tard. Quant à Freud, il n’y aboutit
pas. Dans les Trois Essais il a bien avancé dans cette direction.
Mais déjà dans cet ouvrage, on voit apparaître
un élément négatif. L’élément
négatif, c’est cette génitalité "
au service de la procréation ". Freud en parle dans
les Trois Essais. Voyez-vous, c’est là un concept erroné.
Freud en avait en quelque sorte conscience. Nos discussions ont
montré qu’il était gêné par les
gens qui ne voulaient pas qu’il abordât le problème
de la génitalité des bébés, des enfants,
des adolescents, parce qu’elle risquait de mettre le monde
sens dessus dessous. Freud en avait conscience. (…) Freud
n’avait pas le choix. Il se trouvait tragiquement pris au
piège. (…) Par la faute de ses nombreux étudiants,
disciples et adeptes. (…) Ils ont gêné Freud.
Ils l’ont gêné au point d’entraver son
épanouissement. C’est ainsi qu’il s’est
enfoncé dans sa théorie de la " pulsion de mort
". (…) Il fumait beaucoup, beaucoup. J’avais toujours
l’impression qu’il ne fumait pas par nervosité,
mais parce qu’il avait quelque chose à dire qui ne
pouvait pas passer par ses lèvres. (…) D’abord,
il s’était enferré avec ses disciples et son
Association. Il avait perdu sa liberté d’action. (…)
Ce qui importe, par contre, c’est ce qu’ils ont fait,
eux – les psychanalystes comme Adler, Stekel et Jung. Ils
se sont emparés de la théorie de Freud, ils en ont
retiré ce qu’elle comportait de plus important (…)
Et c’est toujours la sexualité qu’ils ont éliminée.
Je puis vous assurer sur la foi des discussions que j’ai eues
avec Freud qu’il n’a jamais abandonné la théorie
sexuelle, la théorie de la libido. Jamais ! (…) Mais
je crois que Freud savait pertinemment qu’on avait trahi sa
théorie sexuelle. La théorie de la libido a été
trahie, vendue. Il est certain que de nos jours le mouvement psychanalytique
ne fait plus aucun cas de la libido.
Selon Reich, Freud ne parvient donc pas à développer
un discours émancipateur sur la sexualité en raison
des résistances opposées par ses disciples et étudiants,
trop réactionnaires. Sur quoi Reich fonde-t-il cette conviction
? Il est certain aujourd’hui, grâce aux nombreux témoignages
recueillis par les historiens de la psychanalyse, qu’au contraire
Freud diffame et exclut de son mouvement les sexologues et psychanalystes
développant des idées plus progressistes que les siennes,
et que ce sont ces idées qui provoquent la rupture. Ce n’est
pas le cas de Reich lui-même, exclu pour des raisons purement
politiques, mais c’est celui par exemple de Magnus Hirschfeld,
qui consacre toute son énergie à la lutte pour la
dépénalisation de l’homosexualité masculine
et féminine et de l’avortement, d’Otto Gross
qui milite pour la révolution sexuelle et l’amour libre,
de Wilhelm Stekel qui combat la croyance au caractère pathogène
de la masturbation et de Sandor Ferenczi qui lutte pour la reconnaissance
des agressions sexuelles infantiles. Reich se laisse-t-il berner
par Freud, qu’il n’aurait pas eu le temps de fréquenter
suffisamment pour découvrir sa mauvaise foi ? Là ne
réside pas la raison principale de sa loyauté envers
lui. Reich est, plus vraisemblablement, en accord avec Freud sur
la condamnation de toute forme de sexualité non conformiste.
On connaît par exemple son homophobie. Malgré ses prises
de position publiques en faveur de la dépénalisation
de l’homosexualité, sa compagne Ilse Ollendorff rapporte
qu’il refusa toujours de prendre en connaissance de cause
un homosexuel en thérapie. Il ajoute même en une occasion
:
Ich will mit solchen Schweinereien nichts zu tun haben. (Je ne
veux rien avoir à faire avec de telles cochonneries).
Que Reich consacre sa vie à la libération sexuelle
ne l’empêche malheureusement pas d’affirmer, à
la suite de Freud, l’existence de " pulsions antisociales
" reliées, selon lui, aux " racines prégénitales
" du désir sexuel. Contrairement à une opinion
répandue, Reich ne rompt aucunement avec la théorie
freudienne postulant des racines coupables au désir. Ses
écrit ne permettent aucun doute sur le sujet. La seule différence
entre Freud et Reich est que là où le premier suggère
un renoncement aux pulsions coupables, le second propose leur sublimation
dans la génitalité. Ce qui condamne implicitement
non seulement l’homosexualité masculine, mais quasiment
toute forme de sexualité anticonformiste.
On ne saurait être plus explicite que Reich dans sa condamnation
des pulsions sexuelles :
La découverte de la nature antisociale de l’inconscient
était exacte ; tout de même que celle de la nécessité
du renoncement à l’instinct pour l’adaptation
à l’existence sociale.
Dans ce texte, Reich affirme qu’en tout homme sommeillent
des fantasmes de meurtre du père afin de ravir sa place auprès
de la mère, que beaucoup d’hommes désirent blesser
et transpercer les femmes dans l’acte sexuel et que la plupart
des femmes désirent inconsciemment châtrer les hommes
pour s’approprier leur pénis par exemple en l’avalant.
Chacun de ces fantasmes peut, selon Reich, aisément se sublimer
dans la sexualité génitale.
L’essentiel de la morale reichienne pourrait se résumer
par une condamnation du désir non génital et la bonne
nouvelle de la rédemption génitale :
L’analité est élevée au stade génital
comme tendance au coït a tergo ou comme érotisme olfactif.
Dans le baiser, ce but [la succion] est haussé au stade
génital de la satisfaction.
Il est invraisemblable que les aspirations prégénitales
et autres, n’appartenant pas à la génitalité,
puissent participer, sans être soumises à une modification
(c’est-à-dire sans être influencées par
la tendance génitale), à la satisfaction sexuelle
générale.
Reich exprime positivement ce que Freud exprime négativement.
Là où Freud insiste sur la perversité des pulsions
non génitales, Reich chante les louanges de la génitalité.
Mais tous deux tombent d’accord pour postuler une culpabilité
originelle inhérente au désir sexuel.
Herbert Marcuse
À la fin des années 1920, l’École de
Francfort réunit des philosophes et des sociologues (Erich
Fromm, Jürgen Habermas, Max Horkheimer, Theodor W. Adorno,
Walter Benjamin, Herbert Marcuse...) qui, à la suite de Reich,
tentent de jeter un pont entre marxisme et psychanalyse. L’une
de leurs productions les plus intéressantes est, en 1950,
The authoritarian personality, malheureusement jamais traduite en
français et tombée dans l’oubli, hormis de Friedrich
Liebling, un disciple d’Adler d’inspiration libertaire.
Il s’agit d’une vaste étude statistique destinée
à déceler, dans l’après-guerre traumatisé
par le nazisme, le rôle d’une éducation autoritaire
– et le rôle de la répression sexuelle n’y
est pas occulté – sur la formation d’une personnalité
raciste et anti-démocratique.
Mais c’est surtout Herbert Marcuse que l’on retiendra
comme figure marquante du courant freudo-marxiste au sein de l’école
de Francfort, sans oublier un détour par les reproches qu’il
adresse aux conceptions d’Erich Fromm.
Marcuse n’est guère critique lui non plus vis-à-vis
des théories freudiennes :
Notre but n’est pas d’apporter une interprétation
corrigée ou améliorée des concepts freudiens,
mais de définir leurs implications philosophiques et sociologiques.
Pour Marcuse, la civilisation capitaliste exerce un effet répressif
et destructeur sur l’individu et les théories freudiennes
sont l’acte d’accusation le plus irréfutable
qui soit contre cette civilisation puisque Freud raconte l’histoire
de l’être humain comme celle de sa répression.
Pour Freud cependant, cette répression est indissociable
de la notion même de civilisation, elle en constitue la réalité
immuable. Freud va même jusqu’à baptiser cette
répression " principe de réalité ".
Marcuse accepte sans réserves cette assimilation entre répression
et réalité dans la société capitaliste.
Mais le seul et unique point de la théorie freudienne qu’il
récuse, c’est que ce " principe de réalité
" soit inéluctablement répressif. Freud affirme
avec insistance que la civilisation est nécessairement répressive
et que si elle ne l’était pas, elle ne serait pas civilisée.
Pour Marcuse au contraire, le " principe de réalité
" pourrait fort bien, dans un système économique
et politique différent, ne plus être répressif.
La mécanisation du travail permettant théoriquement
à l’humanité de se libérer des tâches
aliénantes, le " principe de réalité "
pourrait cesser de s’opposer au " principe de plaisir
" et même le satisfaire. Marcuse ne cherche en rien à
dissimuler le caractère utopique d’une telle hypothèse.
Mais pour lui cette seule possibilité, même ténue,
associée à la démonstration que fait la psychanalyse
du caractère répressif de la civilisation, confère
aux théories freudiennes un caractère hautement subversif.
Pourtant, ce caractère hautement subversif est toujours
passé inaperçu et Marcuse se fixe pour objectif de
le faire sortir de l’ombre. Selon lui, Freud l’occulte
en raison de ses opinions politiques personnelles, lui interdisant
de croire aux idéaux humanitaires du socialisme.
Après la mort de Freud, Marcuse accuse le " révisionnisme
néo-freudien " d’avoir gommé ce caractère
subversif de la psychanalyse au moment où il aurait pu devenir
évident.
Pour lui, ce révisionnisme se divise en trois branches :
à gauche de l’échiquier politique, une aile
représentée par Wilhelm Reich, à droite une
aile représentée par Carl Gustav Jung, et au centre
une aile représentée par Karen Horney, Erich Fromm
et l’école culturaliste. Il écarte rapidement
Jung pour son " mysticisme obscurantiste ", puis Reich
pour son " primitivisme radical qui annonce les manies fantastiques
et débridées du Reich des dernières années
", pour ne s’intéresser qu’aux thèses
de Horney, Fromm et de l’école culturaliste. Notons
au passage que l’école culturaliste se situe en réalité
plus à gauche qu’à droite.
Cette école considère que la culture peut modeler
la personnalité humaine quasiment à son gré.
Ainsi modifiée, la théorie freudienne perd évidemment
aux yeux de Marcuse toute sa valeur subversive : la psychanalyse
ne peut plus démontrer que les tendances innées de
la personnalité sont réprimées par le conditionnement
social puisque toute tendance innée est niée. Les
seules tendances de la personnalité reconnues par les culturalistes
sont celles ayant été inculquées à l’individu
par son conditionnement. Il devient donc difficile de soutenir,
comme le fait Freud, que la civilisation exerce un effet répressif
sur l’individu.
Ce n’est donc pas à Freud que Marcuse adresse ses
critiques : c’est aux écoles psychanalytiques lui ayant
succédé.
Pour Marcuse, le héros freudien reste donc intouchable.
Comme Juliet Mitchell, comme Reich d’une certaine façon,
il reste persuadé que Freud a établi les fondements
de la libération psychologique et que ses successeurs les
ont sapés.
Marcuse est tellement aveuglé par le mythe du héros
freudien que les aspects répressifs et culpabilisants de
la théorie psychanalytique lui échappent. Il commente
sans la moindre réserve le fait que dans son énoncé
du " principe de réalité " Freud réduit
la réalité toute entière à la loi du
père, la loi patriarcale. Bien qu’il se montre constamment
soucieux de traquer l’histoire de la répression, Marcuse
demeure de marbre face à celle des femmes (position sur laquelle
il évoluera tardivement en 1974) et des enfants. Il n’hésite
pas à emboîter le pas de Freud écrivant l’histoire
au masculin, diabolisant les femmes tentatrices ou les réduisant
à des biens de consommation sexuelle. Marcuse considère
même comme une " réussite " le triomphe du
despotisme paternel dans l’Œdipe, puisqu’il assure
au fils la survie et lui promet l’opportunité d’accéder
un jour au fauteuil du patriarche. Freud proclamant l’autorité
paternelle " biologiquement justifiée " ne heurte
pas davantage Marcuse que lorsqu’il postule une culpabilité
inhérente à l’enfance et à la sexualité
toute entière avec ses " pulsions prégénitales
perverses. "
Le reproche qu’adresse Marcuse aux culturalistes est pertinent.
Cependant il ne perçoit qu’un seul des aspects répressifs
de la théorie freudienne : celui de l’opposition entre
plaisir et réalité. Reich et Marcuse adoptent parfois
des positions antipatriarcales, mais au fond d’eux ils restent
tous deux des patriarches aveugles sur l’aliénation
imposée aux femmes et aux enfants. Marcuse est, comme Reich,
heurté par le fait que le plaisir s’oppose à
la réalité, mais que cette réalité se
confonde avec la loi patriarcale ne trouble en rien sa sérénité.
Il suffit selon lui de réformer cette loi afin de la rendre
encore plus favorable aux hommes en levant certains interdits sexuels
et tout ira pour le mieux. Et l’idée que la confrontation
de l’enfant avec la réalité ne soit pas constituée
uniquement par sa rencontre avec la loi du père, mais également
par des expériences effectuées de façon autonome,
ne l’effleure pas.
Cornélius Castoriadis
Cornélius Castoriadis est certainement le plus intéressant
des penseurs freudo-marxistes, même s’il n’est
possible de le classer dans cette catégorie qu’avant
sa rupture avec la théorie de Karl Marx.
Son plus grand mérite est probablement de soulever clairement
le problème – que même la pensée anarchiste
aborde rarement – posé par cette tendance universelle
à évacuer la responsabilité des choix de gestion
collective :
Les constitutions modernes commencent par des déclarations
des droits dont la première phrase est soit un credo théologique,
soit une analogie : " La Nature a ordonné que…
", ou " Dieu a ordonné que… ", ou "
Nous croyons que les hommes ont été créés
égaux " – cette dernière assertion étant
fausse, d’ailleurs : l’égalité est une
création des hommes agissant politiquement. Par comparaison,
les lois athéniennes recèlent un élément
d’une profondeur indépassable : elles commencent toujours
en disant : " Edoxe tè boulè kai tô dèmô
", " Il a semblé bon, ça a été
l’opinion bien pesée du Conseil et du peuple que…
", puis suit le texte de la loi. Cet exode est fantastique,
c’est vraiment la pierre angulaire de la démocratie.
Nous n’avons pas de science de ce qui est bon pour l’humanité,
et nous n’en aurons jamais. S’il y en avait une, ce
n’est pas la démocratie qu’il nous faudrait rechercher,
mais plutôt la tyrannie de celui qui possèderait cette
science. On essaierait de le trouver pour lui dire : " Bon,
tu vas gouverner puisque tu possèdes la science politique.
" C’est d’ailleurs ce que disent explicitement
Platon et beaucoup d’autres ; et ce que disaient aussi les
flatteurs de Staline : " Puisque tu connais l’histoire,
l’économie, la musique, la linguistique… Et vive
le secrétaire général ! " Or les Athéniens,
eux, disaient : " C’est l’opinion bien pesée
du Conseil et du peuple de décréter ceci… "
Castoriadis revient tout au long de son œuvre sur l’autonomisation
de l’individu. Il a l’immense mérite de poser
correctement le problème politique fondamental de ce qu’il
appelle ici un exode, une externalisation de la responsabilité
de nos choix. Il s’agit de notre empressement à ne
pas assumer ces choix en décrétant que nous n’en
sommes pas les auteurs, mais qu’ils relèvent de la
volonté divine, ou du " droit naturel ". Ce problème
politique soulevé par Castoriadis ne concerne pas la nature
des décisions politiques mais la façon de les prendre.
Il n’existe en effet pas de science absolue du bien et du
mal ailleurs que dans les systèmes de pensée totalitaires.
La seule façon équitable de prendre une décision
politique est donc de la confier aux personnes concernées,
en toute liberté, hors de toute référence à
tout dogme, et sans oublier les personnes indirectement concernées.
Comme l’écrit Castoriadis :
La philosophie n’est pas philosophie si elle n’exprime
pas une pensée autonome. Que signifie " autonome "
? Cela veut dire autonomos, " qui se donne à soi-même
sa loi ". En philosophie, c’est clair : se donner à
soi-même sa loi, cela veut dire qu’on pose des questions
et qu’on n’accepte aucune autorité. Pas même
l’autorité de sa propre pensée antérieure.
Cela implique, et toute la difficulté se trouve là,
que les personnes concernées deviennent capables de proclamer
par exemple : " nous, habitants de cette ville, avons décidé
que le port d’armes, les ventes d’armes et la chasse
sont interdits sur le territoire communal ". Et cela implique
que si une autorité tente de leur imposer une décision
les concernant et s’opposant à leur volonté,
ces habitants fassent respecter leur propre choix. Aucune autorité
ne peut résister à la détermination populaire,
malheureusement la population est rarement déterminée.
Là n’est pas le seul mérite de Castoriadis.
Il comprend également que ce sont nos névroses qui
créent en nous le besoin d’externaliser ces choix vers
une chefferie, un commandement. Ou de les évacuer vers une
entité abstraite comme un dogme, une éthique, une
morale, une religion ou le " droit naturel ", censés
connaître à la place de l’individu le juste choix
qui lui convient, la nature du bien et du mal pour lui et ses semblables.
Là où malheureusement la pensée de Castoriadis
perd en clarté, c’est lorsqu’il prétend
avoir recours à la psychanalyse pour résoudre ces
névroses et réaliser l’individu autonome :
C’est cet individu autonome qui est la fin, (au sens de
la finalité, de la terminaison) du processus psychanalytique.
La psychanalyse apprend, selon Castoriadis, à filtrer
ses pulsions et agir avec discernement :
Une psychanalyse implique que l’individu, moyennant le processus
psychanalytique, est amené à pénétrer
cette barrière de l’inconscient, à explorer
autant que possible cet inconscient, à filtrer ses pulsions
inconscientes et à ne pas agir sans réflexion et délibération.
Le point faible de sa pensée se trouve là : ses explications
sur la capacité de la psychanalyse à rendre l’individu
autonome sont moins claires que le reste de son œuvre.
Ce que Castoriadis ne dit pas en effet, c’est que notre incapacité
à assumer nos choix fondamentaux – qui nous conduit
à les externaliser – nous vient de notre culpabilité
à l’égard de notre propre désir. Un individu
inconsciemment persuadé de sa propre perversion, éprouvant
pour elle de la culpabilité, ne peut proclamer sa volonté
comme fondement légitime d’une décision le concernant,
car il croit sa volonté entachée de perversité.
Si la psychanalyse nous aidait à comprendre que la culpabilisation
de notre désir nous interdit d’assumer nos responsabilités,
elle jouerait pleinement son rôle d’émancipateur
politique comme l’affirme Castoriadis, malheureusement ce
n’est pas le cas. La théorie freudienne est culpabilisante,
elle postule une perversité innée et universelle,
reflet non seulement de l’héritage judéo-chrétien
laïcisé par Freud, mais également de la misanthropie
dont il ne se cache pas. Selon Richard Webster :
Dans une lettre à Lou Andreas-Salomé, Freud fit
même la confession explicite qu’un de ses pires traits
de caractère était " une certaine indifférence
au monde… En mon tréfonds, je ne puis m’empêcher
de penser que mes compagnons humains, à quelques exceptions
près, ne valent rien. "
Castoriadis reprend à son compte ce postulat d’une
perversité innée et universelle :
Nous naissons, par exemple, comme monades psychiques, qui se vivent
dans la toute-puissance, qui ne connaissent pas de limites, ou ne
reconnaissent pas de limites à la satisfaction de leurs désirs,
devant lesquels, si l’autre est un obstacle, il doit disparaître.
Castoriadis ne peut donc pas réellement étayer sa
thèse sur la capacité de la psychanalyse à
proclamer le désir comme fondement légitime de l’action,
à poser une volonté devant un acte comme fondement
de l’acte :
Le désir, comme tel, ne saurait être une force sociale
; pour qu’il le devienne, il faut qu’il cesse d’être
du désir, qu’il se métabolise. Si l’on
parle du désir au vrai sens du terme, le désir inconscient,
c’est évidemment un monstre, anti-social et même
a-social. Première description, superficielle : je désire
cela, je le prends. Je désire untel ou unetelle, je le ou
la prends. Je déteste untel, je le tue. Le " règne
du désir " ce serait cela. Mais c’est encore superficiel,
car ce " désir " est déjà immensément
" civilisé ", médiatisé par une reconnaissance
de la réalité, etc. (…) Contre les absurdités
des chantres du désir depuis vingt ans, on voit immédiatement
que le désir c’est la mort, pas seulement des autres,
mais d’abord de son propre sujet. Mais le désir lui-même
n’est que le premier éclatement de la monade psychique
(…) complètement fermé sur lui-même. De
cette monade dérivent les traits décisifs de l’inconscient
(…) Ces traits rendent évidemment radicalement inapte
à la vie l’être qui les porte.
Le désir lui inspire l’horreur. À Daniel Mermet
qui lui évoque le titre d’un livre de Raoul Vaneigem,
Nous qui désirons sans fin, Castoriadis répond : "
Nous qui délirons ? Oh ça oui ! Nous qui délirons
! " Puis il se lance dans une tirade très freudienne
sur le fantasme de toute-puissance du nourrisson et la nécessité
de limiter le désir. Or si ce n’est pas sur son élan,
son désir, sa volonté que l’individu fonde ses
choix autonomes, sur quoi les fondera-t-il ?
Castoriadis répond que c’est " l’imagination
radicale du sujet humain singulier " qui crée les institutions
permettant la vie. L’imagination du sujet humain, pas son
désir. Mais pourquoi le sujet imaginerait-il, puis instituerait-il
quelque chose qu’il ne désire pas ? Lorsque les congés
payés, l’assurance vieillesse, l’assurance maladie,
l’éducation nationale ou même la police sont
institués, ils sont ardemment désirés par leurs
promoteurs. C’est le premier illogisme de la pensée
de Castoriadis.
Mais il prétend en outre que c’est la socialisation
qui rend l’individu apte à la vie, malgré la
direction mortifère prise par son désir, et que cette
socialisation contredit de front ses exigences les plus élémentaires.
Ce serait donc la socialisation, c’est-à-dire la confrontation
de cet être – selon ses propres termes monstrueux et
inapte à la vie – avec ses semblables, également
monstrueux et inaptes, qui rendrait l’individu vertueux. Cette
logique est absurde : en vertu de quoi une confrontation désespérante
avec des individus monstrueux et inaptes, ne cherchant qu’à
nuire, nous inciterait-elle à vivre une vie vertueuse que
nous ne désirerions pas et à construire une société
vertueuse que personne ne désirerait ? Cette thèse
ne résiste à aucune analyse.
En réalité, la socialisation s’effectue dans
l’amour des parents pour leur enfant et c’est cet amour
réciproque qui permet à l’enfant de se construire.
Sans cette capacité innée, universelle et spontanée
à aimer et à coopérer, aucune société
ne peut se construire. Un certain degré de maltraitance infantile,
qui n’empêche pourtant ni les soins ni l’alimentation
de l’enfant, suffit déjà à construire
des sociétés violentes, génocidaires, délinquantes
et totalitaires. Lloyd de Mause, Alice Miller, Glenn Davis, Adorno,
Frenkel-Brunswik, Levinson et Sanford, et Emmanuel Todd l’ont
suffisamment démontré.
La confrontation avec la pègre n’a jamais rendu vertueux.
Rassemblez des individus inaptes à la vie parce qu’incapables
de se prendre en charge, habités de désirs de meurtres
et de viols, ils vont se dépouiller et s’entre-tuer,
ne prendront pas en charge leur destinée commune et mourront
dans un bain de sang. S’ils ne le font pas, c’est qu’à
l’évidence ils sont animés d’un désir
de cohabitation pacifique, de communication et de négociation.
Il n’est déjà pas toujours facile à des
personnes s’aimant et se comprenant de vivre ensemble, mais
lorsqu’elles ne connaissent que des désirs de viol
et de meurtre et qu’elles sont de surcroît inaptes à
se prendre en charge, leurs chances de cohabiter dans une paix même
précaire disparaissent définitivement.
La pensée de Castoriadis, pourtant riche et féconde,
bute sur ce point aveugle pour lui, en raison de sa croyance indéfectible
au dogme freudien de la perversité innée et universelle
du désir humain. Il ne semble pas le voir, mais cette croyance
dogmatique mine sa thèse sur l’autonomie. Sa logique
absurde d’individus haineux et inaptes qui construisent néanmoins
une société viable s’opposant à leurs
désirs les plus élémentaires, ne s’explique
que si elle s’inscrit dans la croyance inavouée que
quelque chose d’étranger à l’individu,
et présent dans l’institution, le rend vertueux. Quelque
chose qui ne peut avoir été mis en place par cette
pègre inapte à la vie, quelque chose comme la loi
divine dictée à Moïse sur le Mont Sinaï.
Castoriadis ne parvient pas à se l’avouer, mais sa
foi dans le dogme freudien d’une nature humaine fondamentalement
perverse et même handicapée le pousse lui aussi à
externaliser le fondement des institutions et des actes humains.
Castoriadis écrit à propos des théories
sur la naissance des institutions :
Elles ne résistent pas au moindre examen, qu’il s’agisse
de Freud dans Totem et Tabou, de Hobbes, ou de n’importe qui
d’autre. La plupart de ces théories présupposent
que ceux qui créent ces institutions sont des êtres
humains déjà hominisés. Elles refusent de voir
que chacun de ces êtres est d’abord et avant tout une
psyché et que chacune de ces psychés vit dans la mégalomanie,
dans la toute-puissance fantastique et ne tend à accomplir
que son désir, pour lequel tout obstacle est à éliminer.
Castoriadis ne se départira jamais de son angoisse freudienne
face au désir et au soi-disant fantasme de toute-puissance
du nourrisson. Il y a quelque chose d’incompréhensible
dans sa pensée : si l’individu autonome ne fonde pas
son action sur sa propre volonté d’agir et de coopérer,
sur quoi peut-il bien la fonder ? Castoriadis construit un discours
au départ très pertinent sur l’autonomisation
de l’individu devenant l’auteur de ses actes, tout en
écartant totalement la volonté d’agir comme
fondement de l’acte. De quelle autonomie serait capable un
individu impuissant à poser sa volonté comme fondement
de son acte ?
Ma thèse est inverse : le désir d’agir n’est
pas un danger menaçant l’humanité. Lorsque l’être
humain ne se contente pas de réagir par peur mais qu’il
agit pleinement et passionnément, son désir est sa
seule motivation, le seul fondement de son acte. Sans espoir et
sans désir, l’humain comme l’animal n’agit
plus et se laisse dépérir.
Psychanalyse et politique
Bien que le mouvement Psychanalyse et politique ne s’apparente
que partiellement au courant freudo-marxiste, il est intéressant
d’évoquer brièvement son rôle dans le
féminisme français, comme autre exemple d’échec
d’un mouvement politique se voulant émancipateur, en
raison de son enracinement psychanalytique.
La psychanalyse joua en effet en France un rôle important
et très ambigu, par l’intermédiaire du groupe
Psychanalyse et politique, dans l’histoire du féminisme.
Ce groupe est fondé en octobre 1968 par la psychanalyste
Antoinette Fouque, elle-même analysée par Jacques Lacan.
Jusqu’à la création, en 1974, de la maison d’éditions
Des femmes par les membres du groupe, qui les obligera à
rendre leurs réunions plus productives, Psychanalyse et politique
se réunit pour discuter beaucoup plus que pour agir (contrairement
aux autres groupes de la mouvance féministe). Leurs discussions
se donnent pour objectif de développer, modifier ou compléter
les théories freudiennes et lacaniennes pour les rendre aptes
à décrire la réalité de l’inconscient
féminin. La pratique de l’analyse et l’adoption
du langage lacanien sont indispensables pour se maintenir dans le
groupe. Les éditions Des Femmes traduisent et publient en
1975 le très freudien Psychanalyse et féminisme de
Juliet Mitchell en 1975.
Psychanalyse et politique (ou Psychepo) laisse peu traces écrites
de ses développements théoriques, qui sont néanmoins
repris par Luce Irigaray, ce que le groupe lui reprochera vivement,
ainsi que par Hélène Cixous.
Le groupe se désintéresse des problèmes de
l’insatisfaction sexuelle féminine pour ne considérer
que l’utérus : la jouissance féminine est finalement
ramenée à la maternité, ce qui convient parfaitement
au patriarcat.
En outre, le comportement de Psychanalyse et politique au sein
du mouvement féministe ne se distingue guère que par
son ambiguïté, son inefficacité et son agressivité
à l’égard des autres tendances. Psychepo se
désolidarise du féminisme en refusant le qualificatif
de féministe, ce qui ne l’empêche pas d’être
présent dans la presse et les manifestations féministes,
ni surtout de confisquer le sigle MLF en 1979 en le déposant
comme marque à l’Institut National de la Propriété
Industrielle. Ce sigle, inventé par la presse et non par
les féministes désigne, jusqu’à sa confiscation,
toute la mouvance féministe et il est utilisé par
tous les groupes de cette tendance depuis plusieurs années.
Ce geste est alors universellement reconnu comme usurpateur.
Avec le recul, le résultat de l’action de Psychepo
est perceptible dans l’image laissée par le féminisme
français aux États-Unis et représentée
par Hélène Cixous, Luce Irigaray et Julia Kristeva.
Cette image est celle d’un féminisme abscons, dépolitisé
et essentialiste, qui met l’accent sur la maternité
et glorifie finalement le rôle traditionnel féminin.
Rien de subversif à cela bien entendu, par opposition au
féminisme politique radical de Christine Delphy et de Monique
Wittig par exemple, que le retentissement de l’action commerciale
de la maison d’édition Des femmes parvient à
éclipser .
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