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Pierre Fraser - Sociologue / Université Laval
Surveillance et neutralisation du danger
le 14 octobre 2012
Pierre Fraser - Sociologue / Université Laval
Grève étudiante, technologies mobiles, médias sociaux et système de surveillance panoptique préemptif
le 12 mai 2012


Origine : https://pierre-fraser.com/2012/10/14/surveillance-et-neutralisation-du-danger/

Ce dont il est question ici, c’est de la surveillance, l’une des multiples manifestations du mythe de la neutralisation du danger et qui se traduit par la domestication de l’incertitude. On peut définir la surveillance comme étant le « processus consistant à surveiller, enregistrer, évaluer, traiter et contrôler le comportement des gens, des objets et des événements dans le but de gouverner l’activité humaine (Jenness, Smith, Stephen-Norris, 2007 : vii ; notre traduction). »

Plusieurs auteurs ont contribué à l’analyse de la question de la surveillance, depuis Karl Marx, Max Weber et Georg Simmel jusqu’à Erving Goffman, Zygmunt Bauman et Michel Foucault dont les travaux ont probablement suscité, jusqu’à ce jour, la plus significative réflexion. Comme le dira Foucault dans son introduction au panopticon (système de surveillance où une personne ou un système automatisé en surveille plusieurs), il s’agit là de « l’esquisse géométrique d’une société rationnelle (Bentham, Foucault, Perrot, 1977 : 169) » et le véritable « effet du Panopticon c’est d’être tel que, même lorsqu’il n’y a personne, l’individu dans sa cellule non seulement se croie mais se sache observé, qu’il ait l’expérience constante d’être dans un état de visibilité pour le regard (Bentham, Foucault, Perrot, 1977 : 173). Dans la foulée des technologies numériques de surveillance, il y a aussi le synopticon (Lyons, 2003 : 19) où plusieurs personnes surveillent quelques personnes seulement. Ces deux notions, panopticon et synopticon, sont désormais les deux pôles de la surveillance qui s’exerce dans nos sociétés.

D’un strict point de vue ontologique, le substrat sur lequel se construit l’épistémologie de la surveillance est le corps, « un objet à surveiller, à évaluer et à manipuler (Staples, 2000 : ix ; notre traduction). » Le but est de maximiser le pouvoir et ses effets dans une surveillance absolue sur chaque individu, sur chaque corps. Du point de vue épistémologique, la surveillance, telle qu’elle se pratique aujourd’hui, représente un changement de paradigme par rapport à la société de la discipline proposée par Michel Foucault.

D’une société de la discipline fondée sur une logique bureaucratique, il y a aujourd’hui le passage vers une société du contrôle fondée sur la logique du logiciel en mesure de traquer le moindre mouvement et comportement des individus.

Ce qui construisait à la fois la personnalité et le comportement des individus dans une société de la discipline est en pleine restructuration. Ce qui est désormais exigé, autant de la part des individus que des structures en place, c’est la transparence, l’imputabilité, la confiance et une bonne gouvernance. Ce qu’il faut ici considérer, c’est que toutes ces valeurs prétendent servir le public. Et c’est là que s’ancre l’épistémologie de la surveillance, dans les valeurs proposées par une société du contrôle fondée sur la logique du logiciel dont le panopticon et le synopticon se complètent dans une utilisation concurrente.

« La surveillance est une propriété de la modernité (Haggerty, Ericson, 2006 : 4 ; notre traduction). » Elle joue à deux niveaux : d’une part, le niveau micro où les individus sont triés, catégorisés et traités selon leur profil ainsi constitué, d’autre part, le niveau macro, où certaines structures sociales sont mises en place, institutionnalisées et parfois remises en cause et transformées. Comme le souligne Monahan, « depuis les technologies biométriques déployées dans les aéroports et aux frontières, en passant par la vidéo de surveillance dans les écoles, jusqu’aux puces RFID dans les hôpitaux et les cartes à bande magnétique des banques alimentaires, les technologies de surveillance s’intègrent dans tous les aspects de la vie moderne, mais avec des effets variés en fonction des populations concernées (Monahan, 2006 : 10 ; notre traduction). » En fait, ce que l’on constate, c’est que la surveillance lourde s’adresse surtout à ceux qui sont économiquement moins favorisés, donc plus institutionnalisés, alors que la surveillance légère contribue non seulement à faciliter la vie de la classe moyenne et des mieux nantis, mais aussi à réguler leurs comportements. C’est ce que Goffman considérait comme du people-processing. Dans un contexte où prolifèrent une multitude de technologies numériques de surveillance, le people-processing piste nos déplacements, nos commentaires et nos clics sur Internet, nos transactions financières, notre crédit et nos échanges avec le gouvernement, sans pour autant contraindre notre mobilité ou nos agissements. Par contre, il faut prendre en considération que, bien que la surveillance légère ne contraint pas notre mobilité et qu’elle favorise nos échanges, elle permet tout de même d’identifier tout individu pouvant commettre un acte délictuel.

Dans une telle perspective, l’application de la surveillance, telle qu’elle se présente dans les sociétés occidentales, subit actuellement un double mouvement de désintermédiation : 1° on automatise de plus en plus, par le truchement de systèmes intelligents, certaines activités de surveillance et de prévention ; 2° l’individu, disposant également de plus en plus de technologies intelligentes, devient lui-même justicier sur deux fronts : la dénonciation de ses pairs et la dénonciation des comportements des forces de l’ordre.

En conclusion, nous sommes passés d’une société de la discipline fondée sur la logique de la bureaucratie, telle que l’envisageait Michel Foucault, à une société du contrôle fondée sur la logique du logiciel où le mode panopticon et le mode synopticon complètent une surveillance globale et discrète appuyée par des technologies numériques protéiformes.

Bibliographie

Bentham, J., Foucault, M., Perrot, J. (1977), Le panoptique : précédé de L’oeil du pouvoir, entretien avec Michel Foucault, Paris : Belfond, coll. L’Échappée.

Haggerty, K.D., Ericson, R.V. (2006), The New Politics of Surveillance and Visibility, Toronto : University of Toronto Press.

Jenness, V., Smith, D.A., Stephen-Norris, J. (2007), Taking a Look at Surveillance Studies, Americal Sociological Association : Contemporary Sociology, March, Vol. 36-2.

Lyons, D. (2003), Survellience after 9/11, Cambridge : Polity Press.

Monahan, T. (2006), The New Politics and Security : Technological Politics and Power in Everyday Life, New York, Routledge.

Staples, W.G. (2000), Everyday Surveillance : Vigilance and Visibility in Postmodern Life, Lanham, MD : Rowman and Littlefield.



Pierre Fraser
Sociologue / Université Laval
Grève étudiante, technologies mobiles, médias sociaux et système de surveillance panoptique préemptif
le 12 mai 2012

Origine : http://pierre-fraser.com/2012/05/12/greve-etudiante-technologies-mobiles-medias-sociaux-et-systeme-de-surveillance-panoptique-preemptif/

Le cas de figure de la grève étudiante qui sévit au Québec (printemps 2012) est intéressant à plus d’un égard en ce qui concerne le système de surveillance panoptique préemptif que la société civile a mis en place : caméras de surveillance publiques et privées, ainsi que technologies mobiles dont disposent les individus. C’est-à-dire que, l’individu sachant qu’il peut à tous moments être observé et filmé (panoptique ; principe de la tour de guet d’une prison), il y a impact psychologique préemptif. En fait, le pouvoir de ce régime de surveillance réside dans une démarche tout à fait paradoxale : il donne l’impression d’une surveillance continue alors qu’il est dans une utilisation discontinue. En un mot, il est impossible de savoir qui filme ou photographie en l’absence de caméras de surveillance publiques ou privées, mais on a cette « certitude » que quelqu’un est en train de le faire ou peut le faire.

Depuis quelques mois déjà, je travaille sur le mythe de la neutralisation du danger qui traverse à la fois horizontalement et verticalement notre société. Nous avons développé une telle aversion à la variabilité et à l’incertitude que nous cherchons par tous les moyens à les neutraliser à la source. En ce sens, manifestants et casseurs qui ont été filmés par l’intermédiaire des technologies mobiles, tout comme ceux qui ont déposé des bombes fumigènes dans le métro de Montréal et qui se sont retrouvés en moins de temps qu’il ne le faut pour le dire sur toutes les plateformes Internet, sont les « victimes » de ce système de surveillance panoptique préemptif mis en place par la société civile. On assiste ici à une fantastique désintermédiation de la justice par technologies mobiles et médias sociaux interposés. Le travail d’identification et d’investigation qui relevait auparavant des forces de l’ordre et de la justice est aujourd’hui transféré et assumé en partie par la société civile. Voici donc les réflexions que je posais il y a quelques mois à ce sujet.

Le 3 mars 1991, à Los Angeles, un vidéaste amateur, George Holiday, filme une intervention policière brutale : « après 56 coups de bâton et six coups de pieds, cinq ou six policiers maîtrisent et menottent Rodney King [1] ». Le 14 juin 2011, à Vancouver, l’équipe de hockey locale, les Canucks, perd la coupe Stanley au profit des Bruins de Boston : des casseurs prennent alors d’assaut le centre-ville. « L’émeute […] fait l’objet d’une forte réprobation du public, et plusieurs casseurs [sont] identifiés par des amis et des connaissances dans des photos publiées sur divers sites web. Dans certains cas, les adresses et les informations personnelles sont devenues accessibles à tous [2] ». En août 2011, des émeutiers saccagent Londres et d’autres villes. « Les appels à la délation des casseurs rencontrent avec logique un fort succès sur Internet, qu’ils soient initiés par la police londonienne ou qu’ils découlent d’initiatives populaires ou des médias, dont certains, comme ‘The Sun’, qui invitent carrément leurs lecteurs à "attraper un crétin" [3]». Les technologies numériques, ici, auront deux impacts bien distincts :

En 1991, les technologies pour filmer un événement comme celui du tabassage de Rodney King ne possédaient ni la convivialité ni la mobilité des téléphones portables d’aujourd’hui, mais déjà, l’individu avait la capacité d’être un potentiel dénonciateur des interventions des forces de l’ordre. Les technologies numériques, quant à elles, ont fourni à chaque individu la capacité d’être à la fois un collaborateur de la justice tout comme d’être un dénonciateur des actions de la justice. Conséquemment, dans certaines circonstances, aujourd’hui, l’individu n’est plus seulement une personne qui aide les enquêteurs (représentants de la justice), il devient lui-même l’enquêteur (hors de la justice), et étale parfois au grand jour sur le Web des données personnelles qui relèvent de la vie privée, ce que les forces de l’ordre (représentants de la justice) ne font pas. Alors que les enquêteurs amassent les preuves nécessaires pour éventuellement inculper un individu, l’individu justicier fait, quant à lui, d’une simple photographie ou vidéo, une preuve de culpabilité. Il s’agit là d’une remise en question importante des valeurs en place, car l’individu « numériquement capturé » bénéficie plus ou moins de la présomption d’innocence.

La quasi-ubiquité des systèmes de surveillance (caméras publiques et téléphones portables des individus), quant à elle, a conduit à la mise en place d’un régime de surveillance panoptique préemptif. Étant donné que l’individu sait qu’il peut à tous moments être observé et filmé (panoptique), il y a impact psychologique préemptif. En fait, le pouvoir de ce régime de surveillance réside dans une démarche tout à fait paradoxale : il donne l’impression d’une surveillance continue alors qu’il est dans une utilisation discontinue. L’individu y pense à donc deux fois avant de commettre un délit.

Par exemple, dans un aéroport truffé de caméras reliées à des logiciels de reconnaissance faciale qui scrutent, balayent et épient les moindres mouvements de chaque individu, ce dernier est constamment dans l’obligation d’être un individu qui n’a rien à cacher. C’est l’endroit où l’on attend de chaque individu l’ultime transparence. Dans ce contexte, la transparence n’est pas seulement une question d’attitude, c’est aussi une question de bonheur, car si l’individu est transparent, on n’a rien à craindre de lui. Les tenants de ces systèmes de surveillance émettent le postulat que, là où se manifeste la transparence, se manifeste la paix et la sécurité : elle est une posture imposée à l’individu par les technologies numériques qui l’obligent à être transparent et limpide dans l’espace public et privé [4]. Le corollaire inévitable de ce postulat, c’est que, tout ce qui ne veut pas se dévoiler cherche forcément à se cacher et doit être forcément tenu pour suspect.

D’un point de vue strictement juridique, la transparence est un glissement depuis le post-crime vers le pré-crime. Il ne s’agit pas de savoir si l’individu a intentionnellement commis un crime quelconque, mais bien d’éradiquer l’intention éventuelle de commettre un crime quelconque. C’est un peu comme si on mettait en place les conditions nécessaires pour une société de la clairvoyance [5]. D’ailleurs, des technologies sont déjà à l’essai pour analyser à distance le niveau de sudation des individus dans une foule [6], d’autres pour analyser les infimes mouvements musculaires du visage [7] qui pourraient trahir une mauvaise intention, ainsi que la gestion de l’identification par le balayage de l’iris [8] à plus de 10 mètres, même si la personne est en mouvement. La transparence est donc exigée de la part de chaque individu ; elle devient une valeur sociale.

Pierre Fraser, 2012
doctorant en sociologie
Université Laval

[1] Report of the Independent Commission on the Los Angeles Police Department, The Rodney King Beating, p.7, 1991, http://bit.ly/k5QHDv.

[2] DREWS Keven, Émeutes de Vancouver : une enquête indépendante est ouverte, La Presse Canadienne, 20 juin 2011, http://bit.ly/lFkPsm.

[3] Le Monde, À Londres, citoyens et médias se substituent aux autorités, 10 août 2011, http://bit.ly/pjloTE.

[4] Norbert Elias suggérait que « la constitution d’une sphère privée d’existence, soustraite aux règles qui gouvernent les conduites publiques, devient le refuge de l’intimité, partant le lieu privilégié d’inscription de la singularité du sujet. » (ELIAS Norbert, La société des individus, traduit de l’allemand par Jeanne Étoré, Fayard, 1991, p. 19.) En fait, les technologies numériques sont en passe de modifier ce lieu privilégié d’inscription de la singularité du sujet par la transparence exigée de tous et devenue valeur sociale.

[5] DICK Philipp K., Minority Report, Kensington Publishing Group, New York, 2002, 380 p.

[6] SINGER P. W., Wired for War — The Robotic Revolution in the Twenty First Century, Penguin Group, New York, 2009, 499 p.

[7] Ibidem.

[8] CARTER Samuel Jeff, Advanced Iris Identity Management Solutions, http://www.eyelock.com/.