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Le “commun” : un principe au cœur des mouvements sociaux
30/04/2014

Origine : http://www.lesinrocks.com/2014/04/30/actualite/politique/commun-notion-au-coeur-mouvements-sociaux-11501364/

Un projet révolutionnaire est-il possible aujourd’hui ? le philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian laval en voient les prémices dans un principe qu’on retrouve dans les luttes sociales du monde entier, d’Istanbul à New York : le commun.

Les mouvements sociaux apparus à l’échelle du monde depuis le début des années 2000 ont remis l’idée du “commun” au cœur des luttes politiques alternatives. En partant de ce foisonnement militant, le philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian Laval prolongent leur critique du néolibéralisme en définissant une nouvelle pensée du commun. Un exercice d’imagination politique salutaire, invitant au dépassement du capitalisme et à la réappropriation collective des biens et services.

Le “commun” devient depuis quelques années un motif commun à des pratiques politiques alternatives, observez-vous. Comment définir cette aspiration nouvelle, cette exigence d’un horizon politique reconfiguré ?

Pierre Dardot  – Ce qui est en cause, c’est le principe de l’obligation politique. L’exigence, c’est de poser comme principe qu’il ne peut y avoir d’obligation qu’entre ceux qui prennent part à une même activité. Cela reprend à nouveaux frais une vieille question : qu’est-ce qui fonde une activité politique ? On a réfléchi à partir de l’émergence de mouvements sociaux à l’échelle mondiale, des mouvements diversifiés, sans connexion immédiate entre eux : on s’est rendu compte rapidement que ce principe-là était à l’œuvre, sans être forcément réfléchi. Ce qui nous a marqués particulièrement, ce sont les événements du parc Gezi à Istanbul (en juillet 2013, ce parc destiné à la destruction est devenu le cœur de la contestation du régime Erdogan – ndlr)  : cela nous a fait beaucoup réfléchir, car il y avait à la fois cette idée des communs, des espaces de vie urbain, ces espaces collectifs que les citoyens d’Istanbul voulaient préserver pour l’usage commun ; il y avait la volonté de confiscation du gouvernement avec la construction d’une mosquée, d’un supermarché.

Il y avait en même temps la référence à la Commune, c’est-à-dire à l’autogouvernement politique local. Cette articulation nous a semblé révélatrice et instructive. A partir de là, on a pu dégager le principe du commun. Le triptyque, ce serait donc : les communs ; la commune comme autogouvernement local ; et le commun comme principe politique qui permet d’articuler les deux.

Les événements d’Istanbul ont donc été un moment d’accélération dans votre réflexion ?

Christian Laval – Oui. Cela fait pas mal de temps qu’on réfléchit à l’alternative politique. On a entrepris de faire un diagnostic critique de l’état du monde à travers nos analyses du néolibéralisme. Il nous a semblé ainsi qu’il fallait partir des mouvements, des expériences les plus diverses pour réfléchir au type de principe politique, au mode d’organisation sociale, qui se dégageait de ces expériences diverses. Nous voulions abandonner la phase de déploration qui prétend qu’il n’y a pas d’alternative, qu’il n’y a pas de mots, de concepts pour penser l’après-capitalisme. Or, on est arrivé, je crois, à une période où dans les mouvements, comme au parc Gezi, des acteurs posent eux-mêmes les termes de l’alternative, à travers l’idée des communs et de la Commune. Les choses s’accélèrent un peu partout, en Amérique latine, en Espagne, en Italie.

Une autre raison politique, la raison du commun

Faut-il lire votre livre Commun comme un prolongement naturel de vos deux précédents essais, La Nouvelle Raison du monde* et Marx : prénom Karl ?

Pierre Dardot  – Il y a une cohérence évidente. Dans La Nouvelle Raison du monde, on avait pour objectif d’analyser la forme de rationalité qui prévalait à l’échelle mondiale dans le néolibéralisme. Dans le Marx, on voulait montrer qu’il y avait dans la réactualisation de sa pensée davantage un héritage de problèmes qu’un héritage de solutions. Commun est un livre plus personnel, qui nous engage pleinement puisqu’on appelle à promouvoir face à la nouvelle raison du monde une autre raison politique, la raison du commun.

Christian Laval – Tous nos livres s’achèvent sur l’idée du commun. C’était déjà le dernier mot de La Nouvelle Raison du monde.

Peut-on considérer le commun comme un concept marxiste ?

Christian Laval – Pas directement. Le commun est une très vieille tradition qui vient des Grecs anciens. On réinscrit Marx dans l’histoire du commun, plutôt qu’on en fait un concept de Marx. Marx a donné avec l’idée du communisme une certaine interprétation du commun et en a déduit un certain nombre de conclusions pratiques : le capital est producteur de formes de coopération, permet de penser un engendrement de la société supérieur. Mais il nous importait de penser que ce communisme avait pris la suite d’autres formes de communisme dans l’histoire. C’est pour cela qu’on a écrit une archéologie du commun.

Pierre Dardot – On remet en perspective le communisme par rapport au commun, qui le précède. On cherche à historiciser le communisme, qui s’élabore à partir de précédents.

En quoi l’œuvre de Toni Negri et Michael Hardt (Multitude, Empire, Commonwealth…) est une référence clé pour votre réflexion ?

Christian Laval – Hardt et Negri sont partis des pratiques, des mouvements. Leur réflexion a un ancrage dans le réel, très précieux. Contrairement à d’autres formes de pensée critique détachées de la réalité. On a partagé nos réflexions avec Negri durant deux ans et demi à travers un séminaire commun au Collège international de philosophie, “Du public au commun”. Ce que nous reconnaissons à Hardt et Negri, c’est d’avoir franchi le pas, conceptuellement important : passer des choses communes au concept du commun, comme principe politique, au singulier. Nous avons marqué nos distances, il est vrai, avec leur conception spontanéiste du commun, avec l’idée selon laquelle les formes de travail, les rapports sociaux engendreraient spontanément du commun qui serait exploité par du capital. Nous considérons que cette thèse est beaucoup trop optimiste.

Altermondialisme et environnement

Quels sont les deux axes politiques forts de ce principe du commun ?

Pierre Dardot – Quand le thème a émergé à la fin des années 90, deux préoccupations s’imposaient alors : la défense des services publics face à une grande réappropriation à l’échelle mondiale qui tendait à les remettre en cause ; ce fut la grande thématique de l’altermondialisme. Puis, il y eut en même temps la préoccupation environnementale ; les deux questions se sont nouées de manière pratique. Il n’y avait pas au début de jonction entre les communs publics et les communs naturels. C’est finalement devenu dans le mouvement lui-même ; les militants ont compris que c’était deux facettes du même ennemi, de la même offensive. Le capitalisme a contribué de lui-même à faire de la thématique du commun une thématique partagée. Les gens ont mesuré qu’ils faisaient face au même adversaire.

Tout s’est articulé de manière consciente au fil du temps. Mais au début, dans les années 90, ce n’était pas évident ; il y avait quelques articles comme ceux de Naomi Klein par exemple, qui parlaient de la défense des communs : un système remet en cause nos communs, il faut œuvrer à une résistance unifiée face à cette offensive. Avec un parallèle dont nous nous attachons à montrer qu’il est très discutable : le parallèle avec ce qui s’est passé dans les campagnes anglaises aux XVe et XVIe siècles, la remise en cause des terres communes, que les paysans utilisaient pour faire paître leurs bêtes, pour subsister. Cet usage collectif des communs a été remis en cause. Beaucoup de militants dans les années 1990, notamment dans le champ de l’internet, ont réfléchi par analogie, en contestant un mouvement d’appropriation comparable à celui qui s’était développé au XVe siècle.

Christian Laval – il y a eu une articulation entre un mouvement défensif contre l’appropriation et les désastres engendrés par les droits de propriété, et une prise de conscience du caractère positif de la collaboration par les nouvelles technologies. Il y a une réflexion sur les conditions institutionnelles pour qu’un commun de la connaissance puisse engendrer ses effets positifs. Second point important : la problématique du commun émerge sur la ruine des illusions étatistes. Pendant longtemps, le mouvement ouvrier s’est rallié à une ligne étatiste, confiant à l’Etat le rôle de protection, de solidarité. Le néolibéralisme a transformé le visage de l’Etat, sa fonction et sa forme ; de telle manière que l’invention du commun vient à une période précise de l’histoire, celle où l’Etat néolibéral montre à quel point la propriété d’Etat n’est absolument pas un moyen d’assurer le partage, la solidarité, la redistribution.

Notre livre arrive aussi logiquement après notre critique le néolibéralisme comme forme d’intervention étatique. D’où l’importance d’aller au-delà du partage privé-public dans le champ de l’Etat.

Un exercice d’imagination politique

En quoi le commun est le principe qui fonde tout le reste, selon vous ?

Pierre Dardot – On peut essayer d’imaginer une société qui serait fondée sur le principe du commun. On pose le commun comme principe politique, mais on s’astreint à un exercice auquel beaucoup avaient renoncé depuis les années 80 : un exercice d’imagination politique. On considère que c’est aujourd’hui essentiel. Il faut libérer l’imagination et envisager un autre horizon pour ne pas se laisser enfermer dans la réalité telle qu’elle a été construite politiquement pendant des décennies. A moins de démissionner complètement.

Ce qui nous semble important, c’est de comprendre en quoi ce principe politique, décisif pour les mouvements d’émancipation, pouvait aussi servir de principe pour la reconstruction de la société. Nos propositions politiques, à la fin du livre, visent à faire apercevoir une société qui serait organisée autour du principe du commun. Cela ne signifie pas du tout qu’il n’y aurait que le commun ; on n’envisage pas la suppression du marché ou de la propriété privée. C’est la question de la subordination de toutes les formes d’organisation sociale à ce principe qui importe. Avec ce que cela implique : pour la propriété privée, il est évident qu’il est difficile d’envisager qu’elle continue de prévaloir dans la forme juridique léguée par l’histoire, c’est-à-dire avec le fameux droit d’abuser, qu’on reconnaît au propriétaire privé qui dispose en toute souveraineté de la chose, y compris de la détruire.

Si le commun prévaut, cela signifie que des règles doivent prévaloir dans l’usage commun ; que ces règles doivent imposer aux usagers du commun de conserver le commun dans l’état où ils ont été amenés à le prendre en charge. C’est pour cela qu’on revient toujours à la question de l’obligation. Ce qui est cause, c’est la façon dont on peut régler collectivement un usage sans s’instituer en propriétaire. C’est un point fondamental. Dans beaucoup de mouvements sociaux, il y a toujours une question qui revient avec insistance, et qui n’est pas du tout la revendication de la propriété ; ces acteurs ne revendiquent pas la propriété. Ces mouvements revendiquent plutôt le droit d’usage contre la logique propriétaire, que ce soit la logique de la propriété d’Etat ou la logique de la propriété privée.

A cet égard, notre récent voyage en Italie a été révélateur : on a par exemple rencontré des acteurs qui occupaient le Teatro Valle à Rome, qui ont exactement le même vocabulaire. Ils ne demandent pas à être les propriétaires du théâtre mais demandent le droit d’usage. Une société où le principe du commun prévaudrait, c’est donc une société dans laquelle la coproduction par les acteurs des règles de l’usage commun serait l’élément prioritaire.

Christian Laval – ce qui ne va pas sans le développement des formes démocratiques qui accompagnent ces droits d’usages collectifs. En fait, quand on dit que tout doit être organisé à partir du commun, on veut dire par là que tous les secteurs de l’activité économique doivent en tant que coproduction des biens et des services être organisés sur des principes démocratiques. Nous renouons, me semble-t-il, avec les brèches ouvertes dès le XIXe siècle, avec cette domination absolue de la propriété privée. Ce despotisme a été mis en question par les socialistes et les pratiques d’association. Nous retrouvons des aspirations anciennes, des luttes qui nouent l’activité de production et la production d’institutions.

L’économiste américaine Elinor Ostrom a joué dans l’idée du commun un rôle important ; contre ceux qui pensaient que seuls le marché ou l’Etat pouvaient produire des biens et services, elle a montré que des pratiques durables dans le temps fonctionnaient selon des principes démocratiques. C’est une mise en question d’un certain naturalisme économique qui consiste à dire qu’il y a des biens qui sont réservés au marché, des biens réservés à la production publique et des biens par nature communs ; en réalité, ce qu’elle montre, c’est que beaucoup d’activités diverses peuvent être organisées selon le principe du commun.

En quoi subissons-nous encore ce que vous appelez la tragédie du « non commun » ?

Pierre Dardot  –  Le non-commun signifie que la part du commun n’est pas suffisamment reconnue. Sur le plan des questions brûlantes qui se posent à l’humanité, on est dans une impasse ; mais en même temps, sur le plan stratégique, quelque chose s’est ouvert. Ce n’est peut-être pas une brèche, mais il y a une émergence publique de cette question du commun, que personne ne peut plus ignorer. La vraie question, c’est que la tragédie du non-commun ne pourra être surmontée qu’à partir du moment où on dépassera un hommage purement formel et rhétorique, pour afficher une prise en charge collective de ce destin de l’humanité. Il y a urgence.

La révolution comme réinstitution de la société

En quoi le commun forme un projet révolutionnaire ? Qu’est-ce que la révolution selon vous ?

Christian Laval – on parle de la grandeur de l’idée de révolution contre le détournement et la captation dont elle a fait l’objet par la pensée conservatrice et le marketing. On a même parlé de “révolution conservatrice”, sans craindre l’oxymore. Nous devons nous réapproprier l’idée de révolution, sans l’entendre comme un coup d’Etat, un putsch, la prise du palais d’hiver…, mais à la manière de Cornelius Castoriadis : comment une société se ressaisit de son destin et repense et refonde ses institutions centrales.

On est dans une période où il est temps de dire qu’il est possible d’envisager une sorte de condensation des forces anticapitalistes et des mouvements écologistes, dans cette préoccupation de réinstitution de la société. On ne se donne pas d’échéance, mais au fond, les désastres sociaux, écologiques, l’effondrement des démocraties parlementaires sur elles-mêmes, nous semblent indiquer qu’on va assez rapidement vers des moments très critiques.

Pierre Dardot – La révolution, c’est essentiel. Toute révolte, toute insurrection n’est pas forcément une révolution au sens où on l’entend à la suite de Castoriadis. Ce qui nous semble crucial, c’est la part reconnue à l’imaginaire social. L’idée qu’une société puisse instituer de nouvelles valeurs, ce que Castoriadis appelle des “nouvelles significations imaginaires”. Une révolution, pour nous, quelle qu’en soit la forme, c’est qu’il y ait un retour de la société sur elle-même : les anciennes valeurs ne peuvent plus avoir cours. Il faut en instituer de nouvelles, c’est le sens de la révolution. Ce noyau est important à transmettre.  Quels sont les foyers actuels où vous pensez que la révolution se prépare déjà ?

Christian Laval –  il y a plusieurs foyers assez dispersés, pas d’emblée connectés. C’est l’objet de notre travail de montrer le rapport qui existe entre ces multiples foyers. Il y a d’une part les expériences liées à internet, avec de nombreuses réflexions sur les communs, comme le logiciel libre, le wiki, les markers… Des pratiques accompagnées d’une vraie réflexion sur les conditions d’organisation de ces pratiques. En Amérique latine, on observe de nombreuses pratiques de luttes, comme en Argentine autour des coopératives, en Bolivie autour de l’eau, au Brésil autour des mouvements sans terre et des luttes urbaines… En Europe aussi, il se passe des choses, surtout en Italie.

Avec les Etats-Unis, l’Italie est un pays où la réflexion est la plus avancée, comme dans les centres sociaux autogérés. La société italienne s’est mobilisée autour de mouvements critiques, comme lors du référendum sur l’eau et les biens communs. Des comités de défense des biens communs se sont créés un peu partout. Et là encore, on retrouve la jonction de pratiques sociales et une réflexion juridique. Les juristes sont en première ligne pour tenter de faire entrer dans la constitution et le code civil des biens communs. En articulant des biens communs à des pratiques démocratiques, à des droits sociaux. Cela annonce une pensée nouvelle du commun.

Comment les partis politiques en France appréhendent votre travail ?

Pierre Dardot – force est de reconnaître que c’est timide. Il y a en France un poids de l’Etat tel que les partis inscrivent d’emblée leur réflexion à l’intérieur d’un cadre étatique et ont beaucoup de mal à envisager qu’on puisse articuler des pratiques de transformation de l’Etat et des pratiques politiques extérieures.

* La Nouvelle Raison du monde – Essai sur la société néolibérale (La Découverte, 2009)

Commun – Essai sur la révolution au XXIe siècle de Pierre Dardot et Christian Laval (La Découverte), 592 pages, 25 €

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La Commune, avenir d’un souvenir

Un magistral livre de l’historien Robert Tombs analyse la Commune de Paris. Un événement historique dont les mouvements sociaux actuels réactivent le souvenir. La Commune de Paris, de mars à mai 1871, incarne encore le modèle absolu de la révolution populaire dont Marx disait qu’elle était “un sphinx qui met l’entendement à rude épreuve”.

Au-delà de sa mythologie, entretenue par des générations d’historiens marxistes, l’histoire de la Commune est pourtant encore en mouvement, comme le démontre l’historien anglais Robert Tombs à travers une lecture précise et dépassionnée de l’événement. Son livre impressionnant multiplie les angles de réflexion pour saluer la force historique de l’événement tout en prenant garde de ne pas figer son image dans le formol révolutionnaire.

L’auteur se détache des récits linéaires et mécanistes qui pullulent sur le sujet, pour lui restituer sa vérité plus complète et complexe. Outre une révolte prolétarienne, la Commune fut une “sorte de jacquerie, d’abord patriotique”, rappelle-t-il, tout en laissant en suspens la fameuse question qui flotte autour de la Commune : fut-elle le crépuscule ou l’aurore des révolutions ? A observer aujourd’hui les multiples mouvements sociaux, il est possible de mesurer, que par-delà son éclipse après 1871, l’imaginaire de la Commune s’est réactivé. Et qui peut-dire qu’elle ne pourrait, de ce point de vue, incarner encore l’aurore d’une révolution possible ?

Paris, Bivouac des révolutions, la Commune de 1871 de Robert Tombs, (Libertalia, 470 p, 20 €)