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Origine : http://www.cairn.info/revue-du-mauss-2009-1-page-173.htm
[1] Nous donnons ici quelques extraits du chapitre 2 de L’école
n’est pas une entreprise, La Découverte, 2004.
Il ne suffit pas de dénoncer le fait que la « connaissance
désintéressée » créée par
des universitaires libres est aujourd’hui récupérée
par les processus marchands, il s’agit de comprendre comment
toute la production de savoir, et donc le savoir lui-même
sont désormais modelés réellement par ce qu’il
faut bien appeler « le capitalisme universitaire ».
On doit à David Noble l’analyse la plus conséquente
des transformations des établissements d’enseignement
supérieur en Digital diploma mills, en « usines numériques
à diplôme [2] ». S’interrogeant sur la
façon dont les bureaucraties administratives se sont emparées
des processus de vente de cours sur Internet, comment elles s’y
prennent pour opérer la marchandisation du savoir avec l’essor
du e-learning, cet universitaire canadien montre que c’est
en réalité toute la chaîne de production des
connaissances qui s’est industrialisée et a été
directement soumise aux impératifs de valorisation du capital.
Une formule résume la tendance générale : «
Du point de vue du capital, les universités sont devenues
trop importantes pour être laissées aux universitaires
». David Noble distingue deux étapes dans la transformation
capitaliste des lieux de production de savoirs en Amérique
du Nord. La première a affecté la recherche, la seconde
a touché la fonction d’enseignement. Au début
des années 1970, avec la nouvelle importance prise par les
« industries d’intelligence » et plus généralement
par le « capital intellectuel » comme variable stratégique
dans la compétition économique, c’est la recherche
universitaire qui a été la première touchée
par le phénomène. Cette activité a été
transformée en une production de biens soumis au régime
de droits de propriété et commercialisables sur les
marchés. Prise de licences et dépôts de brevets
sont devenus des activités courantes, génératrices
de revenus appropriés à la fois par l’institution,
les chercheurs et les partenaires financiers du secteur privé.
Au cours des années 1980, les gouvernements successifs des
États-Unis comme du Canada ont de plus en plus favorisé
fiscalement le financement privé de la recherche universitaire
et ont permis aux laboratoires de s’approprier légalement
les résultats de leurs travaux financés sur fonds
publics. Les laboratoires se sont mués peu à peu en
des « centres de profit » intégrés dans
une institution elle-même transformée en un site d’accumulation
du capital. Les réseaux et les « partenariats »
se sont multipliés avec l’industrie, la plupart du
temps sous la forme de subventions déguisées. Si les
risques et les coûts étaient largement socialisés,
les profits étaient quant à eux privatisés.
Directions des entreprises et administrations universitaires ont
développé les collaborations et ont partagé
une conception unique des missions universitaires réduites
au service des activités économiques. Cette politique
a débouché sur un profond déséquilibre
au détriment des activités d’enseignement réduites
à la portion congrue. Nombre de chercheurs se sont désintéressés
de l’enseignement peu rémunérateur, les départements
les plus éloignés des activités rentables ont
vu leurs moyens fondre, les salaires baisser, les effectifs par
classe augmenter.
L’accord entre l’université de Californie (Berkeley)
et la firme pharmaceutique suisse Novartis signé en novembre
1998 est particulièrement éclairant sur ce phénomène.
Aux termes de cet accord, Novartis attribuait 25 millions de dollars
au département de microbiologie, soit un tiers du budget
du département, en contrepartie de quoi l’université
accordait à la firme privée le droit de s’approprier
plus du tiers des découvertes des chercheurs de l’université
et de négocier les brevets d’invention qui en dérivent
[3]. Ce type d’accord n’est pas rare depuis que les
États américains ont vu leurs recettes fiscales stagner
et ont dû faire des coupes claires dans les budgets d’éducation.
Si par exemple l’État de Californie fournissait 50
% du budget total de Berkeley au milieu des années 1980 il
n’en fournit plus que 34 % en 1997. Les universités
ont dû multiplier les relations avec les entreprises privées.
Une grande partie de la recherche universitaire est désormais
financée par des donations privées. En 1980, la loi
Bayh-Dole fut la première des lois autorisant les universités
à breveter les inventions financées par le gouvernement,
puis à les vendre et permettant un financement de plus en
plus important des universités par des firmes privées
(avant l’adoption de cette loi, ces brevets étaient
attribués au gouvernement fédéral). Cette loi,
décisive pour l’extension du phénomène
de commercialisation de la recherche, est au départ du complexe
université-firme privée. L’intention était
au départ de relancer la productivité et de faire
face au « défi japonais » ou, plus largement,
asiatique [4] . S’il s’agissait dans un premier temps
de vendre des idées nouvelles issues de la recherche, ce
fut en réalité vite compris comme le début
d’une vaste révolution dans les rapports entre entreprises
et universités, de plus en plus influencés par les
lobbies du genre Business-Higher Education Forum. On constate ainsi
que les sommes consacrées par le privé à la
recherche universitaire ont été multipliées
par huit avec un rythme de croissance de 8 % par an, atteignant
2 milliards de dollars en 1997 et que le nombre de brevets a été
multiplié par vingt.
L’exemple le plus caricatural de cette hybridation entre
université et firmes privées est rapporté par
Ibrahim Warde qui décrit ainsi la nouvelle business school
de l’université de Californie : « La famille
Haas (héritière du fabricant de blue-jeans Levi-Strauss)
qui effectua la donation la plus importante obtint que la business
school portât son nom. de grandes entreprises financèrent
des chaires. Le doyen de l’établissement, Laura D’Andrea
Tyson, une ancienne conseillère économique de Clinton,
porte par exemple le titre de « Bank of America Dean of Haas
». Les nouveaux bâtiments sont truffés de logos
d’entreprises. Toutes les pièces – voire les
tables et les chaises – sont ornées de plaques commémorant
leur bienfaiteur (entreprise, individu ou promotion d’anciens)
». Cette pratique consistant à doter des chaires est
très répandue. Eyal Press et Jennifer Washburn dans
l’article de The Atlantic déjà cité indiquent
par exemple que la firme Freeport McMoRan, une compagnie minière
mise en cause pour sa mauvaise conduite environnementale en Indonésie,
a créé une chaire sur l’environnement à
la faculté de Tulane. On devine les arguments des défenseurs
de telle pratique : « La prospérité, l’emploi,
la compétitivité ». Mais l’envers de la
médaille est connu : le mélange des genres nuit à
la science, entretient une culture du secret, fait pénétrer
partout la logique du profit immédiat et d’abord dans
les « cerveaux » des chercheurs. « Les présidents
d’université, dont le rôle s’apparente
désormais à celui de voyageurs de commerce, sont jugés
avant tout en fonction de leur capacité à lever des
fonds ». Les centres universitaires deviennent des cache-sexe
d’intérêts privés apportant leur label
et leur caution « scientifique » à des opérations
commerciales et au travail de lobbying, les universitaires jouent
les porte-parole des intérêts privés y compris
dans les plus prestigieuses revues scientifiques… Les fonds
apportés par le privé ne vont pas sans contre-partie
et sans parfois sérieusement limiter la liberté de
pensée et la réflexion critique. Ibrahim Warde rapporte
ainsi que la firme Nike a « récemment suspendu son
concours financier à trois universités (Michigan,
Oregon et Brown) sous prétexte que leurs étudiants
avaient critiqué certaines de ses pratiques dans des pays
pauvres en particulier en matière d’emploi d’enfants
[5]. » La conclusion n’est pas difficile à tirer
: la valeur marchande des recherches l’emporte sur leur portée
de vérité, pour autant que ce terme ait quelque validité
dans la nouvelle configuration, ou pour le dire autrement, la vérité,
socle jusque-là de l’activité théorique,
est « déconstruite » par le marché. Pour
David Harvey, la discipline par l’argent qui laisse le marché
répartir les ressources et les récompenses détruit
les libertés de recherche et de parole et introduit des menaces
pires que celles du maccarthysme sur la vie universitaire et la
pensée critique. Il se pourrait que l’Université
fonctionnant sur les fonds d’État ait été
souvent plus respectueuse de libertés que les marchés,
à en croire ce que ressentent de nombreux universitaires
américains [6].
Selon David Noble, la deuxième étape dans laquelle
nous sommes entrés correspond à une extension de la
quête de profit aux cours eux-mêmes. Dans les années
1990, l’essor des « réseaux » et la possibilité
de vendre des cours en ligne à des particuliers et à
des entreprises sont apparus comme des opportunités pour
« rentabiliser » également l’enseignement.
C’est alors toute l’institution, jusque dans ses activités
fondamentales, qui devient un lieu de valorisation de capital. Les
conditions de travail, les statuts des chercheurs et des enseignants
en sont affectés. Avec la techno-marchandisation des connaissances,
une grande partie des enseignants et des chercheurs perdent leur
position de petits producteurs indépendants – souvent
comparés aux professions libérales ou aux artisans
– pour devenir des travailleurs industriels soumis à
une discipline, à une intensification du travail, à
des contraintes et des contrôles de la part de l’administration
bureaucratique qui réduisent considérablement leur
autonomie : « Comme dans les autres industries, la technologie
est déployée par le management afin d’abord
de discipliner, de déqualifier et de déplacer la force
de travail ». Mais, comme « le capital est un rapport
social », il faudrait également souligner que cette
« capitalisation » de l’Université transforme
également une minorité d’enseignants et d’administrateurs
en capitalistes disposant d’assez de ressources financières,
institutionnelles et cognitives pour faire travailler certains de
leurs « collègues » moins bien dotés et
leurs étudiants. Comme le disent les auteurs de l’article
de The Atlantic, « les universités une fois devenues
les bénéficiaires des largesses des entreprises deviennent
à leur tour des cocapitalistes avides épousant les
valeurs du marché comme jamais auparavant ». Apparaissent
ainsi des « professeurs-entrepreneurs » qui cherchent
l’enrichissement rapide et utilisent les infrastructures publiques
et la force de travail étudiante gratuite pour augmenter
leur taux de profit personnel. On voit également se multiplier
les filiales privées des universités chargées
de commercialiser les brevets et d’opérer des placements
financiers. À suivre les premières expériences
en Amérique du Nord, la mise en ligne des cours permet dans
nombre de cas d’imposer aux enseignants des normes pédagogiques
sur la forme et le fond et d’augmenter la charge de travail
par le seul fait d’être accessible de façon ininterrompue
et d’avoir à participer à un volume accru d’échanges
dans des forums et par courrier électronique. Mais surtout,
la transformation commerciale de l’enseignement tient à
« la mise en forme » des connaissances et des résultats
de la recherche sous la forme de « produits » calibrés
qui échappent à la maîtrise des producteurs
et peuvent circuler sous le seul contrôle de l’administration
en tant que marchandises labellisées par l’institution
universitaire. Ce travail de dépossession n’est évidemment
pas sans rappeler le processus universel qui a accompagné
partout la diffusion du capitalisme.
Une recherche de plus en plus dépendante en France
aussi
Cette politique de rapprochement, voire d’hybridation selon
l’expression de Maurice Cassier, est encouragée par
tous les tenants du libéralisme économique. L’OCDE,
montrant toute l’importance de l’innovation «
schumpétérienne » dans la croissance économique,
invite ainsi les États à lever tout obstacle à
la coopération entre universités et entreprises :
« Les pouvoirs publics doivent contribuer à l’amélioration
du système d’innovation lui-même. L’innovation
ne dépend plus seulement des performances des entreprises,
des universités, des instituts de recherche et des autorités
réglementaires, elle est aujourd’hui tributaire de
leur coopération. Une action déterminée des
pouvoirs publics s’impose dans ce domaine pour mettre fin
aux rigidités institutionnelles et organisationnelles qui
sont susceptibles d’étouffer l’innovation. Il
convient ainsi d’éliminer les obstacles à la
coopération et à la constitution de réseaux,
et de promouvoir la collaboration entre les universités,
les institutions de recherche publiques et les entreprises. Dans
beaucoup de pays de l’OCDE, les chercheurs dans les universités
ne sont pas incités à s’engager dans des recherches
qui pourraient faire l’objet d’une application commerciale,
ni à coopérer avec les entreprises. Les États-Unis
sont l’un des premiers pays à avoir pris des mesures
dans ce domaine [7]. » La logique du profit est entrée
massivement dans l’Université française sous
l’égide du gouvernement de la « gauche plurielle
». En France, certes, la tendance à l’euphémisme
conduit à parler de « partenariat », de «
réalisme », d’« efficacité »
et d’« innovation ». Pourtant, en ce domaine,
le libéralisme mimétique n’est pas très
difficile à repérer. Comme le souligne Christophe
Charle, l’imitation du modèle américain est
avouée clairement par des responsables de premier plan [8].
Claude Allègre, exprimant sans doute une opinion d’une
fraction des chercheurs scientifiques en mal d’entreprise,
déclarait ainsi : « La culture américaine est
une culture de la mobilité et de la prise de risques, ce
que la culture française n’est pas. Nous ne sommes
pas les descendants de ceux qui ont traversé l’Atlantique,
nous sommes les descendants de ceux qui sont restés de ce
côté-ci [9]». Christophe Charle commente cette
phrase en disant : « Les responsables européens sont
fascinés par un modèle américain réputé
associer financement public allégé et financement
privé significatif, et intégrer recherche fondamentale,
recherche appliquée, innovation technologique et développement
des entreprises […] ». Et il ajoute : « La France
est en pointe dans cette entreprise d’imitation transatlantique.
» Les preuves en effet ne manquent pas. Ce sont d’abord
toutes les incitations qui poussent les jeunes docteurs à
s’insérer le plus vite possible dans la recherche privée.
Les 300 écoles doctorales françaises créées
à l’initiative du ministère de la Recherche
ont pour mission désormais d’offrir aux jeunes doctorants
des préparations à la vie professionnelle, de leur
proposer des stages en entreprise, de les inciter à se tourner
vers une recherche privée souvent plus rémunératrice.
Les entreprises les plus puissantes attirent en effet vers elles
un nombre croissant de chercheurs. De 1996 à 1999, la proportion
de docteurs entrés dans le privé trois ans après
leur thèse est passée de 35 à 40 % [10]. Mais
c’est surtout la politique générale de la recherche
qui est orientée vers la confusion des logiques et une commercialisation
de plus en plus marquée des résultats scientifiques.
L’une des tendances majeures de la période est celle
de la privatisation de la connaissance. Ce ne sont plus seulement
les résultats de la recherche qui sont appropriables a posteriori,
phénomène qui est loin d’être nouveau,
c’est le processus de production de la connaissance lui-même
dans le secteur de la recherche publique, qui est de plus en plus
commandée par la logique de valorisation. Selon Maurice Cassier,
l’accélération de cette commercialisation de
la recherche publique est observable dans tous les pays capitalistes
développés. Elle est due en premier lieu au renforcement
du rôle de la propriété intellectuelle tout
particulièrement dans le domaine des sciences de la vie et
de l’informatique, domaines qui protègent très
fortement les connaissances au point d’aboutir à la
brevetabilité générale, et très contestée,
du génome humain [11]. Cette tendance est renforcée
par des lois qui facilitent l’appropriabilité et la
transférabilité marchande des connaissances selon
le modèle du Bayh Dole Act. Elle est liée surtout
à l’évolution des pratiques et des institutions.
Les canaux qui permettent l’interpénétration
des milieux de la recherche et de l’entreprise se sont multipliés,
et tout particulièrement sous la forme d’« institutions
de recherche hybrides à l’intersection du secteur public
et du secteur privé qui produisent à la fois des biens
publics et des biens privés ». Comme le remarque toujours
Maurice Cassier, à qui nous empruntons ces observations,
« cette imbrication entre le public et le privé, inscrite
sur les sites universitaires, multiplie les possibilités
de friction entre la logique de production de biens publics et la
logique de production de biens privés [12]. » On pourrait
même aller au-delà de ces remarques prudentes et craindre
qu’avec les prérogatives accordées dans de nombreux
cas au secteur privé, cette logique d’appropriation
privée des connaissances n’aille très directement
à l’encontre de l’éthique qui guide la
recherche scientifique, faite certes de rivalités mais aussi
de dons et de contre-dons, de libre circulation des idées
et de critique libre des travaux passés ou en cours [13].
La loi sur l’innovation initiée par Claude Allègre
constitue sur un plan plus global un véritable seuil qualitatif.
Cette loi introduit en effet une dérogation exorbitante aux
droits communs en permettant à des chercheurs fonctionnaires
de créer leurs propres entreprises. Elle instaure même
au plan du droit un véritable « brouillage des frontières
entre les universités, les organismes publics de recherche
et les entreprises et entre gestion publique et gestion privée
des personnels qui vise à ériger en norme la mise
de l’État et du service public au service de l’intérêt
privé » comme le dit Christophe Charle. En réalité,
cette loi comme de nombreuses autres semblables dans les pays de
l’OCDE, suit la logique inaugurée par la législation
américaine.
Examinons cette loi plus en détail. C’est en 1998
que le tournant est pris en France avec la remise d’un rapport
d’Henri Guillaume sur l’innovation industrielle et le
développement technologique qui invite à suivre le
modèle américain… Il est vite suivi des Assises
sur l’innovation en mai 1998 dont l’axe majeur était
le couplage accru entre recherche publique et monde de l’entreprise.
Le diagnostic qui est fait des maux dont souffre la recherche en
France est centré sur « le défaut d’esprit
d’entreprise et de culture de l’innovation ».
Dominique Strauss-Kahn, lors de ces Assises de l’innovation,
a défini explicitement les objectifs à poursuivre
en affirmant qu’il s’agissait de « faire émerger
de nouveaux entrepreneurs, de nouveaux capitaux et de nouvelles
technologies ».
La loi sur l’innovation et la recherche présentée
par Claude Allègre en conseil des ministres le 13 janvier
et votée le 12 juillet de la même année entend
faciliter la création d’entreprises par les chercheurs,
les échanges entre organismes publics de recherche et entreprises
privées et la constitution de structures professionnelles
de valorisation. Elle prévoit notamment la possibilité
pour les chercheurs et les enseignants-chercheurs de créer
des entreprises. Le dispositif proposé comporte trois volets
: une levée des obstacles statutaires liés à
la fonction publique, des dispositions visant à développer
les collaborations entre la recherche publique et les entreprises,
une amélioration du cadre fiscal – élaborée
avec Dominique Strauss-Kahn – favorable aux entreprises innovantes,
en particulier en favorisant la distribution de stock-options.
Les chercheurs et enseignants-chercheurs pourront participer à
la création d’entreprises, en tant qu’associés,
administrateurs ou dirigeants tout en restant fonctionnaire alors
que les textes précédents limitaient les rapports
de l’ancien fonctionnaire parti créer une entreprise
avec son organisme d’origine… Durant cette période,
et pour une durée maximale de six ans, ils seront en effet
détachés ou mis à disposition et conserveront
par conséquent leur statut de fonctionnaires. Ensuite, ils
pourront opter entre le retour dans le service public et l’appartenance
à l’entreprise. Les agents non titulaires (doctorants,
allocataires de recherche, attachés temporaires d’enseignement
et de recherche, etc.) sont également autorisés à
participer à la valorisation de leurs travaux de recherche.
Les personnels de recherche pourront apporter leur concours scientifique
comme consultant à une entreprise qui valorise leurs travaux,
tout en restant dans le service public. Ils pourront également
participer à son capital, dans la limite de 15 %. Enfin,
ils pourront être membres du conseil d’administration
d’une entreprise, à condition de respecter certaines
règles déontologiques. Le deuxième volet du
projet de loi concerne le cadre juridique des relations entre les
établissements d’enseignement supérieur ou de
recherche et les entreprises. Les procédures de créations
de filiales et de groupements d’intérêt public
(GIP), qui rassemblent organismes de recherche, universités
et entreprises seront allégées. Les universités
pourront créer des « services d’activités
industrielles et commerciales » qui géreront les contrats
et les moyens mis à disposition des entreprises et assureront
un contrôle effectif des activités de ces établissements
en relation avec les entreprises. Ces services auront aussi vocation
à regrouper des activités comme la gestion des brevets,
les prestations de service, voire les activités éditoriales.
Les établissements d’enseignement supérieur
et de recherche peuvent créer des « incubateurs »
d’entreprises innovantes Lieu d’accueil et d’accompagnement,
l’« incubateur » offrira tout appui en matière
de formation, de conseil et de financement aux porteurs de projets
de créations de ces entreprises innovantes. Il les hébergera
jusqu’à ce qu’elles aient trouvé leur
place dans une pépinière d’entreprises ou des
locaux industriels [14].
Claude Allègre en la présentant dans L’Expansion
se félicite du fait que les chercheurs peuvent être
conseillers dans les entreprises, peuvent en devenir actionnaires,
peuvent être détachés pendant six ans sans perdre
leur situation antérieure et utiliser les moyens de l’Université
pendant trois ans pour créer leur propre entreprise innovante
[15]. Cette conception, comme on le voit, retient de son modèle
américain l’idée selon laquelle la collaboration
est censée être à « bénéfice
mutuel » puisque « la bataille économique mondiale
est la bataille de la matière grise ». Aux uns l’argent,
aux autres les résultats de la recherche fondamentale pour
mener les grandes batailles économiques. La loi est un pas
en avant vers une commercialisation accrue, caractérisée
par une remise en cause de l’autonomie intellectuelle, traitée
comme mythe dépassé, par la confusion des genres,
le mélange des financements et l’enchevêtrement
des statuts personnels.
Conclusion
Les sociétés fondées sur l’autorité
de la tradition se sont effondrées avec la croissance économique,
l’expansion du capitalisme à toutes les sphères
sociales et l’apologie incessante du changement et de la modernisation.
Dans l’école, s’est progressivement imposée
une logique prônant l’adaptation aux besoins économiques.
Cette « ouverture » sur l’économie a entraîné
une dépendance accrue envers les évolutions du court
terme et les besoins du local. L’horizon idéal de l’école
a cessé d’être l’universel, il se borne
de plus en plus à l’éphémère et
au proche. Si la référence dominante depuis les années
1960 n’est plus le fondement culturel de la nation, mais l’insertion
professionnelle de chacun, la diversité des individus devient
une valeur légitime au détriment de l’égalité
puisque les individus sont différents dans la division du
travail. La clôture symbolique qui entourait l’institution
de l’école perd de son fondement et de sa nécessité.
L’école reste sans doute toujours un outil indispensable
pour former la main-d’œuvre mais elle est de moins en
moins une institution légitime capable d’organiser
un monde commun de citoyens éclairés. Le savoir en
réalité n’est plus un bien commun à acquérir
pour participer à une essence universelle de l’humain
mais un instrument appropriable, un investissement plus ou moins
rentable pour des individus inégalement dotés et doués.
Les valeurs traditionnelles du monde scolaire sont remplacées
par de nouvelles : la gratuité par l’efficacité,
la stabilité par la mobilité, la maîtrise de
la passion par une culture de l’intérêt. C’est
que l’école change de sens : elle n’est plus
lieu de fréquentation des grandes narrations forgeant des
caractères stables pour des situations sociales prescrites,
elle est lieu de familiarisation avec des opérations engendrant
des caractères souples et adaptables pour des variations
existentielles et professionnelles en mouvement incessant. Le savoir
est considéré comme un « produit périssable
» selon la remarquable expression d’Édith Cresson
[16]. L’école doit elle-même devenir flexible
pour former les nouveaux habitus flexibles des travailleurs. En
un mot, l’école est entrée progressivement dans
l’univers du capitalisme postmoderne. Cependant si la transformation
néolibérale de l’école publique est entamée,
mais elle n’est pas achevée ni d’ailleurs tout
à fait certaine. Les résistances et les forces de
rappel existent.
Notes
[1] Nous donnons ici quelques extraits du chapitre 2 de L’école
n’est pas une entreprise, La Découverte, 2004.
[2] David F. Noble, Digital Diploma Mills, Part I, “The Automation
of Higher Education”, October, 1997. <http :// www. communication.
ucsd. edu/ dl/ ddm1. html>
[3] Eyal Press et Jennifer Washburn, « The Kept University
», The Atlantic Monthly, march 2000. Cf. aussi d’Ibrahim
Warde « L’université américaine vampirisée
par les marchands » Le Monde diplomatique, mars 2001.
[4] Depuis le Japon a pris des mesures similaires en modifiant
sa législation pour accorder aux chercheurs du secteur public
la moitié des droits de brevet sur leurs inventions.
[5] Art. cit., p. 21.
[6] David Harvey, « University, Inc. ». The Atlantic
Monthly, october 1998.
[7] Jean Guinet, Dirk Pilat, « Faut-il promouvoir l’innovation
? », L’observateur de l’OCDE, octobre 1999, p.
69.
[8] Christophe Charle « Université et recherche dans
le carcan technocratique », Le Monde diplomatique, septembre
1999 <http :// www. monde-diplomatique. fr/ 1999/ 09/ CHARLE/12429>.
[9] Interview donnée à la revue américaine
Science, citée par Christophe Charle.
[10] Le Monde Campus supplément au n° 17453.
[11] Comme l’ont dénoncé aussi bien le professeur
Mattéi que le Comité consultatif national d’éthique,
une « logique des brevets » s’est imposée
avec l’aval de la commission de Bruxelles permettant de breveter
les gènes humains. Maurice Cassier et Jean-Paul Gaudillière
écrivent ainsi : « Les années 1990 ont été
marquées par la diffusion des pratiques d’appropriation
dans le domaine de la recherche génomique dans un contexte
de resserrement des liens entre la science, la médecine et
le marché. Plus d’un millier de brevets sur des fragments
de gènes ont été déposés à
ce jour. Les contrats de recherche entre les laboratoires pharmaceutiques
et les laboratoires publics, assortis de clauses de confidentialité
et d’exclusivité se sont multipliés »
(in Réseaux, 88-89,1998). L’histoire « exemplaire
» du brevet sur les gènes potentiellement responsables
du cancer du sein illustre les effets de l’appropriation privée
du vivant. Une start-up de génomique créée
par des universitaires de l’université d’Utah,
Myriad Genetics, est aujourd’hui en position de disposer d’un
monopole mondial sur les tests génétiques dérivés
des brevets. Cf. Brigitte Chamak, « Conséquences des
brevets sur les séquences génomiques : le cas des
brevets sur les tests de prédisposition au cancer du sein
», Nouveaux Regards, n° 15, automne 2001.
[12] Maurice Cassier, « Management of intellectual property
rights from public research », Résumé de l’atelier
OCDE.
[13] Le cas le plus caricatural est peut-être celui de Génoplante
un groupement d’intérêt scientifique visant à
l’étude des OGM associant recherches publiques et intérêts
privés financés à hauteur de 70 % par l’État
qui ne dispose que de la moitié des voix à son comité
stratégique. Cf. « Génoplante ou la privatisation
des laboratoires publics », Le Monde diplomatique, septembre
1999.
[14] Les informations détaillées se trouvent dans
Christophe Jacquemin, « Profession : entrepreneur-chercheur
», XXIe siècle – Le magazine du ministère
de l’Éducation nationale, de la Recherche et de la
Technologie, n° 4. avril 1999.
[15] L’Expansion, n° 608,4-7 novembre 1999.
[16] Cité par Nico Hirtt, Les Nouveaux Maîtres de
l’école, V. O éditions/EPO, 2000, p. 23.
Résumé
À la fin des années 1990, la transformation de l’activité
universitaire et de la production des connaissances était
déjà bien engagée. Le développement
d’un « capitalisme universitaire » devient alors
une évidence dans les pays anglo-saxons. Le savoir se transforme
en une marchandise et les universités en entreprises de connaissance.
Le gouvernement français, sous l’impulsion de Claude
Allègre et de Dominique Strauss-Kahn, a commencé la
mutation capitaliste du système de recherche et d’enseignement.
Christian Laval « Les nouvelles usines du savoir du capitalisme
universitaire », Revue du MAUSS 1/2009 (n° 33), p. 173-184.
http://www.cairn.info/revue-du-mauss-2009-1-page-173.htm
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