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Les nouvelles usines du savoir du capitalisme universitaire
Christian Laval [1]
B. Ravages de la marchandisation, mirages de l'évaluation, misère de la spécialisation
1° La marchandisation en marche

Origine : http://www.cairn.info/revue-du-mauss-2009-1-page-173.htm

[1] Nous donnons ici quelques extraits du chapitre 2 de L’école n’est pas une entreprise, La Découverte, 2004.

Il ne suffit pas de dénoncer le fait que la « connaissance désintéressée » créée par des universitaires libres est aujourd’hui récupérée par les processus marchands, il s’agit de comprendre comment toute la production de savoir, et donc le savoir lui-même sont désormais modelés réellement par ce qu’il faut bien appeler « le capitalisme universitaire ». On doit à David Noble l’analyse la plus conséquente des transformations des établissements d’enseignement supérieur en Digital diploma mills, en « usines numériques à diplôme [2] ». S’interrogeant sur la façon dont les bureaucraties administratives se sont emparées des processus de vente de cours sur Internet, comment elles s’y prennent pour opérer la marchandisation du savoir avec l’essor du e-learning, cet universitaire canadien montre que c’est en réalité toute la chaîne de production des connaissances qui s’est industrialisée et a été directement soumise aux impératifs de valorisation du capital. Une formule résume la tendance générale : « Du point de vue du capital, les universités sont devenues trop importantes pour être laissées aux universitaires ». David Noble distingue deux étapes dans la transformation capitaliste des lieux de production de savoirs en Amérique du Nord. La première a affecté la recherche, la seconde a touché la fonction d’enseignement. Au début des années 1970, avec la nouvelle importance prise par les « industries d’intelligence » et plus généralement par le « capital intellectuel » comme variable stratégique dans la compétition économique, c’est la recherche universitaire qui a été la première touchée par le phénomène. Cette activité a été transformée en une production de biens soumis au régime de droits de propriété et commercialisables sur les marchés. Prise de licences et dépôts de brevets sont devenus des activités courantes, génératrices de revenus appropriés à la fois par l’institution, les chercheurs et les partenaires financiers du secteur privé. Au cours des années 1980, les gouvernements successifs des États-Unis comme du Canada ont de plus en plus favorisé fiscalement le financement privé de la recherche universitaire et ont permis aux laboratoires de s’approprier légalement les résultats de leurs travaux financés sur fonds publics. Les laboratoires se sont mués peu à peu en des « centres de profit » intégrés dans une institution elle-même transformée en un site d’accumulation du capital. Les réseaux et les « partenariats » se sont multipliés avec l’industrie, la plupart du temps sous la forme de subventions déguisées. Si les risques et les coûts étaient largement socialisés, les profits étaient quant à eux privatisés. Directions des entreprises et administrations universitaires ont développé les collaborations et ont partagé une conception unique des missions universitaires réduites au service des activités économiques. Cette politique a débouché sur un profond déséquilibre au détriment des activités d’enseignement réduites à la portion congrue. Nombre de chercheurs se sont désintéressés de l’enseignement peu rémunérateur, les départements les plus éloignés des activités rentables ont vu leurs moyens fondre, les salaires baisser, les effectifs par classe augmenter.

L’accord entre l’université de Californie (Berkeley) et la firme pharmaceutique suisse Novartis signé en novembre 1998 est particulièrement éclairant sur ce phénomène. Aux termes de cet accord, Novartis attribuait 25 millions de dollars au département de microbiologie, soit un tiers du budget du département, en contrepartie de quoi l’université accordait à la firme privée le droit de s’approprier plus du tiers des découvertes des chercheurs de l’université et de négocier les brevets d’invention qui en dérivent [3]. Ce type d’accord n’est pas rare depuis que les États américains ont vu leurs recettes fiscales stagner et ont dû faire des coupes claires dans les budgets d’éducation. Si par exemple l’État de Californie fournissait 50 % du budget total de Berkeley au milieu des années 1980 il n’en fournit plus que 34 % en 1997. Les universités ont dû multiplier les relations avec les entreprises privées. Une grande partie de la recherche universitaire est désormais financée par des donations privées. En 1980, la loi Bayh-Dole fut la première des lois autorisant les universités à breveter les inventions financées par le gouvernement, puis à les vendre et permettant un financement de plus en plus important des universités par des firmes privées (avant l’adoption de cette loi, ces brevets étaient attribués au gouvernement fédéral). Cette loi, décisive pour l’extension du phénomène de commercialisation de la recherche, est au départ du complexe université-firme privée. L’intention était au départ de relancer la productivité et de faire face au « défi japonais » ou, plus largement, asiatique [4] . S’il s’agissait dans un premier temps de vendre des idées nouvelles issues de la recherche, ce fut en réalité vite compris comme le début d’une vaste révolution dans les rapports entre entreprises et universités, de plus en plus influencés par les lobbies du genre Business-Higher Education Forum. On constate ainsi que les sommes consacrées par le privé à la recherche universitaire ont été multipliées par huit avec un rythme de croissance de 8 % par an, atteignant 2 milliards de dollars en 1997 et que le nombre de brevets a été multiplié par vingt.

L’exemple le plus caricatural de cette hybridation entre université et firmes privées est rapporté par Ibrahim Warde qui décrit ainsi la nouvelle business school de l’université de Californie : « La famille Haas (héritière du fabricant de blue-jeans Levi-Strauss) qui effectua la donation la plus importante obtint que la business school portât son nom. de grandes entreprises financèrent des chaires. Le doyen de l’établissement, Laura D’Andrea Tyson, une ancienne conseillère économique de Clinton, porte par exemple le titre de « Bank of America Dean of Haas ». Les nouveaux bâtiments sont truffés de logos d’entreprises. Toutes les pièces – voire les tables et les chaises – sont ornées de plaques commémorant leur bienfaiteur (entreprise, individu ou promotion d’anciens) ». Cette pratique consistant à doter des chaires est très répandue. Eyal Press et Jennifer Washburn dans l’article de The Atlantic déjà cité indiquent par exemple que la firme Freeport McMoRan, une compagnie minière mise en cause pour sa mauvaise conduite environnementale en Indonésie, a créé une chaire sur l’environnement à la faculté de Tulane. On devine les arguments des défenseurs de telle pratique : « La prospérité, l’emploi, la compétitivité ». Mais l’envers de la médaille est connu : le mélange des genres nuit à la science, entretient une culture du secret, fait pénétrer partout la logique du profit immédiat et d’abord dans les « cerveaux » des chercheurs. « Les présidents d’université, dont le rôle s’apparente désormais à celui de voyageurs de commerce, sont jugés avant tout en fonction de leur capacité à lever des fonds ». Les centres universitaires deviennent des cache-sexe d’intérêts privés apportant leur label et leur caution « scientifique » à des opérations commerciales et au travail de lobbying, les universitaires jouent les porte-parole des intérêts privés y compris dans les plus prestigieuses revues scientifiques… Les fonds apportés par le privé ne vont pas sans contre-partie et sans parfois sérieusement limiter la liberté de pensée et la réflexion critique. Ibrahim Warde rapporte ainsi que la firme Nike a « récemment suspendu son concours financier à trois universités (Michigan, Oregon et Brown) sous prétexte que leurs étudiants avaient critiqué certaines de ses pratiques dans des pays pauvres en particulier en matière d’emploi d’enfants [5]. » La conclusion n’est pas difficile à tirer : la valeur marchande des recherches l’emporte sur leur portée de vérité, pour autant que ce terme ait quelque validité dans la nouvelle configuration, ou pour le dire autrement, la vérité, socle jusque-là de l’activité théorique, est « déconstruite » par le marché. Pour David Harvey, la discipline par l’argent qui laisse le marché répartir les ressources et les récompenses détruit les libertés de recherche et de parole et introduit des menaces pires que celles du maccarthysme sur la vie universitaire et la pensée critique. Il se pourrait que l’Université fonctionnant sur les fonds d’État ait été souvent plus respectueuse de libertés que les marchés, à en croire ce que ressentent de nombreux universitaires américains [6].

Selon David Noble, la deuxième étape dans laquelle nous sommes entrés correspond à une extension de la quête de profit aux cours eux-mêmes. Dans les années 1990, l’essor des « réseaux » et la possibilité de vendre des cours en ligne à des particuliers et à des entreprises sont apparus comme des opportunités pour « rentabiliser » également l’enseignement. C’est alors toute l’institution, jusque dans ses activités fondamentales, qui devient un lieu de valorisation de capital. Les conditions de travail, les statuts des chercheurs et des enseignants en sont affectés. Avec la techno-marchandisation des connaissances, une grande partie des enseignants et des chercheurs perdent leur position de petits producteurs indépendants – souvent comparés aux professions libérales ou aux artisans – pour devenir des travailleurs industriels soumis à une discipline, à une intensification du travail, à des contraintes et des contrôles de la part de l’administration bureaucratique qui réduisent considérablement leur autonomie : « Comme dans les autres industries, la technologie est déployée par le management afin d’abord de discipliner, de déqualifier et de déplacer la force de travail ». Mais, comme « le capital est un rapport social », il faudrait également souligner que cette « capitalisation » de l’Université transforme également une minorité d’enseignants et d’administrateurs en capitalistes disposant d’assez de ressources financières, institutionnelles et cognitives pour faire travailler certains de leurs « collègues » moins bien dotés et leurs étudiants. Comme le disent les auteurs de l’article de The Atlantic, « les universités une fois devenues les bénéficiaires des largesses des entreprises deviennent à leur tour des cocapitalistes avides épousant les valeurs du marché comme jamais auparavant ». Apparaissent ainsi des « professeurs-entrepreneurs » qui cherchent l’enrichissement rapide et utilisent les infrastructures publiques et la force de travail étudiante gratuite pour augmenter leur taux de profit personnel. On voit également se multiplier les filiales privées des universités chargées de commercialiser les brevets et d’opérer des placements financiers. À suivre les premières expériences en Amérique du Nord, la mise en ligne des cours permet dans nombre de cas d’imposer aux enseignants des normes pédagogiques sur la forme et le fond et d’augmenter la charge de travail par le seul fait d’être accessible de façon ininterrompue et d’avoir à participer à un volume accru d’échanges dans des forums et par courrier électronique. Mais surtout, la transformation commerciale de l’enseignement tient à « la mise en forme » des connaissances et des résultats de la recherche sous la forme de « produits » calibrés qui échappent à la maîtrise des producteurs et peuvent circuler sous le seul contrôle de l’administration en tant que marchandises labellisées par l’institution universitaire. Ce travail de dépossession n’est évidemment pas sans rappeler le processus universel qui a accompagné partout la diffusion du capitalisme.

Une recherche de plus en plus dépendante en France aussi

Cette politique de rapprochement, voire d’hybridation selon l’expression de Maurice Cassier, est encouragée par tous les tenants du libéralisme économique. L’OCDE, montrant toute l’importance de l’innovation « schumpétérienne » dans la croissance économique, invite ainsi les États à lever tout obstacle à la coopération entre universités et entreprises : « Les pouvoirs publics doivent contribuer à l’amélioration du système d’innovation lui-même. L’innovation ne dépend plus seulement des performances des entreprises, des universités, des instituts de recherche et des autorités réglementaires, elle est aujourd’hui tributaire de leur coopération. Une action déterminée des pouvoirs publics s’impose dans ce domaine pour mettre fin aux rigidités institutionnelles et organisationnelles qui sont susceptibles d’étouffer l’innovation. Il convient ainsi d’éliminer les obstacles à la coopération et à la constitution de réseaux, et de promouvoir la collaboration entre les universités, les institutions de recherche publiques et les entreprises. Dans beaucoup de pays de l’OCDE, les chercheurs dans les universités ne sont pas incités à s’engager dans des recherches qui pourraient faire l’objet d’une application commerciale, ni à coopérer avec les entreprises. Les États-Unis sont l’un des premiers pays à avoir pris des mesures dans ce domaine [7]. » La logique du profit est entrée massivement dans l’Université française sous l’égide du gouvernement de la « gauche plurielle ». En France, certes, la tendance à l’euphémisme conduit à parler de « partenariat », de « réalisme », d’« efficacité » et d’« innovation ». Pourtant, en ce domaine, le libéralisme mimétique n’est pas très difficile à repérer. Comme le souligne Christophe Charle, l’imitation du modèle américain est avouée clairement par des responsables de premier plan [8]. Claude Allègre, exprimant sans doute une opinion d’une fraction des chercheurs scientifiques en mal d’entreprise, déclarait ainsi : « La culture américaine est une culture de la mobilité et de la prise de risques, ce que la culture française n’est pas. Nous ne sommes pas les descendants de ceux qui ont traversé l’Atlantique, nous sommes les descendants de ceux qui sont restés de ce côté-ci [9]». Christophe Charle commente cette phrase en disant : « Les responsables européens sont fascinés par un modèle américain réputé associer financement public allégé et financement privé significatif, et intégrer recherche fondamentale, recherche appliquée, innovation technologique et développement des entreprises […] ». Et il ajoute : « La France est en pointe dans cette entreprise d’imitation transatlantique. » Les preuves en effet ne manquent pas. Ce sont d’abord toutes les incitations qui poussent les jeunes docteurs à s’insérer le plus vite possible dans la recherche privée. Les 300 écoles doctorales françaises créées à l’initiative du ministère de la Recherche ont pour mission désormais d’offrir aux jeunes doctorants des préparations à la vie professionnelle, de leur proposer des stages en entreprise, de les inciter à se tourner vers une recherche privée souvent plus rémunératrice. Les entreprises les plus puissantes attirent en effet vers elles un nombre croissant de chercheurs. De 1996 à 1999, la proportion de docteurs entrés dans le privé trois ans après leur thèse est passée de 35 à 40 % [10]. Mais c’est surtout la politique générale de la recherche qui est orientée vers la confusion des logiques et une commercialisation de plus en plus marquée des résultats scientifiques. L’une des tendances majeures de la période est celle de la privatisation de la connaissance. Ce ne sont plus seulement les résultats de la recherche qui sont appropriables a posteriori, phénomène qui est loin d’être nouveau, c’est le processus de production de la connaissance lui-même dans le secteur de la recherche publique, qui est de plus en plus commandée par la logique de valorisation. Selon Maurice Cassier, l’accélération de cette commercialisation de la recherche publique est observable dans tous les pays capitalistes développés. Elle est due en premier lieu au renforcement du rôle de la propriété intellectuelle tout particulièrement dans le domaine des sciences de la vie et de l’informatique, domaines qui protègent très fortement les connaissances au point d’aboutir à la brevetabilité générale, et très contestée, du génome humain [11]. Cette tendance est renforcée par des lois qui facilitent l’appropriabilité et la transférabilité marchande des connaissances selon le modèle du Bayh Dole Act. Elle est liée surtout à l’évolution des pratiques et des institutions. Les canaux qui permettent l’interpénétration des milieux de la recherche et de l’entreprise se sont multipliés, et tout particulièrement sous la forme d’« institutions de recherche hybrides à l’intersection du secteur public et du secteur privé qui produisent à la fois des biens publics et des biens privés ». Comme le remarque toujours Maurice Cassier, à qui nous empruntons ces observations, « cette imbrication entre le public et le privé, inscrite sur les sites universitaires, multiplie les possibilités de friction entre la logique de production de biens publics et la logique de production de biens privés [12]. » On pourrait même aller au-delà de ces remarques prudentes et craindre qu’avec les prérogatives accordées dans de nombreux cas au secteur privé, cette logique d’appropriation privée des connaissances n’aille très directement à l’encontre de l’éthique qui guide la recherche scientifique, faite certes de rivalités mais aussi de dons et de contre-dons, de libre circulation des idées et de critique libre des travaux passés ou en cours [13].

La loi sur l’innovation initiée par Claude Allègre constitue sur un plan plus global un véritable seuil qualitatif. Cette loi introduit en effet une dérogation exorbitante aux droits communs en permettant à des chercheurs fonctionnaires de créer leurs propres entreprises. Elle instaure même au plan du droit un véritable « brouillage des frontières entre les universités, les organismes publics de recherche et les entreprises et entre gestion publique et gestion privée des personnels qui vise à ériger en norme la mise de l’État et du service public au service de l’intérêt privé » comme le dit Christophe Charle. En réalité, cette loi comme de nombreuses autres semblables dans les pays de l’OCDE, suit la logique inaugurée par la législation américaine.

Examinons cette loi plus en détail. C’est en 1998 que le tournant est pris en France avec la remise d’un rapport d’Henri Guillaume sur l’innovation industrielle et le développement technologique qui invite à suivre le modèle américain… Il est vite suivi des Assises sur l’innovation en mai 1998 dont l’axe majeur était le couplage accru entre recherche publique et monde de l’entreprise. Le diagnostic qui est fait des maux dont souffre la recherche en France est centré sur « le défaut d’esprit d’entreprise et de culture de l’innovation ». Dominique Strauss-Kahn, lors de ces Assises de l’innovation, a défini explicitement les objectifs à poursuivre en affirmant qu’il s’agissait de « faire émerger de nouveaux entrepreneurs, de nouveaux capitaux et de nouvelles technologies ».

La loi sur l’innovation et la recherche présentée par Claude Allègre en conseil des ministres le 13 janvier et votée le 12 juillet de la même année entend faciliter la création d’entreprises par les chercheurs, les échanges entre organismes publics de recherche et entreprises privées et la constitution de structures professionnelles de valorisation. Elle prévoit notamment la possibilité pour les chercheurs et les enseignants-chercheurs de créer des entreprises. Le dispositif proposé comporte trois volets : une levée des obstacles statutaires liés à la fonction publique, des dispositions visant à développer les collaborations entre la recherche publique et les entreprises, une amélioration du cadre fiscal – élaborée avec Dominique Strauss-Kahn – favorable aux entreprises innovantes, en particulier en favorisant la distribution de stock-options.

Les chercheurs et enseignants-chercheurs pourront participer à la création d’entreprises, en tant qu’associés, administrateurs ou dirigeants tout en restant fonctionnaire alors que les textes précédents limitaient les rapports de l’ancien fonctionnaire parti créer une entreprise avec son organisme d’origine… Durant cette période, et pour une durée maximale de six ans, ils seront en effet détachés ou mis à disposition et conserveront par conséquent leur statut de fonctionnaires. Ensuite, ils pourront opter entre le retour dans le service public et l’appartenance à l’entreprise. Les agents non titulaires (doctorants, allocataires de recherche, attachés temporaires d’enseignement et de recherche, etc.) sont également autorisés à participer à la valorisation de leurs travaux de recherche.

Les personnels de recherche pourront apporter leur concours scientifique comme consultant à une entreprise qui valorise leurs travaux, tout en restant dans le service public. Ils pourront également participer à son capital, dans la limite de 15 %. Enfin, ils pourront être membres du conseil d’administration d’une entreprise, à condition de respecter certaines règles déontologiques. Le deuxième volet du projet de loi concerne le cadre juridique des relations entre les établissements d’enseignement supérieur ou de recherche et les entreprises. Les procédures de créations de filiales et de groupements d’intérêt public (GIP), qui rassemblent organismes de recherche, universités et entreprises seront allégées. Les universités pourront créer des « services d’activités industrielles et commerciales » qui géreront les contrats et les moyens mis à disposition des entreprises et assureront un contrôle effectif des activités de ces établissements en relation avec les entreprises. Ces services auront aussi vocation à regrouper des activités comme la gestion des brevets, les prestations de service, voire les activités éditoriales. Les établissements d’enseignement supérieur et de recherche peuvent créer des « incubateurs » d’entreprises innovantes Lieu d’accueil et d’accompagnement, l’« incubateur » offrira tout appui en matière de formation, de conseil et de financement aux porteurs de projets de créations de ces entreprises innovantes. Il les hébergera jusqu’à ce qu’elles aient trouvé leur place dans une pépinière d’entreprises ou des locaux industriels [14].

Claude Allègre en la présentant dans L’Expansion se félicite du fait que les chercheurs peuvent être conseillers dans les entreprises, peuvent en devenir actionnaires, peuvent être détachés pendant six ans sans perdre leur situation antérieure et utiliser les moyens de l’Université pendant trois ans pour créer leur propre entreprise innovante [15]. Cette conception, comme on le voit, retient de son modèle américain l’idée selon laquelle la collaboration est censée être à « bénéfice mutuel » puisque « la bataille économique mondiale est la bataille de la matière grise ». Aux uns l’argent, aux autres les résultats de la recherche fondamentale pour mener les grandes batailles économiques. La loi est un pas en avant vers une commercialisation accrue, caractérisée par une remise en cause de l’autonomie intellectuelle, traitée comme mythe dépassé, par la confusion des genres, le mélange des financements et l’enchevêtrement des statuts personnels.

Conclusion

Les sociétés fondées sur l’autorité de la tradition se sont effondrées avec la croissance économique, l’expansion du capitalisme à toutes les sphères sociales et l’apologie incessante du changement et de la modernisation. Dans l’école, s’est progressivement imposée une logique prônant l’adaptation aux besoins économiques. Cette « ouverture » sur l’économie a entraîné une dépendance accrue envers les évolutions du court terme et les besoins du local. L’horizon idéal de l’école a cessé d’être l’universel, il se borne de plus en plus à l’éphémère et au proche. Si la référence dominante depuis les années 1960 n’est plus le fondement culturel de la nation, mais l’insertion professionnelle de chacun, la diversité des individus devient une valeur légitime au détriment de l’égalité puisque les individus sont différents dans la division du travail. La clôture symbolique qui entourait l’institution de l’école perd de son fondement et de sa nécessité. L’école reste sans doute toujours un outil indispensable pour former la main-d’œuvre mais elle est de moins en moins une institution légitime capable d’organiser un monde commun de citoyens éclairés. Le savoir en réalité n’est plus un bien commun à acquérir pour participer à une essence universelle de l’humain mais un instrument appropriable, un investissement plus ou moins rentable pour des individus inégalement dotés et doués. Les valeurs traditionnelles du monde scolaire sont remplacées par de nouvelles : la gratuité par l’efficacité, la stabilité par la mobilité, la maîtrise de la passion par une culture de l’intérêt. C’est que l’école change de sens : elle n’est plus lieu de fréquentation des grandes narrations forgeant des caractères stables pour des situations sociales prescrites, elle est lieu de familiarisation avec des opérations engendrant des caractères souples et adaptables pour des variations existentielles et professionnelles en mouvement incessant. Le savoir est considéré comme un « produit périssable » selon la remarquable expression d’Édith Cresson [16]. L’école doit elle-même devenir flexible pour former les nouveaux habitus flexibles des travailleurs. En un mot, l’école est entrée progressivement dans l’univers du capitalisme postmoderne. Cependant si la transformation néolibérale de l’école publique est entamée, mais elle n’est pas achevée ni d’ailleurs tout à fait certaine. Les résistances et les forces de rappel existent.

Notes

[1] Nous donnons ici quelques extraits du chapitre 2 de L’école n’est pas une entreprise, La Découverte, 2004.

[2] David F. Noble, Digital Diploma Mills, Part I, “The Automation of Higher Education”, October, 1997. <http :// www. communication. ucsd. edu/ dl/ ddm1. html>

[3] Eyal Press et Jennifer Washburn, « The Kept University », The Atlantic Monthly, march 2000. Cf. aussi d’Ibrahim Warde « L’université américaine vampirisée par les marchands » Le Monde diplomatique, mars 2001.

[4] Depuis le Japon a pris des mesures similaires en modifiant sa législation pour accorder aux chercheurs du secteur public la moitié des droits de brevet sur leurs inventions.

[5] Art. cit., p. 21.

[6] David Harvey, « University, Inc. ». The Atlantic Monthly, october 1998.

[7] Jean Guinet, Dirk Pilat, « Faut-il promouvoir l’innovation ? », L’observateur de l’OCDE, octobre 1999, p. 69.

[8] Christophe Charle « Université et recherche dans le carcan technocratique », Le Monde diplomatique, septembre 1999 <http :// www. monde-diplomatique. fr/ 1999/ 09/ CHARLE/12429>.

[9] Interview donnée à la revue américaine Science, citée par Christophe Charle.

[10] Le Monde Campus supplément au n° 17453.

[11] Comme l’ont dénoncé aussi bien le professeur Mattéi que le Comité consultatif national d’éthique, une « logique des brevets » s’est imposée avec l’aval de la commission de Bruxelles permettant de breveter les gènes humains. Maurice Cassier et Jean-Paul Gaudillière écrivent ainsi : « Les années 1990 ont été marquées par la diffusion des pratiques d’appropriation dans le domaine de la recherche génomique dans un contexte de resserrement des liens entre la science, la médecine et le marché. Plus d’un millier de brevets sur des fragments de gènes ont été déposés à ce jour. Les contrats de recherche entre les laboratoires pharmaceutiques et les laboratoires publics, assortis de clauses de confidentialité et d’exclusivité se sont multipliés » (in Réseaux, 88-89,1998). L’histoire « exemplaire » du brevet sur les gènes potentiellement responsables du cancer du sein illustre les effets de l’appropriation privée du vivant. Une start-up de génomique créée par des universitaires de l’université d’Utah, Myriad Genetics, est aujourd’hui en position de disposer d’un monopole mondial sur les tests génétiques dérivés des brevets. Cf. Brigitte Chamak, « Conséquences des brevets sur les séquences génomiques : le cas des brevets sur les tests de prédisposition au cancer du sein », Nouveaux Regards, n° 15, automne 2001.

[12] Maurice Cassier, « Management of intellectual property rights from public research », Résumé de l’atelier OCDE.

[13] Le cas le plus caricatural est peut-être celui de Génoplante un groupement d’intérêt scientifique visant à l’étude des OGM associant recherches publiques et intérêts privés financés à hauteur de 70 % par l’État qui ne dispose que de la moitié des voix à son comité stratégique. Cf. « Génoplante ou la privatisation des laboratoires publics », Le Monde diplomatique, septembre 1999.

[14] Les informations détaillées se trouvent dans Christophe Jacquemin, « Profession : entrepreneur-chercheur », XXIe siècle – Le magazine du ministère de l’Éducation nationale, de la Recherche et de la Technologie, n° 4. avril 1999.

[15] L’Expansion, n° 608,4-7 novembre 1999.

[16] Cité par Nico Hirtt, Les Nouveaux Maîtres de l’école, V. O éditions/EPO, 2000, p. 23.

Résumé

À la fin des années 1990, la transformation de l’activité universitaire et de la production des connaissances était déjà bien engagée. Le développement d’un « capitalisme universitaire » devient alors une évidence dans les pays anglo-saxons. Le savoir se transforme en une marchandise et les universités en entreprises de connaissance. Le gouvernement français, sous l’impulsion de Claude Allègre et de Dominique Strauss-Kahn, a commencé la mutation capitaliste du système de recherche et d’enseignement.

Christian Laval « Les nouvelles usines du savoir du capitalisme universitaire », Revue du MAUSS 1/2009 (n° 33), p. 173-184.

http://www.cairn.info/revue-du-mauss-2009-1-page-173.htm