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Origine : http://institut.fsu.fr/Qu-est-ce-que-la-rationalite.html
L’Appel des appels désigne l’idéologie
qui sous-tend les politiques mises en œuvre par le gouvernement
comme une « idéologie de l’homme économique
».
L’expression a l’indiscutable mérite de nommer
le cœur du système des croyances, des valeurs et des
représentations qui inspire plus ou moins consciemment les
dirigeants de l’Etat et de la haute administration, et au-delà,
tous les cercles de « décideurs » et tous les
groupes de pression qui contribuent peu ou prou à la définition
de l’orientation imprimée à l’action publique.
Cette idéologie repose sur un postulat de base qui lui confère
à la fois sa simplicité et sa cohérence : l’homme
est un calculateur qui est guidé dans toute sa conduite par
la poursuite de son intérêt égoïste.
Comme toute idéologie, celle-ci a ses agences de diffusion,
ses sectateurs, ses propagateurs au prosélytisme plus ou
moins empressé.
A cet égard, il ne fait guère de doute que les économistes
de l’école du Public Choice ont joué un rôle
d’« éclaireurs », au moins autant que Friedrich
Hayek, Milton Friedman ou Gary Becker, en étendant l’hypothèse
de l’acteur égoïste et rationnel au comportement
des agents de la puissance publique, c’est-à-dire en
universalisant un modèle qui ne valait jusque là que
pour les seuls agents du marché.
On pourrait alors, d’une manière très classique,
attribuer à une telle idéologie une double fonction
de légitimation/occultation : légitimant la nouvelle
gestion managériale de l’action publique, elle occulterait
en même temps la réalité brutale d’une
mise au pas de l’individu sommé d’obéir
aux ordres d’une bureaucratie tatillonne, ou encore, au nom
de la nécessaire « responsabilisation » de chacun,
elle ne ferait que dissimuler la réalité crue d’une
domination encore plus directe du capital sur les salariés.
Cependant, pour étendue que soit son influence, pour puissants
que soient les multiples véhicules par lesquels elle agit
sur la conscience des acteurs sociaux, cette idéologie n’explique
pas tout.
Comment en effet rendre raison de l’ampleur et de la profondeur
du cours actuel par la seule emprise d’une idée dominante
ou d’un ensemble d’idées dominantes ? Tout d’abord,
il convient de ne pas s’exagérer le degré auquel
les gouvernants eux-mêmes souscrivent à ce postulat
: nombre d’entre eux protesteraient vivement contre une telle
réduction de l’homme à la dimension du calcul
d’intérêt, ce au nom même de la morale
et de la religion.
Après tout, l’idéologie conservatrice n’est
pas moins une idéologie que celle de l’homme économique,
et toutes deux sont susceptibles de se combiner d’étrange
manière dans la conscience d’un même individu.
Ensuite, l’explication par l’idéologie impliquerait
de reconstituer une chaîne causale assez complexe : il faudrait
aller de l’élaboration consciente par quelques doctrinaires
d’une théorie à prétention scientifique,
ou d’un programme de recherche universitaire, jusqu’à
l’application de cette même théorie par des décideurs
politiques en passant par la conversion intellectuelle de ces derniers
et la traduction de la dite théorie en programme politique
par quelques « conseillers » avisés.
D’un bout à l’autre de cette chaîne, depuis
le projet initial jusqu’à sa réception et son
acceptation active, on ne sort pas de la sphère de la conscience
et des rapports d’influence noués entre plusieurs consciences.
Or, et là est l’essentiel, en appeler à l’idéologie
ne permet en rien d’expliquer la manière dont des individus
qui se méfient d’une semblable réduction de
l’homme, voire qui la réprouvent, en viennent pourtant
à se conformer dans leur conduite aux nouvelles normes de
calculabilité et de rentabilité.
On fera donc valoir que la question doit être déplacée
: ce qu’il s’agit d’expliquer, ce n’est
pas tant l’adhésion rencontrée par une idéologie
moyennant des mécanismes de transmission plus ou moins compliqués,
ou encore la manière dont cette adhésion finirait
par induire plus ou moins directement une certaine conduite de la
part des sujets, que la prévalence de certaines normes de
conduite indépendamment de l’adhésion des acteurs
à ces normes.
Aussi nous apparaît-il particulièrement fécond
de penser l’efficace des normes directement et immédiatement
à partir de la pratique elle-même, c’est-à-dire
à partir de ce que font les hommes.
Autrement dit, ce qui s’impose à nous, si nous voulons
comprendre notre propre situation, c’est de penser l’action
par laquelle une certaine logique en vient à normer les pratiques,
bref quelque chose comme une certaine « logique des pratiques
» qui ne procède pas du projet d’une quelconque
conscience et n’opère pas par « attraction idéologique
».
C’est à cette nécessité que répond
précisément le concept de « rationalité
» proposé par Michel Foucault : une rationalité
n’est pas un système de représentations subjectives,
elle est avant tout une manière d’ordonner de l’intérieur
les pratiques, manière qui peut fort bien s’accompagner
de systèmes de représentations très différents
en fonction des nécessités du moment.
Toute la question est alors de déterminer ce que la rationalité
qui prévaut aujourd’hui a d’inédit et
d’original.
A cette fin, la première chose à préciser est
que cette rationalité consiste en un certain mode de gouvernement
et qu’à ce titre elle constitue une rationalité
gouvernementale.
Parler ici de « gouvernement » ne va nullement de soi
et appelle quelques éclaircissements .
En premier lieu, il s’agit moins du gouvernement comme institution
que du gouvernement comme activité : c’est en effet
l’activité qui fait l’institution et non l’inverse,
de sorte que l’institution doit être elle-même
comprise comme une manière spécifique de gouverner.
Il n’y a pas « le » gouvernement en soi qui prendrait
successivement plusieurs formes au cours de l’histoire sans
que sa réalité soit le moins du monde affectée
par cette variation, mais il y a autant de gouvernements que de
pratiques de gouvernement.
En second lieu, l’objet de l’activité de gouvernement
ce sont les hommes : non pas un tout qui existerait par lui-même
et qui serait l’Etat, le territoire ou la cité, à
l’image du navire dans la célèbre métaphore
du timonier ou du pilote qui tient le gouvernail , mais les hommes
pris individuellement ou collectivement, et plus précisément
encore, les hommes dans leur conduite et dans les rapports aux choses
que cette conduite implique.
En troisième lieu, et ce point est proprement décisif,
à rebours d’une très ancienne ligne de pensée
qui tend à identifier l’activité de gouverner
à l’activité de commander , on entendra par
« gouvernement » quelque chose de très différent
du « commandement ».
Commander à des hommes, c’est leur donner des ordres
et veiller à leur exécution, et c’est à
partir de ce sens qu’on a longtemps défini l’art
du gouvernant dans une certaine tradition de philosophie politique
: l’homme politique en tant qu’il gouverne, ce n’est
pas celui qui transmet les ordres qui émanent d’un
autre (comme le héraut, le chef des rameurs ou le devin),
c’est celui qui donne des ordres qui viennent de lui-même
.
L’activité de gouverner procèderait dès
lors de l’aptitude à imposer, au besoin par la contrainte
ou la coercition, un objectif à des individus qui n’en
voient pas a priori la justification ou la nécessité,
faute d’une véritable intelligence du bien commun.
En somme, gouverner ce serait, pour une volonté qui poursuit
un certain objectif, parvenir à imposer à d’autres
volontés cet objectif qui n’est pas, au moins d’emblée,
le leur.
On ne soutiendra pas ici que gouverner ne relève pas de l’exercice
d’un pouvoir.
On dira que gouverner consiste en un mode d’exercice du pouvoir
qui diffère du simple commandement en ce qu’il est
avant tout une manière de diriger ou de « conduire
la conduite » des autres.
En d’autres termes, ce qui est en cause, c’est une conduction
indirecte qui joue sur les ressorts de la conduite des autres, c’est-à-dire
sur leurs motivations, c’est-à-dire qui incite, oriente
et stimule bien davantage qu’elle ne contraint.
En quatrième lieu, et par voie de conséquence, le
gouvernement des autres doit conduire les autres à se conduire
vis-à-vis d’eux-mêmes d’une certaine façon,
c’est-à-dire faire de l’individu le foyer d’un
certain type de gouvernement de soi de manière à pouvoir
ensuite prendre appui sur ce gouvernement de soi afin de réaliser
ses propres objectifs.
En effet, puisqu’il s’agit, non pas de contraindre,
mais d’amener les individus à se conduire conformément
à certaines normes, on s’emploiera à produire
dans l’individu lui-même un certain type de rapport
à soi, précisément celui-là même
qui est requis pour que l’individu devance de lui-même
ce qu’on attend de lui, en se conduisant comme on souhaite
qu’il se conduise.
Autrement dit, on fera de l’auto-gouvernement le moyen du
gouvernement des autres.
La formule de la gouvernementalité actuelle, c’est
très exactement le gouvernement des autres par le gouvernement
de soi.
On pourrait faire valoir à bon droit qu’une formule
aussi générale est celle de la gouvernementalité
telle qu’elle émerge au 18e sc.
en Occident et qu’elle ne suffit pas à caractériser
la gouvernementalité néolibérale dans sa singularité.
Il est de fait que la gouvernementalité libérale,
tout particulièrement en la figure du philosophe Jeremy Bentham,
avait déjà dessiné les grands traits d’une
action « oblique » et « indirecte » sur
les individus.
Selon ce dernier, le gouvernement a sans doute peu à faire
directement, il a en revanche beaucoup à faire indirectement
: plutôt que de chercher à maîtriser directement
la conduite des individus, il doit viser la maîtrise par chaque
individu de sa propre conduite.
A cette fin, il lui faut agir sur la façon dont l’individu
se rapporte à son propre intérêt, étant
entendu que l’intérêt constitue pour Bentham
la motivation ultime et exclusive de la conduite humaine.
Le problème est en effet que trop souvent l’individu
calcule mal son intérêt, dans la mesure où la
perception qu’il a de cet intérêt est gauchie
et biaisée par son amour-propre.
Or un individu qui calcule mal son intérêt est un
individu qui se gouverne mal.
L’action du gouvernement consistera justement à apprendre
à l’individu à bien calculer et, en cela, à
bien se gouverner.
D’où, chez Bentham, l’importance d’un système
de lois qui soit agencé de telle manière que l’individu
intègre par anticipation dans son calcul tant l’espoir
des récompenses promises que les risques de la sanction encourue.
Indiscutablement, dans cette formule d’un gouvernement des
intérêts par les intérêts, trouve à
s’exprimer le souci d’un gouvernement de soi des individus.
Où se situe alors la différence entre cette forme
de gouvernementalité et la gouvernementalité néolibérale
à laquelle nous sommes aujourd’hui confrontés
? Très schématiquement, on peut dire que cette nouvelle
gouvernementalité opère un retournement de la question
des limites de l’intervention publique telle qu’elle
était posée par le libéralisme classique, Bentham
compris : tandis que pour ce dernier il y a un ordre spontané
des actions économiques des individus qu’il faut se
garder de contrarier et dont il suffit de créer les conditions
juridiques, précisément par la législation,
le néolibéralisme fait de l’intervention du
gouvernement le levier de la transformation de toute la société.
Cette transformation consiste à étendre la logique
du marché au delà du marché, à toutes
les sphères de l’existence humaine.
En un sens, il s’agit désormais non plus d’arrêter
mais d’étendre : non plus arrêter l’action
du gouvernement, mais bien plutôt la démultiplier par
voie de réticulation de façon à étendre
la logique du marché à l’ensemble de la société.
Que faut-il entendre par « logique du marché »
? La norme qui fait exister le marché est celle de la concurrence
entre les unités de production que sont les « entreprises
».
L’extension de la logique du marché à tous les
rapports sociaux implique par conséquent d’ériger
la concurrence en norme sociale générale.
Qu’on ne s’y trompe pas, cette préconisation
de la concurrence n’exclut nullement que l’on célèbre
en même temps les vertus de la « coopération
» : sous ce terme, on entendra bien entendu, non pas une véritable
mise en commun non transactionnelle, mais une alliance stratégique
d’intérêts entre firmes concurrentes (sur le
modèle de l’échange de savoirs réalisé
il y a peu entre Siemens et Toshiba dans le domaine des technologies
de pointe).
C’est d’ailleurs pour signifier cette nécessité
de la coopération dans le jeu de la concurrence qu’a
été forgé le néologisme de « coopétition
».
L’important est ici que la concurrence ne soit pas regardée
comme une donnée naturelle, mais comme une norme qu’il
appartient à l’Etat d’instituer et, plus encore,
de faire respecter par tous agents économiques.
Ceux-ci ont en effet spontanément tendance à tourner
cette norme en privilégiant leurs intérêts particuliers
de « producteurs » (entendre d’ « entrepreneurs
»), quitte à s’entendre avec d’autres «
producteurs » (par exemple sur la fixation des prix).
D’où des conduites faussant le jeu de la concurrence,
tout à l’inverse de bonne « coopération
».
D’où la légitimation de l’intervention
de l’Etat au nom de la souveraineté des « citoyens-consommateurs
» : car si les unités de production ont des intérêts
particuliers à défendre, les consommateurs ont un
intérêt commun à la concurrence « libre
et non faussée », intérêt commun dont
l’Etat doit se faire le gardien
.
Avec cette légitimation on a le principe d’un interventionnisme
d’un type particulier : l’action publique doit non seulement
construire le marché en édictant des règles
générales, mais garantir le fonctionnement du marché
une fois celui-ci créé en veillant au respect de cet
« ordre-cadre » par tous les agents économiques.
Mais il y a plus encore.
Pour s’acquitter de cette mission, l’Etat doit lui-même
se transformer en « internalisant » dans son propre
fonctionnement les normes du droit privé (celles qui président
aux transactions marchandes et aux contrats entre entreprises).
Ce qui revient à dire qu’il doit s’appliquer
à lui-même ces normes et se comporter lui-même
comme une entreprise.
A l’intervention de création et de maintien du marché
répond donc une intervention « en interne » consistant
en une auto-transformation de l’Etat dans le sens d’une
soumission à la logique du marché. C’est là
ce qui définit en propre l’ « Etat entrepreneurial
» (ce que les anglo-saxons nomment corporate state). Ce double
interventionnisme a pour effet d’estomper les lignes de séparation
traditionnellement reconnues (y compris par le libéralisme
classique) entre l’Etat et le marché.
Indubitablement, cela n’est pas sans impliquer une neutralisation
pratique des catégories du droit public qui est parfaitement
conforme à l’idéal d’une « société
de droit privé » .
Cependant, cette hybridation croissante du public et du privé,
qui peut aller jusqu’à la délégation
au privé de la fonction de codification de certaines normes,
n’entraîne pas une dissolution pure et simple de l’Etat
dans le marché. Les Etats sont certes désormais invités
à passer entre eux, et avec les grands acteurs privés,
des « alliances stratégiques » ou des «
partenariats », ce qui suffit à expliquer la vogue
actuelle du thème de la « coopétition »
dans le discours sur la « gouvernance mondiale ».
Mais cela ne veut pas dire que l’Etat est devenu une entreprise
comme les autres.
Les Etats ne sont pas de simples « agences » en concurrence
les unes avec les autres sur un grand marché mondial de la
« sécurité », et, s’il est vrai
que la concurrence entre les Etats est légitimée et
encouragée, cela n’autorise nullement un Etat à
procéder à des « fusions-acquisitions »
d’autres Etats. Il en va de la logique profonde des transformations
en cours : que l’Etat soit le vecteur de l’extension
des normes du droit privé implique qu’il s’applique
à lui-même ces normes, mais non qu’il soit entièrement
absorbé par le marché.
Cette remarque vaut tout autant pour le fonctionnement interne de
l’administration publique. Il est certes des situations où
le gouvernement n’hésite pas à privatiser sans
détour certaines entreprises publiques, quoiqu’il soit
souvent obligé d’emprunter des voies obliques (modification
du statut de l’entreprise autorisant la participation de capitaux
privés). Mais il lui faut souvent étendre la logique
du marché à des institutions qui ne peuvent être
directement « mises en marché ».
Toute la question est alors de savoir quels sont les biais par
lesquels cette extension peut être assurée, en dépit
de la résistance prévisible des professionnels de
ces institutions. C’est en ce point qu’interviennent
certaines techniques de gouvernement qui relèvent de ce que
l’on pourrait appeler les « disciplines néolibérales
».
Le terme même de « discipline » requiert un
minimum d’explications. Selon le sens premier qu’il
prend chez Michel Foucault, ce terme renvoie à un ensemble
de techniques de dressage des corps individuels mises en place dans
les ateliers, les prisons et les asiles dès le 17e sc.
La discipline se ramenant à l’exercice d’une
pure contrainte, la gouvernementalité ne pourrait que se
substituer à elle sans jamais pouvoir se combiner à
elle pour produire des effets de pouvoir.
Mais on est fondé à donner à ce terme un sens
élargi : relèvent alors de la discipline toutes les
techniques qui contribuent à structurer par avance le champ
d’action de l’individu. Dans cette perspective, tout
procède de la construction d’un cadre institutionnel
et réglementaire suffisamment contraignant pour que l’individu
en vienne à choisir de lui-même ce qu’il doit
choisir dans son propre intérêt.
On peut à cet égard distinguer trois aspects des
disciplines néolibérales.
Tout d’abord, la constitution d’un cadre intangible
et inviolable, par exemple un cadre budgétaire et monétaire,
de telle manière que les individus apprennent à ne
jamais calculer qu’à l’intérieur de cet
ordre, en excluant toute option qui se situerait en dehors de l’éventail
des possibles ainsi prédéfini. On en a un bon exemple
avec la politique de suppression des postes d’enseignants
dans l’Education nationale : la vertu proprement disciplinante
des contraintes budgétaires est en effet d’amener les
enseignants à accepter une charge de travail de plus en plus
lourde et de moins en moins centrée sur la transmission des
connaissances.
Ensuite, la création du plus grand nombre possible de situations
de marché.
L’effet visé est d’obliger l’individu à
se comporter le plus souvent possible en « homme économique
», soit en sujet ayant à opérer un calcul de
maximisation de son intérêt, en lieu et place de considérations
morales et politiques susceptibles d’interférer fâcheusement
avec ce calcul.
On pourrait parler ici d’une contrainte, non certes d’une
contrainte exercée directement par une volonté sur
des volontés, mais d’une contrainte des situations
ou des « mises en situation », contrainte qui a l’incomparable
avantage de faire apparaître ce qui est construit comme une
règle à laquelle il est vain de vouloir résister
: on désobéit à une volonté qu’on
regarde comme arbitraire, non à ce qui s’impose comme
« la » réalité et qu’on ne peut
pour cette même raison qu’accepter. Bref, on s’attache
à naturaliser ce qui est politiquement construit pour mieux
le faire accepter.
Troisième aspect, des dispositifs de récompenses
et de punitions, d’incitations et de « désincitations
» qui remplaceront les sanctions du marché là
les situations de marché ne sont pas entièrement réalisables,
de manière à guider malgré tout la conduite
des individus dans le sens souhaité d’un calcul maximisateur.
On comprend donc que les disciplines ont toutes pour fonction
de produire chez l’individu un mode spécifique de gouvernement
de soi et qu’en ce sens elles participent bien de la gouvernementalité
néolibérale. Toutes ces techniques de gouvernement,
qui sont au cœur du « management de la performance »,
autrement nommé « Nouvelle Gestion publique »
et mis en œuvre dans la Révision générale
des politiques publiques (RGPP), concourent à produire une
certaine subjectivité en jouant en dernière analyse
sur deux ressorts complémentaires : la rivalité et
la peur.
Premier ressort, « l’aiguillon de la concurrence »,
pour parler comme Marx : par la contrainte des situations de marché,
que la fixation d’un cadre budgétaire rigide aide grandement
à mettre en place, on s’emploiera à favoriser
et à stimuler la compétition entre rivaux. La «
mise en situation de marché » est en effet avant tout
« mise en situation de concurrence ».
On fera alors de l’aspiration à l’autonomie
la motivation première : on attendra ainsi des sujets, non
qu’ils se conforment passivement aux ordres de leur hiérarchie,
mais qu’ils fassent de leur plein gré ce que l’on
attend d’eux, sans avoir à leur rappeler continuellement
ce qu’ils doivent faire et comment ils doivent le faire. Aussi
le discours mettra-t-il à l’envi l’accent sur
la « responsabilité » de l’individu confronté
en permanence à l’illimitation d’un choix de
soi-même, comme sur la nécessité pour celui-ci
d’aller puiser en lui-même l’énergie lui
permettant d’accomplir un travail sans fin d’optimisation
de soi.
C’est qu’il ne s’agit pas seulement d’obtenir
de l’individu qu’il calcule ses gains et ses coûts,
mais aussi qu’il travaille sur lui-même dans une sorte
d’ « ascèse de la performance » .
L’objectif est d’amener ce dernier à fonctionner
subjectivement selon le régime de la concurrence en l’ayant
préalablement placé dans des situations de concurrence.
Pour cela il faut que la création artificielle de ces situations
ne concerne pas seulement les rapports entre des établissements
(universités, hôpitaux, etc.
), mais les rapports entre les services, les unités de recherche,
les laboratoires ; pas seulement les rapports entre les services,
les unités de recherche, les laboratoires, mais, plus encore
et surtout, les rapports entre les agents individuels au sein de
telles « équipes ».
L’enjeu de cette constitution de situations de marché
jusque dans le fonctionnement des institutions publiques est de
faire intégrer à l’individu la « règle
du jeu » dans son calcul d’intérêt, sous
peine de tout perdre au jeu. Le désormais fameux «
publish or perish » qui prévaut sur le marché
de la publication scientifique ne fait que traduire à l’usage
des chercheurs l’alternative « se vendre ou mourir »
sur le marché du travail.
Deuxième ressort, la peur d’être mal évalué
par ses supérieurs hiérarchiques, peur qui ne peut
manquer de nourrir chez l’individu une auto-évaluation
continuelle bien souvent culpabilisante. A cette fin, on mettra
en place une véritable technologie de l’évaluation
très largement inspirée, jusque dans son lexique,
du management des entreprises privées. On construira des
systèmes de contrôle de l’efficience de la conduite
dont les mesures vont conditionner l’obtention des récompenses
et l’évitement des punitions.
Ce sont tous les rapports entre niveaux hiérarchiques à
l’intérieur de l’administration publique, tous
les rapports entre les « professionnels » et les «
clients » des administrations, mais, au delà et virtuellement,
toutes les activités humaines, depuis la politique jusqu’à
la relation thérapeutique en passant par la relation pédagogique,
qui sont censés être modelés par de tels systèmes.
Par là il s’agit de produire l’homme «
accountable », c’est-à-dire à la fois
évaluable ou calculable et comptable au sens de responsable.
On fait ainsi d’une pierre deux coups : le sujet qui se sent
continuellement surveillé n’aura de cesse d’accroître
son propre rendement et se verra ainsi contraint d’imposer
à autrui, subordonné, client, patient ou élève,
les « priorités » de l’entreprise.
Le guichetier de La Poste aura à cœur d’augmenter
les ventes de tel « produit », exactement comme le conseiller
financier de n’importe quelle banque, tandis que le médecin
prescrira des « actes » rentables et fera « libérer
» des lits le plus rapidement possible. Il faut bien comprendre
qu’il n’y a pas de contradiction entre cette obsession
du contrôle, cette multiplication des calculs, cette exigence
de transparence totale, et la norme de la performance et de la productivité
: plus l’individu calculateur est supposé libre de
choisir, plus il doit être surveillé et évalué,
puisqu’il est par hypothèse entendu qu’il poursuit
d’abord son intérêt personnel.
Le panoptisme a ici pour fonction, tout comme chez Bentham, de
remédier à la « tendance à biaiser »
à laquelle cède si facilement chaque individu en le
forçant à conjoindre son intérêt privé
avec celui de l’organisation qui l’emploie. Le ressort
de la peur est donc très différent de celui que fait
jouer un régime de type totalitaire. La peur n’est
pas celle qu’inspire la logique de la terreur, elle n’est
jamais que le moyen de plier le sujet à l’impératif
de la performance.
Elle est d’autant plus nécessaire que le fonctionnement
des institutions publiques n’autorise la mise en situation
de marché qu’à certaines conditions et dans
certaines limites. La « marchandisation » pure et simple,
c’est-à-dire, si les mots ont un sens, la transformation
en marchandise, donc en produit susceptible d’être directement
échangeable sur un marché contre monnaie, n’est
le plus souvent pas réalisable.
Mais l’objectif n’est justement pas la marchandisation,
il est la mise en ordre de la conduite des sujets en fonction de
la norme du marché qui est la norme de la concurrence. C’est
pourquoi la rationalité néolibérale privilégie
alors la création de situations de marché sans véritables
marchandises, ce que l’on pourrait appeler des quasi-marchés.
C’est précisément ce cadre qui assigne une
place centrale à l’évaluation quantitative.
Evaluer signifie donner une valeur, ce qui, dans les conditions
spécifiques d’un marché, signifie donner un
prix.
Construire un quasi-marché implique par conséquent
de définir une quasi-monnaie. En d’autres termes, il
faut un instrument de mesure de la valeur des productions de l’activité
des sujets et de la valeur de l’activité elle-même.
Il faut disposer d’un système d’information
qui soit l’analogue de ce qu’est un système de
prix pour un marché.
Ce système peut être parfaitement absurde, comme
on s’en convainc aisément en considérant, par
exemple, le nombre d’articles parus dans des revues scientifiques
à comité de lecture, le nombre de citations, le nombre
de contraventions par commissariat, le nombre de reçus au
brevet des écoles, le nombre d’élèves
réussissant en CM2 à tel exercice, le nombre de chômeurs
ayant retrouvé un emploi, etc.
Le problème n’est absolument pas de savoir si ce
qui est mesuré renvoie à quelque chose comme une «
utilité sociale » (à ce que l’économie
politique classique appelait une « valeur d’usage »),
ce qui seul importe c’est le caractère autoréférentiel
du système des signes ou des signaux mis en place : il faut
qu’ils ne renvoient pas au « sens » d’une
activité, mais qu’ils renvoient indéfiniment
à eux-mêmes pour inciter les individus à acquérir
et à accumuler le plus grand nombre possible d’unités
de compte.
Voilà également qui permet d’expliquer que
l’intégration de la logique du marché par l’administration
publique s’accompagne d’une bureaucratisation et d’une
technocratisation accrues.
Non seulement parce que des commissions d’experts sont requises
pour mettre au point ces systèmes de mesure et pour les faire
fonctionner. Mais aussi parce que l’exigence d’une continuité
absolument parfaite dans l’évaluation implique de construire
ce que le rapport Silicani sur la réforme de la fonction
publique appelle une « chaîne managériale »
du sommet à la base, du plus en vue des ministres jusqu’au
plus humble des agents publics.
L’idée selon laquelle l’action des ministres
doit désormais relever de la logique de l’audit ne
prend tout son sens qu’une fois inscrite dans cette perspective.
C’est paradoxalement la logique même de l’Etat
entrepreneurial qui commande cette stricte hiérarchisation
des niveaux de contrôle et de décision. La réforme
des universités comme celle des hôpitaux l’ont
bien mis en évidence : chaque fois que l’on cherche
à réformer l’administration en fonction de la
logique du marché, on commence par rompre avec le principe
de collégialité pour concentrer les pouvoirs de décision
et de contrôle entre les mains d’un « manager
» qui soit si possible lui-même responsable devant l’exécutif
(rappelons à cet égard que le projet initial sur la
réforme de l’hôpital concentrait les pouvoirs
entre les mains des directeurs hospitaliers, eux-mêmes nommés,
pour les CHU, par le Conseil des ministres).
C’est également cette transformation managériale
de l’action publique qui commande la suprématie directe
de l’exécutif sur tous les autres pouvoirs, et non
la propension d’une personne à l’ « autoritarisme
».
Qu’il s’agisse de fixer une limite horaire à
la délibération du législatif ou de substituer
au juge d’instruction indépendant un juge dépendant
du Parquet, c’est toujours le même resserrement autour
de l’exécutif qui est à l’œuvre.
La raison en est très simple : l’exécutif est
devenu le premier vecteur de la pénétration des normes
du droit privé à l’intérieur de la sphère
publique, quelque chose comme le garant ultime de leur application,
de telle sorte qu’il joue, vis-à-vis des autres pouvoirs
de l’Etat comme vis-à-vis des dirigeants des entreprises
publiques, un rôle analogue à celui tenu par l’actionnaire
vis-à-vis des dirigeants des entreprises privées.
En conséquence, le rôle dévolu au citoyen
n’est plus qu’un rôle d’arbitrage et de
contrôle par en bas de la bonne application de ces nouvelles
normes de productivité et de rentabilité à
l’Etat et à ses agents. Le citoyen arbitre, c’est
le citoyen consommateur des services publics, promu en cette qualité
au rang de juge de la performance des agents de ces services. Du
président actionnaire au citoyen consommateur la boucle est
d’autant plus bouclée que le régime subjectif
auquel le dit « citoyen » doit fonctionner est celui
de la concurrence. Tel est bien en définitive le déploiement
de la rationalité néolibérale : transformer
l’Etat pour mieux transformer toutes les relations sociales,
lui faire intégrer la logique du marché pour mieux
faire de lui le vecteur de l’extension de la logique du marché
à la société tout entière.
http://institut.fsu.fr/Qu-est-ce-que-la-rationalite.html
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