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Origine : http://institut.fsu.fr/La-grande-revanche-des-possedants.html
La nouvelle norme libérale de mise en concurrence généralisée
des économies a conduit à un accroissement rapide
des inégalités entre les classes sociales, que l’on
peut observer dans tous les domaines : ceux des revenus et des patrimoines,
mais également dans les conditions de vie, dans la scolarité,
dans la santé. Ce phénomène est particulièrement
marqué dans les pays pionniers de la politique néolibérale,
les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, érigés en modèles
par les classes dominantes des autres nations. Cette nouvelle polarisation
sociale à l’intérieur de chaque pays est une
objection à la thèse optimiste du « trickle
down effect » selon laquelle l’enrichissement des plus
riches conduirait ipso facto à l’amélioration
du sort des plus pauvres. Cette supposition, à la base de
la justification de la mondialisation des flux financiers et commerciaux
, est démentie par les études maintenant bien documentées
qui montrent que les fractions les plus riches de la population
des pays dominants et émergents se sont enrichis très
rapidement aux dépens des fractions les plus pauvres.
Ce qui est vrai des inégalités internes à
chaque pays l’est également au niveau international.
Entre 1960 et 2000, la part du revenu mondial qui va aux 20 % les
plus riches de la population est passée de 70 à 90
% et celle qui va aux 20 % les plus pauvres a baissé de 2,3
% à 1 %. Les deux dernières décennies du XXème
siècle ont été marquées par un renversement
radical des tendances à l’égalisation des revenus
et des conditions de vie, liées aux dispositifs de l’État
social. Aux États-Unis, la part du revenu national accaparée
par les 1% et les 10% les plus riches est supérieure en 2006
à ce qu’elle était en 1917. Il en va de même
dans les pays déjà très inégalitaires
comme la Grande-Bretagne mais aussi dans des pays attachés
à des valeurs égalitaires. En France, la part des
10 % des hauts revenus avait régressé jusqu’en
1982 ; depuis elle n’a pratiquement pas cessé d’augmenter.
Ce sont surtout les très hauts revenus qui ont le plus rapidement
augmenté, tandis que les minima sociaux voyaient leur niveau
relatif décrocher .
Tout se passe donc comme si la période néolibérale
avait conduit à un accaparement de l’essentiel des
nouvelles ressources dégagées par la croissance par
une infime partie de la population de 1993 à 2006, le revenu
des 99 % d’Américains les moins riches a progressé
six fois moins vite que celui du 1% d’Américains les
plus riches. Parmi les multiples explications, l’exposition
à la concurrence mondiale des couches sociales les moins
qualifiées a sans doute joué un rôle non négligeable.
Ceux que Robert Reich appelle les « travailleurs routiniers
» et les personnels de service sont fragilisés par
l’offre abondante de travail peu rémunéré
des pays pauvres. Mais cet effet est loin d’être mécanique.
Certains pays très ouverts sur l’extérieur,
comme la Suède, ont été moins touchés
par la montée des inégalités internes. On ne
saurait donc oublier le rôle des politiques menées
aussi bien par la droite que par la gauche qui ont utilisé
la mondialisation comme un levier autorisant cette polarisation
sociale. Les politiques fiscales menées depuis les années
80 ont allégé la progressivité de l’impôt
sur le revenu, diminué les taux d’imposition sur les
sociétés, réduit, voire annulé comme
l’a fait G.W.Bush en 2002, l’impôt sur les successions.
La compétition fiscale des États pour attirer ou
retenir les capitaux et les « grosses fortunes » a conduit
à une généralisation de ces politiques favorables
à la concentration des revenus et des patrimoines. Les impôts
n’ont pas baissé également pour tous. Ils se
sont plutôt reportés sur le facteur travail, beaucoup
moins mobile que le capital. A ces politiques fiscales se sont ajouté
dans les années 80 des politiques de revenus « d’austérité
» visant à désindexer les salaires de l’inflation,
conduisant ainsi à un ralentissement ou à une dégradation
du pouvoir d’achat. Certaines catégories ont été
ainsi particulièrement pénalisé lorsqu’elles
ont été touchées doublement par cette désindexation
et par la volonté de réduire les prélèvements
obligatoires sur les plus riches et les dépenses publiques,
comme ce fut le cas aussi bien des bénéficiaires de
minima sociaux que des fonctionnaires, accusés d’être
des privilégiés. Il ne faut pas non plus oublier des
politiques de l’emploi qui ont affaibli les protections légales
dont bénéficiaient les salariés les plus modestes
et qui ont permis de développer emplois précaires
et temps partiels, dans un contexte de chômage chronique.
Pour ce qui est du capital, les politiques menées lui ont
été à l’inverse très favorables.
Les revenus du capital ont ainsi bénéficié
de meilleures conditions de rentabilité, la libre circulation
du capital permettant de mettre en concurrence les politiques elles-mêmes.
Comme l’a souligné David Harvey, la discipline monétariste
et fiscale a été un moyen particulièrement
efficace d’imposer en deux décennies une brutale redistribution
des revenus et des fortunes favorables aux détenteurs du
capital et aux cadres du privé disposant de rémunérations
élevées . En France , entre le début des années
80 et le début du XXIème siècle, la part des
salaires dans le revenu national a baissé d’environ
dix points. Mais ceci cache l’accroissement considérable
des écarts entre salariés eux-mêmes. Le phénomène
est mondial. Partout une mince oligarchie de possédants a
vu ses richesses et son pouvoir croître de façon accélérée
et considérable.
Les exemples de la Russie et de la Chine sont à cet égard
particulièrement parlants. Ce qui fait dire à certains
analystes que nous « revenons » à une concentration
des fortunes dignes du XIXème siècle. Comme l’écrit
Thomas Piketty, « si l’on revient à une fiscalité
du XIXème sicèle, alors il est fort probable que ‘on
revienne à des inégalités du XIXème
siècle » . Cette inversion des tendances historiques
traduit une modification des rapports de force entre les classes
sociales. Le virage néolibéral des années 80
a commencé par une volonté délibérée
des gouvernants d’affaiblir le « pouvoir syndical »
et de remettre en cause les bases et les procédures du compromis
social typique de la période fordiste.Entre 1979 et 1998,
le Royaume-Uni a connu au moins neuf législations destinées
à limiter la liberté d’action des syndicats,
tandis qu’aux Etats-Unis de grandes campagnes menées
par les employeurs visaient à « désyndicaliser
» les entreprises , particulièrement dans le domaine
des services .
L’affaiblissement des organisations de salariés, plus
ou moins accentué selon les pays, a facilité l’imposition
de normes de rentabilité très élevées
profitant à la fraction étroite de la population possédant
l’essentiel des valeurs mobilières. Le ralentissement
de la hausse des salaires réels moyens, le décrochage
des évolutions des revenus salariaux par rapport aux gains
de productivité constituent une caractéristique du
nouveau régime de croissance tirée par la finance.
Le développement des grandes entreprises, les profits réalisés,
les gains boursiers, sont moins dépendants qu’avant
de la conjoncture nationale.
Une bourgeoisie beaucoup plus riche et puissante développe
de nouvelles stratégies de pouvoir. Par un double mouvement
de fermeture sur elle-même et de déploiement médiatique
de ses valeurs, elle accroît son emprise sur les ressources
et les esprits en disqualifiant la contestation sociale et politique.
Développant « l’entre soi » dans des quartiers
réservés, dans des établissements scolaires,
les lieux de loisir, les établissements de santé et
de retraite , la bourgeoisie se donne à voir à travers
des médias complaisants et répand l’envie dans
les autres classes d’accéder aux mêmes jouissances.
La « peopolisation » de la vie publique, la valorisation
jusqu’à l’obscénité de la réussite
matérielle, l’aspiration de nombreux jeunes à
rejoindre les cohortes de managers, de juristes d’affaires
et de financiers, tout un ensemble de signes indique que les «
valeurs » les plus cyniques d’une bourgeoisie décomplexée
ont gagné en légitimité bien au-delà
des milieux étroits et interconnectés du patronat,
du management et de la haute administration.
La nouvelle classe dominante a donc à la fois renforcé
sa cohésion et élargi sa base autour des logiques
financières qui dominent la gestion des entreprises, phénomène
qui a pour symbole les stock-options, et elle a accru son rayonnement
social par l’effet puissant des médias de masse et
surtout de la télévision. Elle a également
bénéficié de plus grandes facilités
de circulation au niveau international, constituant des réseaux
et des alliances qui confortent son emprise sur la mondialisation,
portant et diffusant les valeurs de l’efficacité managériale
communes aux élites occidentales, bénéficiant
d’une formation homogène préparant les nouvelles
générations à la gouvernance mondiale à
travers le modèle des business schools, dénigrant
systématiquement, par le biais des médias qu’elle
contrôle ou qu’elle influence, les archaïsmes nationaux
et les « droits acquis » des salariés .
Tandis que la bourgeoisie pouvait nouer des liens internationaux,
mobiliser une information très spécialisée
sur les opportunités de profit, et renforcer son pouvoir
sur les flux de capitaux, les travailleurs restaient « cloués
au sol », incapables de s’organiser sur un plan international,
fragilisés par l’absence d’un droit du travail
international, le dumping salarial et les délocalisations.
La mondialisation si elle valorise les atouts internationaux de
ceux qui peuvent voyager, étudier à l’étranger,
nouer des relations et des alliances, dévalorise relativement
les expériences et les existences purement locales et nationales.
Mais surtout, si elle accroît le pouvoir des élites
les plus mobiles, elle diminue celui des travailleurs mis en concurrence
entre eux. Plus encore que l’effet direct, c’est la
menace sourde et, parfois, le chantage explicite portant sur l’emploi
qui inhibent toute réaction efficace des salariés,
affaiblissent les statuts professionnels, bloquent les progressions
salariales. La mise en concurrence d’usines appartenant au
même groupe mais localisées dans des pays aux niveaux
de revenus différents est devenue un moyen de mise au pas
efficace de la force de travail.
La polarisation sociale croissante est le produit d’une modification
des forces en présence. Alors que les rapports de force se
constituent de plus en plus sur le plan mondial, le fractionnement
national des droits nationaux et des organisations syndicales est
en lui-même un facteur de faiblesse des salariés. L’internationalisme
pratique de la bourgeoisie, dont l’illustration spectaculaire
est le Forum économique mondial de Davos, n’a cessé
de se renforcer depuis la fin des années 1980 pendant que
le système communiste mondial (États, partis, relais
sociaux et culturels des partis) achevait de se déliter.
Pendant que la gauche néolibérale déçoit
régulièrement tous ceux qui croient encore une alternative
possible à la nouvelle droite dans le cadre du « bi-partisme
de fait », l’altermondialisme apparaît comme une
nouvelle force politique mondiale depuis la fin des années
1990. Cette nouvelle force est cependant encore très loin
de compenser l’effondrement de la représentation ouvrière,
d’autant que son impact sur les classes populaires, largement
captées sur le plan électoral par le discours populiste
et xénophobe, reste marginal. Sous cet angle, la mise en
pratique de la nouvelle norme de concurrence généralisée
a eu plusieurs effets combinés : elle a contribué
à la polarisation sociale en faveur des groupes les plus
riches, au renversement du rapport de forces entre classes sociales,
et, plus décisivement, à l’affaiblissement des
forces traditionnelles de résistance à la domination
capitaliste.
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