"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
L'école doit-elle former des citoyens ou des professionnels compétents ?
Christian Laval

Origine : http://www.theyliewedie.org/ressources/biblio/fr/Laval_Christian_-_L%27ecole_doit_elle_former.html

Propos recueillis par Dominique Louise Pélegrin. Télérama n° 2778 - 9 avril 2003.

Christian Laval : sociologue, spécialiste de l'histoire de la pensée libérale américaine, auteur de “Jeremy Bentham, Les Artifices du capitalisme” (éd. PUF 2003,10 €). Dans “L'école n'est pas une entreprise” (éd. La Découverte, 336 p., 20 €), il dénonce « le néolibéralisme à l'assaut de l'enseignement public ».


Quelles sont les missions de l'école ? Peut-elle encore jouer son rôle d'institution dans un monde soumis aux pressions de la rentabilité ? Le débat dure... toujours actuel. « L'école n'est pas une entreprise ! » proteste le sociologue Christian Laval, qui s'inquiète de la montée en puissance de la pensée libérale dans le système scolaire.

Télérama : On licencie les emplois-jeunes dans l'Education nationale. Les assistantes sociales, conseillers d'orientation et médecins scolaires risquent prochainement de disparaître. Y voyez-vous un signe supplémentaire de la libéralisation de l'école ?

Christian Laval : Nous sommes sur cette pente. La décentralisation annoncée fin février par Jean-Pierre Raffarin accélère le processus : les personnels non enseignants de l'Education nationale relèveront désormais des collectivités territoriales. Le projet n'est plus de garantir davantage d'égalité entre régions - il produit même souvent l'inverse. Les plus riches choisiront de financer tel ou tel « service », les autres les feront disparaître en criant au manque de moyens. Cette décentralisation donne aussi du champ aux régions pour adapter plus finement l'« offre » éducative aux besoins des entreprises. Dans cette dynamique, on finit par ne voir dans l'élève que le futur travailleur, un « capital humain » à valoriser au mieux.

Télérama : L'emprise du discours économique sur l'éducation a commencé, dites-vous, avec les années 80. Pourquoi ?

Christian Laval : Effectivement, c'est au tout début des ces années-là que j'ai commencé à dresser l'oreille. Dans les milieux de l'Education nationale, dans les circulaires ministérielles, les textes émis par l'OCDE ou la Commission de Bruxelles, j'entendais des discours que j'avais déjà entendus ailleurs, très loin... chez les économistes libéraux américains du XIXe ou du début du XXe siècle. Dans les années 1910, aux Etats-Unis, les chefs d'entreprise cherchaient à définir ce que devait être l'enseignement, trouvant que leurs ouvriers en savaient toujours trop, ou trop de choses inutiles. En France, l'angoisse sociale devant le chômage a commencé à monter à partir du choc pétrolier de 1974. Et c'est à partir de là que l'école a été petit à petit reliée à l'imaginaire de l'entreprise. L'opinion a accepté l'idée que l'école et les diplômes qu'elle procure sont avant tout un moyen de trouver du boulot, d'échapper aux incertitudes de l'emploi.

Télérama : Ce n'est pas une idée fausse : tout de même, l'école sert à cela aussi...

Christian Laval : Oui, mais pas seulement Il ne s'agit pas de fournir à chacun la trousse à outils à usage immédiat. Jusque-là, l'école était traditionnellement reliée à l'imaginaire démocratique. Sa mission, c'était de créer des citoyens suffisamment cultivés pour raisonner, s'impliquer dans des décisions concernant l'avenir, la vie commune. Il y a un horizon idéal de l'école : donner l'accès au savoir, permettre l'éveil, l'émancipation des individus. Le débat pour moi est là.

Télérama : Pour atteindre cet idéal, doit-on pour autant rejeter la trousse à outils ?

Christian Laval : On peut se poser la question des savoirs utiles sans tomber dans une pensée utilitariste selon laquelle l'individu est un être calculateur, entièrement voué à la recherche de son avantage personnel. L'imaginaire libéral est axé sur la compétition des économies, des entreprises et des individus : le seul lien social est celui de la rivalité. Dans ce cadre mental, l'éducation devient une affaire purement privée, les familles doivent donc pouvoir choisir librement leur style d'école, le type d'éducation reçu par leurs enfants, voire le contenu et les matières enseignées. Il s'agit simplement d'en avoir les moyens. L'éducation rejoint ainsi l'imaginaire de la consommation individuelle, si envahissant dans notre société. Est-ce cela que nous souhaitons ? Pendant que nous ne débattons pas de cette question, toutes sortes d'organismes poussent à la transformation de l'éducation en pur service. C'est ce qui est en jeu en ce moment dans les négociations de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). L'accord général du commerce des services signé en 1994 organise, par un cycle de négociations ininterrompu, l'ouverture des marchés des services, y compris ceux de la culture, de la santé et de l'éducation.

Télérama : Mais qui peut être contre certaines injonctions du libéralisme comme “le choix des familles” ou encore la “formation tout au long de la vie” ?

Christian Laval : Personne, évidemment. C'est une noble et vieille idée. En 1792, Condorcet disait déjà que l'école devait concerner tous les citoyens, tout au long de leur vie. Mais aujourd'hui, il s'agit plutôt de mettre l'individu dans une obligation permanente de réévaluation de lui-même. Sur le marché, les objets se périment, les personnes aussi. Le vocabulaire ordinaire est de plus en plus contaminé par une vision purement économique. Prenez la notion d'autonomie. Dans le monde du travail, elle désigne un individu capable d'initiatives face à la complexité de ses tâches. L'usage du mot est un peu abusif puisqu'il s'agit d'une liberté d'action très partielle, orientée vers la recherche de la performance, dans un contexte hiérarchisé. Dans la tradition républicaine, la notion d'autonomie recouvre tout autre chose la capacité à s'arracher aux déterminismes sociaux et culturels pour exercer ses facultés rationnelles, pour penser et agir en tant que citoyen. A l'école, comme dans toute la société, on passe d'une autonomie conçue comme moyen d'émancipation du sujet à une autonomie conçue comme recherche d'efficacité.

Télérama : On va vous accuser d'élitisme ou de passéisme. L'école permet à certains de s'émanciper, c'est sûr. Mais on a constaté son relatif échec à ménager une égalité des chances...

Christian Laval : Je ne suis pas en train de dire que tout va bien. Mais à partir du moment où l'école est pensée sur le modèle utilitariste de l'entreprise, ce sont les fins mêmes de l'éducation qui sont mises en question. Débattons-en, c'est tout ce que je demande. Faut-il carrément abandonner cette visée émancipatrice de l'école, est-ce une idée périmée sous prétexte qu'elle n'est réalisée qu'imparfaitement ? Je trouve très significative la remise en question du collège unique par une partie des enseignants, souvent jeunes. Elle s'explique par la gravité des difficultés qu'ils rencontrent, bien sûr, mais elle révèle aussi un recul de la conviction dans la force émancipatrice du savoir pour tous.

Si tant de gens peuvent aujourd'hui glisser vers une conception utilitariste et néolibérale de la société, c'est qu'on ne sait plus très bien quel est le rôle de l'Etat ni celui de la souveraineté du peuple. La formation du citoyen a perdu de son sens à mesure que la citoyenneté était discréditée par cette grande vague libérale. Ce qui risque d'être mis à l'écart, c'est l'idée d'une culture commune, qui représente le ciment social, comme l'affirmait le plan Langevin-Wallon en 1946 : que l'on soit fils de paysan, d'ouvrier, d'ingénieur, on a droit à la culture. Cette conception a été mise en cause, accusée d'élitisme. Pourquoi ne déciderait-on pas de la remettre en avant ? D'y consacrer les moyens nécessaires ? C'est de cela qu'il faut débattre, au lieu de suivre des pentes toutes tracées et de se laisser enfermer dans un faux choix entre soit une bureaucratie pesante et arriérée, soit un système souple régi par le marché. C'est le jeu des tenants du libéralisme que de poser le problème de cette façon. En réalité, il s'agit d'un affrontement entre deux visions du monde. Si seuls comptent les intérêts individuels et la compétition, que fait-on ensemble ? Les parents, les élèves, les enseignants acceptent-ils l'idée d'une dégradation du lien social et du lien éducatif ? Je ne le crois pas.

Télérama : L'Education nationale a-t-elle déjà fait son choix ?

Christian Laval : Pour remédier aux défauts du système bureaucratique, qui sont réels, la haute administration de l'Education nationale, totalement convertie aux idées libérales dès le début des années 80, a voulu transformer les proviseurs en “managers” dotés d'un “tableau de bord” grâce auquel ils peuvent « piloter » leur lycée comme le patron mène son entreprise. Alors on doit pouvoir y mesurer et améliorer sans cesse la productivité. Donc, on aura de plus en plus tendance à privilégier ce qui est mesurable. C'est ainsi qu'on donne aux enfants du primaire des « livrets de compétences » où leurs performances sont évaluées. Mais comment évaluer la manière dont un professeur persuade jour après jour ses élèves de travailler ? Il s'agit de processus humains, longs, opaques, qui résistent à une analyse centrée sur les résultats rapides et chiffrés. Résultat : les enseignants se sentent bien moins autonomes qu'avant, bien plus prisonniers des rapports hiérarchiques institutionnels. Et c'est tout à fait contradictoire avec le métier même de professeur.