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Origine : http://www.theyliewedie.org/ressources/biblio/fr/Laval_Christian_-_L%27ecole_doit_elle_former.html
Propos recueillis par Dominique Louise Pélegrin. Télérama
n° 2778 - 9 avril 2003.
Christian Laval : sociologue, spécialiste de l'histoire de
la pensée libérale américaine, auteur de “Jeremy
Bentham, Les Artifices du capitalisme” (éd. PUF 2003,10
€). Dans “L'école n'est pas une entreprise”
(éd. La Découverte, 336 p., 20 €), il dénonce
« le néolibéralisme à l'assaut de l'enseignement
public ».
Quelles sont les missions de l'école ? Peut-elle encore
jouer son rôle d'institution dans un monde soumis aux pressions
de la rentabilité ? Le débat dure... toujours actuel.
« L'école n'est pas une entreprise ! » proteste
le sociologue Christian Laval, qui s'inquiète de la montée
en puissance de la pensée libérale dans le système
scolaire.
Télérama : On licencie les emplois-jeunes dans
l'Education nationale. Les assistantes sociales, conseillers d'orientation
et médecins scolaires risquent prochainement de disparaître.
Y voyez-vous un signe supplémentaire de la libéralisation
de l'école ?
Christian Laval : Nous sommes sur cette pente. La décentralisation
annoncée fin février par Jean-Pierre Raffarin accélère
le processus : les personnels non enseignants de l'Education nationale
relèveront désormais des collectivités territoriales.
Le projet n'est plus de garantir davantage d'égalité
entre régions - il produit même souvent l'inverse.
Les plus riches choisiront de financer tel ou tel « service
», les autres les feront disparaître en criant au manque
de moyens. Cette décentralisation donne aussi du champ aux
régions pour adapter plus finement l'« offre »
éducative aux besoins des entreprises. Dans cette dynamique,
on finit par ne voir dans l'élève que le futur travailleur,
un « capital humain » à valoriser au mieux.
Télérama : L'emprise du discours économique
sur l'éducation a commencé, dites-vous, avec les années
80. Pourquoi ?
Christian Laval : Effectivement, c'est au tout début des
ces années-là que j'ai commencé à dresser
l'oreille. Dans les milieux de l'Education nationale, dans les circulaires
ministérielles, les textes émis par l'OCDE ou la Commission
de Bruxelles, j'entendais des discours que j'avais déjà
entendus ailleurs, très loin... chez les économistes
libéraux américains du XIXe ou du début du
XXe siècle. Dans les années 1910, aux Etats-Unis,
les chefs d'entreprise cherchaient à définir ce que
devait être l'enseignement, trouvant que leurs ouvriers en
savaient toujours trop, ou trop de choses inutiles. En France, l'angoisse
sociale devant le chômage a commencé à monter
à partir du choc pétrolier de 1974. Et c'est à
partir de là que l'école a été petit
à petit reliée à l'imaginaire de l'entreprise.
L'opinion a accepté l'idée que l'école et les
diplômes qu'elle procure sont avant tout un moyen de trouver
du boulot, d'échapper aux incertitudes de l'emploi.
Télérama : Ce n'est pas une idée fausse
: tout de même, l'école sert à cela aussi...
Christian Laval : Oui, mais pas seulement Il ne s'agit pas de fournir
à chacun la trousse à outils à usage immédiat.
Jusque-là, l'école était traditionnellement
reliée à l'imaginaire démocratique. Sa mission,
c'était de créer des citoyens suffisamment cultivés
pour raisonner, s'impliquer dans des décisions concernant
l'avenir, la vie commune. Il y a un horizon idéal de l'école
: donner l'accès au savoir, permettre l'éveil, l'émancipation
des individus. Le débat pour moi est là.
Télérama : Pour atteindre cet idéal, doit-on
pour autant rejeter la trousse à outils ?
Christian Laval : On peut se poser la question des savoirs utiles
sans tomber dans une pensée utilitariste selon laquelle l'individu
est un être calculateur, entièrement voué à
la recherche de son avantage personnel. L'imaginaire libéral
est axé sur la compétition des économies, des
entreprises et des individus : le seul lien social est celui de
la rivalité. Dans ce cadre mental, l'éducation devient
une affaire purement privée, les familles doivent donc pouvoir
choisir librement leur style d'école, le type d'éducation
reçu par leurs enfants, voire le contenu et les matières
enseignées. Il s'agit simplement d'en avoir les moyens. L'éducation
rejoint ainsi l'imaginaire de la consommation individuelle, si envahissant
dans notre société. Est-ce cela que nous souhaitons
? Pendant que nous ne débattons pas de cette question, toutes
sortes d'organismes poussent à la transformation de l'éducation
en pur service. C'est ce qui est en jeu en ce moment dans les négociations
de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). L'accord général
du commerce des services signé en 1994 organise, par un cycle
de négociations ininterrompu, l'ouverture des marchés
des services, y compris ceux de la culture, de la santé et
de l'éducation.
Télérama : Mais qui peut être contre certaines
injonctions du libéralisme comme “le choix des familles”
ou encore la “formation tout au long de la vie” ?
Christian Laval : Personne, évidemment. C'est une noble
et vieille idée. En 1792, Condorcet disait déjà
que l'école devait concerner tous les citoyens, tout au long
de leur vie. Mais aujourd'hui, il s'agit plutôt de mettre
l'individu dans une obligation permanente de réévaluation
de lui-même. Sur le marché, les objets se périment,
les personnes aussi. Le vocabulaire ordinaire est de plus en plus
contaminé par une vision purement économique. Prenez
la notion d'autonomie. Dans le monde du travail, elle désigne
un individu capable d'initiatives face à la complexité
de ses tâches. L'usage du mot est un peu abusif puisqu'il
s'agit d'une liberté d'action très partielle, orientée
vers la recherche de la performance, dans un contexte hiérarchisé.
Dans la tradition républicaine, la notion d'autonomie recouvre
tout autre chose la capacité à s'arracher aux déterminismes
sociaux et culturels pour exercer ses facultés rationnelles,
pour penser et agir en tant que citoyen. A l'école, comme
dans toute la société, on passe d'une autonomie conçue
comme moyen d'émancipation du sujet à une autonomie
conçue comme recherche d'efficacité.
Télérama : On va vous accuser d'élitisme
ou de passéisme. L'école permet à certains
de s'émanciper, c'est sûr. Mais on a constaté
son relatif échec à ménager une égalité
des chances...
Christian Laval : Je ne suis pas en train de dire que tout va bien.
Mais à partir du moment où l'école est pensée
sur le modèle utilitariste de l'entreprise, ce sont les fins
mêmes de l'éducation qui sont mises en question. Débattons-en,
c'est tout ce que je demande. Faut-il carrément abandonner
cette visée émancipatrice de l'école, est-ce
une idée périmée sous prétexte qu'elle
n'est réalisée qu'imparfaitement ? Je trouve très
significative la remise en question du collège unique par
une partie des enseignants, souvent jeunes. Elle s'explique par
la gravité des difficultés qu'ils rencontrent, bien
sûr, mais elle révèle aussi un recul de la conviction
dans la force émancipatrice du savoir pour tous.
Si tant de gens peuvent aujourd'hui glisser vers une conception
utilitariste et néolibérale de la société,
c'est qu'on ne sait plus très bien quel est le rôle
de l'Etat ni celui de la souveraineté du peuple. La formation
du citoyen a perdu de son sens à mesure que la citoyenneté
était discréditée par cette grande vague libérale.
Ce qui risque d'être mis à l'écart, c'est l'idée
d'une culture commune, qui représente le ciment social, comme
l'affirmait le plan Langevin-Wallon en 1946 : que l'on soit fils
de paysan, d'ouvrier, d'ingénieur, on a droit à la
culture. Cette conception a été mise en cause, accusée
d'élitisme. Pourquoi ne déciderait-on pas de la remettre
en avant ? D'y consacrer les moyens nécessaires ? C'est de
cela qu'il faut débattre, au lieu de suivre des pentes toutes
tracées et de se laisser enfermer dans un faux choix entre
soit une bureaucratie pesante et arriérée, soit un
système souple régi par le marché. C'est le
jeu des tenants du libéralisme que de poser le problème
de cette façon. En réalité, il s'agit d'un
affrontement entre deux visions du monde. Si seuls comptent les
intérêts individuels et la compétition, que
fait-on ensemble ? Les parents, les élèves, les enseignants
acceptent-ils l'idée d'une dégradation du lien social
et du lien éducatif ? Je ne le crois pas.
Télérama : L'Education nationale a-t-elle déjà
fait son choix ?
Christian Laval : Pour remédier aux défauts du système
bureaucratique, qui sont réels, la haute administration de
l'Education nationale, totalement convertie aux idées libérales
dès le début des années 80, a voulu transformer
les proviseurs en “managers” dotés d'un “tableau
de bord” grâce auquel ils peuvent « piloter »
leur lycée comme le patron mène son entreprise. Alors
on doit pouvoir y mesurer et améliorer sans cesse la productivité.
Donc, on aura de plus en plus tendance à privilégier
ce qui est mesurable. C'est ainsi qu'on donne aux enfants du primaire
des « livrets de compétences » où leurs
performances sont évaluées. Mais comment évaluer
la manière dont un professeur persuade jour après
jour ses élèves de travailler ? Il s'agit de processus
humains, longs, opaques, qui résistent à une analyse
centrée sur les résultats rapides et chiffrés.
Résultat : les enseignants se sentent bien moins autonomes
qu'avant, bien plus prisonniers des rapports hiérarchiques
institutionnels. Et c'est tout à fait contradictoire avec
le métier même de professeur.
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