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Origine : http://www.mondecommun.com/index.php/imprimable/lhomme_economique_essai_sur_les_racines_du_neoliberalisme
Comment la société est-elle venue à se représenter
comme un vaste marché d’acteurs rationnels dont la
principale fonction est la maximisation du capital humain et réputationnel
? Comment le Québec par exemple, est-il passé du paradigme
de la souveraineté politique, qui s’appuyait sur le
slogan « Oui » à la souveraineté du Québec,
à la souveraineté de l’économie condensée
dans la formule « Oui, l’économie d’abord
» ? Main dans la main sans le reconnaître avec les néolibéraux,
les partisans d’une social-démocratie postmoderne se
réjouissent de la dissolution de la division historique gauche/droite
au profit d’une nouvelle troisième voie, d’une
antithétique « gauche efficace » en mesure de
réconcilier justice sociale et économie de marché1.
Cette rationalité politique intériorisée par
les sujets économiques contemporains, par des êtres
assujettis à l’économie qui la reproduisent
matériellement et symboliquement, est précisément
l’objet de L’Homme économique, le dernier essai
fort instructif de Christian Laval, membre actif du MAUSS et chercheur
associé au GEODE 2.
Cet ouvrage sur les racines du néolibéralisme s’inscrit
dans la tradition trop négligée de l’anthropologie
économique pratiquée par Weber, Dumont, Polanyi et
Hirschman. L’essai de Laval reprend la généalogie
du néolibéralisme là où Foucault l’avait
laissée dans son étude sur la Naissance de la biopolitique3.
Alors que Foucault voyait une rupture épistémologique
dans l’ordolibéralisme allemand4 et le néolibéralisme
américain de l’École de Chicago, Laval entend
plutôt montrer que les racines du néolibéralisme
contemporain se trouvent au fondement même de la philosophie
utilitariste qui prend racine dans les enseignements d’Helvétius
et de Bentham. Rappelons que Foucault envisage le néolibéralisme
comme une rupture avec le libéralisme classique du XVIIIe
et du XIXe siècle. Selon lui, si le libéralisme classique
appréhende le marché comme une donne naturelle qui
émerge de manière spontanée, le néolibéralisme
repose sur un constructivisme social qui vise à produire
politiquement un type de société, d’institution
et de sujet. Laval va plus loin et soutient que les principes utilitaristes
édifiés au XVIIIe siècle sont les fondements
mêmes du constructiviste néolibéral contemporain.
L’utilitarisme est, selon les termes de l’auteur, une
technologie du social, qui vise à construire un type de subjectivité
compatible, voire « adaptée » au mode de production
capitaliste et à son régime d’accumulation désormais
financiarisé.
Cette façon de décrire l’utilitarisme vise
à montrer que le capitalisme sous-tend une refonte radicale
des rapports sociaux en fonction d’un nouveau régime
normatif qui remplace les valeurs transcendantales des sociétés
antérieures. Laval analyse la profonde mutation subjective
occidentale, provoquée par la restructuration des relations
sociales selon les concepts d’intérêt et d’utilité
qui ont promu le moi au rang de « centre du monde humain ».
Il réfute ainsi la thèse des économistes néoclassiques,
selon laquelle l’ordre des intérêts égoïstes
émerge spontanément, et que le sujet calculateur procède
d’un processus d’émulation sociodarwiniste. Selon
Laval, le néolibéralisme découle plutôt
d’une construction historique d’un type particulier
de sujet, chez qui le calcul de l’intérêt n’est
pas « naturel ». En d’autres termes, comme l’avait
formulé Marx, l’homme fait l’histoire dans des
conditions historiques qu’il n’a pas créées.
La démarche anthropologique privilégiée par
Laval vise à montrer que le capitalisme n’est pas que
dans l’économique ; il ne s’agit pas uniquement
d’un mode de production. La question n’est pas de savoir
ce qui vient en premier — les pratiques capitalistiques ou
les représentations culturelles — mais plutôt
d’étudier comment elles sont encastrées dans
une matrice symbolique qui participe à la logique de valorisation
du capital. En ce sens, nous pouvons appréhender le capitalisme
comme une nouvelle civilisation au sein de laquelle une restructuration
symbolique fondamentale place le principe de l’intérêt
au centre des relations sociales. Le capitalisme n’émane
pas uniquement d’une idéologie bourgeoise ; il repose
sur un ensemble de fictions réelles, d’abstractions
objectivantes qui participent de la mutation du régime normatif
propre aux sociétés antérieures. Dans le capitalisme,
les valeurs transcendantales de l’ordre chrétien et
la noble libéralité du Moyen Âge sont remplacées
par les dictats (non moins normatifs) du marché du droit
divin. Si, comme le soulignait Marx dans Le Capital, la philosophie
utilitariste est une morale d’épicier, il s’agit
tout de même de la norme qui oriente, à la manière
d’une nouvelle religion, la pratique des acteurs sociaux dans
les sociétés capitalistes.
Ainsi, comme le montre Laval, la rupture néolibérale
est une continuité, en ce qu’elle consiste en l’extension
de la logique de calcul de l’utilité marginale à
toutes les situations ou conjonctures (sociales et politiques),
et non uniquement à l’économie. Gary Becker,
qui modernise en quelque sorte l’utilitarisme classique, soutient
que toutes les relations sociales sont des situations de marché,
de la famille à la criminalité. Laval souligne à
juste titre que l’institutionnalisation de la société
de marché et de la subjectivité calculatrice qui lui
correspond n’est pas nouvelle ; elle est au fondement même
de la philosophie utilitariste d’Helvétius et de Bentham.
Si la thèse de Laval s’apparente aux analyses de Weber,
Polanyi et Dumont, son apport réside dans le travail généalogique
accompli, qui pallie certaines faiblesses des analyses de ses prédécesseurs.
Selon Laval, la thèse de l’individu calculateur qui
perçoit son environnement comme une variable à laquelle
il doit s’ajuster et qui envisage les institutions sociales
à la fois comme des obstacles et des moyens qui favorisent
son action, est apparue beaucoup plus tôt qu’il ne l’est
généralement suggéré. L’homme
économique procède d’un immense travail de dressage,
d’un processus de normalisation et de dépolitisation
de certaines pratiques considérées comme immorales
par les normes religieuses, notamment l’usure et l’investissement
lucratif. En ce sens, l’émergence de l’esprit
du capitalisme ne doit pas être uniquement associée
à l’éthique protestante. L’habitus capitaliste
n’a pas attendu le XVIe ou le XVIIe siècle pour se
consolider ; l’Église s’est remarquablement adaptée
à l’ère de la calculabilité et de l’individualité,
principalement en normalisant l’idée que le temps devient
propriété des vivants afin d’assurer le passage
des fidèles dans l’au-delà, en témoigne
la pratique des indulgences. Graduellement, « ces pratiques
dévotionnelles » se sont transformées en «
pratiques assurantielles » (p. 42), qui deviennent alors le
produit d’un calcul utilitaire.
L’analyse généalogique de Laval éclaire
remarquablement les modalités de pouvoir constitutives des
formes spécifiques de subjectivités associées
à l’époque contemporaine. Selon Laval, on aurait
tort d’opposer « société disciplinaire
» et « société de contrôle »,
« pouvoir panoptique » et « pouvoir biopolitique
», comme le font certains auteurs post-structuralistes (notamment
Deleuze et Hardt & Negri). Ces modalités de pouvoir sont
au fondement même de l’utilitarisme classique et se
nourrissent mutuellement. Les pensées politiques et économiques
de Bentham — qui sont indissociables — consistent en
une forme de gouvernementalité, soit une modalité
de pouvoir qui vise à gouverner à travers l’économie
et qui instrumentalise les désirs des sujets afin de les
rendre compatibles avec les objectifs du régime d’accumulation.
Ainsi, le néolibéralisme consiste moins en un retrait
de l’État face au marché qu’en l’intériorisation
institutionnelle de la rationalité calculatrice afin d’assurer
l’efficience à la fois technique et subjective. Pour
les néolibéraux, l’État n’est pas
un « mal nécessaire » comme chez les libéraux
classiques (confer Adam Smith); il est un outil de transformation
de l’homme en recourant à deux instruments fondamentaux,
l’éducation et le droit.
L’utilitarisme peut ainsi être considéré
comme une technologie du social. Néolibéralisme ou
pas, un immense processus d’ingénierie sociale qui
instrumentalise les désirs humains de liberté se met
en place pour gouverner de manière jugée efficiente.
Bureaucratie et liberté deviennent alors compatibles. Comme
le souligne Laval :
Pour garantir les sphères d’action pour le plus grand
nombre, il faut établir une machine étatique compliquée,
voire proliférante, des codes qui ne cessent de grossir,
des règlements de plus en plus précis, des dispositifs
de surveillance et d’éducation de plus en plus efficace.
Apprendre à être libre suppose un règne de contrôle
et de formation des intérêts qui paraissent contraire
à la fin déclarée (p. 315).
Comment se légitime cette « contradiction paradoxale
» ? Comment un ordre fondé sur la liberté qui
exige dans le même temps un contrôle bureaucratique
peut-il se maintenir et se reproduire ? S’appuyant sur une
idée chère à Foucault, Laval soutient que «
ce qui justifie le pouvoir est en même temps le principe de
ses limites » (p. 73). En somme, la gouverne est réglée
non plus sur la raison d’État, mais sur la satisfaction
des intérêts et la maximisation de l’utilité
des gouvernés eux-mêmes, c’est-à-dire
sur les sujets abstraits de l’économie politique, que
C.B. Macpherson décrit comme des « individualistes
possessifs ». Or, cette rationalité se fonde sur le
principe « qu’on gouverne toujours trop », avec
excès. Le néolibéralisme plaide donc pour une
limitation de la sphère d’action du gouvernement. Ainsi,
l’utilitarisme comme le néolibéralisme constitue
un outil pour critiquer le gouvernement — s’il gouverne
trop —, mais aussi un ensemble de pratiques gouvernementales
qui rationalisent la conduite des individus. Autrement dit, l’utilitarisme
normalise le domaine de l’action gouvernementale en dépolitisant
l’objet même de la gouverne, soient les rapports économiques
et sociaux.
Le calcul des avantages et des coûts est la norme immanente
sur laquelle repose cette liberté contrôlée,
cette autorégulation de l’impulsion et cette autodiscipline
de la passion. Comme la vie sociale se module sur les exigences
du moi, le critère moral immanent de l’ordre capitaliste
impose au sujet narcissiste de se faire « aimer », ou
plutôt de se construire une crédibilité et un
capital réputationnel. Les mutations idéologiques
contemporaines — décrites comme une « idéologie
invisible » par Lefort —, proviennent donc directement
de l’utilitarisme benthamien. En somme, l’idéologie
de la transparence communicationnelle qui légitime l’ordre
néolibéral implique une surveillance généralisée,
sorte de réactivation de l’idée hobbesienne
de la guerre de tous contre tous. Dans le néolibéralisme,
les mécanismes de pouvoir ne sont pas uniquement verticaux
comme dans la panoptique benthamienne reprise par Foucault ; ils
sont aussi horizontaux en ce que l’opinion publique régule
les comportements des sujets transparents face à leurs semblables
: « tout le monde surveille chacun, chacun surveille tout
le monde » (p. 254). Laval résume cette mécanique
du pouvoir « publicitaire » et la nouvelle normativité
propre à la société de marché : «
moins de transcendance, plus de surveillance » (p. 258). La
société de marché correspond ainsi moins à
la « main invisible » de Smith qu’à la
figure de la « chaîne invisible » de Bentham.
L’approche généalogique et d’anthropologie
économique privilégiée par Laval permet d’éviter
la réification du capitalisme, à laquelle conduisent
certaines analyses critiques du néolibéralisme qui
surestiment le caractère « nouveau » de l’époque
contemporaine. Son analyse montre au contraire que le régime
normatif fondé sur l’intérêt et l’utilité
est au fondement même de la modernité capitaliste.
La spécificité du néolibéralisme réside
dans l’extension de la logique utilitariste à l’ensemble
des domaines de la vie (savoir, vivant, culture, etc.). Comprise
comme une extension des prémisses normatives de la philosophie
utilitariste, la théorie de l’acteur rationnel ne se
limite pas au domaine de la science économique ; elle pénètre
l’ensemble des activités et du champ des sciences sociales.
Il faut toutefois se garder d’envisager la domination de
la rationalité néolibérale comme inéluctable.
L’homme fut, et pendant longtemps, autre chose qu’économique
et s’est représenté autrement que comme une
machine à calculer. Le néolibéralisme, et le
sujet autorégulé hétéronome qui lui
correspond, ne se sont pas implantés à la suite d’une
évolution économique naturelle, mais par et dans un
processus politique qui dissout l’ensemble des contraintes
culturelles, normatives et institutionnelles qui avaient historiquement
entravé sa recomposition en système, voire en machine
productive.
Dans ce contexte réel de dissolution de la société,
quelles conclusions politiques peut on tirer de l’essai de
Laval ? Son ouvrage invite à refonder une critique radicale
du capitalisme qui aille au-delà de la dénonciation
conjoncturelle du néolibéralisme. La critique sociale
du capitalisme ne doit pas reposer uniquement sur la dimension économique,
mais inclure également une dimension culturelle. Selon Laval,
nous devons comprendre l’anthropologie de l’homme économique
de manière la plus synthétique possible. C’est
le socle normatif occidental moderne fondé sur l’idée
du progrès et de la liberté illimitée qui participe
à l’extension du capitalisme spatialement et socialement,
et qui détruit l’environnement, donc l’homme
lui-même. Si la forme néolibérale actuelle correspond
au stade de la subsomption réelle de la société
par le capital, nous devons reconnaître au contraire de Marx
que l’homme nouveau qui surgit du procès historique
n’est pas l’ennemi mortel du capital, bien au contraire,
il s’y est parfaitement adapté. Il faut donc à
revenir à la critique du capitalisme en vue d’empêcher
la dissolution définitive de la tension entre le sujet compris
comme citoyen et le sujet marchand. Plus encore, à partir
de la réflexion de Laval, poussons la réflexion plus
loin et demandons-nous si la démocratie est elle-même
possible dans la civilisation libérale.
Le libéralisme politique ne serait-il pas le pendant culturel
du libéralisme économique comme le suggère
Jean-Claude Michéa 5 ? Dans la mesure où la tension
propre à la modernité entre le politique et l’économique
se dissout tendanciellement, et que le politique se subsume dans
l’économique, il est nécessaire de rompre radicalement
avec l’imaginaire social libéral. Notre ouvrage consiste
donc à retourner à la critique radicale du capitalisme,
et à son pendant idéologique, le libéralisme
multiculturaliste ou cosmopolitisme, sans quoi la philosophie se
réduit à un bavardage oiseux.
NOTES
Un entretien avec Christian Laval sur L’Homme économique
réalisé en juin 2007 est disponible en ligne
1 À ce sujet, lire le dernier ouvrage de J.F. Lisée
: Pour une gauche efficace, Montréal, Boréal, 2008.
Et l’écho apologétique qu’il a reçu,
particulièrement chez Louis Cornelier : « Le remue-méninge
de Jean-François Lisée », Le Devoir, Samedi
le 15 novembre 2008.
2 Le mouvement anti-utilitariste des sciences sociales (MAUSS)
publie une revue éponyme fondée en 1981, entre autres
par Alain Caillé. Elle aborde des sujets en sciences économiques,
anthropologie, sociologie et philosophie politique. Ses collaborateurs
(notamment Marcel Gauchet, Michel Freitag, Jean-Claude Michéa,
Frédéric Vandenberghe) privilégient une démarche
critique de l’économisme dans les sciences sociales
et du rationalisme instrumental en philosophie morale et politique.
Plusieurs des membres du MAUSS, dont Christian Laval, sont associés
au groupe d’études et d’observation de la démocratie
(GEODE) de l’Université Paris X Nanterre.
3 Michel Foucault, Naissance de la biopolitique : cours au Collège
de France, 1978-1979, Paris, Seuil/Gallimard, 2004.
4 L’ordolibéralisme est une approche théorique
en économie qui rejette la thèse libérale classique
de l’ordre spontané du marché. Selon les ordolibéraux,
les institutions constitutives du marché doivent être
construites socialement et politiquement. Dans cette perspective,
l’intervention de l’État ne sert pas tant à
pallier les effets délétères du marché
qu’à produire les conditions nécessaires à
une « saine concurrence ».
5 Jean-Claude Michéa, L’empire du moindre mal : essai
sur la civilisation libérale, Paris, Climats, 2007.
http://www.mondecommun.com/index.php/imprimable/lhomme_economique_essai_sur_les_racines_du_neoliberalisme
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