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Origine : http://www.sauv.net/medefisation.php
Dans un ouvrage paru en 2009, Christian Laval et Pierre Dardot
prolongent et actualisent l'analyse du néo-libéralisme
amorcée par Michel Foucault dans son cours au collège
de France de 19791. Pour ces auteurs, bien loin d'être un
renouvellement des thèses libérales classiques remises
au goût du jour à partir des années 80, le néolibéralisme
est avant tout une réaction à la crise du capitalisme
des années 30, crise qui s'était traduite par un rejet
des thèses libérales et une montée de l'interventionnisme
étatique, que ce soit sous la forme de la planification dans
les États totalitaires ou des politiques de relance d'inspiration
keynésienne dans les démocraties occidentales. Pour
Michel Foucault, c'est notamment pendant le « colloque Lipmann
» tenu à Paris en 1938 que des auteurs comme Hayeck,
Röpke ou von Rustow vont poser les bases d'une refonte du libéralisme
classique mis à mal par les critiques keynésiennes
et socialistes2. Le néolibéralisme prendra par la
suite des formes diverses, que ce soit celles du libertarisme aux
ÉU ou de l'ordo-libéralisme en Allemagne, mais il
va surtout devenir la référence majeure des politiques
économiques menées par R. Reagan et M. Thatcher dans
les années 80, comme de celles menées en Europe et
aux ÉU depuis lors, que ce soit par des partis conservateurs
ou par des partis de gauche (comme la New-Left de Tony Blair ou
dans une certaine mesure la deuxième gauche en France).
Ces analyses du néolibéralisme fournissent de plus
un cadre précieux pour comprendre les véritables enjeux
des politiques éducatives menées au sein de l'Union
européenne depuis les années 1990 / 2000, que ce soit
à travers le processus de Bologne ou la stratégie
de Lisbonne qui a pour objectif de faire de l'Europe « l'économie
de la connaissance la plus compétitive du monde »3.
La nouvelle réforme des lycées menée par Luc
Chatel, qui entre en vigueur dans les établissements secondaires
à la rentrée 2010, s'inscrit pleinement dans cette
perspective.
Mais pour comprendre les véritables enjeux de cette réforme,
il convient dans un premier temps de rappeler en quoi le néolibéralisme
se distingue du libéralisme classique. D'une part, à
la différence des « économistes classiques »
qui, à la suite d'Adam Smith, attribuaient comme objectif
à la science économique la découverte des lois
naturelles de l'économie, les néo-libéraux
ne considèrent pas le marché comme un ordre naturel,
mais comme un ordre artificiel et construit. En outre ce n'est plus
l'échange qui est le principe nodal du marché mais
la concurrence. L'acteur de l'économie de marché n'est
donc plus l'homo-economicus, décrit par A. Smith, qui cherche
à échanger le surplus de sa production contre la production
d'autres agents, mais l'homme compétitif qui cherche à
toujours exploiter au mieux les ressources dont il dispose et qui
se comporte dans l'ensemble des sphères au sein desquelles
il agit comme une entreprise en milieu concurrentiel. Il ne s'agit
plus, dès lors, de s'interroger sur les limites de l'intervention
de l'État, mais de se demander comment l'action publique
peut favoriser l'avènement d'une société de
marché et faire de la concurrence le principe régulateur
de tout système ou dispositif, qu'il soit économique,
social ou organisationnel.
L'État, s'il doit s'abstenir d'intervenir dans le domaine
économique, doit au contraire intervenir de façon
active notamment au niveau juridique et institutionnel afin de favoriser
l'avènement d'une véritable société
concurrentielle. Enfin, loin de considérer l'État
et le domaine public comme étant étrangers aux lois
du marché, les néo-libéraux estiment au contraire
qu'il faut appliquer au secteur public les règles de gestion
du secteur privé, afin d'améliorer l'efficacité
de ses interventions. La production de services publics pouvant
être indifféremment réalisée par des
entreprises publiques ou privées, l'objectif est d'introduire
partout où c'est possible les règles de la concurrence
et d'amener les individus à se comporter comme « des
entrepreneurs d'eux-mêmes »4.
Dans ce cadre, l'éducation est doublement concernée
: « elle fait partie de ces instruments institutionnels grâce
auxquels il devient possible de préparer les individus aux
contraintes de la concurrence et de celles qu'il auront à
connaître sur le marché du travail »5. Elle contribue
à la socialisation et à la formation des futurs acteurs
économiques dans leur triple fonction de futurs salariés,
de futurs consommateurs et de futurs épargnants. Or l'avènement
d'une véritable société de marché nécessite
des acteurs économiques qui agissent selon certaines normes
comportementales. Pour ce faire, il est nécessaire qu'ils
considèrent comme « normal » d'adopter en toutes
circonstances un comportement « entrepreneurial » et
comme « naturelles » les valeurs (performance, réussite
individuelle, recherche de l'efficacité) propres à
une société de marché. L'éducation doit
donc participer à la construction de cet « habitus
concurrentiel » en habituant l'élève à
se considérer, lui-même, comme un entrepreneur 6 qui
agit spontanément selon une certaine rationalité normative.
Les politiques éducatives néolibérales comportent
bien une dimension anthropologique qui remet en cause l'ancrage
humaniste européen7.
D'autre part l'éducation est un quasi-monopole public :
le système scolaire est donc, selon les dogmes néolibéraux,
forcément sous-efficient. Il faut donc introduire, dans les
établissements scolaires, les principes de gestion propres
à l'entreprise privée, afin d'améliorer l'efficacité
du système éducatif et d'en réduire le coût8.
Dans ce cadre, le rôle et les pouvoirs du chef d'établissement
doivent se rapprocher le plus possible de celui d'un chef d'entreprise.
Il doit pouvoir recruter, évaluer et, le cas échéant,
sanctionner et idéalement licencier ses collaborateurs. Les
politiques scolaires entendent de plus favoriser l'autonomie des
établissements et leur mise en concurrence de façon
à optimiser leur fonctionnement.
C'est à l'aune de cette définition du néolibéralisme
et de sa spécificité par rapport au libéralisme
classique qu'il convient d'analyser les enjeux de la réforme
Chatel et de voir en quoi elle contribue à la diffusion et
à l'inculcation d'un habitus néolibéral. Cette
réforme s'articule autour de quatre innovations: l'enseignement
obligatoire de l'économie en seconde, l'attribution de moyens
supplémentaires à l'information sur l'orientation,
l'introduction d'heures d'accompagnement personnalisé dans
l'emploi du temps des élèves et le renforcement du
rôle du Conseil pédagogique dans l'organisation et
l'application du projet d'établissement. La mise en perspective
de ces innovations peut alors servir d'analyseur afin de dévoiler
les véritables enjeux de cette réforme, car «
sous une apparence anodine, plusieurs des nouveautés introduites
cette année en seconde montrent qu'une réforme modeste
peut quand même amorcer des évolutions de fond »9.
La réforme de l'enseignement de l'économie
Comme aime à le rappeler le ministre lui-même, l'enseignement
de l'économie fait l'objet dans la réforme Chatel
d'une attention particulière. Il satisfait surtout les attentes
du patronat français, qui mène depuis une dizaine
d'années, par le biais de l'IDE10, une campagne offensive
pour la réforme de l'enseignement de l'économie au
lycée sous prétexte que les enseignants, les manuels
et les programmes de Sciences Économiques et Sociales (SES)
ne donneraient pas à leurs élèves une image
suffisamment positive de l'entreprise et de l'économie de
marché11. A plusieurs reprises, l'IDE et le Ministère
de l'Éducation Nationale (MEN) ont donc exprimé leur
désir de réformer l'enseignement de l'économie
et de favoriser la diffusion de la culture économique en
France. Ce projet s'est traduit par plusieurs actions comme la création,
en partenariat avec le MEN, de stages en entreprise destinés
aux professeurs de SES, l'élaboration d'un site internet
proposant des cours d'inspiration franchement libérale correspondant
au programme de terminale ES12 et la rédaction d'un programme-type
de seconde. L'IDE est aussi à l'origine de la création
du CODICE (Comité pour la diffusion de la culture économique)
qui vise à favoriser la diffusion de la culture économique
en France et dans lequel siègent des représentants
de l'IDE ou des économistes ou journalistes qui n'ont jamais
caché leur opinion libérale.
La réforme Chatel rend en effet obligatoire en seconde le
choix d'un enseignement « exploratoire » d'économie
et propose dans ce but deux options. Une première option
intitulée SES, assurée par les professeurs de SES,
et une autre option intitulée PEFG (Principes et Fondements
de l'Économie et de la Gestion), assurée par les professeurs
de STG (sciences du tertiaires et de la gestion), option dont la
création ne semble pas avoir d'autre but que de concurrencer
la première. Le choix entre ces deux options est certes rendu
obligatoire, mais les horaires en sont revus à la baisse
puisqu'ils ne sont plus désormais que d'une heure et demie
par semaine (aucun dédoublement de prévu) alors que
l'ancien horaire était de deux heures et demie (dont une
heure / quinzaine dédoublée). Rappelons que dans le
même temps, toujours afin, sans doute, de favoriser l'enseignement
de l'économie, la réforme Chatel supprime l'option
de sciences politiques en première et diminue les horaires
de l'enseignement obligatoire de SES en première et en terminale.
Mais c'est surtout la constitution du nouveau programme de seconde
qui apparaît comme le point d'orgue de cette offensive. Ce
programme vise avant tout à initier les élèves
de seconde au raisonnement économique13. C'est-à-dire
à utiliser les outils de la micro-économie (raisonnement
à la marge, calcul d'élasticité, construction
des courbes d'offre et de demande...), ce qui conduit à retirer
du programme tous les thèmes à connotation sociologique
( la famille, l'emploi, le chômage, les inégalités)14
et à n'étudier l'économie qu'à travers
le cadre formel et désincarné du modèle de
la concurrence pure et parfaite, sans qu'à aucun moment l'élève
ne soit incité à s'intéresser au fonctionnement
concret de l'économie, sauf à travers des exemples
renvoyant à ses propres expériences de consommateur.
Davantage qu'une initiation à l'économie, il s'agit
en réalité d'une initiation au raisonnement et au
calcul économiques15. L'objectif n'est pas de savoir si ce
raisonnement économique est naturel, ou de voir en quoi il
permet, ou pas, d'analyser les phénomènes économiques,
mais bien d'inciter les futurs acteurs économiques à
considérer que toute décision économique, voire
non économique, est le produit d'un calcul rationnel de type
coût / avantages.
Le nouveau programme de seconde ne s'encombre d'aucune précaution
épistémologique, puisqu'à aucun moment le fait
que le modèle de l'homo-economicus soit un « modèle
», qui repose sur des hypothèses comportementales discutables,
n'est évoqué. L'accès à la réflexivité,
c'est-à-dire au recul que permettent les sciences sociales
face à l'expérience individuelle, est ici totalement
évacué. Loin du projet émancipateur des SES
visant à dénaturaliser les processus de domination
et à dévoiler l'ensemble des déterminismes
économiques et sociaux qui influencent les destinées
individuelles, l'idéologie néo-libérale cherche
à l'inverse à faire de ces mécanismes des lois
incontournables, naturelles, propres non seulement à l'économie
de marché, mais à tout autre système économique
ou social. Autrement dit les lois du marché sont les lois
économiques. L'enseignement de l'économie joue ici
un rôle performatif : il doit contribuer à l'avènement
d'une société concurrentielle en persuadant ses futurs
membres que la concurrence est le principe régulateur de
tout système social, qu'il est donc naturel et incontournable
de se soumettre à ses lois.
Même si les néo-libéraux ne considèrent
pas l'ordre du marché et de la concurrence comme un ordre
naturel, il importe que les futurs acteurs économiques, eux,
le considèrent comme tel. C'est bien ce que sous-entend Michel
Pébereau lorsqu'il estime qu'« il serait peut-être
bon d’effectuer un travail pédagogique de fond sur
nos lycéens, comme cela a été fait par les
entreprises depuis 20 ans auprès de leurs salariés,
afin de les sensibiliser aux contraintes du libéralisme et
à améliorer leur compétitivité, en adhérant
au projet de leur entreprise. Je me positionne donc aujourd’hui
devant vous pour un enseignement où la concurrence est la
règle du jeu, où la création de richesses est
un préalable à la distribution de richesses, et où
le marché assure la régulation de l’économie
au quotidien"16 . Cette préoccupation des économistes
libéraux et des milieux patronaux pour l'enseignement de
l'économie n'a rien de nouveau, puisque déjà
dans les années 60 aux ÉU, L. Von Mises critiquait
le projet de programme d'enseignement de l'économie proposé
par un rapport gouvernemental sous le prétexte qu'il était
trop descriptif et pas assez positif envers l'économie capitaliste
: Von Mises estimait que les bienfaits de la révolution industrielle
étaient aussi le produit de la révolution idéologique
produite par les écrits des économistes classiques.
Voilà pourquoi il est nécessaire que l'esprit d'entreprise
et les bienfaits du système capitaliste soient enseignés
à l'école, car « le combat idéologique
fait partie du bon fonctionnement de la machine »17.
Comme l'enseignement de l'histoire, qui devait insister sur les
aspects positifs de la colonisation18, l'enseignement de l'économie
doit donc inculquer aux élèves les règles immuables,
non pas du capitalisme, mais de « l'économie »
puisque, déjà, évoquer le capitalisme, c'est
sous-entendre qu'il existe différents systèmes économiques,
alors qu'enseigner les lois de l'économie et initier les
élèves au raisonnement économique, c'est d'emblée
exclure du champ de la réflexion toute possibilité,
ne serait-ce que d'évoquer l'existence d'autres systèmes
économiques que celui de l'économie de marché,
d'autres paradigmes que le paradigme néo-classique19 ou d'autre
type de rationalité que celle du calcul économique.
La réforme Chatel cherche donc avant tout à déstabiliser
la filière ES, afin d'en gommer l'originalité et d'en
noyer l'identité en préparant sa fusion avec la filière
STG, dont les contenus sont jugés plus conformes aux valeurs
de l'économie de marché.
Le projet d'orientation de l'élève et le
coaching scolaire
La diffusion de l'esprit entrepreneurial à l'école
n'est pas que théorique, elle est aussi sous-jacente à
l'injonction qui est désormais faite à l'élève
de bâtir son projet d'orientation au cours de sa scolarité
au lycée. Pour Luc Chatel, l'orientation est une véritable
obsession, puisque nous dit-on, « de la seconde à la
terminale, dans le cadre des deux heures hebdomadaires d’accompagnement
personnalisé, chaque élève dispose aussi d’un
temps consacré à l’élaboration de son
projet d’orientation »20. De même, les enseignements
d'exploration doivent permettre à l'élève de
découvrir de nouvelles disciplines afin, non qu'il s'enrichisse
culturellement, mais qu'il puisse mieux définir... son projet
d'orientation21. Quant au tutorat, il doit permettre à un
adulte référent d'encadrer l'élève pendant
toute sa scolarité secondaire afin de l'aider à construire...
son projet d'orientation22. Outre le fait de vouloir réduire
le nombre de redoublements pour des questions budgétaires,
l'orientation semble désormais être la solution à
l'échec scolaire, puisqu'un élève en échec
est simplement un élève … mal orienté23.
L'élève ne semble entrer au lycée que pour
y préparer sa sortie, puisque l'enseignement du lycée
ne semble désormais justifié que par les débouchés
qu'il permet en aval dans l'enseignement supérieur.
Mais derrière ce souci se dessine clairement une autre fonction
du lycée : celui ci n'est plus un lieu d'apprentissage de
savoirs émancipateurs, mais un lieu où avant tout
l'élève doit construire un projet professionnel, un
projet qui anticipe son parcours dans l'enseignement supérieur,
qui oriente et donne sens à sa scolarité. L'élève
doit donc le plus tôt possible savoir vers quelle voie il
va se diriger et doit, pour ce faire, se fixer un objectif en fonction
des ressources (cognitives, culturelles, relationnelles...)24 dont
il dispose. Les apprentissages culturels ne sont donc plus considérés
comme devant permettre l'accès à l'autonomie intellectuelle,
ni au sujet de « penser par lui-même », mais uniquement
comme une ressource que l'élève va devoir gérer
afin d'atteindre son objectif de formation professionnelle.
Le savoir devient uniquement utilitaire et l'élève
responsable de sa trajectoire professionnelle conformément
à la théorie du capital humain. Cette théorie
économique proposée par Gary Becker dans les années
60 aux EU a pour but d'intégrer la qualité du travail
dans l'analyse du facteur travail dans la croissance économique.
Le salaire est alors considéré, au même titre
que n'importe quel revenu, comme le produit d'un capital. Ce capital,
c'est le travailleur lui-même. Sa rentabilité est fonction
de son niveau de qualification et de l'expérience professionnelle
qu'il a accumulée. Le capital humain est alors défini
par "l'ensemble des capacités productives qu'un individu
acquiert par accumulation de connaissances générales
ou spécifiques, de savoir-faire » (G.Becker). Si cette
théorie permet de justifier économiquement les dépenses
d'éducation, elle impute à l'individu lui-même
la responsabilité, et donc le financement, de sa propre formation.
Le niveau de formation du travailleur est alors le résultat
d'un arbitrage entre le coût d'une éventuelle formation
visant à améliorer sa productivité individuelle25
et le revenu marginal anticipé engendré par l'augmentation
du niveau de qualification de l'individu.
Le travailleur rationnel est celui qui va être capable d'ajuster
sa demande de formation aux gains supplémentaires escomptés
par celle-ci. L'information sur l'orientation, qu'entend développer
la réforme Chatel, joue un rôle crucial dans ce modèle
puisque, plus le futur travailleur sera informé sur les parcours
professionnels qui s'offrent à lui, plus il sera capable
d'affiner son projet d'orientation initial26.
L'objectif de la réforme ici est double : il s'agit d'optimiser
la gestion des flux d'élèves de façon à
réduire les coûts liés à des orientations
incohérentes, que ces coûts soient formels (redoublement,
conseil de classe, commission d'appel) ou « informels »,
(absentéisme, chahuts, incivilités), qui peuvent être
le fait d'élèves mal orientés ou pour lesquels
les apprentissages ne font pas sens en l'absence d'un projet d'orientation
précis. Mais il s'agit aussi de considérer les trajectoires
scolaires sous la forme de projet individuel que l'élève
doit entreprendre : l'élève « acteur de son
orientation » ne doit pas s'engager dans une voie inadéquate,
mais choisir de façon rationnelle la voie dans laquelle il
a le plus de chance de réussir. Celle qui va lui permettre
de maximiser ses gains futurs et de réduire les coûts
d'opportunité liés à une orientation non rationnelle
(comme la perte de temps que représente un redoublement ou
un échec à un examen). Il doit donc se comporter comme
un entrepreneur efficace et se considérer lui-même
comme un capital qu'il doit gérer et exploiter de façon
optimale
La transformation du métier enseignant
Pour les aider à construire leur projet d'orientation, les
élèves vont être encadrés par leurs enseignants,
dont les missions doivent de plus en plus être « élargies
». L'enseignant moderne doit comprendre que de nos jours «
enseigner ne suffit plus », car désormais il a aussi
pour mission de d'accompagner l'élève dans son parcours
scolaire et dans la construction de son projet d'orientation. Car,
nous dit-on, "les équipes pédagogiques, au contact
des élèves, sont les mieux à même de
structurer une offre pédagogique qui prend en compte les
besoins de chacun" 27. La mission de l'enseignant se rapproche
de plus en plus de celle du coach, telle que la définit un
site consacré à la formation au coaching : «
Coach. Je suis coach. Je suis un(e) professionnel(le) de l’accompagnement
de la personne. Ce qui veut dire que, pour le temps de la relation
de coaching, je deviens le partenaire de mon client pour l’aider
à atteindre le ou les objectifs qu’il s’est fixés.
Je pratique l’écoute active et je maîtrise un
art du questionnement qui permet à mon client de trouver
ses propres réponses et solutions aux problèmes qu’il
se pose. Je lui renvoie un feed-back objectif et toujours constructif.
Et puis je le soutiens dans la réalisation de ses projets,
dans sa réussite et l’épanouissement de lui-même
»28.
De plus en plus, dans les discours qui accompagnent la réforme
Chatel, le travail de l'équipe pédagogique et de l'enseignant
est présenté comme devant répondre aux besoins
individuels de l'élève et l'aider à accomplir
ses projets. La réussite de l'élève semble
de moins en moins renvoyer à une quelconque progression dans
la maîtrise de contenus, de savoir ou de savoir-faire mais
dans sa capacité à s'intégrer plus tard sur
le marché du travail. Au projet d'émancipation par
l'instruction, propre à l'école républicaine,
semble désormais se substituer l'intégration par l'employabilité,
propre à la société de marché.
Ainsi dans une interview au Monde29, J.F. Copé reconnaît
que, si le niveau des élèves américains est
sans doute inférieur à celui des lycéens français,
les lycéens américains ont davantage confiance en
eux que les lycéens français, en raison des effets
anxiogènes du système scolaire français. Et
J.F. Copé ajoute qu'il faut désormais dédramatiser
la note et la sélection. Vouloir atténuer les effets
pervers de la mésestime de soi engendrés par l'échec
scolaire est, évidemment, un objectif louable, mais ce qui
semble problématique pour J.F. Copé, ce n'est pas
l'existence des inégalités de réussite mais
les effets négatifs qu'elles engendrent : frustration, mésestime
de soi, contestation de l'ordre scolaire. Il ne s'agit donc plus
de chercher à lutter contre l'échec scolaire ni à
élever le niveau des élèves les plus faibles,
mais d'atténuer les conséquences de cet échec.
Que l'École participe à l'épanouissement individuel
de l'élève n'a évidemment rien de critiquable
en soi, à condition de souligner qu'il n'est pas toujours
nécessaire d'être instruit pour être épanoui.
Dans la réforme Chatel, l'enseignant compétent n'est
donc plus forcément celui qui fait progresser ses élèves,
mais celui qui élabore des projets pédagogiques, s'implique
dans le projet d'établissement et surtout… le fait
savoir.
Le management par projet
Projet d'orientation, projet d'accompagnement personnalisé,
projet d'établissement, l'incitation à bâtir
des projets est omniprésente dans la réforme Chatel
comme dans les discours tenus sur le terrain par les chefs d'établissement
aux équipes enseignantes30. Désormais, au nom de l'autonomie
des établissements, les heures de dédoublements sont
globalisées et réparties en fonction des projets pédagogiques
des enseignants. Autrement dit, pour enseigner en demi-groupe, il
faut désormais que l'enseignant bâtisse un projet afin
de prouver l'utilité des heures qui lui seront attribuées.
Mais derrière ce management par projet se cache en réalité
un problème aussi vieux que celui de l'organisation du travail
: le contrôle des travailleurs au sein de n'importe quelle
unité de production. Rappelons que selon les critères
du néolibéralisme, l'individu au travail, comme dans
n'importe laquelle de ses sphères d'activité, cherche
à maximiser son utilité personnelle. Or, sur son lieu
de travail, celle-ci n'est jamais aussi élevée que
lorsqu'il minimise ses efforts et son implication personnelle, puisqu'il
ne peut jouer que de façon marginale sur sa rémunération,
celle-ci étant en général déterminée
contractuellement.
N'étant motivé que par le gain, et n'ayant ni conscience
professionnelle, ni éthique liée à un corps
de métier particulier, le travailleur a tout intérêt
à « tirer au flanc », à « freiner
» ou à « flâner ». Le problème
de la sous-implication du salarié dans son travail est un
problème aussi vieux que le capitalisme, auquel se sont attaquées
toutes les méthodes de rationalisation de l'organisation
du travail, comme le taylorisme, le fordisme ou le toyotisme et
dont de nombreuses théories économiques ont tenté
de rendre compte (théorie de l'agence, salaire d'efficience...)31.
Pour les néo-libéraux, la seule solution pour améliorer
l'efficacité du secteur public ne peut être que d'y
introduire les méthodes de management issues du secteur privé,
dont évidemment la mesure la plus symbolique est la possibilité
de licencier des fonctionnaires. L'objectif du néo-libéralisme
va être alors de « dé-fonctionnariser »
le secteur public en y introduisant le management par la performance
propre au secteur privé32. Mais ce type de management, qui
tourne en gros sur l'introduction du salaire au mérite dans
l'Éducation nationale, bute sur le problème de l'évaluation
individuelle des compétences des enseignants et nécessite
la mise en place de procédures complexes et assez lourdes,
dont l'efficacité n'a jamais été clairement
démontrée.
De plus, il nous semble que, paradoxalement, les approches libérales
de l'École semblent avoir renoncé à évaluer
ce que certains sociologues appelaient au début des années
90 « l 'effet-maître », et ont compris qu'appréhender
l'efficacité d'un enseignant grâce aux résultats
de ses élèves pouvait s'avérer très
discutable tant le niveau initial des élèves semble
être l'élément déterminant de leur niveau
final à l'examen. Le management par projet semble donc se
substituer au management par les résultats33. Il cherche
à euphémiser les procédures de contrôle
sur lesquelles il repose. Il s'agit, selon la terminologie de Michel
Foucault, de « gouverner » des individus pour ne plus
avoir à les diriger34.
L'injonction faite aux enseignants de « bâtir des projets
» s'apparente à un dispositif de gouvernance des personnels
qui laisse à l'enseignant la liberté de choisir lui-même
le champ de son implication. L'enseignant moderne ne se contente
plus d'enseigner et de transmettre de façon « monotone
et mécanique », des savoirs « froids »
à des élèves passifs qui les restituent, sans
forcément se les être subjectivement appropriés,
mais il prouve sa motivation en entreprenant une démarche
constructive à travers laquelle il fait montre de son implication
et de sa motivation. L'enseignant moderne entreprend, construit,
innove, et se fixe à lui-même ses propres objectifs,
car dans l'organisation néo-manageriale, afin de faire intérioriser
à l'agent les normes de performance auxquelles il sera amené
à se soumettre, il est souhaitable que l'évalué
soit le producteur des normes qui serviront à le juger ».
Comme le rappellent C. Laval et P. Dardot à propos des techniques
du néo-management, « il s'agit de gouverner un être
dont toute la subjectivité doit être impliquée
dans l'activité qu'il est requis d'accomplir. (…) Il
s'agit de voir dans l'homme au travail, le sujet actif qui doit
participer totalement, s'engager pleinement, se livrer tout entier
dans son activité professionnelle. Le sujet unitaire est
ainsi le sujet de l'implication totale de soi. C'est la volonté
de se réaliser, le projet que l'on veut mener, la motivation
qui anime le collaborateur de l'entreprise, enfin le désir
sous tous les noms qu'on veut bien lui donner, qui est la cible
du nouveau pouvoir »35. Le dispositif du management par projet
est d'autant plus pervers et subtil qu'il s'appuie sur le modèle
emblématique de l'enseignant « enthousiaste et innovateur
» qui, tel l'entrepreneur schumpeterien, bouscule les routines
et lutte contre la rigidité d'un système scolaire
sclérosé et motive ses élèves en les
mobilisant sur un projet commun. L'enseignant atypique, voire rebelle,
qui essayait de faire bouger le système de l'intérieur,
devient l'élève modèle du néo-management
scolaire.
De même que le « nouvel esprit du capitalisme »
qui a accompagné l'introduction des nouvelles formes d'organisation
du travail et la révolution managériales des années
80, a recyclé le nombreux thèmes de la critique de
la division du travail et de l'idéologie libertaire des années
60 (autonomie, épanouissement individuel, réalisation
de soi, critique de l'autoritarisme et de l'aliénation ...)36,
les politiques éducatives néo-libérales empruntent
très souvent le registre sémantique de la critique
pédagogique de l'école traditionnelle (autonomie,
projet, conseil, diversification de l'excellence, concertation,
interdisciplinarité) ce qui explique le pouvoir de séduction
qu'a exercé cette réforme auprès de certains
acteurs et partenaires du système éducatif37. Cette
injonction au projet pourrait en effet permettre de re-mobiliser
des élèves, parfois peu motivés par les pédagogies
« frontales », si elle ne s'accompagnait de dispositifs
visant à renforcer le contrôle des personnels et à
favoriser le développement de la concurrence entre les établissements
scolaires et à l'intérieur de ces derniers.
Le MEN rappelle en effet que « Le projet d’accompagnement
personnalisé est élaboré en lien avec le Conseil
pédagogique, avant d’être présenté
par le proviseur au Conseil d’administration »38. Comme
tous les projets ne pourront bien évidemment pas être
réalisés et seront d'intérêt inégal,
le « Conseil pédagogique », composé d'enseignants
choisis par le chef d'établissement, tranchera et choisira
les projets les plus intéressants, et sans doute les plus
brillants, ceux qui seront le plus à même de séduire
des parents d'élèves de plus en plus enclins par le
système lui-même à se comporter comme des «
consommateurs » d'éducation.
Pour obtenir les moyens nécessaires à la réalisation
de son projet, l'enseignant devra le défendre devant ses
collègues du Conseil pédagogique qui le tiendront
ultérieurement responsable et comptable des moyens qui lui
auront été octroyés. Moyens que le MEN a de
toute façon pris de soin de diminuer. Comme le manager face
à ses actionnaires, l'enseignant moderne devra rendre des
comptes (accountability) et se conformer ainsi aux normes du modèle
entrepreneurial.
Le management par projet s'apparente de fait à un dispositif
de caporalisation qui vise, par le biais des membres du Conseil
pédagogique, à renforcer, grâce à la
création d'un échelon intermédiaire issu du
corps enseignant lui-même, le contrôle hiérarchique
sur les personnels éducatifs. Car renforcer ce contrôle,
tout en déléguant le pouvoir à des responsables
issus « de la base» afin de donner aux salariés
le sentiment de s'autogérer, est une des techniques avérées
des nouvelles formes d'organisation du travail mises en place par
la révolution managériale dans les entreprises privées
depuis les années 80. La mise en compétition des projets
et leur pilotage par le Conseil pédagogique (sous contrôle
du chef d'établissement) risque en tout cas de s'avérer
un moyen très efficace pour briser la solidarité collective
d'un corps enseignant qui a le tort de vouloir résister au
rouleau compresseur de l'idéologie néo-libérale
et de défendre une conception des savoirs qui ne soit pas
purement utilitaire.
La réforme Chatel et le nouveau mode de gouvernance qu'elle
met en place dans les établissements secondaires ont avant
tout pour objectif la mise en concurrence des enseignants, des équipes
pédagogiques et des établissements, de façon
à ce qu'enfin l'ensemble des acteurs du système scolaire
se comportent selon les normes du modèle entrepreneurial.
Car sans l'aiguillon de la concurrence, il n'y a ni entrepreneur,
ni enseignant, performant. Décidément, la prophétie
de Marcel Mauss, selon laquelle le modèle de l'homo economicus
est « devant nous » et non derrière, semble plus
que jamais d'actualité.
Jean-Yves Mas, juin 2010.
Notes
1. Michel Foucault, Naissance de la bio-politique, cours donné
au collège de France 1978-79, Paris Gallimard / Seuil, 2004
(NBP par la suite) ; Christian Laval et Pierre Dardot La Nouvelle
raison du monde, Paris, La Découverte, 2009 (NRM par la suite).
2. NRM p.157 et NBP p. 105
3. Pour replacer la réforme Chatel dans le processus des
politiques éducatives et économiques néolibérales
au sein de l'UE, voir I. Bruno, P. Clément et C. Laval La
grande mutation, néolibéralisme et éducation
en Europe, Paris, Syllepse et l'institut de la FSU, 2010.
4. NBP p. 232.
5. I. Bruno, P. Clément et C. Laval. La grande mutation,
chap.2.
6. NBP p.232.
7. La grande mutation p.13
8. Cf. l'ouvrage pionnier de C. Laval, L'école n'est pas
une entreprise, Paris, 2003, La Découverte.
9. Le Monde du 9/3/ 2010
10. L'Institut de l'Entreprise est un « think tank »
du Medef qui a pour objectif la promotion de l'image de l'entreprise
11. Pour une présentation exhaustive de cette campagne,
voir sur le site de l'APSES http://www.apses.org/debats-enjeux/analyses-reflexions/article/de-l-a-peu-pres-a-la-calomnie-10
de T. Rogel.
12. Voir le site Melchior.fr
13. Pour une présentation favorable aux nouveaux programmes,
cf . l'article de David Mourey paru dans La Tribune et consultable
sur le site de l'auteur.
14. Devant la pression de l'APSES, le programme de seconde a été
amendé, le thème du chômage et de l'emploi a
été réintroduit, mais le programme de première
est resté quasiment identique au projet initial malgré
l'opposition de nombreux enseignants de SES et d'associations d'universitaires.
15. Cette initiation au raisonnement microéconomique fait
actuellement partie du programme de première ES, mais elle
est incluse dans l'étude du modèle de la concurrence
pure et parfaite et des principes de l'économie de marché,
dont le programme actuel souligne à la fois l'intérêt
et les limites.
16. Allocution de Michel Pébereau, PDG de BNP-Paribas, donnée
le 23 février à la Chambre de commerce et d’industrie
de Paris.
17. NRM p.237
18. Comparaison non pertinente à mon sens, qui renvoie à
deux choses très différentes : à éviter
peut-être.
19. Rappelons qu'au même moment, l'enseignement de l'économie
« standard » dans les formations des grands dirigeants
économiques est par ailleurs critiqué, notamment en
raison de sa responsabilité dans la crise financière
actuelle.
20.
http://media.education.gouv.fr/file/reforme_lycee/91/8/Nouveau-lycee-Reperes-pour-la-rentree-2010_133918.pdf
p.7
21. Dans sa lettre aux parents, Luc Chatel indique que «
pour cela, lors de l’inscription au lycée, votre enfant
choisira deux enseignements d’exploration qui lui permettront
d’aborder de nouvelles disciplines, dont l’économie,
pour mieux construire son orientation en fin de seconde vers la
classe de première ».
http://media.education.gouv.fr/file/01_janvier/47/4/Lettre-aux-parents-d_eleves-de-3e_135474.pdf
22. De plus « Tous les élèves sont encouragés
à effectuer des stages en entreprise de courte durée.
Des forums de l’emploi sont organisés dans chaque établissement.
Les plateformes multimédia de l’ONISEP sont généralisées
pour offrir une information interactive et géo-localisée
».
http://www.education.gouv.fr/cid50315/le-nouveau-lycee-reperes-pour-la-rentree-2010.html
23. La réforme Chatel insiste aussi beaucoup sur les fameuses
passerelles entre les séries, qui en première permettront
aux élèves qui ont fait un mauvais choix d'orientation,
de changer de série en cours d'année, ce qui en réalité
ne pourra être effectif que pour les élèves
de la série S.
24. Le projet Chatel envisage aussi de prendre en compte dans un
livret de compétence les différentes activités
et responsabilités prises par l'élève au cours
de sa scolarité. Ainsi le rôle de représentant
de ses camarades, rôle volontaire qui peut correspondre à
une volonté de participer à la vie du lycée,
correspondant à des valeurs de l'élève, est
ici clairement instrumentalisé, puisqu'il sera inscrit dans
le livret de compétence.
25. Y compris les coûts d'opportunité que représente
le manque à gagner engendré par la poursuite d'une
formation, puisque le salarié aurait pu gagner un revenu
en travaillant plutôt qu'en étudiant.
26. La grande mutation, p.43, Op cité.
27. http://media.education.gouv.fr/file/reforme_lycee/91/8/Nouveau-lycee-Reperes-pour-la-rentree-2010_133918.pdf
28. http://coach-academie.com/fr/node/27.
29. 16/12/2009
30. Qui très souvent assène aux enseignants que s'ils
veulent des moyens, il faut qu'ils les justifient par des projets.
31. Pour une présentation de ces différentes théories
voir Laurent Cordonier, Pas de pitié pour les gueux, Paris,
2000 « Raison d'agir ».
32. NRM p.386
33. Ce qui ne signifie en aucun cas que ces types de management
soient incompatibles.
34. NBP p.298
35. NRM p.408
36. Ce que Luc Boltanski appelle dans Le nouvel esprit du capitalisme
la « critique artiste », 1999, Nrf Gallimard.
37. La réforme a en effet été soutenue par
certains syndicats enseignants (SGEN, UNSA) et la FCPE
38. http://media.education.gouv.fr/file/reforme_lycee/91/8/Nouveau-lycee-Reperes-pour-la-rentree-2010_133918.pdf
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