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L’homme économique est l’individu produit et
réduit par la société libérale à
la raison instrumentale, individu libéré des solidarités
familiales et religieuses, mature dans ses pensées et ses
options morales, et ne découvrant qu’en soi-même
le sens et les finalités de ses actions. Christian Laval
recherche la généalogie de cet homo œconomicus,
(ses racines dit le sous-titre), en relisant à frais nouveaux
l’histoire de la pensée libérale du xviiie siècle
et du siècle suivant. Il n’a certes pas la prétention
d’analyser tout le terreau politique, économique et
social qui, depuis le déclin du Moyen Âge, a nourri
ces racines, mais simplement d’en distinguer les éléments
principaux. L’auteur s’arrête à quelques
grands auteurs matérialistes issus des Lumières, et
trop facilement éclipsés par le rayonnement d’Adam
Smith et de Jean-Baptiste Say : Jeremy Bentham, pape de l’utilitarisme,
Condillac, Helvétius et, secondairement, Hume et Smith.
Cet essai délaisse avec juste raison une chronologie linéaire
de ces personnages : contrairement aux généalogies
bibliques, Hume n’engendre pas Smith et Smith Bentham comme
Abraham engendre Isaac qui engendre Jacob. L’ouvrage procède
par coupes transversales : l’utilité, l’intérêt,
la passion, le calcul. Une ligne de recherche qui permet à
l’auteur d’organiser son propos autour de l’expérience
sensible du corps individuel, et de donner au « commerce »
une densité presque charnelle, illustrée par une allusion
éclairante au Mondain, un ouvrage peu connu de Voltaire,
prolongeant la fable de Mandeville – mais non pas l’esprit,
faudrait-il préciser. Au début du xviiie siècle,
Mandeville, dans la Fable des abeilles, mettait au jour l’utilité
économique des dépenses somptuaires. Ce sera une référence
pour Keynes et sa politique de relance par la consommation. Cependant,
Mandeville, pas plus que Keynes deux siècles plus tard, et
contrairement à certains libertins du siècle des Lumières,
ne justifie le vice : il ne prétend pas que le vice n’est
pas le vice sous prétexte qu’il peut être utile
pour accroître les richesses.
L’expérience sensible du corps individuel, en clair
la recherche du plaisir individuel, source du libéralisme,
appelle une régulation sans laquelle la société
devient une foire d’empoigne où les désirs de
chacun se heurtent avec rudesse, au détriment du plaisir
de tous. On sait comment Hobbes résout le problème
de la conciliation des intérêts individuels : par l’autorité
de l’Etat qui s’impose à tous. On sait également
comment Smith présente une autre solution : par la «
main invisible » qui conduit les riches à dépenser
– cela fournit du travail et des ressources aux pauvres, et
les plus talentueux à investir dans l’espoir de gagner
la richesse qui attire la considération. Pour concilier l’intérêt
public avec l’intérêt privé, d’autres
tableront sur l’intérêt bien compris, ce qui
fera sourire Jean-Jacques Rousseau qui pense avec rigueur que l’intérêt
n’est jamais « bien compris ». Le calcul et les
passions ne font pas toujours bon ménage.
Ce cheminement à travers les penseurs libéraux des
siècles passés conduit le lecteur vers un chantier
encore largement ouvert où se croisent trois questions que
les libéralismes d’aujourd’hui n’ont toujours
pas résolues. La première est d’ordre moral,
la deuxième épistémologique, la troisième
historique. L’ordre moral est celui de l’ajustement
des volontés individuelles sans violence ni soumission à
une autorité transcendante ; c’est la question du lien
social. Christian Laval rappelle que, pour les premiers libéraux,
le lien social se tisse dans et par le commerce. Déjà
Montesquieu, avant Voltaire, prêtait au commerce la vertu
d’ajuster avec douceur les désirs de chacun. Or, l’expérience
économique et politique le montre, le commerce ne produit
ces effets sociaux bénéfiques que sous certaines conditions,
mises au jour par les philosophes de la communication. Pour assurer
la paix dans la justice, le commerce doit être régulé
par une autorité que les libéraux américains
d’aujourd’hui cherchent dans les pouvoirs publics, mais
que les libéraux des origines cherchaient dans les sentiments
moraux (Adam Smith), dans les lois de la nature (Condorcet) ou encore
dans le respect d’autrui (Kant). Contrairement à ce
que pourrait laisser croire une lecture trop rapide de l’ouvrage
de Christian Laval, la Main invisible d’Adam Smith ne s’identifie
pas au marché ; le terme désigne chez le philosophe
écossais ce penchant naturel de l’être humain
à échanger, à troquer. Sorte de Providence
immanente, pourrait-on dire, sans extériorité, et
dont le marché n’est que l’instrument qu’il
faut toujours adapter à la main de sociétés
historiques.
Le problème épistémologique est celui du naturalisme
des premiers libéraux. La mise à distance de la morale
permet certes le calcul, mais occulte la distinction entre les sciences
de la nature et les sciences humaines. Pour n’en donner qu’un
exemple, la modélisation financière – la première
dans l’histoire –, appliquée par Condorcet à
l’emprunt d’Etat de 1777, ignore par principe l’émergence
des événements historiques inhérents à
la vie sociale. Elle fait le lit des modélisations contemporaines
proposées en 1900 par la thèse de Louis Bachelier
qui confond les variations des prix sur les marchés boursiers
avec un phénomène brownien, lui appliquant à
tort la loi statistique « normale », celle de Laplace,
mieux connue sous le nom de courbe de Gauss – celle que les
physiciens utilisent le plus généralement pour mesurer
les phénomènes de la nature. Cet aplatissement des
phénomènes sociaux sur le modèle des phénomènes
de la nature entraîne des pratiques économiques et
financières dangereuses.
Enfin, problème historique, en quoi le néolibéralisme
se distinguerait-il d’un libéralisme plus ancien ?
Christian Laval ne donne pas une réponse très nette.
La raison en est peut-être l’actuelle confusion entre
le lien social et l’institution du marché. Les anciens
libéraux étaient humanistes et ne se déchargeaient
pas sur une procédure de marché. Les néolibéraux
prêteraient-ils au marché un pouvoir magique ?
Etienne Perrot, « Note de lecture », Ceras - revue
Projet n°304, Mai 2008
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