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Origine : http://www.europemaxima.com/?p=1774
Le néo-libéralisme est la « nouvelle raison
du monde ». C’est le nouveau principe ordonnateur du
monde. Pourtant, la crise financière de 2008 a pu au contraire
laisser croire que ce libéralisme débridé avait
fait son temps. Nous assisterions au retour de l’État.
Or la réalité est tout autre. L’État
n’a jamais été absent, et le néolibéralisme
a justement été un libéralisme appuyé
sur l’État, et même l’organisation du marché
par l’État. Un marché encore parfois concurrentiel
pour les secteurs les moins importants mais surtout oligopolistique.
Si l’idéologie de la naturalité du marché
perdure (illustrée par un Alain Minc), elle est contrecarrée
par une autre idéologie qui sait parler, notamment avec Nicolas
Sarkozy, du retour de l’État et du besoin de régulation.
Dans les deux cas, l’objectif est toutefois le même.
Quelle que soit la rhétorique utilisée, il s’agit
de garantir et renforcer les profits, et la domination de l’hyperclasse
adossée à l’argent-roi. C’est pourquoi
les discours de Sarkozy sur le « retour de l’État
» n’ont empêché nullement qu’il poursuive
la privatisation de la Poste ou la réduction du nombre de
fonctionnaires, y compris dans la police malgré la criminalité
croissante. « L’État ne succède pas au
marché tout simplement parce que l’État a en
réalité toujours été là, parce
qu’il n’a pas un instant cessé, comme Marx l’avait
d’ailleurs en son temps souligné, d’être
un levier puissant destiné à briser les obstacles
de toute nature au processus de l’accumulation du capital
», écrivent Pierre Dardot et Christian Laval. Quand
l’État intervient, il s’agit de sauver le capitalisme
financier. C’est cela la nouvelle raison d’être
de l’État « néo-libéral »,
nouvelle raison du monde qui s’impose à toute la société.
Il y a deux façons d’analyser le nouveau rôle
de l’État dans le soutien et le réagencement
de l’hyper-capitalisme. On peut insister sur les continuités
entre le libéralisme classique et ses formes nouvelles, notamment
au regard de la permanence du discours des droits, essentiellement
des « droits de l’homme », et de l’extension
indéfinie de ceux-ci. C’est en partie le point de vue
de Marcel Gauchet (La crise du libéralisme, tome 2 de L’avènement
de la démocratie, Gallimard, 2008).
On peut au contraire insister sur les nouveautés, sur l’esprit
libéral-libertaire qui n’empêche pas une «
policiarisation » croissante, indépendante du nombre
même de fonctionnaires de police et basée sur la vidéo-surveillance,
le fichage et flicage généralisé de la vie.
C’est l’approche de Luc Boltanski et Ève Chiapello
(Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999) qui montrent
qu’après le fordisme et ses compromis, le capitalisme
veut désormais l’engagement de chacun au service de
la mobilité, de la fluidité, et par l’adhésion
intime de tous à la logique de l’entreprise. Une thèse
qui prend le relais du célèbre livre de Daniel Bell
sur Les contradictions culturelles du capitalisme (1976).
Les deux approches ne sont pas exclusives l’une de l’autre.
L’important est que ce nouvel esprit du capitalisme se traduit
par l’intériorisation d’une nouvelle «
gouvernementalité » (Michel Foucault) c’est-à-dire
par des normes de conduite intériorisés par chacun
d’entre nous. Le capitalisme nous dote d’un nouveau
surmoi. C’est « une certaine mise en ordre de la conduite
effective des sujets sociaux », notent Pierre Dardot et Christian
Laval. C’est pourquoi le « néo-libéralisme
» n’est pas seulement l’héritier du libéralisme
classique. Il porte plus loin son ambition. Le libéralisme
classique voulait fixer des limites à l’action des
gouvernements. Les limites étaient à la fois les «
droits » des individus, y compris le droit d’exploiter
autrui, elles étaient le marché en tant qu’ordre
« naturel », et elles étaient enfin la logique
de l’utilité et de l’intérêt, opposée
aux logiques altruistes ou communautaires.
Or le libéralisme renforcé ou « néo-libéralisme
» vise à organiser l’ensemble de la société
autour de la logique du marché, de l’État jusqu’à
l’individu, et avec l’ambition de faire intérioriser
par chacun cette logique. Comme l’avait bien vu Karl Polanyi,
le marché n’est pas naturel, c’est une construction
sociétale. Il n’est pas seulement l’échange,
qui a toujours existé, mais la concurrence. Le néo-libéralisme
voit l’État et le gouvernement lui-même comme
une entreprise privée gérant l’entreprise France,
ou la filiale France de l’entreprise Europe, elle-même
segment d’une économie-monde. C’est pourquoi
la logique du néo-libéralisme consiste à étendre
cette logique de l’entreprise à l’individu et
à toutes ses relations, à coloniser le monde vécu
avec l’axiomatique de l’intérêt (Alain
Caillé) et de l’utilité (« qu’est-ce
que cela va me rapporter ? »).
Cette individualisation portée à l’extrême
de l’idéologie de l’intérêt et de
la performance aboutit à la fin de la possibilité
même de la démocratie par dissipation chimique du peuple.
Il ne reste que l’individu et la démocratie est même
suspecte d’être porteuse d’une « tyrannie
de la majorité ». Ce qui explique les thèmes
très contemporains de la critique des « populismes
» et la valorisation de toutes les minorités, visibles
ou non. L’idée de souveraineté du peuple est
invalidée par le néo-libéralisme. Friedrich
Hayek écrivait en ce sens : « Un peuple libre n’est
pas nécessairement un peuple d’hommes libres. »
Ce qui ne saurait faire oublier qu’il n’y a pas d’homme
libre dans un peuple qui ne l’est pas – ce qui est justement
le point aveugle de la théorie néo-libérale.
Les thèmes néo-libéraux de primauté
des droits de l’individu sur ceux du peuple ne sont pas autre
chose que la formulation d’une critique radicale de l’idée
même de démocratie comme souveraineté du peuple.
Ces thèmes aboutissent à reconnaître un droit
de sécession de chacun par rapport à la société.
Ce qui est la porte ouverte aussi bien à l’évasion
fiscale qu’à la rupture du lien social.
La célébration de la modernité par le néo-libéralisme
s’oppose à un certain conservatisme idéologique
mais n’est pas plus contradictoire avec celui-ci que ne l’est
un keynésianisme de circonstance. Il s’agit toujours
d’amener l’homme à se gérer comme une
entreprise, ce qui est parfaitement compatible avec un discours
« libertaire » sur l’autonomie et les mœurs
mais n’exclut pas un discours plus traditionnel sur les valeurs
de l’effort pour un segment plus conservateur de l’électorat.
C’est Saint-Simon (1760 – 1825) qui a été
l’un des premiers à parler de substituer au gouvernement
des hommes l’administration des choses. Cette idée
avait séduit Engels, et on la retrouve dans un certain marxisme
français « simplifié », dans la lignée
du « mécanicisme » des Lumières. Alain
de Benoist a parfaitement montré dans sa « Brève
histoire de l’idée de progrès » comment
ce mécanicisme des Lumières pouvait rencontrer un
organicisme naturalisant l’homme qui ne relèverait
plus d’une gouvernance mais d’une simple administration.
Or la voie de Saint-Simon est une voie erronée. C’est
en fait une voie technocratique qui aboutit à la domestication
de l’homme.
À l’inverse, si Rousseau ne règle pas toutes
les questions en disant qu’il faut obéir aux lois issues
de la volonté générale, il n’en ouvre
pas moins le chemin à la démocratie comme souveraineté
du peuple. Mais la volonté qui s’élabore dans
la délibération du peuple n’a de sens que si
l’imaginaire de chacun a cessé d’être colonisé
par la marchandise et la recherche exclusive de l’intérêt.
Le souci de soi, notait Michel Foucault, relève avant tout
d’un « art de la vie », et même d’une
ascèse, exercice de l’ordre d’un athlétisme
de l’âme. Il n’était à cet égard
sans doute pas très éloigné de Julius Evola.
C’est pourquoi, sans mésestimer les bienfaits de la
révolte, ni sa légitimité, c’est aussi
et peut-être surtout une contre-culture, une contre-conduite,
une autre éthique de la conduite de soi dans le monde, qu’il
faut opposer à la raison néo-libérale du monde
hypercapitaliste. Ce n’est pas la crise financière
qui enterrera le capitalisme, ce sera peut-être l’émergence
en chacun d’entre nous d’une autre vision du monde.
Pierre Le Vigan
Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde.
Essai sur la société néo-libérale, La
Découverte, coll. « Poche », 498 p., 13 €.
Cet article est paru dans Flash, n° 52, du 4 novembre 2010.
Il a été brièvement remanié pour Europe
Maxima.
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