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Origine : http://institut.fsu.fr/Management-global-et-sortie-de-la.html
Avec le nouveau management, on ne peut plus penser l’intervention
de l’État en termes politiques et juridiques, on ne
peut la concevoir qu’en termes économiques et comptables.
Avec le nouveau management, on ne peut plus penser l’intervention
de l’État en termes politiques et juridiques, on ne
peut la concevoir qu’en termes économiques et comptables.
L’un des symptômes de cette nouvelle conception est
l’importance prise par le thème de la « bonne
gouvernance », regardée sous l’angle technique
des « bonnes pratiques », aux dépens de la discussion
politique sur les finalités plurielles possibles de l’action
politique . Le managérisme comme nouvelle manière
d’exercer le pouvoir gouvernemental modifie profondément
la conception des biens publics et les principes de leur distribution.
L’égalité de traitement et l’universalité
des bénéfices sont mis en question par l’individualisation
de la prestation, la sélection des bénéficiaires
comme public-cible, la conception consumériste du service
public (« en avoir pour son argent »).Le discours gestionnaire
technicise l’ensemble de la réflexion sur l’administration
au détriment de considérations politiques et sociales
qui permettraient de faire apparaître à la fois le
contexte de l’action publique et la pluralité des options
possibles. Les catégories du management tendent à
occuper la place des principes symboliques communs qui étaient
jusque-là au fondement de la citoyenneté.
L’État-entreprise n’est pas un État démocratique,
du moins tel qu’on l’entendait dans la conception classique
de la démocratie libérale : il n’est plus guère
question d’un affrontement de groupements politiques autour
de valeurs et de principes. La seule question autorisée est
celle de la capacité de mener des « réformes
» dont le sens n’est pas explicité, sans que
l’on ne sache plus très bien quels résultats
de l’action sur la société on cherche à
obtenir. Cette rationalité néolibérale est
parfaitement formulée par T. Blair quand il soutenait que
la question n’est pas de savoir si les instruments de la nouvelle
gouvernance sont de droite ou de gauche, mais s’ils atteignent
ou non leurs objectifs. C’est en ce sens que le nouveau management
s’accorde bien avec le « postmodernisme » de la
gauche néolibérale pour laquelle les oppositions constitutives
de la « vieille gauche » ne font plus sens (lutte des
classes, séparation du privé et du public, et même
distinction des valeurs de la gauche et de la droite).
Au-delà du mode de gestion et de la mobilisation d’outils
techniques, c’est le rapport entre gouvernants et gouvernés
qui est modifié. En remettant en question la dualité
qui existait entre le domaine de la citoyenneté démocratique
et le domaine régi par les logiques économiques marchandes,
la rationalité néolibérale remet en question
jusqu’à ses racines la citoyenneté telle qu’elle
s’était construite dans les pays occidentaux depuis
le XVIIIème siècle. Le symptôme principal de
cette nouvelle manière de gouverner est la contestation pratique
des droits attachés au statut de citoyens, à commencer
par les droits à la protection sociale, qui ont été
historiquement établis comme des conséquences logiques
de la démocratie politique. « Pas de droits sans contreparties
», dit-on pour obliger les chômeurs à prendre
un emploi dégradé, pour faire payer les malades ou
les étudiants en échange d’un service dont le
bénéfice est regardé comme strictement individuel,
pour conditionner les allocations familiales aux formes souhaitables
de l’éducation parentale. L’accès à
un certain nombre de biens et de services n’est plus considéré
comme lié à un statut ouvrant des droits mais comme
le résultat d’une transaction entre une prestation
et un comportement attendu ou un coût direct pour l’usager.
C’est là la manifestation d’un virage majeur
: le « citoyen » s’efface peu à peu de
la scène démocratique pour laisser la place au sujet
de la gouvernementalité néolibérale. Celui-ci
n’est pas seulement le « consommateur souverain »
de la rhétorique néolibérale, c’est le
sujet auquel la société ne doit rien, qui «
n’a rien sans rien », qui doit « travailler plus
pour gagner plus », pour reprendre quelques-uns des clichés
du nouveau mode de gouvernement. Le gouvernement néolibéral
construit l’homme entrepreneurial, en lieu et place du citoyen
investi d’une responsabilité immédiatement collective,
pendant de ses droits politiques. La référence de
l’action publique n’est plus le sujet de la démocratie
libérale doté de droits mais un acteur auto-gouverné
qui passe avec d’autres acteurs auto-entreprenants des contrats
privés les plus variés. Les modes de transaction négociés
au cas par cas pour « résoudre les problèmes
» remplacent les règles de droit public et les procédures
de décision politique légitimées en dernière
instance par le suffrage universel. Cette stratégie individualisante
du management public dans tous les domaines mine la citoyenneté
démocratique. Elle participe activement au processus de «
dé-démocratisation » selon le mot de Wendy Brown
. Quoiqu’en disent les tenants de cette « gauche moderne
», la réforme managériale non seulement n’est
pas la seule possible, mais elle se fait au détriment d’une
logique démocratique de la citoyenneté sociale.
La gouvernementalité entrepreneuriale entraîne une
inégalité croissante devant les prestations et même
une subversion radicale du statut de citoyen, ce qui n’est
pas sans renforcer les logiques sociales d’exclusion et d’exploitation
d’un nombre croissant de « sous-citoyens » et
de « non-citoyens ». Contrairement aux prétentions
d’un certain nombre d’experts, de sociologues et d’administrateurs,
souvent prêts à afficher par ailleurs leur conviction
« démocratique », la nouvelle gestion publique,
dans les divers domaines où elle a été mise
en œuvre, est très loin d’avoir renforcée
l’égalité sociale. Elle a plutôt, dans
les domaines décisifs de l’emploi, de la santé
et de l’éducation, renforcé la polarisation
sociale dans la distribution des prestations et l’accès
aux ressources . Mais on se tromperait à ne voir dans la
rationalité néolibérale que la remise en question
de la « troisième phase » de la démocratisation,
celle qui a vu la mise en œuvre d’une « citoyenneté
sociale » au XXe siècle venant compléter la
« citoyenneté civile » du XVIIIe siècle
et la « citoyenneté politique » du XIXe siècle
. Le welfarisme n’a pas seulement été une pure
gestion biopolitique des populations, il n’a pas seulement
eu pour effet la consommation de masse dans la régulation
fordiste d’après-guerre, il a eu pour raison, comme
l’a bien souligné Robert Castel, l’intégration
des salariés à l’espace politique en voulant
les doter de certaines conditions concrètes de la citoyenneté.
Il suffirait pour le montrer de relire le programme du Conseil
national de la Résistance pour ce qui concerne la France.
Que ce projet politique n’ait que très imparfaitement
été réalisé, en raison de son incompatibilité
avec la dynamique du capitalisme et avec la structure inégalitaire
de la société, n’enlève rien au fait
qu’il permet de rendre compte de multiples tendances dont
celles de la scolarisation de masse des populations et de l’extension
de leur couverture sociale. L’érosion progressive des
droits sociaux attachés au statut de citoyen ouvre la voie
à une remise en question générale des fondements
de la citoyenneté, lesquels sont devenus solidaires les uns
des autres, et introduit à une nouvelle phase de l’histoire
des sociétés occidentales. Il est frappant de constater
que la mise en question des droits sociaux est étroitement
liée à la mise en cause pratique des fondements moraux,
culturels et politiques des démocraties libérales.
Le cynisme, le mensonge, le mépris, le philistinisme, le
relâchement du langage et des gestes, l’ignorance, l’arrogance
de l’argent et la brutalité de la domination valent
des titres à gouverner au nom de la seule « efficacité
». Quand la performance est le seul critère d’une
politique, qu’importe le respect des consciences, de la liberté
de pensée et d’expression, qu’importe le respect
des formes légales et des procédures démocratiques
?
La rationalité néolibérale a précisément
pour effet de substituer à la rationalité des «
droits de l’homme et du citoyen » une nouvelle rationalité
dont les critères de validation n’ont plus rien à
voir avec la logique morale et juridique de la démocratie
libérale. Le principal changement tient à l’effacement
de la différenciation des sphères de l’État
et du marché, du secteur public et du secteur privé,
de l’administration et de la « société
civile », sous l’effet d’une seule et même
logique entrepreneuriale, marchande et commerciale qui enveloppe
tous les « acteurs », institutions et sujets individuels
La manière dont G.W. Bush, aidé par son fidèle
allié T.Blair, a déclenché la guerre en Irak
en 2003 n’est pas un viol isolé de la légalité
internationale, mais la traduction la plus flagrante de la valeur
accordée aux principes juridiques. Et que dire du mépris
structurel des résolutions de l’ONU en ce qui concerne
la Palestine ? Sur le plan interne, les dispositifs de l’État
sécuritaire qui tend à remplacer l’État
social ont les rapports de plus en plus lâches avec le respect
des formes légales en général et des principes
de l’État de droit en particulier. La rétention
administrative des individus « dangereux » témoigne
de ce régime extra-légal en plein développement.
En ce sens, nous n’avons pas affaire à un simple «
désenchantement démocratique » passager mais
à une mutation beaucoup plus radicale des rapports entre
gouvernants et gouvernés. C’est l’ensemble des
principes moraux et juridiques de la démocratie libérale
qui sont suspendus par une rationalité strictement managériale,
laquelle conçoit les lois et les normes comme de purs instruments
dont la valeur toute relative ne dépend que de la réalisation
des objectifs .
http://institut.fsu.fr/Management-global-et-sortie-de-la.html
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