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Origine : http://www.cairn.info/revue-du-mauss-2011-2-page-413.htm
Tandis qu’une certaine sociologie contemporaine, «
libérale » ou « postmoderne », à
l’encontre de toute la tradition historique de cette discipline,
a participé à l’enchantement du monde de l’individu
et du marché, l’anthropologie et la psychanalyse ont
prolongé cette même tradition sociologique dans l’analyse
des mutations du lien social, en en tirant une bonne partie de leur
inspiration [Cingolani, 2011]. On trouve ainsi, chez Jacques Lacan,
tout au long de son œuvre, les indices d’une préoccupation
constante pour les mutations subjectives liées à l’avènement
de la société capitaliste [Zafiropoulos, 2001]. Lacan
n’a jamais cessé de poser la question du destin de
la fonction symbolique et de sa figuration sociale à une
époque caractérisée par le déclin des
religions et par une mutation des identifications.
Dès les premières élaborations de Lacan, les
phénomènes psychiques les plus décisifs pour
la psychanalyse sont rapportés autant à des dimensions
structurales de la formation de la personnalité qu’à
« la relativité sociologique », par exemple celle
de la transformation des formes familiales[1] [Zafiropoulos, 2003].
Il est remarquable, à cet égard, que le déclin
social de l’imago du père, dont Lacan voit en Amérique
du Nord la terre d’élection soit également posée
comme le facteur principal de naissance de la psychanalyse à
Vienne, à la fin du XIXe siècle à partir des
transformations familiales interprétées par Durkheim
comme une contraction continue [ibid., p. 61]. Or s’il convient
de suivre le fil historique des conditions sociales et institutionnelles
des formations des sujets, on ne saurait s’appuyer seulement
sur des modifications familiales, d’ailleurs largement remises
en question par les sciences sociales et historiques [ibid., p.
173]. Lacan, une fois qu’il a abandonné le rapport
mécaniste entre la contraction de la famille réduite
à sa forme conjugale et le déclin de l’image
paternelle, a insisté sur un certain destin de la paternité
dans l’ordre économique et social, lequel ravale de
plus en plus le père comme représentant de l’autorité
et de l’idéal auprès de l’enfant à
une fonction anonyme, interchangeable et précaire dans l’organisation
productive. À ses yeux, cette diminution de l’idéal
du père a sa part dans la « crise psychologique »
qui modifie la forme du sujet. En d’autres termes, c’est
son insistance, qui ne s’est jamais démentie, sur la
fonction économique croissante de la famille, au détriment
de sa seule mutation morphologique, qui spécifie la position
de Lacan.
Cette position s’appuie sur une clinique du lien social et
passe par une interrogation récurrente des idéaux
sociaux qui, à l’extérieur de la famille, soutiennent
ou non l’autorité du père. Cette mutation de
la figure du père n’est pas seulement individuelle
et familiale. La famille ne peut être isolée de ce
qu’il y a à l’extérieur, dans le «
social », tout simplement parce que la fonction sociale de
la famille consiste à lier autant qu’à séparer
les générations par la loi de l’échange
entre sujets et parce que cette œuvre de lien et de séparation
s’appuie sur les structures de fiction et les institutions
de la société : lois des ancêtres, nécessités
économiques du travail, aspirations socialement idéalisées
à la jouissance des biens. La fonction symbolique du père
est donc éminemment et essentiellement sociale puisqu’il
est représentant de cette loi de communication entre sujets
d’une même société. Le point décisif
a consisté à lever l’obstacle que Lévi-Strauss
a bien repéré, dans son Introduction à l’œuvre
de Marcel Mauss, en tenant que la question n’est pas tant
de chercher une théorie sociologique du symbolisme que de
« chercher une origine symbolique de la société
» [Lévi-Strauss, 2004, p. XXII]. Ce qui ne signifie
évidemment pas que, du symbolique au social et au mental,
il n’y a pas de relation, mais qu’au contraire, on ne
saurait faire une quelconque analyse sociologique ou économique
sans la référer à la structuration symbolique
des rapports sociaux qui doit être considérée
comme première. En d’autres termes, il n’y a
pas de social qui ne soit du symbolique. Que le père de famille
contemporain soit le travailleur gentil qui veut être aimé,
comme le dira Lacan, a des rapports avec la construction symbolique
de la société moderne [Lacan, 1991, p. 147]. L’ordre
symbolique de la famille n’est pas indifférent à
l’organisation économique, le système d’alliance
et les relations généalogiques ne sont pas étrangères
aux structures économiques, du fait même que ces dernières
sont elles aussi du registre symbolique.
Civilisation et forme subjective
C’est d’une « loi de fer » que relève
la civilisation soi-disant douce du commerce dans laquelle nous
vivons. Lacan repère, selon le fil durkheimien et maussien
qui est le sien, qu’avec « la barbarie du siècle
darwinien », ce sont les formes organiques des sociétés
traditionnelles, rites, fêtes, cérémonies, qui
supportaient socialement les fonctions de l’idéal du
moi et du surmoi, qui s’absentent pour laisser le champ libre
à la vaste communauté des passions et des intérêts
: « Il est clair que la promotion du moi dans notre existence
aboutit, conformément à la conception utilitariste
de l’homme qui la seconde, à réaliser toujours
plus avant l’homme comme individu, c’est-à-dire
dans un isolement de l’âme toujours plus parent de sa
déréliction originelle. » [Lacan, 1966a, p.
122]. Propos important sur la civilisation dans laquelle nous sommes
et qui oblige le psychanalyste à accepter ou à refuser
d’être cet ingénieur des âmes propre à
l’ego psychology, chargée d’adapter l’individu
en question aux normes du groupe et aux impératifs de l’utilité.
Accepter ce rôle de « réparateur », c’est,
selon Lacan, renier la psychanalyse qui s’appuie sur une altérité
bien différente de celle qui va de l’individu à
son groupe composé lui-même de semblables. Comme on
sait, Lacan a défendu l’idée d’une psychanalyse
qui ne se contenterait pas d’adapter des moi autonomes conformes
à l’american way of life mais s’appuierait sur
la dimension inconsciente du désir liée à la
prise dans le langage de l’être humain [Lacan, 1966b,
p. 808- 809]. D’où sa critique, souvent féroce,
contre une « entreprise de technocrates, étalonnage
psychologique des sujets en mal d’emploi, entrés courbés
sous l’étalon du psychologue dans les cadres de la
société existante » [Lacan, 1963]. Mais c’est
aussi rompre avec toute une dérive aussi bien pédagogique
que psychosociologique qui se réclamait de Freud et qui voyait
dans le climat bourgeois l’espérance d’une moindre
répression des pulsions, d’une diminution des névroses
et d’un surcroît d’efficacité sociale et
économique. Pourtant Freud, même s’il ne s’interdisait
pas d’entrevoir une sorte de guérison sociale par la
psychanalyse, ne laissait pas toujours un tel optimisme dominer
sa pensée. Car s’il a bien adopté les prémisses
de la représentation utilitariste en donnant à la
recherche du plaisir une place dynamique dans la vie psychique,
il fut conduit, in fine, à montrer l’impossibilité
radicale d’un parfait succès en la matière.
En d’autres termes, Freud a écrit, avec Le Malaise
dans la culture, une sorte d’avenir de « l’illusion
utilitariste ». Constatant que le but que les hommes assignent
à la vie est le bonheur et que celui-ci consiste pour eux
à écarter la douleur et à vivre de forts moments
de plaisir, il constate, dans des propos fameux, que le programme
du principe de plaisir « est en désaccord avec le monde
entier, avec le macrocosme aussi bien qu’avec le microcosme
» [Freud, 1995, p. 18].
L’échec du programme hédoniste, du fait d’une
constitution psychique qui ne permet que des jouissances brèves
et d’une constitution physique très exposée
aux agressions externes et internes, conduit à développer
des solutions sociales plus modestes où s’affirme un
principe de réalité aux formes et expressions sociales
d’ailleurs variées. Celle de la société
moderne consiste à ce que l’individu « en tant
que membre de la communauté humaine », passe «
à l’attaque de la nature avec l’aide de la technique
guidée par la science » et cherche à «
soumettre cette nature à la volonté humaine ».
Freud a cette belle formule pour résumer la solution moderne
: « On travaille alors avec tous au bonheur de tous. »
[ibid., p. 20[2]. Mais Freud de constater aussi que les progrès
techniques n’ont pas « enchanté » les modernes
comme on aurait pu s’y attendre. Car ils ont eu beau développer
leurs prothèses mécaniques et accroître les
biens à leur disposition, ils n’en ont pas été
plus heureux du fait des renoncements pulsionnels exigés
par l’ordre social spécialement en matière sexuelle
comme en matière de pulsion agressive. Freud en fait même
le sens de la psychanalyse qui est de soigner tous les névrosés
qui ont été lésés par ces renoncements
obligés mais sans trouver de voies de sublimations suffisantes.
Mais ce que Freud n’a pas envisagé, c’est l’autre
volet de la civilisation utilitariste, qui consiste à affaiblir
ces renoncements ou plutôt à combiner ces renoncements,
nécessaires au travail, avec l’encouragement à
satisfaire coûte que coûte les pulsions en les détournant
sur des objets sexualisés et en diminuant le sentiment de
culpabilité. Une civilisation comme la nôtre, qui multiplie
les biens en récompense des sacrifices consentis «
pour gagner sa vie », semble avoir supprimé ce conflit
entre les exigences de la vie sociale et les aspirations à
la satisfaction des individus. Ce qui était sacrifice exigé
et justifié par les institutions, par la religion comme par
la loi positive, relève désormais d’un calcul
privé des plaisirs et des peines. L’ère de la
« jouissance forcée », typique du capitalisme
contemporain, conduit à d’autres impasses subjectives.
L’hypothèse de la désymbolisation
Le capitalisme conditionne la forme de la subjectivité qui
lui correspond par la mise en question des figures sociales idéales
et par le ravalement des sujets à leur valeur économique[3].
Ce que Lacan appellera « nom du père », dès
le début des années 1950, est ce nom à tout
faire et à tout dire, le signifiant d’exception indisponible
à la manipulation, qui a pour rôle d’exprimer,
sur le mode de la dette, le lien entre les choses et les humains,
et entre les humains eux-mêmes[4]. Le nom du père est
le signifiant de l’ordre symbolique auquel est suspendu le
sujet [Porge, 1997]. C’est « l’esprit des choses
» en tant que les choses sont prises dans des rapports sociaux
structurés par une dette symbolique envers le lieu du langage
et de la loi. Cet Autre qui est, selon l’expression de Serge
Leclaire, « nom de rien » en ce sens qu’il est
le signifiant opératoire du lien symbolique entre les termes
qu’il relie, apparaît dans des fictions différentes
selon les sociétés, lesquelles sont alimentées
par tous les récits, les légendes, les rites et les
croyances : « Habiter un sol, un pays, une demeure, implique
que soit reconnu le nom de rien ; désirer, parler, vivre
avec un autre, des autres, exigent que le symbole soit garanti comme
l’étalon or de tous les instruments d’échange,
qu’au moins les fausses monnaies soient frappées à
son effigie. » [Leclaire, 1998, p. 248].
Mais que devient « l’esprit des choses », quand
les choses sont en quelque sorte « saisies » dans les
seules relations d’utilité, enveloppées dans
la seule logique de la valeur économique ? Quels liens peut-on
établir entre la crise de la référence paternelle
et l’expansion du marché ? L’hypothèse
qui revient avec insistance, aujourd’hui, dans la littérature
qui se réclame de la psychanalyse, est celle de la désymbolisation
des rapports sociaux : les relations entre les sujets ne sont plus
référés à un Autre à la fois
figuré dans les croyances et incarné dans les institutions
sociales comme origine et comme principe structurant les rapports
en question [Dufour, 2003]. Cette mise en question du nom qui lie
les sujets entre eux induit une mutation radicale du sujet. L’hypothèse
de la désymbolisation implique en effet celle du néosujet.
Pour les psychanalystes lacaniens, le sujet est regardé comme
un effet d’une dépendance assumée à l’Autre,
sur le modèle donné par Descartes dans la troisième
des Méditations métaphysiques, lorsqu’il se
résout à ne connaître que sa dépendance
« de quelque être différent de moi ». Le
sujet dépend de « quelque être différent
de lui », c’est-à-dire d’une fiction établie
pour répondre à l’interrogation du Qui-suis-je
? L’Autre posé comme figure générale,
absolue, inengendrée, anhistorique – quoique sa figure
imaginaire spécifique ne le soit jamais – permet de
fixer la relativité universelle de tous les sujets ainsi
définis par leur dépendance et leur dette à
l’égard du grand Auteur. Ce qui signifie que la Référence,
pour parler comme Pierre Legendre, est logiquement une autoréférence,
à la manière de l’énoncé biblique
« je suis celui qui suis » ou, selon l’énoncé
lacanien : « Il n’y a pas d’Autre de l’Autre.
» Or cette distance des sujets avec l’Autre n’a
cessé de « se raccourcir », selon l’expression
de Dany-Robert Dufour, pour qui cette fiction de l’Autre passe
successivement, pour ce qui regarde les sociétés occidentales,
de la Physis au Dieu monothéiste, puis au Roi et au Peuple
[Dufour, 1996, p. 28]. La suppression progressive des maillons de
la grande « chaîne de l’Être » va
jusqu’à aboutir à l’écrasement
de l’Autre sur le sujet, lequel prend l’Autre pour lui-même
et lui-même pour l’Autre, ce qui le conduit logiquement
à se prendre pour un Absolu et une Origine. L’individu
comme Absolu et Origine se définit comme celui qui n’a
pas d’Autre, du moins dans la définition qu’il
se fait de lui-même, laquelle définition efface toute
notion de la dépendance du sujet à l’Autre.
C’est le moment de la mort imaginaire de l’Autre et
du triomphe historique du moi autodéfini, autodéterminé,
autoréférencé, celui où l’individu
prend socialement la place de Dieu cause de lui-même, et peut
dire à sa place : « Je suis celui qui suis. »
« L’individu du marché », entité
parfaitement autonome et inengendrée, n’ayant comme
horizon que le travail et la consommation, serait ainsi devenu la
fiction de notre monde social. Ce nouveau sujet du Me, Myself and
I, est à la fois membre d’un vaste troupeau défini
par ses besoins – d’où un rapprochement avec
l’animalité – mais aussi l’élément
unique, singulier, ne pouvant faire lien qu’à partir
d’une singularité, sexuelle, physique, mentale, etc.
La société néolibérale est un monde
d’uniques et de particuliers, où chacun est sa différence
: l’Autre c’est soi, soi c’est l’Autre.
On ne peut se rapporter à l’autre que comme étant
soi-même Autre. La télévision offre de singuliers
moments où le « monstre », quel qu’il soit,
devient la figure exemplaire de l’individu de marché
: criminel en série, héros absurde d’un exploit
dérisoire, pervers politique intégral, déviants
et souffrants en tout genre. Certes, l’hypothèse que
nous aurions affaire à un nouveau sujet n’est pas elle-même
nouvelle. La sociologie et la littérature nous le disent
depuis longtemps. Mais on observe, sinon une radicalisation du virage
subjectif, du moins une conscience plus générale et
plus aiguë d’un tel changement. L’effet de nouveauté
tient pour une part à l’oubli ou à l’ignorance
des propos et constats antérieurs. Mais il tient aussi à
la profondeur de la crise de la subjectivité qui donne naissance,
selon certains psychanalystes, à une « nouvelle économie
psychique » qui aurait de moins en moins à voir avec
la clinique du temps de Freud [Melman, 2002].
Le nouveau sujet, celui que l’on dit désymbolisé,
est sans cesse obligé de se fonder sur lui-même, sur
ses désirs, ses besoins, ses caprices pour se conduire dans
la vie et s’orienter dans la pensée. Il est, à
tout instant, convoqué à exercer un « libre
choix », ce qui suppose qu’il possède en lui-même
les catégories et les principes du choix. Cette convocation
au choix permanent articulé à des désirs supposés
illimités fait de ce sujet le jouet flottant des tentations
et manipulations marchandes les plus diverses. Il est invité
un jour à changer de voiture, un autre de partenaire, un
autre d’identité, au gré du jeu de ses satisfactions
et insatisfactions. Aucun principe éthique ne semble plus
tenir face à l’exaltation d’un tel choix infini
et illimité. Le rapport entre les sexes comme le rapport
entre les générations, autrefois structurés
et mis en récits par une culture qui distribuaient des places
différentes et/ou successivement tenues, sont devenus pour
le moins incertains devant l’encouragement social au fantasme
de toute-puissance et à la violence prédatrice. Le
sujet devient le grand Actionnaire de la société et
sa jouissance devient la fin exclusive de la grande machine sociale.
Rien, à la limite, n’a d’existence qui ne soit
inscrit dans les coordonnées du moi. Cette posture subjective
peut être rapportée à deux grands événements,
le développement de la science moderne, dont les énoncés
remplacent le discours mythologique en prétendant rendre
compte de toute la réalité, y compris subjective,
et le discours capitaliste qui opère une réduction
générale de la réalité à la seule
forme de la valeur économique. Les autorités religieuses
et politiques sont discréditées avec le prestige des
énoncés sans auteur qui disent le bonheur prochain
et intégral sur terre par simple application de lois scientifiques
et de recettes gestionnaires. Discours marchand et discours de la
science se complètent pour constituer ce que le psychanalyste
Jean-Pierre Lebrun appelle « un monde sans limites »
[Lebrun, 1997]. L’impossible, qui est propre au langage, lequel
ne s’accorde jamais avec les choses, s’efface ainsi
devant le fantasme de toute-puissance, lequel est soutenu socialement
par les mécanismes économiques de la marchandisation
et de l’endettement [ibid., p. 122]. C’est ce qui fait
dire à certains psychanalystes que nous entrons dans un univers
où la déception propre à l’ordre symbolique
qui caractérise le névrosé en butte à
l’inadéquation de la chose à son désir
est remplacé par une relation perverse à l’objet
fondée sur l’illusion imaginaire de la jouissance totale.
Au monde des interdits et des frontières qui caractérisaient
l’institution des places sexuelles et générationnelles,
s’est substitué un monde organisé par la graduation
du plus et du moins, un univers de la quantité qui est celui
de la science comme de la marchandise. Le sujet est ainsi conduit
à osciller entre les tentations perpétuelles encouragées
par les facilités sociales de la cupidité et les freins
qu’il peut s’imposer à lui-même par un
calcul d’intérêt. La formation du nouveau sujet
n’emprunte plus les mêmes voies normatives de la famille
œdipienne et névrotisante, exposée qu’elle
est à tous les vents dispersants et individualisants des
sollicitations marchandes. Le père n’est souvent plus
qu’un étranger ou un vieillard désavoué
pour n’être pas au courant de la dernière tendance
du marché et de la technologie. Le point névralgique,
pour les psychanalystes, reste celui du caractère indisponible
d’une figure de l’Autre – le plan symbolique –
afin de détacher le petit humain du désir de la mère
et le faire accéder, par le truchement du père symbolique
et du père réel, au statut d’un sujet de la
loi et du désir. Avec la défaillance des figures religieuses
puis politiques, il n’y aurait plus, dans le social, d’autres
références communes que le marché et ses promesses.
L’une des hypothèses avancées par les cliniciens
est donc que nous aurions affaire à une montée des
perversions et des psychoses corrélative à cet affaiblissement
social du symbolique. Tout s’équivalant, tout étant
monnayable et négociable, il n’y a plus d’interdits.
Tout est possible, mais aussi tout est douteux, parce que rien ne
fait plus loi pour personne. Le fait de tout transformer «
en affaires » [Chémama, 1994] comme l’apologie
constante de la transgression en seraient autant d’indices.
En somme, la pensée psychanalytique en est venue à
mettre en rapport la « nouvelle économie psychique
» avec l’extension de la logique marchande et financière
dans les formes radicales du capitalisme contemporain. Selon Charles
Melman, on est ainsi passé d’une économie organisée
par le refoulement à une économie organisée
par « l’exhibition de la jouissance » [Melman,
p. 18-19]. La perversion qui se marque cliniquement au fait de consommer
des partenaires comme des objets qu’on jette dès qu’on
les estime insuffisants serait même devenue la norme sociale
[ibid., p. 67]. L’affaiblissement de l’idéal
enliserait le désir dans la simple envie des biens possédés
par les semblables, dans cette avidité que Hobbes déjà
désignait comme la marque de la société de
son temps.
On ne peut, ici encore, que souligner la continuité de ces
réflexions avec la tradition sociologique. À propos
des pathologies sociales modernes – à l’époque
le suicide, les effets sociaux de la crise économique, le
divorce –, Durkheim soulignait que la façon dont la
modernité avait érigé l’Homme en nouveau
Dieu introduisait une extrême fragilité mentale du
fait des confusions toujours possibles entre cet Homme, considéré
comme un idéal moral et politique, et l’individu se
prenant par méprise pour un terme absolu. Cette confusion
entre l’Homme comme idéal moral et politique et l’individu
concret était, selon Durkheim, le propre de la représentation
utilitariste qui annulait la distance de soi avec soi en éliminant
la séparation entre le corps (et ses appétits égoïstes)
et l’esprit (et ses valeurs, ses idéaux, sa conscience
etc.). Durkheim avait posé comme principe même de distinction
entre les représentations, à l’époque
moderne, celles qui permettent de renforcer un certain idéal
collectif et celles qui mettent à cette même place
d’idéal l’individu concret lui-même, posé
comme un absolu. La grande ambition de la sociologie durkheimienne
consistait à donner un fondement scientifique à la
représentation sociale qui, croyait-il, pourrait symboliser
le tout pour chaque individu, faire ciment pour la vie collective
et produire une énergie désirante, aussi bien sur
le plan individuel que social, grâce à l’idéal
élevé des devises et des emblèmes de la coopération
commune. Nous n’en sommes plus là. La Société
elle-même est devenue suspecte. Et la fameuse phrase de Margaret
Thatcher selon laquelle « il n’existe rien de tel que
la société », affirmation de provenance hayékienne
et reprise par la sociologie « postmoderne », est le
signe d’une mise en question qui ne trompe pas.
Dette symbolique et capitalisme
Mais reprenons notre interrogation à partir de la psychanalyse.
S’il n’y a pas de sujet sans rapport à une dette
envers l’ordre symbolique, que devient cette dette dans le
capitalisme ? Voilà sans doute la question de fond. Est-elle
abolie, comme le disent les psychanalystes que nous avons mentionnés
plus haut, ou est-elle plutôt transformée, et, dans
ce cas, comment l’est-elle ? Sur ce point, l’anthropologie
d’inspiration psychanalytique peut contribuer à nous
éclairer. Dans les régimes sociaux précapitalistes,
la domination des chefferies passe par la dette symbolique des sujets.
Le Tiers s’incarne dans le chef, dans le roi, dans le pape,
ou, en langage hégélien et lacanien, dans le «
maître » auquel s’adresse une demande de reconnaissance
et d’amour en échange de dons de soi, de respect et
d’obéissance. Il ne faudrait guère idéaliser
ce fonctionnement social dans lequel la domination des maîtres
s’exerce par la dette envers la loi des ancêtres. Christian
Geffray, dont nous reprenons ici les analyses passionnantes, [Geffray,
2001] a bien montré combien ces maîtres sont à
la fois les organisateurs du service des biens et les vecteurs des
idéaux collectifs, rôle qui sert l’intégration
complète de l’économie des besoins et de la
communication des idéaux. Il ne reste plus grand-chose de
cette intégration dans le capitalisme sauf des vestiges paternalistes
dans les entreprises et dans le monde postcolonial. Avec l’avènement
de l’économie capitaliste, la structure de la maîtrise
tend à disparaître comme telle, et il n’en reste
plus guère qu’une forme très dégradée,
comme le monde politique en montre suffisamment l’exemple
[Musso, 2011]. C. Geffray oppose ainsi radicalement le discours
de l’honneur au discours marchand. Dans le premier cas, la
valeur du sujet tient à sa capacité à faire
de la mort subie le signifiant de sa valeur, de son être pour
les autres. La mort est le gage de valeur ; les sacrifices et les
dons, en tant que signifiants du donateur, sont des métaphores
de la mort. C. Geffray tient qu’avec l’économie
capitaliste les dominants ne sont plus les porteurs des idéaux
capables de faire tenir un élément tiers envers lequel
un jeu de dette s’ouvrirait. La pure relation contractuelle
permet, d’un côté, de gagner une autonomie à
l’égard des dominants, mais, de l’autre, elle
témoigne d’une incapacité sociale des dominants
à constituer les supports d’une métaphore paternelle.
Le « maître » capitaliste, ou plutôt le
contremaître, est un gestionnaire, un « fonctionnaire
du capital », qui ne peut plus guère figurer autre
chose que la nécessité brutale de la réalité
économique, que la loi de l’accumulation illimitée.
En somme, l’économie capitaliste marchande n’est
plus capable de faire naître et de faire vivre des signifiants
qui rehaussent l’existence individuelle et sociale au-dessus
de la seule satisfaction des besoins. Le maître envers lequel
on est en dette et que l’on aime n’est pas, ne peut
être le bourgeois : « La figure traditionnelle du bourgeois
ne correspond pas à celle d’un être de courage
se hissant au-dessus de ses intérêts vitaux imaginaires.
Le désir du bourgeois est lui-même totalement aliéné
aux objets de la demande, et n’est pas moins immergé
qu’un “esclave” dans son être-pour-la-mort
: il n’entend nullement mettre en jeu sa vie ni, dans le vocabulaire
hégélien, entrer sous quelque forme que ce soit dans
la lutte à mort de prestige. Il n’est pas en mesure
comme tel – et ne nourrit pas le désir – d’incarner
la loi, quelque Idéal de Nous, pour ceux qu’il exploite
et dont le travail, en conséquence, n’est pas saisi
dans une liaison libidinale. » [Geffray, 1997, p. 186]. La
seule figure que puisse offrir en modèle, aujourd’hui,
l’homme du pouvoir est une jouissance sans complexe, sans
tabou, sans limites. Le pouvoir, tel qu’il s’incarne
à l’époque néolibérale, n’implique
nul sacrifice, nul don, nul risque. Il est du côté
de la prédation et de l’accumulation. La marchandise
ne peut fonctionner comme symbole de l’Idéal, comme
approche de l’abîme ou du mystère, comme garant
de la valeur des exploits et des risques, en un mot comme valeur
des sujets. Tout un dispositif de communication vise, sans aucun
doute, à convertir la logique de la valeur économique
du bien dans celle de la valeur symbolique de la personne par le
moyen des prestiges de la possession de l’objet économique
(honneur, grandeur, dignité, séduction). C’est
l’hommage rendu en permanence par la société
marchande à la société de l’honneur.
Pourtant on dira que le discours capitaliste et le discours politique
des démocraties libérales ne se confondent pas encore,
que la société n’est pas encore unifiée
au point de ne plus laisser d’espace à la dette symbolique.
Et c’est même peut-être l’une des fonctions
de la politique moderne que de continuer à faire vivre le
ressort de la dette envers un Autre. Mais que se passe-t-il quand
l’État moderne vient à renoncer à sa
fonction symbolique de médiation du lien social, comme c’est
le cas dans la phase néolibérale du capitalisme ?
Que se passe-t-il quand la règle du marché des biens
prétend à l’exclusivité de la normativité
en éliminant radicalement toute référence à
la dette et, par là, tout travail de figuration crédible
de l’idéal collectif ?
Mort ou mutation du symbolique ?
Avec l’extension de la marchandise dans le système
social, avec la prégnance croissante de l’argent dans
les relations sociales, c’est le sujet qui se transforme,
nous disent certains psychanalystes. Mais plutôt que de faire
l’hypothèse négative d’une mort du symbolique,
ne faut-il pas plutôt retenir l’hypothèse positive
d’une transformation de l’ordre symbolique, ou, selon
une autre expression lacanienne, d’un changement de «
discours » ? On admettra certes que l’ordre symbolique
est rendu pour le moins fragile quand les mots et les institutions
deviennent de simples outils à la disposition des individus
et de leurs intérêts. On veut bien croire que la distance
et la densité symboliques d’une société
sont affaiblies quand tout est constamment rapporté à
la manipulation experte et à la finalité d’une
jouissance supposée à la fois calculable et illimitée.
Mais pour autant, s’en tenir à l’idée
d’une « désymbolisation » ne nous dit rien
quant à la manière dont le capitalisme tend à
produire une nouvelle construction proprement symbolique dans laquelle
l’équivalent général argent joue le rôle
de médiateur des relations sociales.
Marx, sur ce point, nous semble avoir donné des clés
précieuses quand il insiste non seulement sur la suppression
de toutes les valeurs et de toutes les relations étrangères
à la valeur économique mais aussi et surtout sur l’avènement
d’un Dieu-Argent qui vient prendre la place de l’instance
tierce qui scelle les alliances et tient le fil des générations.
Il semble bien alors que la dette symbolique vient se confondre
avec la fonction économique et professionnelle laquelle obéit
aux lois anonymes, aveugles et implacables de l’accumulation
du capital. L’assignation à une fonction n’est
plus référée à une altérité
indisponible, elle est associée à une utilité
dans la machine économique. C’est ce que Lacan appelle
le « nommer à » comme nouveau mode d’inscription
symbolique des sujets. Le capitalisme, en ce sens, n’est pas
seulement un appareil de production de marchandises, il opère
également un réaménagement de l’ordre
symbolique et une production de subjectivités. Lacan, toujours
sensible à la question du « moment où nous sommes
», a bien distingué, dans ses termes à lui,
cet effet sur le symbolique : « Être nommé à
quelque chose, voilà ce qui, pour nous, à ce point
de l’histoire où nous sommes, se trouve préféré
– je veux dire effectivement préféré,
passé avant – ce qu’il en est du Nom-du-père.
» Et il ajoute : « Il est tout à fait étrange
que là, le social prenne une prévalence de nœud
et ce qui littéralement fait la trame de tant d’existences,
c’est qu’il détient ce pouvoir de nommer-à
au point qu’après tout, s’en restitue un ordre,
un ordre qui est de fer. » Rappelant que le rejet du Nom-du-père
est la folie même, Lacan termine son propos par cette question
: « Est-ce que ce “nommer-à” n’est
pas le signe d’une dégénérescence catastrophique[5]
? » Il n’est pas question d’aller plus loin ici.
Mais on voit bien se dessiner une vraie piste de réflexion
qui consisterait à s’interroger plus avant sur la façon
dont l’ordre symbolique a muté avec le capitalisme,
ce qui suppose évidemment, au préalable, de reconnaître
dans l’économie la dimension symbolique qui la constitue.
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Notes
[1] Cf. par exemple, « Les complexes familiaux dans la formation
de l’individu. Essai d’analyse d’une fonction
de psychologie », in Autres Écrits, 2001 (1938), p.
56. M. Zafiropoulos a mis en évidence un « Lacan durkheimien
» de 1938 à 1953, avant le « Lacan lévi-straussien
» [Zafiropoulos, 2003]. Retour
[2] Dans une note, Freud insiste sur les satisfactions que peut
procurer l’activité professionnelle librement choisie
dans un passage qui montre combien il était averti de la
littérature économique et philosophique qui, depuis
le XVIIIe siècle, avait construit dans cette direction le
discours des finalités sociales : « Aucune autre technique
pour conduire sa vie ne lie aussi solidement l’individu à
la réalité que l’accent mis sur le travail qui
l’insère sûrement tout au moins dans un morceau
de la réalité, la communauté humaine. »
[Freud, note 1, p. 23]. Retour
[3] C’est là le thème insistant de Lacan quand
il entend rendre compte de la crise de l’université
après 68, en particulier dans son séminaire L’Envers
de la psychanalyse. Retour
[4] Par l’intermédiaire de Lévi-Strauss, Lacan
reprend à Mauss cette fonction qui était celle du
mana comme « symbole à l’état pur »
[Zafiropoulos, p. 217-218]. Retour
[5] Séminaire XXI, Les Non-dupes errent, séance du
19 mars 1974, inédit. Cité par Jean-Pierre Lebrun
[2001, p. 71]. Retour
Résumé
Un certain nombre de psychanalystes font aujourd’hui l’hypothèse
d’une désymbolisation des rapports sociaux, laquelle
s’accompagnerait de l’avènement d’un néosujet.
Ce type d’analyse s’inscrit sans aucun doute dans le
fil de pensée aussi bien de Freud que de Lacan quant au destin
du sujet dans la culture et rejoint un certain nombre de constats
établis par la sociologie, en particulier celle de Durkheim.
La question du devenir de la « dette symbolique » envers
une instance Autre dans le cadre du capitalisme apparaît comme
centrale. On se demandera s’il ne faut pas abandonner l’hypothèse
de la désymbolisation au profit de celle, plus féconde,
de la mutation de l’ordre symbolique. Ce qui supposerait de
considérer la nature pleinement symbolique de l’économie
capitaliste.
Christian Laval « Le nouveau sujet du capitalisme »,
Revue du MAUSS 2/2011 (n° 38), p. 413-427.
www.cairn.info/revue-du-mauss-2011-2-page-413.htm
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