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Mort et résurrection du capitalisme libéral
Christian Laval
Polanyi, hier et aujourd'hui

Origine http://www.cairn.info/revue-du-mauss-2007-1-page-393.htm

« Le capitalisme peut-il survivre ? »

La question du devenir du capitalisme formulée par Joseph Schumpeter [1990, p. 10 et p. 88] est aujourd’hui reposée de façon insistante dans un nombre de plus en plus considérable d’ouvrages et d’articles. Ce questionnement sur les limites du capitalisme rappelle celui qui a eu lieu dans tout le monde occidental après la crise de 29 et qui s’est poursuivi jusque dans les années 1940 [1]. C’est dans ce contexte dramatique que l’œuvre de Karl Polanyi doit être replacée. Mieux comprendre les particularités comme les difficultés d’un texte majeur comme La Grande Transformation suppose de le rapporter à l’ensemble des remises en question du dogme libéral au cours des décennies 1930 et 1940.

Une mémoire un peu déformée par les reconstructions postérieures tendrait à faire croire que le débat s’est limité à opposer les vieux libéraux accrochés à leurs anciennes croyances dans les vertus autorégulatrices du marché et les économistes partisans de l’interventionnisme conjoncturel parmi lesquels émerge la figure légendaire du héros, John Maynard Keynes.

La réalité est très différente. La contestation des articles de la foi libérale a été beaucoup plus générale et elle n’a pas seulement préparé les trois décennies « keynésiennes » de l’après-guerre. C’est en effet dans ce creuset que s’est également forgé un nouveau libéralisme délibérément en rupture avec l’ancien. Au moment même où K. Polanyi croyait pouvoir décrire une « grande transformation » dans l’histoire du capitalisme, un mouvement international était en train de naître qui allait redéfinir les fins et les moyens du libéralisme. Ce mouvement, dont la première manifestation publique fut sans doute le colloque Walter Lippmann tenu à Paris en août 1938, entendait marquer une coupure nette avec le libéralisme spontanéiste du XIXE siècle, considéré assez largement comme le responsable des désastres de la première moitié du siècle suivant. Ce néolibéralisme, que certains de ses promoteurs appelaient aussi « libéralisme organisateur » ou « libéralisme constructeur », voulait même voir dans la législation et dans l’État une ressource indispensable au fonctionnement du capitalisme.

Sans entrer ici dans le détail d’une discussion complexe, nous voudrions évoquer un certain nombre d’auteurs qui ont pour double particularité commune d’avoir publié dans les années 1940 des ouvrages qui ont problématisé chacun à leur manière les rapports du marché et de l’État. Karl Polanyi, Joseph Schumpeter, Friedrich von Hayek et Walter Eucken ont conduit tous les quatre des réflexions parallèles sur la marche du capitalisme, et ils en ont tiré des conclusions en apparence très dissemblables. Nous allons nous intéresser plus spécialement à quatre ouvrages écrits et parus quasi simultanément : La Grande Transformation (1944), Capitalisme, socialisme et démocratie (1942), La Route de la servitude (1944), Les Fondations de l’économie politique (1940). Ces travaux ont pour point départ la crise du capitalisme libéral et ses conséquences tragiques au milieu du siècle. La relation entre le marché et l’État est l’un des foyers de leurs propos.

On dit souvent que les libéraux ont fait de cette relation une opposition irréductible, laquelle serait même le fondement de la doctrine du libéralisme. Les choses ne sont pas si simples, ni à l’origine ni à l’époque plus tardive dont nous parlons. L’originalité des positions que nous allons examiner tient précisément à leur volonté de dépasser le dogmatisme libéral tel qu’il s’était figé en formules dont le simplisme et l’optimisme aveugle avaient perdu tout crédit. Mais cette tentative de dépassement prend des aspects différents selon les auteurs. Les uns penchent pour la thèse de la mort du capitalisme libéral, que ce soit pour s’en réjouir ou pour la déplorer. K. Polanyi et J. Schumpeter sont de ceux-là. Il en est d’autres pour qui l’avenir est à la restauration du libéralisme, à condition d’en changer les bases théoriques et de le concevoir comme l’application délibérée d’une « règle du jeu ». F. Hayek et W. Eucken partagent ce désir de refondation, mais s’opposent par ailleurs sur les manières d’y parvenir.

La thèse de Karl Polanyi

Dans son livre classique, La Grande Transformation, Karl Polanyi avait posé l’idée suivante : dans la première moitié du XIXE siècle se met en place une « économie de marché » reposant sur l’illusion d’une autorégulation et tendant à mobiliser tous les secteurs de la société pour les mettre à son service. La transformation du travail en marchandise – avec la terre et la monnaie – est donnée comme un élément décisif qui fait progressivement de la société un auxiliaire et un appendice du système économique. Il y affirmait avec une grande audace, mais sous une modestie extrême : « C’est là le sens de l’assertion bien connue qui veut qu’une économie de marché ne puisse fonctionner que dans une société de marché [2] » Pour K. Polanyi, « la société de marché » se caractérise par la dépendance des institutions à la sphère économique, laquelle s’est en quelque sorte détachée du reste des liens sociaux, s’est « désencastrée » (disembedded) ou, pour être plus fidèle à l’anglais, est « sortie de son lit ». La profonde nouveauté de l’idéologie libérale résidait, selon lui, dans la conception d’une économie régie par des lois autonomes et détachée de la politique, de la religion, de la morale. Mais, selon K. Polanyi, cette société n’a jamais été complètement marchande. Pour continuer à exister, elle a en effet résisté à toutes les forces qui tendaient à sa dislocation, confirmant en quelque sorte la formule spinozienne de la persévérance ontologique. L’imposition de l’utopie libérale a en effet provoqué de tels bouleversements sociaux qu’elle a fini par trouver en face d’elle, outre les éléments encore vivaces du vieux monde précapitaliste, des oppositions et des réflexes collectifs d’autodéfense qui ont conduit à la mise en place de nouvelles digues destinées à contenir les forces destructrices du marché. Enfin, à suivre toujours K. Polanyi, ce modèle libéral a trouvé sa butée dans les années 1930, lesquelles ont été marquées par de telles catastrophes sociales et économiques qu’il a bien fallu mettre en œuvre des politiques de protectionnisme vis-à-vis de l’extérieur et de protection sociale à l’intérieur visant à contrer les ravages du marché. En somme, la société, après avoir connu les multiples épreuves du déracinement, de la paupérisation, de la prolétarisation de masse, puis de la guerre mondiale et de l’écroulement du système monétaire et financier international, aurait réussi à surmonter et à dépasser la mutation marchande qu’elle avait subie au XIXE siècle, au point de renvoyer définitivement le modèle libéral du marché autorégulateur au musée des illusions dangereuses.

Il est certes assez facile avec le recul dont nous disposons de constater combien K. Polanyi, qui acheva son ouvrage en 1944, s’était fait des illusions sur les facultés de mémoire et d’anticipation des élites économiques, intellectuelles et politiques. Ce que K. Polanyi appelle la « grande transformation », et qui consiste dans ce « réencastrement » de l’économie, n’a-t-elle pas été plutôt UNE grande parenthèse de trois ou quatre décennies ?

Le néolibéralisme qui est devenu la représentation dominante dès la fin des années 1970 semble bien être le revival de l’ancienne utopie. Cette dernière a retrouvé un vaste soutien de la part d’acteurs les plus divers (journalistes, essayistes, économistes professionnels, hommes d’affaires et responsables politiques) qui paraissent peu enclins à envisager les effets sociaux et politiques de la complète liberté économique qu’ils entendent rétablir en lieu et place d’un État social et éducateur regardé comme « inefficace » et « dépassé ». Les politiques menées dans cette optique n’ont pas cessé d’affaiblir toutes les digues – en particulier celles qui concernaient l’emploi – édifiées progressivement pour contenir les conséquences des logiques marchandes. La « sortie du lit » de l’économie est de nouveau à l’ordre du jour avec les profonds bouleversements sociaux qui l’accompagnent [3]. Même si ce « retour du marché » n’est pas plus définitif que son endiguement, on peut tenir que le pronostic de K. Polanyi a été plutôt infirmé par les faits. Il n’est pas le seul dans ce cas, comme on va le voir.

Les prophéties de Joseph Schumpeter

À peu près à l’époque où paraissait La Grande Transformation, Joseph Schumpeter soutenait dans Capitalisme, socialisme et démocratie une thèse particulièrement pessimiste sur les chances de survie du capitalisme de concurrence. Si, d’un côté, il semblait que le capitalisme pouvait continuer à croître et à élever le niveau de vie des travailleurs (contrairement aux prédictions de la vulgate marxiste), d’un autre côté, certains signes semblaient indiquer qu’au fur et à mesure de la croissance de la production se développaient des tendances allant à l’encontre du fonctionnement du capitalisme de libre concurrence : augmentation de la taille des entreprises, bureaucratisation, raréfaction des opportunités d’extension de la sphère capitaliste, et finalement épuisement de la fonction de l’entrepreneur innovant. La bourgeoisie, tout comme l’aristocratie avant elle, semblait être condamnée du fait de l’inutilité de son rôle. Le capitalisme devait donc péricliter du fait de phénomènes qu’il aurait lui-même engendrés. J. Schumpeter n’était pas très éloigné des analyses marxiennes de la « limite » historique de l’accumulation du capital. Mais on devine qu’il faisait état d’autres arguments que son vieil adversaire Marx. L’essentiel à ses yeux tenait au fait que le capitalisme ne peut gérer seul la société, ou plus exactement qu’une société entièrement capitaliste n’est pas concevable. Pour J. Schumpeter, le capitalisme a entrepris de détruire ce qui seul le rendait tolérable : l’existence d’éléments sociaux, politiques et idéologiques qui restaient en dehors de sa propre logique. Le capitalisme, pour fonctionner, a un besoin vital d’une charpente idéologique et sociale plus ancienne que lui, il a besoin de la préservation du monde social précapitaliste dans lequel il peut se développer. Il réclame un mode de gouvernement qui soit régi par des principes autres que ceux de l’efficacité technique et économique, il doit faire appel à une classe politique dont les qualités concernent la direction des âmes et des cœurs. Comme il l’expliquait, si le bourgeois ne possède pas les qualités nécessaires pour le gouvernement des hommes, cela tient à ce que ses buts privés ne se métamorphosent que difficilement en enthousiasmes collectifs et en croyances entraînantes. On connaît la formule : « La Bourse est un médiocre substitut pour le Saint-Graal. » En un mot, le capitalisme n’est pas fait pour la politique. Il tendrait même plutôt à la détruire en poussant les responsables à diriger un pays comme on gère une entreprise. Cette logique destructrice s’applique à l’ensemble des « couches protectrices » dont il bénéficiait, composées à la fois des classes sociales précapitalistes et des institutions traditionnelles de la vie sociale. Par la destruction des classes sociales qui assuraient la fonction politique idéologique, en particulier les vieilles aristocraties militaires, administratives et diplomatiques, il a ouvert la voie à tous les condottieri et à tous les ennemis du rationalisme pratique : « Le raisonnement utilitariste ne saurait, en aucun cas, imprimer un élan puissant à une action collective, ni tenir tête aux facteurs extra-rationnels qui déterminent la conduite des hommes » [Schumpeter, 1990, p. 196]. Quant à la sorte de « réserve » sociale peuplée d’artisans et de paysans qui s’est longtemps maintenue, elle aurait pu apporter une stabilité sociale et morale au développement économique, mais le capitalisme, n’y voyant que relique inutile à son fonctionnement, a impitoyablement détruit les sphères de la société, les valeurs et les conceptions non capitalistes de la vie. Ce sont donc les bases sociologiques et morales de sa propre action que la bourgeoisie a éliminées : « En brisant le cadre précapitaliste de la société, le capitalisme a donc rompu non seulement les barrières qui gênaient ses progrès, mais encore les arcs-boutants qui l’empêchaient de s’effondrer » [ibid., p. 190].

On est donc à la fois proche des analyses de K. Polanyi et l’on en reste pourtant très loin. L’évolution sociale et économique ne tend pas à un « béquillage » du capitalisme, mais à sa destruction. Car la concentration des unités de production, la salarisation des dirigeants, le développement des sociétés anonymes par actions éliminent le monde des patrons propriétaires, les valeurs d’indépendance, de choix, de contrat libre. Le capitalisme ne trouve plus de défenseurs ni d’arguments à opposer à la montée des critiques, des impatiences et des insatisfactions libérées par l’affaiblissement des cadres traditionnels de pensée et d’obéissance. Le capitalisme tend à produire les conditions de son propre dépassement précisément parce qu’il détruit les conditions sociales et politiques non capitalistes de son fonctionnement. Autant dire là encore qu’une société entièrement capitaliste est impossible. La conclusion semble identique à celle de K. Polanyi, mais pour des raisons inverses. Ce n’est pas tant la société qui se défend et oblige le pouvoir politique à encadrer le capitalisme, c’est le capitalisme qui détruit ses propres bases sociales non capitalistes. Dans un cas, le « non-marché » vient limiter le capitalisme, dans l’autre c’est le capitalisme qui détruit le « non-marché » et se met en danger. Pour K. Polanyi, la question essentielle est celle du marché et de son rapport aux liens sociaux non marchands. Pour Schumpeter, la question est celle du pouvoir, qui doit être exercé par des castes non bourgeoises capables d’encadrer des « couches sociales protectrices » au nom de valeurs et de principes plus anciens.

La réinvention du marché selon Friedrich von Hayek

La fin du capitalisme libéral n’était pas une fatalité acceptée par tout le monde. Tout autre, en effet, était le diagnostic en 1944 de Friedrich A. von Hayek lorsqu’il écrivit son fameux pamphlet La Route de la servitude, écho et réponse au célèbre ouvrage de Bertrand Russel, Roads to Freedom : Socialism, Anarchism, and Syndicalism (1918). Ce n’est pas tant la critique du socialisme qui nous intéresse, avec son amalgame entre nazisme et réformisme socialisant qui la caractérise, que la conviction très fortement exprimée par F. Hayek d’un retour inéluctable du marché comme principe organisateur de la société, conviction toujours affirmée et constamment poursuivie qui a fait de lui le principal inspirateur de la réhabilitation du capitalisme dans les années 1970-1980 [4]. D’une certaine façon, le constat que faisait F. Hayek dans son pamphlet ressemblait trait pour trait à celui de K. Polanyi quand ce dernier constatait l’abandon de la voie libérale à partir de l’entre-deux guerres. En diffère par contre l’interprétation qu’il donne du libéralisme moderne dont le principe consisterait à faire le plus grand usage des forces sociales spontanées et le plus faible appel possible à la coercition [Hayek, 2005, p. 20].

S’en distingue aussi l’analyse des causes de la crise du libéralisme, aux antipodes de celle de K. Polanyi. Ce déclin ne vient pas, comme les progressistes le croient, du fait que les maux l’ont emporté sur les bienfaits, mais plutôt de l’insuffisante rapidité des progrès consécutifs à l’exercice de la liberté économique. L’impatience populaire a fait abandonner les sains principes libéraux qui ne pouvaient produire des fruits qu’à un rythme lent. L’oubli progressif des vertus d’une société de liberté sous l’influence de penseurs essentiellement allemands fit le reste pour discréditer les idées anglaises et favoriser une conception centralement planifiée de l’économie.

On ne discutera pas ici toutes les affirmations de F. Hayek. Le point essentiel de sa critique consiste à dire que, pour diriger l’économie selon le bien commun ou l’intérêt général, il faudrait posséder un code éthique complet permettant de hiérarchiser les besoins. Or ce code complet des valeurs autour desquelles nous nous regrouperions tous n’existe pas. La philosophie individualiste, selon F. Hayek, repose sur l’idée qu’il n’y a pas d’échelle des valeurs unique et homogène, que chaque individu est le « juge en dernier ressort de ses propres fins » [ibid., p. 49]. L’action commune pour une fin sociale ne peut alors être conçue que sous la forme de la coalition d’intérêts individuels en vue de leur satisfaction. Mais si elle était autre chose, elle ne serait que l’exercice de la dictature cherchant à imposer des fins sociales à des individus.

Quel doit être alors le rôle de l’État ? Pour F. Hayek, le gouvernement doit se contenter d’établir et de garantir des règles fixes de conduite dans le cadre desquelles les individus sont libres de poursuivre des fins individuelles. Cette thèse repose sur le postulat fondamental de l’indépendance des choix individuels à l’intérieur d’un système de règles fixes qui encadrent l’action à la manière d’un code de la route, mais sans que le pouvoir politique exerce sur les membres de la société une influence pour leur imposer ses propres choix [ibid., p. 61]. Peu importent le contenu et le résultat matériel de la loi, l’essentiel est que les individus soient libres de leurs choix dans tous les domaines. Selon cet auteur, toute tentative étatique de réforme en vue d’influer sur la distribution des richesses aurait pour conséquence d’abolir la pure règle juridique. C’est l’erreur fatale du réformisme social que de mettre en question le code de conduite strictement formel du droit au profit d’une législation visant à satisfaire les besoins et les intérêts de catégories particulières. La loi doit être identique pour tous : « Pour l’efficacité de la règle de la loi, il est plus important qu’elle soit toujours appliquée sans exception que de savoir ce qu’elle contient : peu importe que nous conduisions sur le côté gauche ou droit de la route, à condition que nous prenions tous le même côté. Ce qui est important, c’est que nous puissions, en connaissance de la règle, prédire correctement l’attitude des gens. Cela exige qu’elle soit appliquée dans tous les cas, même si à l’occasion nous avons l’impression de commettre une injustice » [ibid., p. 63]. D’où une grande méfiance de F. Hayek vis-à-vis de la démocratie quand celle-ci prétend vouloir égaliser les conditions sociales ou limiter le pouvoir et la richesse de certains individus. Sous cet angle, l’utilitarisme classique porte une part de responsabilité dans la dérive des sociétés libérales. Le formalisme juridique très affirmé des thèses de F. Hayek le conduit en effet à s’abstenir de toute anticipation calculatrice quant aux effets substantiels des règles, et à postuler que ce qui advient des libres choix dans le cadre légal est nécessairement bien. Ainsi écrit-il : « Le critère décisif des lois formelles en système libéral est le fait qu’on ne peut pas prédire leurs effets » [ibid., p. 64]. À l’inverse, on peut prédire que le résultat général d’un tel formalisme juridique sera forcément bon puisqu’il permet de régler la concurrence, seul gage d’efficacité sociale.

Par cette proposition axiomatique, F. Hayek renverse le propos de K. Polanyi. Le réformisme social né au début du XIXE siècle, et dont il n’ignore pas certaines des racines utilitaristes, est la cause absolue de tous les totalitarismes tandis que « l’ordre spontané » du marché n’aurait aucune part dans la réaction sociale et politique dirigée contre le marché. Il n’y aurait ainsi au fondement du socialisme et de l’État social qu’une « erreur intellectuelle » reposant sur les illusions d’une rationalité trop ambitieuse, laquelle erreur conduirait finalement à donner à un pouvoir central des moyens exorbitants de coercition afin de corriger la distribution des revenus et du travail. Le vice initial n’était pas que l’on ait trop cru au marché, mais que l’on ait pensé qu’il ne suffisait pas seul à assurer un optimum social. L’erreur, de ce point de vue, est d’avoir voulu que la politique ait une fin sociale substantielle quand il ne lui fallait être que le garant de règles fixes.

On voit par là que F. Hayek ne rejette pas l’État, mais entend plutôt le limiter à son rôle de garant d’une « armature juridique ». Reste que, à s’en tenir là, on aurait le sentiment qu’en dehors du « cadre » et des actions individuelles, il n’y a rien. D’où vient le cadre lui-même s’il n’est pas le produit d’une anticipation de certains résultats matériels ? F. Hayek sortira de ce problème par la « voie écossaise », celle qui a pour figures éminentes Ferguson, Hume, Smith : les hommes font l’expérience de ce qui marche et de ce qui ne marche pas, des relations qui leur agréent et de celles qui ne leur agréent pas. Il y a donc des savoirs accumulés et transmis, des liens de tradition, des coutumes, sur la base desquels les individus peuvent agir et qui constituent un « ordre spontané », résultat non délibéré de l’action humaine en évolution permanente. L’État au fond ne construit pas un ordre artificiel à partir de rien, il suit et respecte des évolutions sociales dont il n’a pas la maîtrise.

F. Hayek entend refonder le libéralisme sur une idée neuve de la liberté économique et du marché. Pour lui, ce n’est pas le « trop de marché » qui a engendré la réaction totalitaire, mais son insuffisance. Les politiques n’ont pas fait assez attention à la vraie nature d’une société de liberté, ils ont mêlé ses principes avec des objectifs sociaux qui n’avaient rien à voir et qui ont perturbé le libre jeu de l’initiative individuelle. La restauration du libéralisme ne sera pas un simple « retour aux sources », elle sera nécessairement une refondation conceptuelle et une purification des pratiques. Ce dont manquait l’ancien libéralisme, qui s’est laissé contaminer par un utilitarisme trop soucieux des impatiences des « perdants », c’est d’une théorie de l’État de droit. En ce sens, F. Hayek s’inscrit bien dans une problématique néo-libérale qui n’oppose pas le marché à l’État, mais fait intervenir explicitement la dimension normative, produite chez Hayek par les interactions individuelles. L’essentiel est de voir dans l’État non pas le gouvernement interventionniste abusif, non pas le centre planificateur, mais l’organe de la législation et le garant de la Constitution. L’opposition ne concerne pas la quantité de l’action étatique mais sa nature. Comme le dira plus tard F. Hayek, « la vieille formule du laisser-faire et de la non-intervention ne nous fournit pas de critère adéquat pour distinguer entre ce qui est admissible et ce qui ne l’est pas dans un système de liberté » [Hayek, 1994, p. 231, cité par Dostaler, 2001]. État social et État de droit sont les deux vrais termes antinomiques.

L’ordolibéralisme de Walter Eucken

Contrairement à une illusion trop fréquente, la théorie de F. Hayek, si proche à beaucoup d’égards de Ludwig von Mises, ne résume pas à elle seule les nouvelles doctrines libérales de l’après-guerre. La référence à un « ordre spontané » tendrait même à effacer la véritable rupture qu’a représentée l’élaboration d’un « libéralisme organisateur » dont le principe fondamental veut que l’ordre du marché soit le produit d’une construction voulue moralement et garantie politiquement. C’est plutôt du côté de l’ordolibéralisme allemand, autre pôle du néolibéralisme contemporain, qu’il faut regarder pour prendre la mesure de cette rupture majeure dans l’histoire du libéralisme [5]. Les thèses de Walter Eucken développées dans les années 1930 et 1940 à Fribourg donnent à la fois raison et tort à K. Polanyi. Raison dans la mesure où, contre les illusions naturalistes, le nouveau libéralisme s’accorde parfaitement avec l’idée que le marché est le résultat d’un ensemble de décisions d’ordre idéologique et politique, et non l’épanouissement d’une liberté naturelle longtemps contenue. Tort dans la mesure où l’ordolibéralisme allemand, puis européen, dément théoriquement et surtout pratiquement la thèse selon laquelle la crise de la société de marché débouche partout sur un « réencastrement » de l’économie dans des cadres socio-politiques.

L’ordolibéralisme tire en réalité des conclusions radicalement inverses. Sans doute la crise incontestable du laisser-faire est-elle due au développement de tendances à la cartellisation, à la monopolisation et à la pression syndicale et politique ; sans doute s’est-elle caractérisée par des entraves de plus en plus nombreuses au fonctionnement des marchés. Mais cela ne veut pas dire que l’ordre du marché doive être pour autant condamné. L’État, loin de rester passif comme le voulait le vieux libéralisme manchestérien, doit être avant tout constructeur. C’est lui qui doit édifier et entretenir le « cadre » constitutionnel et légal de ce que l’on appellera en Allemagne, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, « l’économie sociale de marché ». En un mot, selon l’ordolibéralisme, pour que l’économie de marché fonctionne, il faut délibérément construire une société de marché par la voie de la législation.

Walter Eucken, fondateur de la revue Ordo en 1936 et figure éminente de l’École de Fribourg, est considéré comme le principal théoricien du néolibéralisme allemand. Son ouvrage, Die Grundlagen der Nationalökonomie (Les Fondations de l’économie politique), paru en 1940 en allemand et traduit en 1950 en anglais, entend renouveler profondément la méthodologie économique [6]. W. Eucken critique l’école historique allemande à cause de son empirisme et de son fatalisme, tout comme il rejette l’abstraction rationaliste d’un homme économique toujours identique à lui-même [7]. Selon lui, l’histoire concrète est faite d’une suite de combinaisons particulières de formes économiques en nombre limité. Le but de la science économique consiste à dégager ces formes pures de la vie économique dont sont faits les systèmes économiques réels, passés et présents, comme Eucken l’explique dans sa préface, puis de considérer leurs combinaisons concrètes, réalisées dans l’histoire ou réalisables dans l’avenir.

Contrairement à d’autres sciences, l’économie n’a pas affaire à l’uniformité d’une loi naturelle comme c’est le cas pour la physique et la chimie. Certains grands ensembles morphologiques se dégagent plus particulièrement : les formes d’économie centralement dirigée, celles de l’économie d’échange, celles de l’économie monétaire, avec à chaque fois des variantes spécifiques. Cela conduit à l’idée que le marché ou « ordre concurrentiel » n’est pas un fait de nature, qu’il est la conséquence d’un choix politique et, plus exactement, d’un choix constitutionnel.

W. Eucken ne formule pas seulement une méthode. Il argumente en faveur d’une économie concurrentielle, fonctionnant sur la base d’un système de prix librement fixés par les agents économiques. En d’autres termes, dès 1940, il trace la perspective d’une reconstruction de l’économie de marché et définit la nature et les objectifs d’une politique constitutionnelle visant à développer une réalité économique la plus conforme au modèle formel de « l’ordre concurrentiel ». Tous les principes qui doivent guider le législateur sont supposés créer les conditions de cette concurrence libre. La stabilité de l’ordre monétaire et la création vigilante de marchés ouverts ne subissant aucune distorsion en sont les deux principaux, qui doivent être inscrits dans la loi suprême [8].

L’action gouvernementale doit obéir à une distinction stricte entre le « cadre » et le « processus ». Les principes de cette action seront développés dans un texte posthume de W. Eucken paru en 1952 et intitulé Grundsätze der Wirkschaftspolitik (Principes de la politique économique). Selon W. Eucken, le « cadre » est le produit de l’histoire, c’est l’objet que l’État peut modeler par UNE politique ordonnatrice ; le « processus » de l’activité relève de l’action individuelle, par exemple de l’initiative privée sur le marché, et doit être régi par les règles de la concurrence en économie de marché : le processus est l’objet de la politique régulatrice. À la distinction absolument fondamentale entre le « cadre » et le « processus » correspond donc la distinction entre la politique « ordonnatrice » et la politique « régulatrice ». La première façonne la société, la seconde exerce une police des marchés.

L’Ordnungspolitik, la politique ordonnatrice, vise à créer les conditions juridiques d’un ordre concurrentiel fonctionnant sur la base d’un système de prix libres. Pour reprendre une expression de W. Eucken, il faut façonner les « données » globales qui s’imposent à l’individu et échappent au marché, il faut modeler le cadre de la vie économique, de telle sorte que le mécanisme des prix puisse fonctionner régulièrement et spontanément. Il faut refuser par contre au gouvernement le droit d’intervenir dans le « processus » par une politique d’argent facile pour réaliser le plein emploi. L’action principale doit porter, on l’a dit, sur le cadre, elle concerne tout ce qui conditionne la vie économique. Quant à l’action régulatrice du processus, elle ne doit surtout pas entraver le fonctionnement de la concurrence, mais au contraire lever tous les obstacles au libre jeu du marché, par exemple en luttant contre les cartels. Plus la politique ordonnatrice est efficace, moins la politique régulatrice du processus doit être importante [9].

W. Eucken insiste sur l’idée de la cohérence en toutes ses parties du cadre dans lequel doit se dérouler le processus économique. Cette conception d’une économie comme totalité conduit à penser que tous les niveaux sont interdépendants. Le système politique, les fondations juridiques, les croyances sociales font partie de l’ordre économique total de marché. Nous sommes loin ici de la séparation principielle que faisait le vieux libéralisme entre la société civile et le gouvernement. Certes, la confusion ne s’opère plus en faveur de l’État, comme dans le cas du totalitarisme, mais en faveur d’une société regardée comme une « machine économique », selon l’expression d’un disciple de W. Eucken, Alfred Müller-Armack. Cela conduit à ce que le marché soit le véritable principe régulateur de l’État lui-même [10]. Le principe de concurrence n’est pas seulement l’objectif à atteindre, c’est aussi le principe constitutionnel directeur, la maxime de l’action gouvernementale. C’est dans sa forme même que l’action gouvernementale est affectée par le but. La politique économique doit être de part en part conforme à un modèle préétabli.

La démarche de W. Eucken a des points communs évidents avec celle de F. Hayek. L’insistance sur les règles de droit et sur le cadre constitutionnel permet de dessiner l’unité du néolibéralisme contemporain. Mais elle s’en distingue en ce qu’elle pousse beaucoup plus loin la dimension constructiviste. Les deux courants sont anti-fatalistes et anti-naturalistes, mais F. Hayek étaie sa doctrine sur l’idée d’une évolution non voulue des règles de l’interaction sociale. W. Eucken, quant à lui, privilégie beaucoup plus le moment de la décision volontaire d’un ordre constitutionnel. La concurrence libre et loyale est avant tout un choix politique, le marché est une réalisation politique et non le fruit d’un développement historique.

Marché et règle de droit : une opposition en trompe-l’œil

Ces questions posées dans les années 1940 à un moment particulièrement dramatique de l’histoire mondiale sont encore les nôtres. S’il est une leçon de Tocqueville qui a été confirmée par le cours des deux derniers siècles, c’est bien l’idée que la « société de commerçants » ne se développe qu’accompagnée d’une croissance bureaucratique et réglementaire massive et continue [11]. L’économie et la société modernes supposent la production de normes, la prolifération de « bureaux » occupés à la gestion statistique, technique, opérationnelle des « problèmes et besoins sociaux » engendrés par les nouvelles conditions de vie.

Cette bureaucratisation et cette extension du domaine juridique et réglementaire ont gagné le secteur privé où l’on a constaté depuis fort longtemps la multiplication des services et la croissance de l’encadrement. S’en tenir à la seule « marchandisation du monde » ne serait en somme ne voir que la moitié de l’évolution [12], ou, plus exactement, ce serait ne pas comprendre que le phénomène de « marchandisation » ne se mesure pas directement à la part de la production marchande dans le produit intérieur brut ou au taux des prélèvements obligatoires. Produire et vendre de plus en plus de marchandises, gérer les effets multiples de cette logique sur la vie sociale suppose un appareil considérable de régulation et de gestion – publiques et privées – qui absorbe une part croissante de la richesse et des investissements, et qui se substitue progressivement aux modes anciens d’exercice du pouvoir d’État.

Cette tendance profonde fait évidemment problème pour la pensée libérale tant ce processus échappe aux conceptions simplistes du marché comme rencontre entre agents économiques isolés. Cohésion sociale, éducation et recherche, logement et santé, transports et ordre public, les objectifs, les missions et les fonctions de l’activité non marchande sont multiples. Jamais peut-être le fonctionnement de la société n’aura autant eu besoin de biens publics comme F. Hayek l’admettait d’ailleurs lui-même. Mais il faut aussitôt ajouter que cette progression n’est pas un arrêt ou un recul de la société de marché, elle en est la condition à certains égards contradictoire. C’est ce que souligne, après d’autres, Guillaume Duval lorsqu’il écrit : « Dans des sociétés et des économies de plus en plus complexes et fragiles, les conditions à remplir pour que l’environnement naturel, social et juridique permette à l’activité économique de se développer deviennent de plus en plus nombreuses et difficiles à réunir. Et les actions à mener dans ce but doivent obligatoirement couvrir l’ensemble de l’économie et de la société, interdisant d’en individualiser le bénéfice » [Duval, 2003, p. 7]. De sorte qu’il faut lire le développement de l’économie de marché sur un double plan : celui de l’« accumulation des marchandises » et celui, encore plus rapide, de l’extension des procédures réglementaires dans l’organisation de la vie sociale et de l’augmentation du financement public des biens publics.

À partir des années 1930, le libéralisme s’est réformé pour prendre en compte ces réalités. Dès lors, le combat ne porte plus sur la légitimité de l’action étatique en tant que telle, mais sur ses objectifs et ses principes. De ce point de vue, le néolibéralisme dans sa version la plus novatrice – l’ordolibéralisme allemand puis européen – offre une illustration particulièrement intéressante. L’opposition qui le constitue ne passe pas entre le marché et l’État, mais entre les différentes sortes d’intervention de l’État, entre celles qui entravent le fonctionnement de la concurrence entre les agents économiques et celles qui le favorisent.

Ces considérations remettent pour une part en question le schéma historique proposé par K. Polanyi. Celui-ci avait vu juste quand il avait souligné que le marché n’était pas le fruit d’une spontanéité naturelle, mais le produit de décisions politiques délibérées. Mais il n’était pas seul à le faire. Les néolibéraux eux-mêmes ont cessé d’adhérer au fantasme autorégulateur du laisser-faire. Ce qui oblige à se demander comment le nouveau libéralisme s’y est entendu intellectuellement et s’y est pris politiquement pour reconstruire une société de marché encadrée juridiquement et réglementairement.

La véritable rupture inaugurée par les néolibéraux est épistémologique et politique. Elle tient au fait que le marché a cessé d’être conçu comme une nature pour devenir, sur le plan de la représentation et de l’action, une machine à entretenir et à contrôler [13] [13] Michel Foucault a noté que cet aspect novateur n’était...
suite. Si la liberté du marché appelle une politique active, l’opposition entre marché autorégulateur et intervention étatique est dépassée. En 1937, F. Böhm, disciple et ami de W. Eucken, écrivait : « La principale exigence de tout système économique méritant ce nom est que la direction politique devienne maîtresse de l’économie dans son ensemble comme dans ses parties ; il est nécessaire que la politique économique de l’État maîtrise intellectuellement et matériellement tout le devenir économique » [cité par Bilger, 1964, p. 173]. Ce qui veut dire aussi que la politique vise à créer ou recréer les conditions sociales et politiques du marché, à intervenir dans la société pour faire que la société se conforme à l’économie de marché. On aura reconnu sans doute là toute la philosophie qui inspire la construction européenne d’un ordre concurrentiel de marché.

Cela a des conséquences encore inaperçues dans le mode de critique que l’on peut faire au néolibéralisme, spécialement dans sa version européenne. L’accuser d’être une sorte d’apologie de la « jungle » refusant tout encadrement juridique est une profonde erreur. Cette erreur a conduit un certain nombre d’économistes, de journalistes et de responsables politiques, qui se disaient par ailleurs « antilibéraux », à soutenir le traité constitutionnel européen sous prétexte que toute réglementation de l’activité économique était par nature « antilibérale ». C’était agiter l’épouvantail « anglo-saxon » pour mieux céder au véritable néolibéralisme, qui est tout sauf l’illusion reconduite d’un ordre naturel.

Bibliographie

BILGER François, 1964, La Pensée économique libérale dans l’Allemagne contemporaine, LGDJ, Paris.

DIXON Keith, 1998, Les Évangélistes du marché, Raisons d’agir, Paris.

DOSTALER Gilles, 2001, Le Libéralisme de Hayek, La Découverte, « Repères », Paris.

DUVAL Guillaume, 2003, Le Libéralisme n’a pas d’avenir. Big business, marchés et démocratie, La Découverte, Paris.

EUCKEN Walter, [1940] 1950, The Foundations of Economics : History and Theory in the Analysis of Economic Reality, W. Hodge, Londres.

FOUCAULT Michel, 2004, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France 1978-1979, Gallimard-Le Seuil, Paris.

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HALIMI Serge, 2006, Le Grand Bond en arrière, Fayard, Paris.

MAUCOURANT Jérôme, 2005, Avez-vous lu Polanyi ?, La Dispute, Paris.

PEUKERT Helge, 2000, « Walter Eucken (1891-1950) and the Historical School », in KOSLOWSKI Peter (sous la dir. de), The Theory of Capitalism in the German Economic Tradition : Historism, Ordo-Liberalism, Critical Theory, Solidarism, Springer.

POLANYI Karl, 1983, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard, Paris.

PONCET Jean-François, 1970, La Politique économique de l’Allemagne contemporaine, Sirey, Paris.

SCHUMPETER Joseph, [1942] 1990, Capitalisme, socialisme et démocratie, Payot, Paris.

VON HAYEK Friedrich A., 1945, La Route de la servitude, Librairie de Médicis, trad. G. Blumberg, réédition PUF, « Quadrige », Paris, 2005 (The Road to Serfdom, Routledge, Londres, 1944).

– 1994, La Constitution de la liberté, LITEC, Paris.

Notes

[1] Comme l’indiquait J. Schumpeter dans Capitalisme, socialisme et démocratie, « la prévision de la chute finale du capitalisme était chose courante dès les années 1930 ».

[2] Polanyi [1983, p. 88 – cf. aussi p. 111]. On pourra se reporter à la présentation de Jérôme Maucourant [2005] (reprise dans le présent volume, ndlr).

[3] C’est avec une certaine ironie que l’organisation patronale française, le MEDEF (Mouvement des entreprises de France), a intitulé en 2003 son université d’été « La grande transformation », désignant par ce terme une utopie ultralibérale de la société à l’exact opposé de la tendance au « réencastrement » que décrivait Polanyi.

[4] Il n’en a pas été seulement l’inspirateur lointain. Il a contribué activement à l’animation des réseaux libéraux durant près de cinquante ans. Cf. Gamble [1996], Dixon [1998] et Halimi [2006].

[5] La confusion fréquente entre les théories de F. Hayek et celles de l’ordolibéralisme est due pour une part au fait que le premier entretenait des relations suivies et amicales avec le groupe ordolibéral. Il a fondé avec certains de ses principaux membres la Société du Mont-Pèlerin en 1947 et il a succédé à Walter Eucken à la chaire d’économie politique de l’université de Fribourg-en-Brisgau en 1962.

[6] L’ouvrage a été traduit en anglais à l’instigation de F. Hayek par T. W. Hutchison en 1950. W. Eucken est mort en 1950 en laissant un second ouvrage presque achevé (Principes d’économie politique) qui a paru en 1968.

[7] Voir Peukert [2000].

[8] Si l’on veut détailler, ces principes seraient, d’après Jean-François Poncet [1970], les suivants : existence d’une monnaie stable, libre accès au marché, propriété privée, liberté des contrats et stabilité de la politique économique.

[9] Voir J.-F. Poncet [ibid., p. 61].

[10] Voir Michel Foucault [2004, p. 120].

[11] K. Polanyi emploie justement l’image du « double mouvement » de sens contraire.

[12] Voir la démonstration de Guillaume Duval [2003].

[13] Michel Foucault a noté que cet aspect novateur n’était que relatif. L’histoire du libéralisme ne se réduit pas à l’illusion de la main invisible. L’artificialisme radical de l’utilitarisme benthamien avait déjà ouvert cette voie.

Résumé

Pour comprendre La Grande Transformation de Karl Polanyi, il faut la replacer dans le contexte des années 1930 et 1940, époque de contestation générale du vieux libéralisme « manchestérien ». L’article compare les positions de quatre auteurs contemporains : Karl Polanyi, Joseph Schumpeter, Friedrich von Hayek et Walter Eucken. Cette comparaison montre d’abord que Polanyi n’était pas le seul à constater la fin du cycle libéral du capitalisme. Elle montre ensuite que la question portait aussi sur le type d’intervention de l’État. La nouveauté introduite par le néolibéralisme réside dans le fait que le marché n’est pas une nature, mais un ordre politiquement construit.

Christian Laval « Mort et résurrection du capitalisme libéral », Revue du MAUSS 1/2007 (n° 29), p. 393-410.

www.cairn.info/revue-du-mauss-2007-1-page-393.htm.