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Origine http://www.cairn.info/revue-du-mauss-2007-1-page-393.htm
« Le capitalisme peut-il survivre ? »
La question du devenir du capitalisme formulée par Joseph
Schumpeter [1990, p. 10 et p. 88] est aujourd’hui reposée
de façon insistante dans un nombre de plus en plus considérable
d’ouvrages et d’articles. Ce questionnement sur les
limites du capitalisme rappelle celui qui a eu lieu dans tout le
monde occidental après la crise de 29 et qui s’est
poursuivi jusque dans les années 1940 [1]. C’est dans
ce contexte dramatique que l’œuvre de Karl Polanyi doit
être replacée. Mieux comprendre les particularités
comme les difficultés d’un texte majeur comme La Grande
Transformation suppose de le rapporter à l’ensemble
des remises en question du dogme libéral au cours des décennies
1930 et 1940.
Une mémoire un peu déformée par les reconstructions
postérieures tendrait à faire croire que le débat
s’est limité à opposer les vieux libéraux
accrochés à leurs anciennes croyances dans les vertus
autorégulatrices du marché et les économistes
partisans de l’interventionnisme conjoncturel parmi lesquels
émerge la figure légendaire du héros, John
Maynard Keynes.
La réalité est très différente. La
contestation des articles de la foi libérale a été
beaucoup plus générale et elle n’a pas seulement
préparé les trois décennies « keynésiennes
» de l’après-guerre. C’est en effet dans
ce creuset que s’est également forgé un nouveau
libéralisme délibérément en rupture
avec l’ancien. Au moment même où K. Polanyi croyait
pouvoir décrire une « grande transformation »
dans l’histoire du capitalisme, un mouvement international
était en train de naître qui allait redéfinir
les fins et les moyens du libéralisme. Ce mouvement, dont
la première manifestation publique fut sans doute le colloque
Walter Lippmann tenu à Paris en août 1938, entendait
marquer une coupure nette avec le libéralisme spontanéiste
du XIXE siècle, considéré assez largement comme
le responsable des désastres de la première moitié
du siècle suivant. Ce néolibéralisme, que certains
de ses promoteurs appelaient aussi « libéralisme organisateur
» ou « libéralisme constructeur », voulait
même voir dans la législation et dans l’État
une ressource indispensable au fonctionnement du capitalisme.
Sans entrer ici dans le détail d’une discussion complexe,
nous voudrions évoquer un certain nombre d’auteurs
qui ont pour double particularité commune d’avoir publié
dans les années 1940 des ouvrages qui ont problématisé
chacun à leur manière les rapports du marché
et de l’État. Karl Polanyi, Joseph Schumpeter, Friedrich
von Hayek et Walter Eucken ont conduit tous les quatre des réflexions
parallèles sur la marche du capitalisme, et ils en ont tiré
des conclusions en apparence très dissemblables. Nous allons
nous intéresser plus spécialement à quatre
ouvrages écrits et parus quasi simultanément : La
Grande Transformation (1944), Capitalisme, socialisme et démocratie
(1942), La Route de la servitude (1944), Les Fondations de l’économie
politique (1940). Ces travaux ont pour point départ la crise
du capitalisme libéral et ses conséquences tragiques
au milieu du siècle. La relation entre le marché et
l’État est l’un des foyers de leurs propos.
On dit souvent que les libéraux ont fait de cette relation
une opposition irréductible, laquelle serait même le
fondement de la doctrine du libéralisme. Les choses ne sont
pas si simples, ni à l’origine ni à l’époque
plus tardive dont nous parlons. L’originalité des positions
que nous allons examiner tient précisément à
leur volonté de dépasser le dogmatisme libéral
tel qu’il s’était figé en formules dont
le simplisme et l’optimisme aveugle avaient perdu tout crédit.
Mais cette tentative de dépassement prend des aspects différents
selon les auteurs. Les uns penchent pour la thèse de la mort
du capitalisme libéral, que ce soit pour s’en réjouir
ou pour la déplorer. K. Polanyi et J. Schumpeter sont de
ceux-là. Il en est d’autres pour qui l’avenir
est à la restauration du libéralisme, à condition
d’en changer les bases théoriques et de le concevoir
comme l’application délibérée d’une
« règle du jeu ». F. Hayek et W. Eucken partagent
ce désir de refondation, mais s’opposent par ailleurs
sur les manières d’y parvenir.
La thèse de Karl Polanyi
Dans son livre classique, La Grande Transformation, Karl Polanyi
avait posé l’idée suivante : dans la première
moitié du XIXE siècle se met en place une «
économie de marché » reposant sur l’illusion
d’une autorégulation et tendant à mobiliser
tous les secteurs de la société pour les mettre à
son service. La transformation du travail en marchandise –
avec la terre et la monnaie – est donnée comme un élément
décisif qui fait progressivement de la société
un auxiliaire et un appendice du système économique.
Il y affirmait avec une grande audace, mais sous une modestie extrême
: « C’est là le sens de l’assertion bien
connue qui veut qu’une économie de marché ne
puisse fonctionner que dans une société de marché
[2] » Pour K. Polanyi, « la société de
marché » se caractérise par la dépendance
des institutions à la sphère économique, laquelle
s’est en quelque sorte détachée du reste des
liens sociaux, s’est « désencastrée »
(disembedded) ou, pour être plus fidèle à l’anglais,
est « sortie de son lit ». La profonde nouveauté
de l’idéologie libérale résidait, selon
lui, dans la conception d’une économie régie
par des lois autonomes et détachée de la politique,
de la religion, de la morale. Mais, selon K. Polanyi, cette société
n’a jamais été complètement marchande.
Pour continuer à exister, elle a en effet résisté
à toutes les forces qui tendaient à sa dislocation,
confirmant en quelque sorte la formule spinozienne de la persévérance
ontologique. L’imposition de l’utopie libérale
a en effet provoqué de tels bouleversements sociaux qu’elle
a fini par trouver en face d’elle, outre les éléments
encore vivaces du vieux monde précapitaliste, des oppositions
et des réflexes collectifs d’autodéfense qui
ont conduit à la mise en place de nouvelles digues destinées
à contenir les forces destructrices du marché. Enfin,
à suivre toujours K. Polanyi, ce modèle libéral
a trouvé sa butée dans les années 1930, lesquelles
ont été marquées par de telles catastrophes
sociales et économiques qu’il a bien fallu mettre en
œuvre des politiques de protectionnisme vis-à-vis de
l’extérieur et de protection sociale à l’intérieur
visant à contrer les ravages du marché. En somme,
la société, après avoir connu les multiples
épreuves du déracinement, de la paupérisation,
de la prolétarisation de masse, puis de la guerre mondiale
et de l’écroulement du système monétaire
et financier international, aurait réussi à surmonter
et à dépasser la mutation marchande qu’elle
avait subie au XIXE siècle, au point de renvoyer définitivement
le modèle libéral du marché autorégulateur
au musée des illusions dangereuses.
Il est certes assez facile avec le recul dont nous disposons de
constater combien K. Polanyi, qui acheva son ouvrage en 1944, s’était
fait des illusions sur les facultés de mémoire et
d’anticipation des élites économiques, intellectuelles
et politiques. Ce que K. Polanyi appelle la « grande transformation
», et qui consiste dans ce « réencastrement »
de l’économie, n’a-t-elle pas été
plutôt UNE grande parenthèse de trois ou quatre décennies
?
Le néolibéralisme qui est devenu la représentation
dominante dès la fin des années 1970 semble bien être
le revival de l’ancienne utopie. Cette dernière a retrouvé
un vaste soutien de la part d’acteurs les plus divers (journalistes,
essayistes, économistes professionnels, hommes d’affaires
et responsables politiques) qui paraissent peu enclins à
envisager les effets sociaux et politiques de la complète
liberté économique qu’ils entendent rétablir
en lieu et place d’un État social et éducateur
regardé comme « inefficace » et « dépassé
». Les politiques menées dans cette optique n’ont
pas cessé d’affaiblir toutes les digues – en
particulier celles qui concernaient l’emploi – édifiées
progressivement pour contenir les conséquences des logiques
marchandes. La « sortie du lit » de l’économie
est de nouveau à l’ordre du jour avec les profonds
bouleversements sociaux qui l’accompagnent [3]. Même
si ce « retour du marché » n’est pas plus
définitif que son endiguement, on peut tenir que le pronostic
de K. Polanyi a été plutôt infirmé par
les faits. Il n’est pas le seul dans ce cas, comme on va le
voir.
Les prophéties de Joseph Schumpeter
À peu près à l’époque où
paraissait La Grande Transformation, Joseph Schumpeter soutenait
dans Capitalisme, socialisme et démocratie une thèse
particulièrement pessimiste sur les chances de survie du
capitalisme de concurrence. Si, d’un côté, il
semblait que le capitalisme pouvait continuer à croître
et à élever le niveau de vie des travailleurs (contrairement
aux prédictions de la vulgate marxiste), d’un autre
côté, certains signes semblaient indiquer qu’au
fur et à mesure de la croissance de la production se développaient
des tendances allant à l’encontre du fonctionnement
du capitalisme de libre concurrence : augmentation de la taille
des entreprises, bureaucratisation, raréfaction des opportunités
d’extension de la sphère capitaliste, et finalement
épuisement de la fonction de l’entrepreneur innovant.
La bourgeoisie, tout comme l’aristocratie avant elle, semblait
être condamnée du fait de l’inutilité
de son rôle. Le capitalisme devait donc péricliter
du fait de phénomènes qu’il aurait lui-même
engendrés. J. Schumpeter n’était pas très
éloigné des analyses marxiennes de la « limite
» historique de l’accumulation du capital. Mais on devine
qu’il faisait état d’autres arguments que son
vieil adversaire Marx. L’essentiel à ses yeux tenait
au fait que le capitalisme ne peut gérer seul la société,
ou plus exactement qu’une société entièrement
capitaliste n’est pas concevable. Pour J. Schumpeter, le capitalisme
a entrepris de détruire ce qui seul le rendait tolérable
: l’existence d’éléments sociaux, politiques
et idéologiques qui restaient en dehors de sa propre logique.
Le capitalisme, pour fonctionner, a un besoin vital d’une
charpente idéologique et sociale plus ancienne que lui, il
a besoin de la préservation du monde social précapitaliste
dans lequel il peut se développer. Il réclame un mode
de gouvernement qui soit régi par des principes autres que
ceux de l’efficacité technique et économique,
il doit faire appel à une classe politique dont les qualités
concernent la direction des âmes et des cœurs. Comme
il l’expliquait, si le bourgeois ne possède pas les
qualités nécessaires pour le gouvernement des hommes,
cela tient à ce que ses buts privés ne se métamorphosent
que difficilement en enthousiasmes collectifs et en croyances entraînantes.
On connaît la formule : « La Bourse est un médiocre
substitut pour le Saint-Graal. » En un mot, le capitalisme
n’est pas fait pour la politique. Il tendrait même plutôt
à la détruire en poussant les responsables à
diriger un pays comme on gère une entreprise. Cette logique
destructrice s’applique à l’ensemble des «
couches protectrices » dont il bénéficiait,
composées à la fois des classes sociales précapitalistes
et des institutions traditionnelles de la vie sociale. Par la destruction
des classes sociales qui assuraient la fonction politique idéologique,
en particulier les vieilles aristocraties militaires, administratives
et diplomatiques, il a ouvert la voie à tous les condottieri
et à tous les ennemis du rationalisme pratique : «
Le raisonnement utilitariste ne saurait, en aucun cas, imprimer
un élan puissant à une action collective, ni tenir
tête aux facteurs extra-rationnels qui déterminent
la conduite des hommes » [Schumpeter, 1990, p. 196]. Quant
à la sorte de « réserve » sociale peuplée
d’artisans et de paysans qui s’est longtemps maintenue,
elle aurait pu apporter une stabilité sociale et morale au
développement économique, mais le capitalisme, n’y
voyant que relique inutile à son fonctionnement, a impitoyablement
détruit les sphères de la société, les
valeurs et les conceptions non capitalistes de la vie. Ce sont donc
les bases sociologiques et morales de sa propre action que la bourgeoisie
a éliminées : « En brisant le cadre précapitaliste
de la société, le capitalisme a donc rompu non seulement
les barrières qui gênaient ses progrès, mais
encore les arcs-boutants qui l’empêchaient de s’effondrer
» [ibid., p. 190].
On est donc à la fois proche des analyses de K. Polanyi
et l’on en reste pourtant très loin. L’évolution
sociale et économique ne tend pas à un « béquillage
» du capitalisme, mais à sa destruction. Car la concentration
des unités de production, la salarisation des dirigeants,
le développement des sociétés anonymes par
actions éliminent le monde des patrons propriétaires,
les valeurs d’indépendance, de choix, de contrat libre.
Le capitalisme ne trouve plus de défenseurs ni d’arguments
à opposer à la montée des critiques, des impatiences
et des insatisfactions libérées par l’affaiblissement
des cadres traditionnels de pensée et d’obéissance.
Le capitalisme tend à produire les conditions de son propre
dépassement précisément parce qu’il détruit
les conditions sociales et politiques non capitalistes de son fonctionnement.
Autant dire là encore qu’une société
entièrement capitaliste est impossible. La conclusion semble
identique à celle de K. Polanyi, mais pour des raisons inverses.
Ce n’est pas tant la société qui se défend
et oblige le pouvoir politique à encadrer le capitalisme,
c’est le capitalisme qui détruit ses propres bases
sociales non capitalistes. Dans un cas, le « non-marché
» vient limiter le capitalisme, dans l’autre c’est
le capitalisme qui détruit le « non-marché »
et se met en danger. Pour K. Polanyi, la question essentielle est
celle du marché et de son rapport aux liens sociaux non marchands.
Pour Schumpeter, la question est celle du pouvoir, qui doit être
exercé par des castes non bourgeoises capables d’encadrer
des « couches sociales protectrices » au nom de valeurs
et de principes plus anciens.
La réinvention du marché selon Friedrich
von Hayek
La fin du capitalisme libéral n’était pas une
fatalité acceptée par tout le monde. Tout autre, en
effet, était le diagnostic en 1944 de Friedrich A. von Hayek
lorsqu’il écrivit son fameux pamphlet La Route de la
servitude, écho et réponse au célèbre
ouvrage de Bertrand Russel, Roads to Freedom : Socialism, Anarchism,
and Syndicalism (1918). Ce n’est pas tant la critique du socialisme
qui nous intéresse, avec son amalgame entre nazisme et réformisme
socialisant qui la caractérise, que la conviction très
fortement exprimée par F. Hayek d’un retour inéluctable
du marché comme principe organisateur de la société,
conviction toujours affirmée et constamment poursuivie qui
a fait de lui le principal inspirateur de la réhabilitation
du capitalisme dans les années 1970-1980 [4]. D’une
certaine façon, le constat que faisait F. Hayek dans son
pamphlet ressemblait trait pour trait à celui de K. Polanyi
quand ce dernier constatait l’abandon de la voie libérale
à partir de l’entre-deux guerres. En diffère
par contre l’interprétation qu’il donne du libéralisme
moderne dont le principe consisterait à faire le plus grand
usage des forces sociales spontanées et le plus faible appel
possible à la coercition [Hayek, 2005, p. 20].
S’en distingue aussi l’analyse des causes de la crise
du libéralisme, aux antipodes de celle de K. Polanyi. Ce
déclin ne vient pas, comme les progressistes le croient,
du fait que les maux l’ont emporté sur les bienfaits,
mais plutôt de l’insuffisante rapidité des progrès
consécutifs à l’exercice de la liberté
économique. L’impatience populaire a fait abandonner
les sains principes libéraux qui ne pouvaient produire des
fruits qu’à un rythme lent. L’oubli progressif
des vertus d’une société de liberté sous
l’influence de penseurs essentiellement allemands fit le reste
pour discréditer les idées anglaises et favoriser
une conception centralement planifiée de l’économie.
On ne discutera pas ici toutes les affirmations de F. Hayek. Le
point essentiel de sa critique consiste à dire que, pour
diriger l’économie selon le bien commun ou l’intérêt
général, il faudrait posséder un code éthique
complet permettant de hiérarchiser les besoins. Or ce code
complet des valeurs autour desquelles nous nous regrouperions tous
n’existe pas. La philosophie individualiste, selon F. Hayek,
repose sur l’idée qu’il n’y a pas d’échelle
des valeurs unique et homogène, que chaque individu est le
« juge en dernier ressort de ses propres fins » [ibid.,
p. 49]. L’action commune pour une fin sociale ne peut alors
être conçue que sous la forme de la coalition d’intérêts
individuels en vue de leur satisfaction. Mais si elle était
autre chose, elle ne serait que l’exercice de la dictature
cherchant à imposer des fins sociales à des individus.
Quel doit être alors le rôle de l’État
? Pour F. Hayek, le gouvernement doit se contenter d’établir
et de garantir des règles fixes de conduite dans le cadre
desquelles les individus sont libres de poursuivre des fins individuelles.
Cette thèse repose sur le postulat fondamental de l’indépendance
des choix individuels à l’intérieur d’un
système de règles fixes qui encadrent l’action
à la manière d’un code de la route, mais sans
que le pouvoir politique exerce sur les membres de la société
une influence pour leur imposer ses propres choix [ibid., p. 61].
Peu importent le contenu et le résultat matériel de
la loi, l’essentiel est que les individus soient libres de
leurs choix dans tous les domaines. Selon cet auteur, toute tentative
étatique de réforme en vue d’influer sur la
distribution des richesses aurait pour conséquence d’abolir
la pure règle juridique. C’est l’erreur fatale
du réformisme social que de mettre en question le code de
conduite strictement formel du droit au profit d’une législation
visant à satisfaire les besoins et les intérêts
de catégories particulières. La loi doit être
identique pour tous : « Pour l’efficacité de
la règle de la loi, il est plus important qu’elle soit
toujours appliquée sans exception que de savoir ce qu’elle
contient : peu importe que nous conduisions sur le côté
gauche ou droit de la route, à condition que nous prenions
tous le même côté. Ce qui est important, c’est
que nous puissions, en connaissance de la règle, prédire
correctement l’attitude des gens. Cela exige qu’elle
soit appliquée dans tous les cas, même si à
l’occasion nous avons l’impression de commettre une
injustice » [ibid., p. 63]. D’où une grande méfiance
de F. Hayek vis-à-vis de la démocratie quand celle-ci
prétend vouloir égaliser les conditions sociales ou
limiter le pouvoir et la richesse de certains individus. Sous cet
angle, l’utilitarisme classique porte une part de responsabilité
dans la dérive des sociétés libérales.
Le formalisme juridique très affirmé des thèses
de F. Hayek le conduit en effet à s’abstenir de toute
anticipation calculatrice quant aux effets substantiels des règles,
et à postuler que ce qui advient des libres choix dans le
cadre légal est nécessairement bien. Ainsi écrit-il
: « Le critère décisif des lois formelles en
système libéral est le fait qu’on ne peut pas
prédire leurs effets » [ibid., p. 64]. À l’inverse,
on peut prédire que le résultat général
d’un tel formalisme juridique sera forcément bon puisqu’il
permet de régler la concurrence, seul gage d’efficacité
sociale.
Par cette proposition axiomatique, F. Hayek renverse le propos
de K. Polanyi. Le réformisme social né au début
du XIXE siècle, et dont il n’ignore pas certaines des
racines utilitaristes, est la cause absolue de tous les totalitarismes
tandis que « l’ordre spontané » du marché
n’aurait aucune part dans la réaction sociale et politique
dirigée contre le marché. Il n’y aurait ainsi
au fondement du socialisme et de l’État social qu’une
« erreur intellectuelle » reposant sur les illusions
d’une rationalité trop ambitieuse, laquelle erreur
conduirait finalement à donner à un pouvoir central
des moyens exorbitants de coercition afin de corriger la distribution
des revenus et du travail. Le vice initial n’était
pas que l’on ait trop cru au marché, mais que l’on
ait pensé qu’il ne suffisait pas seul à assurer
un optimum social. L’erreur, de ce point de vue, est d’avoir
voulu que la politique ait une fin sociale substantielle quand il
ne lui fallait être que le garant de règles fixes.
On voit par là que F. Hayek ne rejette pas l’État,
mais entend plutôt le limiter à son rôle de garant
d’une « armature juridique ». Reste que, à
s’en tenir là, on aurait le sentiment qu’en dehors
du « cadre » et des actions individuelles, il n’y
a rien. D’où vient le cadre lui-même s’il
n’est pas le produit d’une anticipation de certains
résultats matériels ? F. Hayek sortira de ce problème
par la « voie écossaise », celle qui a pour figures
éminentes Ferguson, Hume, Smith : les hommes font l’expérience
de ce qui marche et de ce qui ne marche pas, des relations qui leur
agréent et de celles qui ne leur agréent pas. Il y
a donc des savoirs accumulés et transmis, des liens de tradition,
des coutumes, sur la base desquels les individus peuvent agir et
qui constituent un « ordre spontané », résultat
non délibéré de l’action humaine en évolution
permanente. L’État au fond ne construit pas un ordre
artificiel à partir de rien, il suit et respecte des évolutions
sociales dont il n’a pas la maîtrise.
F. Hayek entend refonder le libéralisme sur une idée
neuve de la liberté économique et du marché.
Pour lui, ce n’est pas le « trop de marché »
qui a engendré la réaction totalitaire, mais son insuffisance.
Les politiques n’ont pas fait assez attention à la
vraie nature d’une société de liberté,
ils ont mêlé ses principes avec des objectifs sociaux
qui n’avaient rien à voir et qui ont perturbé
le libre jeu de l’initiative individuelle. La restauration
du libéralisme ne sera pas un simple « retour aux sources
», elle sera nécessairement une refondation conceptuelle
et une purification des pratiques. Ce dont manquait l’ancien
libéralisme, qui s’est laissé contaminer par
un utilitarisme trop soucieux des impatiences des « perdants
», c’est d’une théorie de l’État
de droit. En ce sens, F. Hayek s’inscrit bien dans une problématique
néo-libérale qui n’oppose pas le marché
à l’État, mais fait intervenir explicitement
la dimension normative, produite chez Hayek par les interactions
individuelles. L’essentiel est de voir dans l’État
non pas le gouvernement interventionniste abusif, non pas le centre
planificateur, mais l’organe de la législation et le
garant de la Constitution. L’opposition ne concerne pas la
quantité de l’action étatique mais sa nature.
Comme le dira plus tard F. Hayek, « la vieille formule du
laisser-faire et de la non-intervention ne nous fournit pas de critère
adéquat pour distinguer entre ce qui est admissible et ce
qui ne l’est pas dans un système de liberté
» [Hayek, 1994, p. 231, cité par Dostaler, 2001]. État
social et État de droit sont les deux vrais termes antinomiques.
L’ordolibéralisme de Walter Eucken
Contrairement à une illusion trop fréquente, la théorie
de F. Hayek, si proche à beaucoup d’égards de
Ludwig von Mises, ne résume pas à elle seule les nouvelles
doctrines libérales de l’après-guerre. La référence
à un « ordre spontané » tendrait même
à effacer la véritable rupture qu’a représentée
l’élaboration d’un « libéralisme
organisateur » dont le principe fondamental veut que l’ordre
du marché soit le produit d’une construction voulue
moralement et garantie politiquement. C’est plutôt du
côté de l’ordolibéralisme allemand, autre
pôle du néolibéralisme contemporain, qu’il
faut regarder pour prendre la mesure de cette rupture majeure dans
l’histoire du libéralisme [5]. Les thèses de
Walter Eucken développées dans les années 1930
et 1940 à Fribourg donnent à la fois raison et tort
à K. Polanyi. Raison dans la mesure où, contre les
illusions naturalistes, le nouveau libéralisme s’accorde
parfaitement avec l’idée que le marché est le
résultat d’un ensemble de décisions d’ordre
idéologique et politique, et non l’épanouissement
d’une liberté naturelle longtemps contenue. Tort dans
la mesure où l’ordolibéralisme allemand, puis
européen, dément théoriquement et surtout pratiquement
la thèse selon laquelle la crise de la société
de marché débouche partout sur un « réencastrement
» de l’économie dans des cadres socio-politiques.
L’ordolibéralisme tire en réalité des
conclusions radicalement inverses. Sans doute la crise incontestable
du laisser-faire est-elle due au développement de tendances
à la cartellisation, à la monopolisation et à
la pression syndicale et politique ; sans doute s’est-elle
caractérisée par des entraves de plus en plus nombreuses
au fonctionnement des marchés. Mais cela ne veut pas dire
que l’ordre du marché doive être pour autant
condamné. L’État, loin de rester passif comme
le voulait le vieux libéralisme manchestérien, doit
être avant tout constructeur. C’est lui qui doit édifier
et entretenir le « cadre » constitutionnel et légal
de ce que l’on appellera en Allemagne, au lendemain de la
Seconde Guerre mondiale, « l’économie sociale
de marché ». En un mot, selon l’ordolibéralisme,
pour que l’économie de marché fonctionne, il
faut délibérément construire une société
de marché par la voie de la législation.
Walter Eucken, fondateur de la revue Ordo en 1936 et figure éminente
de l’École de Fribourg, est considéré
comme le principal théoricien du néolibéralisme
allemand. Son ouvrage, Die Grundlagen der Nationalökonomie
(Les Fondations de l’économie politique), paru en 1940
en allemand et traduit en 1950 en anglais, entend renouveler profondément
la méthodologie économique [6]. W. Eucken critique
l’école historique allemande à cause de son
empirisme et de son fatalisme, tout comme il rejette l’abstraction
rationaliste d’un homme économique toujours identique
à lui-même [7]. Selon lui, l’histoire concrète
est faite d’une suite de combinaisons particulières
de formes économiques en nombre limité. Le but de
la science économique consiste à dégager ces
formes pures de la vie économique dont sont faits les systèmes
économiques réels, passés et présents,
comme Eucken l’explique dans sa préface, puis de considérer
leurs combinaisons concrètes, réalisées dans
l’histoire ou réalisables dans l’avenir.
Contrairement à d’autres sciences, l’économie
n’a pas affaire à l’uniformité d’une
loi naturelle comme c’est le cas pour la physique et la chimie.
Certains grands ensembles morphologiques se dégagent plus
particulièrement : les formes d’économie centralement
dirigée, celles de l’économie d’échange,
celles de l’économie monétaire, avec à
chaque fois des variantes spécifiques. Cela conduit à
l’idée que le marché ou « ordre concurrentiel
» n’est pas un fait de nature, qu’il est la conséquence
d’un choix politique et, plus exactement, d’un choix
constitutionnel.
W. Eucken ne formule pas seulement une méthode. Il argumente
en faveur d’une économie concurrentielle, fonctionnant
sur la base d’un système de prix librement fixés
par les agents économiques. En d’autres termes, dès
1940, il trace la perspective d’une reconstruction de l’économie
de marché et définit la nature et les objectifs d’une
politique constitutionnelle visant à développer une
réalité économique la plus conforme au modèle
formel de « l’ordre concurrentiel ». Tous les
principes qui doivent guider le législateur sont supposés
créer les conditions de cette concurrence libre. La stabilité
de l’ordre monétaire et la création vigilante
de marchés ouverts ne subissant aucune distorsion en sont
les deux principaux, qui doivent être inscrits dans la loi
suprême [8].
L’action gouvernementale doit obéir à une distinction
stricte entre le « cadre » et le « processus ».
Les principes de cette action seront développés dans
un texte posthume de W. Eucken paru en 1952 et intitulé Grundsätze
der Wirkschaftspolitik (Principes de la politique économique).
Selon W. Eucken, le « cadre » est le produit de l’histoire,
c’est l’objet que l’État peut modeler par
UNE politique ordonnatrice ; le « processus » de l’activité
relève de l’action individuelle, par exemple de l’initiative
privée sur le marché, et doit être régi
par les règles de la concurrence en économie de marché
: le processus est l’objet de la politique régulatrice.
À la distinction absolument fondamentale entre le «
cadre » et le « processus » correspond donc la
distinction entre la politique « ordonnatrice » et la
politique « régulatrice ». La première
façonne la société, la seconde exerce une police
des marchés.
L’Ordnungspolitik, la politique ordonnatrice, vise à
créer les conditions juridiques d’un ordre concurrentiel
fonctionnant sur la base d’un système de prix libres.
Pour reprendre une expression de W. Eucken, il faut façonner
les « données » globales qui s’imposent
à l’individu et échappent au marché,
il faut modeler le cadre de la vie économique, de telle sorte
que le mécanisme des prix puisse fonctionner régulièrement
et spontanément. Il faut refuser par contre au gouvernement
le droit d’intervenir dans le « processus » par
une politique d’argent facile pour réaliser le plein
emploi. L’action principale doit porter, on l’a dit,
sur le cadre, elle concerne tout ce qui conditionne la vie économique.
Quant à l’action régulatrice du processus, elle
ne doit surtout pas entraver le fonctionnement de la concurrence,
mais au contraire lever tous les obstacles au libre jeu du marché,
par exemple en luttant contre les cartels. Plus la politique ordonnatrice
est efficace, moins la politique régulatrice du processus
doit être importante [9].
W. Eucken insiste sur l’idée de la cohérence
en toutes ses parties du cadre dans lequel doit se dérouler
le processus économique. Cette conception d’une économie
comme totalité conduit à penser que tous les niveaux
sont interdépendants. Le système politique, les fondations
juridiques, les croyances sociales font partie de l’ordre
économique total de marché. Nous sommes loin ici de
la séparation principielle que faisait le vieux libéralisme
entre la société civile et le gouvernement. Certes,
la confusion ne s’opère plus en faveur de l’État,
comme dans le cas du totalitarisme, mais en faveur d’une société
regardée comme une « machine économique »,
selon l’expression d’un disciple de W. Eucken, Alfred
Müller-Armack. Cela conduit à ce que le marché
soit le véritable principe régulateur de l’État
lui-même [10]. Le principe de concurrence n’est pas
seulement l’objectif à atteindre, c’est aussi
le principe constitutionnel directeur, la maxime de l’action
gouvernementale. C’est dans sa forme même que l’action
gouvernementale est affectée par le but. La politique économique
doit être de part en part conforme à un modèle
préétabli.
La démarche de W. Eucken a des points communs évidents
avec celle de F. Hayek. L’insistance sur les règles
de droit et sur le cadre constitutionnel permet de dessiner l’unité
du néolibéralisme contemporain. Mais elle s’en
distingue en ce qu’elle pousse beaucoup plus loin la dimension
constructiviste. Les deux courants sont anti-fatalistes et anti-naturalistes,
mais F. Hayek étaie sa doctrine sur l’idée d’une
évolution non voulue des règles de l’interaction
sociale. W. Eucken, quant à lui, privilégie beaucoup
plus le moment de la décision volontaire d’un ordre
constitutionnel. La concurrence libre et loyale est avant tout un
choix politique, le marché est une réalisation politique
et non le fruit d’un développement historique.
Marché et règle de droit : une opposition
en trompe-l’œil
Ces questions posées dans les années 1940 à
un moment particulièrement dramatique de l’histoire
mondiale sont encore les nôtres. S’il est une leçon
de Tocqueville qui a été confirmée par le cours
des deux derniers siècles, c’est bien l’idée
que la « société de commerçants »
ne se développe qu’accompagnée d’une croissance
bureaucratique et réglementaire massive et continue [11].
L’économie et la société modernes supposent
la production de normes, la prolifération de « bureaux
» occupés à la gestion statistique, technique,
opérationnelle des « problèmes et besoins sociaux
» engendrés par les nouvelles conditions de vie.
Cette bureaucratisation et cette extension du domaine juridique
et réglementaire ont gagné le secteur privé
où l’on a constaté depuis fort longtemps la
multiplication des services et la croissance de l’encadrement.
S’en tenir à la seule « marchandisation du monde
» ne serait en somme ne voir que la moitié de l’évolution
[12], ou, plus exactement, ce serait ne pas comprendre que le phénomène
de « marchandisation » ne se mesure pas directement
à la part de la production marchande dans le produit intérieur
brut ou au taux des prélèvements obligatoires. Produire
et vendre de plus en plus de marchandises, gérer les effets
multiples de cette logique sur la vie sociale suppose un appareil
considérable de régulation et de gestion – publiques
et privées – qui absorbe une part croissante de la
richesse et des investissements, et qui se substitue progressivement
aux modes anciens d’exercice du pouvoir d’État.
Cette tendance profonde fait évidemment problème
pour la pensée libérale tant ce processus échappe
aux conceptions simplistes du marché comme rencontre entre
agents économiques isolés. Cohésion sociale,
éducation et recherche, logement et santé, transports
et ordre public, les objectifs, les missions et les fonctions de
l’activité non marchande sont multiples. Jamais peut-être
le fonctionnement de la société n’aura autant
eu besoin de biens publics comme F. Hayek l’admettait d’ailleurs
lui-même. Mais il faut aussitôt ajouter que cette progression
n’est pas un arrêt ou un recul de la société
de marché, elle en est la condition à certains égards
contradictoire. C’est ce que souligne, après d’autres,
Guillaume Duval lorsqu’il écrit : « Dans des
sociétés et des économies de plus en plus complexes
et fragiles, les conditions à remplir pour que l’environnement
naturel, social et juridique permette à l’activité
économique de se développer deviennent de plus en
plus nombreuses et difficiles à réunir. Et les actions
à mener dans ce but doivent obligatoirement couvrir l’ensemble
de l’économie et de la société, interdisant
d’en individualiser le bénéfice » [Duval,
2003, p. 7]. De sorte qu’il faut lire le développement
de l’économie de marché sur un double plan :
celui de l’« accumulation des marchandises » et
celui, encore plus rapide, de l’extension des procédures
réglementaires dans l’organisation de la vie sociale
et de l’augmentation du financement public des biens publics.
À partir des années 1930, le libéralisme s’est
réformé pour prendre en compte ces réalités.
Dès lors, le combat ne porte plus sur la légitimité
de l’action étatique en tant que telle, mais sur ses
objectifs et ses principes. De ce point de vue, le néolibéralisme
dans sa version la plus novatrice – l’ordolibéralisme
allemand puis européen – offre une illustration particulièrement
intéressante. L’opposition qui le constitue ne passe
pas entre le marché et l’État, mais entre les
différentes sortes d’intervention de l’État,
entre celles qui entravent le fonctionnement de la concurrence entre
les agents économiques et celles qui le favorisent.
Ces considérations remettent pour une part en question le
schéma historique proposé par K. Polanyi. Celui-ci
avait vu juste quand il avait souligné que le marché
n’était pas le fruit d’une spontanéité
naturelle, mais le produit de décisions politiques délibérées.
Mais il n’était pas seul à le faire. Les néolibéraux
eux-mêmes ont cessé d’adhérer au fantasme
autorégulateur du laisser-faire. Ce qui oblige à se
demander comment le nouveau libéralisme s’y est entendu
intellectuellement et s’y est pris politiquement pour reconstruire
une société de marché encadrée juridiquement
et réglementairement.
La véritable rupture inaugurée par les néolibéraux
est épistémologique et politique. Elle tient au fait
que le marché a cessé d’être conçu
comme une nature pour devenir, sur le plan de la représentation
et de l’action, une machine à entretenir et à
contrôler [13] [13] Michel Foucault a noté que cet
aspect novateur n’était...
suite. Si la liberté du marché appelle une politique
active, l’opposition entre marché autorégulateur
et intervention étatique est dépassée. En 1937,
F. Böhm, disciple et ami de W. Eucken, écrivait : «
La principale exigence de tout système économique
méritant ce nom est que la direction politique devienne maîtresse
de l’économie dans son ensemble comme dans ses parties
; il est nécessaire que la politique économique de
l’État maîtrise intellectuellement et matériellement
tout le devenir économique » [cité par Bilger,
1964, p. 173]. Ce qui veut dire aussi que la politique vise à
créer ou recréer les conditions sociales et politiques
du marché, à intervenir dans la société
pour faire que la société se conforme à l’économie
de marché. On aura reconnu sans doute là toute la
philosophie qui inspire la construction européenne d’un
ordre concurrentiel de marché.
Cela a des conséquences encore inaperçues dans le
mode de critique que l’on peut faire au néolibéralisme,
spécialement dans sa version européenne. L’accuser
d’être une sorte d’apologie de la « jungle
» refusant tout encadrement juridique est une profonde erreur.
Cette erreur a conduit un certain nombre d’économistes,
de journalistes et de responsables politiques, qui se disaient par
ailleurs « antilibéraux », à soutenir
le traité constitutionnel européen sous prétexte
que toute réglementation de l’activité économique
était par nature « antilibérale ». C’était
agiter l’épouvantail « anglo-saxon » pour
mieux céder au véritable néolibéralisme,
qui est tout sauf l’illusion reconduite d’un ordre naturel.
Bibliographie
BILGER François, 1964, La Pensée économique
libérale dans l’Allemagne contemporaine, LGDJ, Paris.
DIXON Keith, 1998, Les Évangélistes du marché,
Raisons d’agir, Paris.
DOSTALER Gilles, 2001, Le Libéralisme de Hayek, La Découverte,
« Repères », Paris.
DUVAL Guillaume, 2003, Le Libéralisme n’a pas d’avenir.
Big business, marchés et démocratie, La Découverte,
Paris.
EUCKEN Walter, [1940] 1950, The Foundations of Economics : History
and Theory in the Analysis of Economic Reality, W. Hodge, Londres.
FOUCAULT Michel, 2004, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège
de France 1978-1979, Gallimard-Le Seuil, Paris.
GAMBLE Andrew, 1996, Hayek : The Iron Cage of Liberty, Polity Press,
Cambridge.
HALIMI Serge, 2006, Le Grand Bond en arrière, Fayard, Paris.
MAUCOURANT Jérôme, 2005, Avez-vous lu Polanyi ?, La
Dispute, Paris.
PEUKERT Helge, 2000, « Walter Eucken (1891-1950) and the
Historical School », in KOSLOWSKI Peter (sous la dir. de),
The Theory of Capitalism in the German Economic Tradition : Historism,
Ordo-Liberalism, Critical Theory, Solidarism, Springer.
POLANYI Karl, 1983, La Grande Transformation. Aux origines politiques
et économiques de notre temps, Gallimard, Paris.
PONCET Jean-François, 1970, La Politique économique
de l’Allemagne contemporaine, Sirey, Paris.
SCHUMPETER Joseph, [1942] 1990, Capitalisme, socialisme et démocratie,
Payot, Paris.
VON HAYEK Friedrich A., 1945, La Route de la servitude, Librairie
de Médicis, trad. G. Blumberg, réédition PUF,
« Quadrige », Paris, 2005 (The Road to Serfdom, Routledge,
Londres, 1944).
– 1994, La Constitution de la liberté, LITEC, Paris.
Notes
[1] Comme l’indiquait J. Schumpeter dans Capitalisme, socialisme
et démocratie, « la prévision de la chute finale
du capitalisme était chose courante dès les années
1930 ».
[2] Polanyi [1983, p. 88 – cf. aussi p. 111]. On pourra se
reporter à la présentation de Jérôme
Maucourant [2005] (reprise dans le présent volume, ndlr).
[3] C’est avec une certaine ironie que l’organisation
patronale française, le MEDEF (Mouvement des entreprises
de France), a intitulé en 2003 son université d’été
« La grande transformation », désignant par ce
terme une utopie ultralibérale de la société
à l’exact opposé de la tendance au « réencastrement
» que décrivait Polanyi.
[4] Il n’en a pas été seulement l’inspirateur
lointain. Il a contribué activement à l’animation
des réseaux libéraux durant près de cinquante
ans. Cf. Gamble [1996], Dixon [1998] et Halimi [2006].
[5] La confusion fréquente entre les théories de
F. Hayek et celles de l’ordolibéralisme est due pour
une part au fait que le premier entretenait des relations suivies
et amicales avec le groupe ordolibéral. Il a fondé
avec certains de ses principaux membres la Société
du Mont-Pèlerin en 1947 et il a succédé à
Walter Eucken à la chaire d’économie politique
de l’université de Fribourg-en-Brisgau en 1962.
[6] L’ouvrage a été traduit en anglais à
l’instigation de F. Hayek par T. W. Hutchison en 1950. W.
Eucken est mort en 1950 en laissant un second ouvrage presque achevé
(Principes d’économie politique) qui a paru en 1968.
[7] Voir Peukert [2000].
[8] Si l’on veut détailler, ces principes seraient,
d’après Jean-François Poncet [1970], les suivants
: existence d’une monnaie stable, libre accès au marché,
propriété privée, liberté des contrats
et stabilité de la politique économique.
[9] Voir J.-F. Poncet [ibid., p. 61].
[10] Voir Michel Foucault [2004, p. 120].
[11] K. Polanyi emploie justement l’image du « double
mouvement » de sens contraire.
[12] Voir la démonstration de Guillaume Duval [2003].
[13] Michel Foucault a noté que cet aspect novateur n’était
que relatif. L’histoire du libéralisme ne se réduit
pas à l’illusion de la main invisible. L’artificialisme
radical de l’utilitarisme benthamien avait déjà
ouvert cette voie.
Résumé
Pour comprendre La Grande Transformation de Karl Polanyi, il faut
la replacer dans le contexte des années 1930 et 1940, époque
de contestation générale du vieux libéralisme
« manchestérien ». L’article compare les
positions de quatre auteurs contemporains : Karl Polanyi, Joseph
Schumpeter, Friedrich von Hayek et Walter Eucken. Cette comparaison
montre d’abord que Polanyi n’était pas le seul
à constater la fin du cycle libéral du capitalisme.
Elle montre ensuite que la question portait aussi sur le type d’intervention
de l’État. La nouveauté introduite par le néolibéralisme
réside dans le fait que le marché n’est pas
une nature, mais un ordre politiquement construit.
Christian Laval « Mort et résurrection du capitalisme
libéral », Revue du MAUSS 1/2007 (n° 29), p. 393-410.
www.cairn.info/revue-du-mauss-2007-1-page-393.htm.
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