|
Origine : http://www.cairn.info/revue-cites-2010-3-page-43.htm
Christian Laval est sociologue, directeur de programme au collège
international de philosophie, chercheur à Paris X Nanterre
et à l’Institut de recherches de la FSU, coauteur avec
Pierre Dardot de La Nouvelle raison du monde, Essai sur la société
néolibérale, (Poches/La Découverte, 2010).
Pierre Dardot est professeur de philosophie en Khâgne au
lycée Jules Ferry à Paris, coauteur de Sauver Marx
? (Paris, La Découverte, 2007) et de La Nouvelle raison du
monde, Essai sur la société néolibérale,
(Poches/La Découverte, 2010, avec Christian Laval).
Le renouvellement de la pensée critique requiert l’examen
préalable des significations variées et parfois contradictoires
qui ont été attribuées aux mots « socialisme
» et « communisme ». Il serait en effet trop facile
de congédier sans discussion l’un et l’autre
de ces termes sous prétexte des faillites historiques du
stalinisme et de la social-démocratie. De ces dernières,
aucun esprit sérieux ne doute plus. Que ces mots soient usés
jusqu’à la corde et qu’il faille les abandonner,
comme le suggérait déjà Cornélius Castoriadis
en 1979, est sans doute une possibilité à prendre
très au sérieux, mais un tel abandon ne suffirait
pas à faire place nette [1]. Aucun terme nouveau pour l’instant
ne s’est imposé, pas plus la « société
autonome » que la « société décroissante
», pour ne prendre que deux formules en circulation. En tout
état de cause, un tel abandon terminologique ne supprimerait
pas la nécessité de l’enquête et de la
réflexion sur l’histoire de la relation entre ces termes.
Encore faut-il ne pas se satisfaire de simplifications. C’en
est une que d’assimiler le « socialisme » à
une pensée et à une action d’État, en
miroir d’une pensée et d’une politique de marché,
selon l’opposition du « public » et du «
privé », comme le font par exemple Michael Hardt et
Antonio Negri pour mieux affirmer la nouvelle politique du commun
[2]. On ne peut faire comme si le « socialisme » avait
toujours été ce qu’il a fini par devenir, tantôt
le monstrueux régime de la propriété d’État
généralisé, tantôt la gestion pacifiée
de l’État social et redistributeur. De toute évidence,
il faut revenir, en deçà de ces fixations sémantiques
bien connues, au sens initial de ces termes, si l’on veut
éviter d’entretenir une regrettable confusion due en
grande partie à l’ignorance de l’histoire.
Il faut rappeler à cet égard que les deux noms étaient
en 1842-1843 plutôt deux aspects d’un même principe
que deux doctrines nettement séparées. Ainsi, Moses
Hess rapporte le socialisme à une « théorie
» et le communisme à la « vie pratique »,
le premier étant avant tout relatif à « l’organisation
du travail » tandis que le second « embrasse la totalité
de la vie sociale » [3]. La lettre de Marx à Ruge de
septembre 1843, qui voit dans le communisme existant une «
abstraction dogmatique », va dans le même sens en faisant
du communisme « une réalisation particulière,
partielle, du principe socialiste » [4]. Il faut en convenir,
on est là très loin d’une opposition entre deux
principes. La question est donc : pourquoi l’alternative au
capitalisme a-t-elle finalement été dite sous deux
noms différents, « socialisme » et « communisme
», et non par un seul ? De quoi témoigne au fond une
telle dualité ?
Le marxisme orthodoxe a répondu de façon aussi sommaire
qu’impérative : il ne serait question, dans cette distinction,
que d’une progression historique qui irait du « socialisme
», terme désignant alors une première étape
de la société communiste, jusqu’à l’étape
finale de la société communiste pleinement développée
dans laquelle l’État ne sera plus nécessaire.
Dans cette perspective, la société socialiste serait
la société « telle qu’elle vient de sortir
de la société capitaliste », qui « porte
les stigmates de l’ancienne société des flancs
de laquelle elle est issue », selon les formules de Marx [5].
On sait pourtant que ce dernier s’est bien gardé de
désigner lui-même cette « phase inférieure
de la société communiste » de « socialiste
» [6].
Ce que l’on trouve chez Marx, c’est une opposition,
à l’intérieur du communisme, entre l’utopie
et la science. Elle est déjà en germe dans la typologie
des trois formes du communisme élaborée dans les Manuscrits
de 1844. Car ce qui fait la supériorité du communisme
« achevé » sur les deux formes antérieures,
celles du communisme grossier (Babeuf) et du communisme inachevé
(Cabet, Proudhon, etc.), c’est que seul le premier comprend
la suppression de la propriété privée comme
le résultat de tout le mouvement de l’histoire [7].
De ce point de vue, l’opposition du communisme au socialisme
n’est guère pertinente. Le Manifeste de 1848 le confirme,
qui intitule tout un développement de son chapitre III :
« Le socialisme et le communisme critiques et utopiques ».
Cependant, c’est à Engels qu’il est revenu sur
le tard de théoriser dans un opuscule à succès
l’opposition entre le socialisme utopique et le socialisme
scientifique [8. Cette opposition repose, d’après Engels,
sur le degré de maturité du capitalisme. Selon les
critères du « matérialisme historique »,
« À l’immaturité de la production capitaliste,
à l’immaturité de la situation des classes,
répondit l’immaturité des théories. La
solution des problèmes sociaux, qui restait encore cachée
dans les rapports économiques embryonnaires, devait jaillir
du cerveau (…). Ces nouveaux systèmes sociaux étaient
d’avance condamnés à l’utopie. Plus ils
étaient élaborés dans le détail, plus
ils devaient se perdre dans la fantaisie pure. » [9] À
suivre cette interprétation, on doit se convaincre qu’il
existe un communisme scientifique et un communisme utopique, tout
comme il existe un socialisme scientifique et un socialisme utopique.
Mais il ne fait pas de doute que, dans l’esprit de Marx et
d’Engels, il n’y a pas la moindre différence
entre le « socialisme scientifique » et le « communisme
scientifique ».
L’histoire aurait-elle définitivement arrêté
le sens des mots pour leur faire désigner des régimes,
des organisations, des expériences sociales, politiques,
économiques ? Non, car ce que ces mots ont originairement
désigné comme formes sociales alternatives aux sociétés
marchandes et capitalistes intéresse au plus haut point tous
ceux qui cherchent aujourd’hui à repenser une politique
d’émancipation. En revenir au sens que ces mots avaient
avant Marx, ce n’est donc pas méconnaître l’influence
déterminante du marxisme sur le plan théorique et
historique, c’est plutôt comprendre à quels problèmes
il a essayé de répondre et comment il l’a fait.
C’est prendre le marxisme, non comme un ensemble de réponses
définitives sur le sens des mots, mais comme un champ de
questions à affronter.
Une étrange dualité
Toutes les définitions imposées par le marxisme orthodoxe
ne sont pas seulement insatisfaisantes et incomplètes, elles
constituent désormais, purement et simplement, des obstacles
à la pensée. En réalité, dès
lors qu’ils en viennent à prendre le sens d’une
dualité, les termes de « communisme » et de «
socialisme » renvoient à deux formes du lien social,
à deux modes de l’acte de faire société.
Pour le dire d’emblée, tandis que « communisme
» renvoie à une certaine subordination de l’individu
à la communauté dont il est membre, subordination
qui vise à garantir l’unité supérieure
du tout contre toute forme d’égoïsme et de cupidité,
« socialisme » se réfère à une
relation d’association entre des individus libres qui est,
au moins en droit, exclusive de toute hiérarchie. «
Communauté » ou « association », tel est
l’enjeu initial de cette distinction, qui a été
effacé plus tard par la volonté synthétique
et hégémonique du marxisme. Au principe de cette distinction,
plus encore que le rapport du marché et de l’État,
il y a le rapport de l’individu à la société.
C’est ce qu’avait fort bien vu en son temps Émile
Durkheim dans le cours inachevé sur le socialisme qu’il
a professé à Bordeaux en 1895 et 1896 [10].
Le socialisme est une théorie moderne, explique Durkheim,
qui vise à réfléchir les rapports entre les
initiatives des sujets économiques et le centre régulateur
de la société d’une autre manière que
le libéralisme : « on appelle socialiste toute doctrine
qui réclame le rattachement de toutes les fonctions économiques
ou de certaines d’entre elles qui sont actuellement diffuses,
aux centres directeurs et conscients de la société
» [11]. Cette dernière expression ne veut pas désigner
l’État tel que nous le connaissons, mais un organe
qui aurait pour contenu la vie économique et qui aurait la
fonction de l’organiser. Le socialisme est une organisation
politique de la vie économique en faveur des intérêts
généraux de la société. Le socialisme,
« c’est avant tout une aspiration à un réarrangement
du corps social ayant pour effet de situer autrement l’appareil
industriel dans l’ensemble de l’organisme, de le tirer
de l’ombre où il fonctionnait automatiquement, de l’appeler
à la lumière et au contrôle de la conscience
» [12].
Cet idéal de régulation n’est pas possible
avant la société industrielle et le développement
du nouveau mode de gouvernement libéral. Le socialisme n’est
même historiquement possible qu’à partir du moment
où le gouvernement s’est donné pour tâche
de diriger les actions économiques des individus, d’encadrer
leurs rapports, de les faire servir à la satisfaction des
besoins matériels. Mais le socialisme est également
la négation du gouvernement des hommes sur les hommes dans
la mesure où les rapports des individus les uns aux autres
sont définis comme des rapports de coopération entre
sociétaires d’une même grande entreprise, et
plus exactement, comme des relations de co-production. On sait la
formule fameuse de Saint-Simon reprise par Marx et Engels selon
laquelle « l’administration des choses » doit
remplacer « le gouvernement des hommes ». Le socialisme,
c’est l’administration économique de la société
par elle-même. À l’auto- équilibration
des intérêts du libéralisme, le socialisme répond
par l’auto-organisation économique consciente des hommes.
Le socialisme n’est rien sans l’association, c’est-à-dire
sans l’idée que les producteurs sont des sociétaires
d’une administration, non des sujets d’un gouvernement.
L’État est redéfini, recomposé comme
l’administration d’une entreprise composée de
sociétaires, de membres associés à la grande
œuvre productive. Dans le nouvel ordre, répètent
Bazard et Enfantin, l’État deviendra « association
des travailleurs » [13]. Les deux disciples de Saint-Simon
voient dans l’association tout à la fois le but de
toute l’histoire humaine, ce qu’ils appellent «
l’association universelle », et le principe de la progression
de cette histoire, principe qui s’oppose au principe de l’antagonisme
[14]. Dans cette perspective très large, l’administration
économique appelée à triompher dans l’avenir
se distingue du gouvernement pensé comme assujettissement
personnel. Dans l’association, ce sont les nécessités
mêmes de la production collective et de l’organisation
qui commandent les tâches à réaliser, les conduites
à avoir. C’est la société-atelier dans
laquelle, comme le notera Engels à propos de Saint-Simon,
la politique est résorbée dans l’économie
[15]. Comme le disait encore au début du xxe siècle
Jouhaux, dans la perspective de l’association, « la
politique recule devant l’économique » ou encore
« l’atelier remplacera le gouvernement » [16].
C’est une telle conception qui, en particulier, permet d’imaginer
sinon la fin de l’État, du moins le recul de la politique.
Et ici, c’est bien à Saint-Simon et au mouvement saint-simonien
que tout le socialisme est redevable. Durkheim ne s’y trompe
pas d’ailleurs qui voit naître le mot de socialisme
dans la mouvance de Robert Owen, lequel était lui-même
sous l’influence du saint-simonisme. Cette matrice saint-simonienne
de l’association, comme l’a montré Philippe Chanial,
donnera naissance aux multiples courants du socialisme moral et
du mutuellisme, mais on en trouvera aussi la marque tant dans le
marxisme que dans le solidarisme républicain [17].
Car, et c’est sans doute la limite de la lecture de Durkheim,
le socialisme ne s’arrête pas à l’organisation
consciente de la production par les producteurs eux-mêmes.
L’association est, pour le socialisme, une forme sociale générale,
un mode de société, un type de lien social. Le socialisme,
c’est la théorie de l’association comme forme
d’organisation de l’économie, sans doute, mais
plus généralement de la société pensée
comme une relation de « sociétaires », c’est-à-dire
d’individus librement, volontairement et solidairement associés
pour se rendre des services réciproques et complémentaires
[18]. La formule de l’association suffit à tout. C’est
une réponse universelle, un objet de foi, comme a pu l’être
le « marché » ou le « contrat » chez
d’autres penseurs sociaux et économiques. On le voit
bien à la façon dont un Pierre Leroux retourne la
logique de l’association contre le saint-simonisme [19] ainsi
qu’à la façon dont il reproche à Proudhon
de ne pas comprendre l’autorité républicaine
qu’implique cette logique [20]. Tout le syndicalisme révolutionnaire,
l’anarchisme, le socialisme moral tiendront ce discours universalisant.
Et, comme le souligne Philippe Chanial, c’est bien d’un
tel souci d’universalisation que procèdent les élaborations
d’une morale sociale, d’une philosophie sociale complète,
d’une anthropologie générale par un Benoît
Malon à la fin du xixe siècle, effort qui aura tant
d’influence sur un socialiste aussi important que Jean Jaurès.
Car pour Malon, l’association est « mère non
seulement de la moralité mais encore du développement
de l’humanité ». Et il ajoutait, « sans
l’association, l’homme ne serait pas né ».
[21] Tout autre est, selon Durkheim, le communisme. Il s’agit
d’un modèle idéal de société porté,
de loin en loin dans l’histoire, par des théoriciens
et des philosophes isolés. Ce modèle n’est pas
centré sur la production des richesses et l’organisation
collective de la production, mais sur un idéal de vie commune.
La « communauté » est son maître mot. Étienne
Cabet ne doute pas un instant qu’il a trouvé avec la
communauté « le remède à tous les maux
de l’Humanité. » [22] Ce n’est pas tant
la division sociale du travail que le communisme veut organiser
de façon consciente que l’unité spirituelle,
politique et morale qu’il lui faut préserver contre
tout ce qui pourrait diviser la société et altérer
une certaine pureté idéale de relation entre les membres
de la communauté. De sorte que si le socialisme est bien
une doctrine contemporaine de l’anthropologie économique
du xviiie siècle, le communisme en serait plutôt le
refus archaïsant. La communauté, qu’elle soit
pensée comme microcosme ou comme macrocosme, visera surtout
à se protéger de « l’influence antisociale
qui est attribuée à la richesse ». [23] Il s’agit
d’extirper du cœur de l’homme ce que les Anciens
appelaient la pleonexia, c’est-à-dire le désir
d’avoir plus que son dû, la soif de possession devenue
à elle-même sa propre fin [24]. Le communisme se rapporte
par conséquent à ce que Durkheim appelle dans un autre
contexte la « solidarité mécanique » entre
des unités égales qui produisent chacune de leur côté
et consomment en commun, tandis que le socialisme se rapporte à
la « solidarité organique » et à la nécessaire
réglementation des activités de production. La mise
en commun des biens dans le communisme utopique relève donc
du régime communautaire qui trouve son modèle idéalisé
dans la caste spirituelle et politique, dans la société
primitive ou la cité antique, dans la communauté religieuse
ou la corporation médiévale, tandis que l’organisation
socialiste est la réglementation d’un ensemble déjà
très différencié d’activités économiques.
Le communisme renvoie à une communauté d’individus
ramenés à une unité de vie, de pensée,
de conduite qui tend à expulser tout facteur de division
en dehors de la vie du groupe, alors que le socialisme est une association
d’individus posés d’emblée comme différents
qui, pour coordonner leurs activités économiques spécialisées,
forment une association dont ils sont les « sociétaires
». D’où l’incompatibilité du socialisme
essentiellement moderne avec une utopie morale qui « n’est
d’aucun temps ni d’aucun pays », [25] et qui est
plutôt porté par des penseurs solitaires qui abordent
abstraitement la question du Bien et la résolvent par la
négation abstraite de l’égoïsme et de son
expression dans la propriété privée [26]. Durkheim
résume ainsi la distinction : « Le communisme est mû
par des raisons morales et intemporelles, le socialisme par des
considérations d’ordre économique. Pour le premier,
la propriété privée doit être abolie
parce qu’elle est la source de toute immoralité ; pour
le second, les vastes entreprises industrielles et commerciales
ne peuvent être abandonnées à elles-mêmes,
parce qu’elles affectent trop gravement toute la vie économique
de la société ». [27]
Mais l’opposition faite par Durkheim pèche par simplification
excessive. Dans la réalité, les aspirations se mêlent.
C’est que les communistes du xixe siècle ne cessent
pas d’être des hommes de leur temps, et même s’ils
affirment trouver leurs sources dans les philosophes qui les ont
précédés, ils reprennent pour fonder la «
Communauté » le schème associationniste sans
même s’apercevoir que ni Platon, ni Campanella, ni More
n’auraient pu dire que l’on entrait « librement
et volontairement » dans la communauté [28]. Et de
la même manière, mais à l’inverse, on
doit se rappeler que ce sont bien ceux qui étaient aux origines
mêmes du socialisme français, les saint-simoniens,
qui ont expérimenté des formes de vie communautaire
parmi les mieux réglées [29]. De sorte qu’au
xixe siècle l’acte de fondation de la Communauté
est pensé comme une modalité spécifique de
création d’une association d’individus libres
et volontaires, tandis que la vie associative est pensée
pratiquement sur le modèle d’une communauté
relativement fermée réglementant la vie quotidienne,
les comportements de ses membres, la répartition des tâches
et des biens, allant même jusqu’à imposer de
façon uniforme un modèle de consommation, de vêtements,
d’habitations. N’oublions pas combien tous les courants
socialistes sont marqués par la leçon des matérialistes
français du xviiie siècle selon lesquels les circonstances
font l’homme. Toutes les expériences communautaires
ont précisément pour fonction de changer l’homme
en changeant ses conditions de vie. Enfin, il est bien curieux d’attribuer
au socialisme des dimensions strictement économiques quand
on sait quelle place est réservée depuis Saint-Simon
à la morale et à la religion dans toutes les formes
de socialisme hormis, il est vrai, sa version marxiste.
Marx et l’« être-commun » comme
association
Cette caractérisation du communisme utopique comme «
communauté des biens », dont l’institution-type
et la manifestation est le repas fraternel [30] n’est pas
totalement étrangère à Marx, pas plus qu’elle
ne l’est à Proudhon. Mais c’est un commun rejet
de ce modèle communautaire qui les inspire l’un et
l’autre. Dans les Manuscrits de 1844, Marx critique ce communisme
brut, grossier qui généralise la pauvreté.
Mais il y verra moins une position anhistorique qu’une négation
abstraite de la propriété privée et de la personnalité,
qui est encore marquée par ce qu’elle nie et qui n’a
pas encore saisi le mouvement de l’histoire comme négation
réelle de la propriété privée [31].
Quant à Proudhon, il s’en prendra à «
l’hypothèse communiste », qu’il oppose
à « l’hypothèse individualiste ».
Le communisme, écrit-il, veut absorber l’individu dans
le groupe, le soumettre entièrement à la communauté,
sans lui laisser aucune initiative : « Dans le communisme,
la société, l’État, extérieur
et supérieur à l’individu jouit seul de l’initiative
; hors de lui, point de libre action ; tout s’absorbe en une
autorité anonyme, autocratique, indiscutable, dont la providence
gracieuse ou vengeresse distribue d’en haut, sur les têtes
prosternées, les châtiments et les récompenses.
Ce n’est pas une cité, une société ;
c’est un troupeau présidé par un hiérarque,
à qui seul, de par la loi, appartiennent la raison, la liberté
et la dignité d’homme ». [32] Et cette position
ne sera pas isolée. On la retrouve chez tous ceux qui se
réclameront de l’anarchisme et tiennent que l’égalité
économique n’est pas une condition suffisante de la
liberté mais qu’il y faut encore l’abolition
de l’État. On sait que Marx avait également
cet objectif.
Le tour de force de Marx tient précisément au fait
d’être parti de la modernité saint-simonienne
du socialisme en cherchant à lui rattacher, par projection
dans l’avenir, la perspective du communisme présenté
comme une société enfin débarrassée
de l’hypothèque de la rareté et de la nécessité.
La société communiste n’est plus pensée
chez Marx sur le modèle de la société archaïque,
celle d’avant la division du travail. L’utopie communiste
de la communauté ascétique et hiérarchique,
telle que l’a critiquée Proudhon et analysée
Durkheim, est récusée par Marx. Mais, pour lui comme
pour Engels, on l’a vu, la distinction entre communisme et
socialisme n’est pas pertinente dans l’histoire des
doctrines. C’est l’opposition entre une pure et simple
utopie et une science du développement des sociétés
qui est déterminante. Le communisme ne veut plus alors désigner
« ni un état qui doit être créé,
ni un idéal sur lequel la réalité devra se
régler », mais « le mouvement réel qui
abolit l’état actuel des choses (die wirkliche Bewegung
welche den jetzigen Zustand aufhebt) », selon les termes de
L’Idéologie allemande. Le communisme ne se présente
donc pas comme une utopie, mais à la fois comme un processus
historique, dont le socialisme serait la science, et comme le résultat
nécessaire de ce même processus. On voit donc la complexité
introduite dans des réponses que seule la dogmatique ultérieure
a cherché à lisser. Le « communisme »
de Marx n’est à certains moments rien d’autre
que l’association saint- simonienne posée non plus
comme une création imaginaire mais comme un phénomène
inscrit dans le mouvement de l’histoire. À d’autres
moments, et en particulier après la Commune de Paris comme
« forme enfin trouvée de la dictature du prolétariat
», il semble bien que la « communauté »
ait pu être assimilée à la forme communaliste,
pourtant largement inspirée de Proudhon [33]. Il n’est
que d’examiner l’usage que Marx et Engels peuvent faire
du terme d’« association » pour se convaincre
qu’ils continuent à donner à ce terme une force
de sens qui n’est pas exempte d’équivoque. Tantôt
ce terme désigne un processus objectif, celui de la coopération
et de la division du travail, tantôt il renvoie à la
société communiste qui se donne comme l’aboutissement
de ce même processus objectif. Ainsi, dans les Grundrisse,
Marx écrit que « l’association des travailleurs
(Die Assoziation der Arbeiter) », c’est-à-dire
la coopération et la division du travail, apparaît
« comme force productive du capital », et qu’en
ce sens elle n’est « pas non plus posée par les
travailleurs, mais par le capital », si bien que « leur
réunion (Vereinigung) n’est pas leur existence, mais
l’existence du capital » [34. Mais, d’un autre
côté, Le Capital compare dans un développement
célèbre la société communiste à
l’activité de Robinson sur son île : cette société
est définie comme « une association d’hommes
libres (ein Verein von freier Menschen) travaillant avec des moyens
de production collectifs » [35]. On fera valoir que Verein
a ici le sens d’une forme institutionnelle, ce qui n’est
pas le cas pour la Vereinigung du passage des Grundrisse. Reportons-nous
au Manifeste communiste : on y trouve les deux significations portées
par le même mot, celui d’Assoziation. D’un côté,
il est question du progrès de l’industrie qui substitue
à l’isolement des ouvriers par la concurrence leur
union révolutionnaire par l’association (ihre revolutionäre
Vereinigung durch die Assoziation) [36]. Mais, d’un autre
côté, la société communiste est décrite
comme « une association (eine Assoziation) dans laquelle le
libre développement de chacun est la condition du libre développement
de tous », ce qui a pour condition que toute la production
soit concentrée « entre les mains des individus associés
». On voit que le mot « association » renvoie
à la fois à une tendance objective à l’œuvre
dans le capitalisme, celle de la concentration des ouvriers dans
la grande industrie, et à la société à
venir qui est censée résulter du « mouvement
réel », c’est-à-dire de cette même
tendance objective. Mais par là aucun raccord, sinon purement
verbal, entre les deux significations n’est véritablement
opéré. Car, si d’un côté l’on
considère le seul processus objectif de la coopération
et de la division du travail, ce qui se dessine c’est le modèle
d’une société-fabrique soumise à une
discipline de fer. En témoigne en particulier un passage
du Capital dans lequel Marx adresse aux apologistes bourgeois de
la division manufacturière du travail une critique non exempte
d’ambiguïté : ces mêmes personnes «
ne trouvent rien à dire de pire contre toute idée
d’organisation générale du travail social que
celle-ci transformerait la société tout entière
en une vaste fabrique » [37]. Certes, Marx pointe ici l’inconséquence
qu’il y a à célébrer la division manufacturière
du travail tout en dénonçant tout contrôle social
conscient de la production comme une extension du modèle
de la fabrique à toute la société, mais à
le lire on ne peut se défendre de l’idée que
la transformation de la société « en une vaste
fabrique » est à ses yeux le prix à payer pour
la mise en œuvre d’une telle réglementation. D’un
autre côté, si l’on considère la représentation
de la société future en termes de grande association,
c’est alors un tout autre modèle qui s’impose
dont on voit mal comment il pourrait se concilier avec le premier,
tant la relation radicalement non hiérarchique qui y prévaut
semble exclure la stricte subordination entre les individus impliquée
par le modèle de la société-fabrique.
Cette difficulté est moins résolue que déplacée
par la thèse selon laquelle cette grande association formerait
une communauté au sens d’un « être »
ou d’une « essence » commune (Gemeinwesen). Ce
concept permet d’éviter l’écueil organiciste
ou spiritualiste de la communauté (Gemeinschaft) comme être
moral supérieur aux individus, ce qui exigerait de la part
de ces derniers une subordination sans réserve, comme c’était
précisément le cas dans l’égalitarisme
grossier du communisme babouviste. En ce sens il répond à
une préoccupation bien légitime : comment obtenir
de l’association qu’elle donne naissance à un
tout sans pour autant que ce tout soit supérieur aux individus
qui le composent et aux liens qu’ils ont volontairement établis
entre eux, ce qui aurait immanquablement pour effet de défaire
le lien de l’association ? Mais il est plus difficile de comprendre
en quoi cette essence commune se distingue de la communauté
autoritaire et vertueuse des utopistes. Il faut chercher la réponse
du côté du type d’individualité reconnue
à ceux qui partagent cet être-commun : en effet, chacun
des membres de cette association est un « individu total »,
autrement dit un individu qui déploie une totalité
de facultés dans sa propre activité de production.
Ce qui implique que l’activité de cet individu ne soit
plus mutilée et séparée d’elle-même
par la division du travail. On obtient ainsi une homologie parfaite
entre le tout-individu et le tout-communauté : si la communauté
n’est plus un être séparé des individus,
c’est pour autant que chaque individu est en lui-même,
non plus un individu partiel, mais un individu total. La communauté
n’est un tout non hiérarchique que parce que chaque
individu est déjà en lui-même un totus, de sorte
que la relation des individus les uns avec les autres est une relation
d’entre-expression immédiate entre des totalités.
C’est ce que disait déjà avec force ce texte
tiré des Notes de lecture de 1844 : « Supposons que
nous produisions comme des êtres humains : chacun de nous
s’affirmerait doublement dans sa production, soi-même
et l’autre… J’aurais dans mes manifestations individuelles
la joie de créer la manifestation de ta vie, c’est-à-dire
de réaliser et d’affirmer dans mon activité
individuelle ma vraie nature, mon être-commun (Gemeinwesen).
Nos productions seraient autant de miroirs où nos êtres
rayonneraient l’un vers l’autre. » [38] Si l’on
suit cette ligne de pensée, on voit s’ébaucher
l’image d’une « société-personne
» [39] qui se rapporte immédiatement à elle-même
en raison de la « simplicité transparente » de
ses relations sociales : c’est très exactement la vision
de la société communiste donnée par le chapitre
I du Capital, cette association d’hommes « dépensant
consciemment leurs nombreuses forces de travail individuelles comme
une seule (eine) force de travail sociale » [40]. Si l’on
demande maintenant ce qui fait dès à présent
de cet individu total une nécessité pratique, on obtient
cette réponse déconcertante : c’est le mouvement
de la grande industrie qui crée lui-même les présuppositions
matérielles (materiellen Voraussetzungen) du remplacement
de l’individu partiel (Teilindividuum) par l’individu
totalement développé (total entwickelte Individuum)
[41]. Le même problème demeure donc toujours : de la
division du travail dans la grande industrie à la société
qui se rapporte à elle-même immédiatement à
travers le travail de ses membres, il n’y a aucun passage
nécessaire, mais à l’inverse une projection
typiquement idéaliste qui est déniée comme
telle.
On mesure par là l’étrange et tragique destin
du marxisme. Tandis que Marx a modifié le sens du mot «
communisme » pour lui faire désigner une société
d’individus émancipés de toute contrainte, les
partis et les régimes communistes se sont employé
après lui, et en son nom, à mettre en œuvre une
oppression inédite des individus par l’État
allant jusqu’à l’emprisonnement et l’extermination
de masse. C’était pour le moins donner raison à
tous ceux qui, à l’instar de Proudhon, pouvaient craindre
que « l’hypothèse communiste » des philosophes
abstraits ne donne lieu au pire des régimes. Que la réactivation
de cette « hypothèse » se fasse aujourd’hui
sous le signe d’un platonisme déclaré n’étonnera
guère ceux qui savent que le communisme pré-marxiste
doit à l’auteur de La République l’essentiel
de son inspiration. Sur ce point, il vaut la peine de se remémorer
le jugement sans appel de Marx : « La République de
Platon, dans la mesure où la division du travail y est développée
comme principe constitutif de l’État, n’est que
l’idéalisation athénienne du système
égyptien des castes ». [42]
Toute la question est de savoir s’il faut redonner vie à
la doctrine du « socialisme associationniste » pour
faire pièce à une telle remise au goût du jour.
On peut légitimement douter que l’idéal de la
société comme grande association transparente à
elle-même soit de nature à constituer une alternative
crédible à la nouvelle apologie de la communauté
platonicienne. Toute pensée soucieuse d’affronter aujourd’hui
la question du commun doit sortir de cette alternative et commencer
par poser que le commun n’est ni dans l’avoir-en-commun
de la communauté, ni dans l’être-commun de l’association,
mais seulement dans l’agir commun comme institution du commun.
Notes
[1] Cornélius Castoriadis, « Introduction, Socialisme
et société autonome », in Le contenu du socialisme,
10/18, 1979, p. 11.
[2] Michael Hardt and Antonio Negri, Commonwealth, 2009, p. ix.
[3] Gérard Bensussan, Moses Hess la philosophie le socialisme
(1836-1845), puf, p. 162.
[4] Karl Marx, Philosophie, Folio Essais, 2005, p. 44.
[5] Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt, Éditions
sociales, 1981, p. 30.
[6] « La différence scientifique entre socialisme
et communisme », tel est en revanche le propos de Lénine
dans le chapitre 5 de L’État et la Révolution.
[7] Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844,
introduit, traduit et annoté par F. Fischbach, Vrin, 2007,
p. 143-147.
[8] Friedrich Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique,
Éditions sociales, édition bilingue, 1977.
[9] Ibid., p. 93-95.
[10] Émile Durkheim, Le Socialisme, sa définition,
ses débuts, la doctrine saint-simonienne, Librairie Felix
Alcan, 1928.
[11] Ibid., p. 25.
[12] Ibid., p. 34.
[13] Doctrine de Saint-Simon, Paris, 1830, p. 115.
[14] Ibid., p. 77 à 83.
[15] F. Engels, op. cit., p. 99.
[16] Célestin Bouglé, Socialismes français,
Du « socialisme utopique » à la « démocratie
industrielle », Armand Colin, 1951, p. 163.
[17] Philippe Chanial, Justice, don et association, La délicate
essence de la démocratie, La Découverte/Mauss, 2001
et plus récemment, La Délicate Essence du socialisme,
Au bord de l’eau, 2009.
[18] Ibid., p. 41.
[19] Pierre Leroux, Aux philosophes, aux artistes, aux politiques,
trois discours et autres textes, Payot, 1994, p. 247, note (a) ajoutée
en 1845.
[20] Pierre Leroux, Réponse à Proudhon, La République,
Paris, 10 novembre 1849 : « …car il ne s’agit
pas d’une autorité monarchique, sachez-le bien, mais
de l’autorité républicaine : et c’est
là ce que vous ne comprenez pas, vous qui ne comprenez pas
l’association ».
[21] Cité par Philippe Chanial, La Délicate Essence
du socialisme, Au bord de l’eau, 2009, p. 70 et 71.
[22] Étienne Cabet, Voyage en Icarie, Dalloz, 2006, p. 548.
[23] Émile Durkheim, op. cit., p. 46.
[24] Cette dimension est très fortement soulignée
dans le texte de Gerrard Winstanley, L’Étendard déployé
des vrais niveleurs (1649) : la suppression de la propriété
privée, grâce à laquelle un peuple sera «
uni dans l’unité (Oneness) par une commune communauté
de vie (common community of livelihood) », doit anéantir
« l’homme charnel empli de convoitise et d’orgueil
», cf. la traduction du texte aux Éditions Allia, 2007.
[25] Ibid., p. 51.
[26] Lorsqu’on lit Voyage en Icarie (1840), cette abstraction
frappe le lecteur, en dépit du côté extrêmement
détaillé de la description. La même remarque
vaut pour le Code de la communauté (1842) de Théodore
Dézamy qui présente un plan de palais communal où
chaque mètre carré est distribué en fonction
des activités économiques et sociales, cf. Yolène
Dylas-Rocherieux, L’Utopie ou la Mémoire du futur,
Pocket Agora, 2000, p. 251.
[27] Op. cit., p. 55.
[28] Ibid., p. 554.
[29] sur ce point la description par Charléty de la communauté
de Belleville.
[30] On sait que Pierre Leroux voit dans cette pratique spartiate
des « philities » une institution qui prépare
l’eucharistie chrétienne et le socialisme (De l’Égalité,
Paris, 1838).
[31] K. Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844,
op. cit.
[32] Pierre-Joseph Proudhon, De la Justice dans la Révolution
et dans l’Église (1858), p. 151. Dans De la capacité
politique des classes ouvrières (1865), il oppose dans le
même esprit le « système du Luxemburg »,
ou « système communiste », au « système
du Manifeste », ou « système mutuelliste ».
La première expression renvoie à la commission du
Luxemburg de la révolution de 1848, la seconde au Manifeste
des soixante ouvriers parisiens de 1864.
[33] Il suffit de se reporter à la note ajoutée par
Engels pour l’édition de 1885 de l’Adresse du
Comité central de la Ligue des communistes (mars 1850) pour
voir au prix de quelles contorsions théoriques ce dernier
cherche à justifier rétrospectivement la condamnation
de la « constitution communale libre » en mars 1850
tout en se ralliant à la Selbstregierung provinciale et locale
en 1885 (Œuvres IV, p. 557).
[34] Manuscrits de 1857-58, II, p. 75 (traduction modifiée).
[35] Le Capital, Livre I, p. 90.
[36] Marx et Engels, Manifeste du parti communiste, gf Flammarion,
p. 89. Ce passage est reproduit en note dans la partie du chapitre
xxiv du Livre I du Capital consacrée à la «
Tendance historique de l’accumulation capitaliste »
(Ibid., p. 857).
[37] Le Capital, op. cit., p. 401.
[38] Karl Marx, Œuvres II, p. 33 (traduction modifiée).
[39] L’expression est de Bernard Chavance, Marx et le capitalisme,
Armand Colin, 2009, p. 137.
[40] Le Capital, op. cit., p. 90.
[41] Ibid., p. 547-548. La notion de l’« individu total
» apparaît dès L’Idéologie allemande
qui parle expressément de totalen Individuen (Marx-Engels
Jahrbuch 2003, Akademie Verlag, Berlin 2004, p. 90-91). Elle ne
sera jamais abandonnée.
[42] Ibid., p. 413.
Christian Laval et Pierre Dardot « Entre communauté
et association », Cités 3/2010 (n° 43), p. 43-56.
http://www.cairn.info/revue-cites-2010-3-page-43.htm
|
|