"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
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La nature du néolibéralisme : un enjeu théorique et politique pour la gauche
Pierre Dardot Christian Laval
Dossier: Où est passée la gauche? 1997-2007 - III. Troubles, déplacements reconfigurations

Origine : http://www.cairn.info/revue-mouvements-2007-2-page-108.htm

Pierre Dardot est chercheur en philosophie. Christian Laval est chercheur en sociologie. Ils ont fondé le groupe d’études et de recherche Question Marx et sont les auteurs avec El Mouhoub Mouhoud de Sauver Marx ? Empire, multitude, travail immatériel, La Découverte, Paris, 2007.


L’« antilibéralisme » apparaît aujourd’hui comme le nom d’un refus qui se résume au plus petit dénominateur commun. C’est un marqueur de la « gauche de la gauche » (« collectifs antilibéraux », « rassemblement antilibéral », « candidature antilibérale », « gauche populaire et antilibérale ») qui permet de réunir dans l’opposition aux politiques de privatisation et de déréglementation plusieurs traditions : souverainistes, keynésiens, marxistes de diverses obédiences, écologistes, anti-utilitaristes, chrétiens de gauche, etc. Il favorise également la soudure entre une « gauche de gauche » sociale, composée de syndicats et d’associations et une « gauche de gauche » politique, à un moment où les articulations anciennes entre l’une et l’autre ne fonctionnent plus pour cause d’effondrement de la référence au Parti communiste et de renoncement du Parti socialiste à une véritable ambition de transformation sociale. Cette dimension de label identitaire explique pour une grande part le brouillard sémantique et la confusion conceptuelle qui entourent la question du libéralisme et du néolibéralisme.

Or il importe, pour cette recomposition même, de savoir exactement ce qu’est le néolibéralisme, ses racines lointaines, les formes diverses qu’il a prises, les inflexions qu’il a connues et le distinguent ou le rapprochent de formes plus anciennes du libéralisme. Cette clarification est nécessaire, d’abord et surtout dans un souci d’efficacité politique.

La question est de savoir si le néolibéralisme est un « nouveau » libéralisme économique, ou s’il est seulement le retour de l’ancien, à supposer évidemment que cet ancien libéralisme ait été complètement homogène, ce qui reste à établir et n’est pas étranger à la question principale.

Le libéralisme n’est pas l’apologie de la jungle

La première erreur serait de confondre toutes les formes de libéralisme, comme semble y inviter l’expression d’« antilibéralisme ». Il convient évidemment de distinguer libéralisme politique et libéralisme économique, d’autant que l’un des arguments des tenants du second consiste à dire que le marché et le capitalisme sont intrinsèquement liés à la préservation et à l’extension des libertés en général. Ce qui leur permet, à l’instar du sociologue Raymond Boudon, dans une opération symétrique, de stigmatiser « l’illibéralisme » foncier de la plupart des intellectuels du fait de leur opposition assez générale à la prédominance des logiques marchandes, en particulier dans le domaine culturel [1]. Comme le dit dans une formule très juste Philippe Corcuff, « il ne faut pas laisser le libéralisme aux néolibéraux [2]». C’est d’autant plus vrai que le néolibéralisme actuel, en produisant en permanence de l’insécurité, suscite en retour une demande de sécurité au nom de laquelle il menace les libertés publiques. Pourtant, si elle est la plus grossière, cette confusion entre libéralisme politique et libéralisme économique n’est peut-être pas la seule qui soit faite.

L’un des paradoxes actuels tient à ce que cet « antilibéralisme » participe parfois d’une mystification que les doctrinaires libéraux se plaisent de leur côté à diffuser. C’est celle qui fait du marché un état naturel de la société. Cette croyance naturaliste, que l’on peut dire aussi « manchestérienne », a été parfaitement formulée par Alain Minc : « Le capitalisme ne peut s’effondrer, c’est l’état naturel de la société. La démocratie n’est pas l’état naturel de la société. Le marché, oui [3]. » Cette conception naturaliste du marché, dont on peut retrouver la trace en France dans le sillage d’un Say ou d’un Bastiat, a été évidemment contestée par tout le mouvement socialiste. Elle a été également mise en question par un certain nombre de travaux d’historiens, dont l’ouvrage classique de Karl Polanyi, La Grande transformation, qui ont montré combien le marché avait été construit par des politiques délibérément créatrices de logiques marchandes. En réalité, comme l’a montré Michel Foucault dans Naissance de la biopolitique [4], dès le xviiie siècle un grand nombre d’auteurs, dont Jeremy Bentham est sans doute le plus important, avaient commencé à élaborer les modes d’intervention étatiques correspondant à la mise en place et au fonctionnement d’une « économie de marché » [5]. On doit donc à une simplification outrancière l’idée selon laquelle le libéralisme économique du xviiie siècle se résumerait à une croyance générale dans la main invisible harmonisant les intérêts. Même chez Adam Smith, les choses sont plus compliquées comme suffisent à le montrer, plus encore que sa Théorie des sentiments moraux, ses Leçons sur la théorie du droit données à Glasgow [6].

Cette confusion entre marché et nature, laquelle serait absence de tout encadrement juridique et de toute administration, cette identification du libéralisme économique à un « état de nature » qui ne connaîtrait que des rapports de violence sauvage, est une caricature particulièrement fréquente. Les responsables socialistes se sont fait la spécialité d’une telle identification. C’est le sens de cette formule de Lamennais qu’ils aiment à citer selon laquelle « Entre le fort et le faible, c’est la liberté qui opprime et la règle qui affranchit », ou encore la signification de l’image du « renard libre dans un poulailler libre ». On peut certes voir dans leur usage par François Mitterrand l’écho d’une polémique interne au Parti socialiste entre première et deuxième gauche quant au rôle respectif de la loi et du contrat, de l’État et de la « société civile ». Mais, plus fondamentalement, la croyance demeure que toute intervention législatrice ou toute régulation politique irait à l’encontre d’un « capitalisme sauvage » qu’encouragerait un libéralisme pris comme un bloc.

Quelles que soient ses raisons tactiques, la présentation du libéralisme comme l’apologie de « l’état de nature » reste une « énormité » théorique. Dans le libéralisme classique, la loi est censée être faite d’abord pour protéger les libertés individuelles. Dans sa version benthamienne, elle est même créatrice d’une sphère d’action personnelle au sein de laquelle peuvent se déterminer des intérêts particuliers capables de s’accorder « artificiellement » entre eux. La question est évidemment de savoir si les rapports juridiques qu’établit la loi sont effectivement de nature à empêcher l’exercice d’un rapport de force, l’usage d’une violence sociale, ou, au contraire, s’ils ne font que les habiller d’une forme légale et légitime. Cette confusion théorique se perpétue aujourd’hui par l’évocation rituelle d’un « libéralisme anglo-saxon », facile repoussoir réduit à quelques images caricaturales, et très éloignées d’ailleurs des pratiques interventionnistes des gouvernements qui sont supposés l’incarner.

Cette conception a des conséquences importantes sur le plan politique. Si toute réglementation de la vie économique est par définition a- ou anti-libérale, il conviendrait alors de l’appuyer systématiquement. C’est ainsi, par exemple, que de nombreux partisans du Traité constitutionnel européen, comme l’a fait Lionel Jospin dans un entretien télévisé, ont justifié leur appel à voter en sa faveur. D’après eux, le seul fait qu’un texte visait à encadrer réglementairement une économie de « concurrence libre et non faussée » en faisait un traité antilibéral. C’était là sans doute une manière détournée de justifier « théoriquement » un certain renoncement au combat contre le néolibéralisme (Toni Negri était plus cohérent quand il appelait à voter pour sa ratification en raison de son caractère néolibéral, selon un principe hypermarxiste d’accélération du processus menant au communisme. Mais la croyance selon laquelle il faut pousser le capital au-delà de lui-même prête évidemment à une discussion sérieuse [7]). Cette confusion n’avait pas échappé à un certain nombre d’auteurs critiques. Quelques jours avant le référendum, dans l’un des articles les plus intéressants de la campagne pour le non, Geneviève Azam rappelait très justement que ce genre d’affirmation « induit pour ceux qui l’écoutent l’idée que le capitalisme serait finalement un système économique naturel qui n’aurait pas à être institué puisqu’il naîtrait de l’action spontanée des hommes, de leur penchant naturel à la concurrence et à la quête du gain privé [8]. »

Cependant, la question que posait cette « constitutionnalisation » par la loi d’un ordre concurrentiel était de savoir si cette « constitution » procédait encore du libéralisme. En effet, dire, comme le faisait Geneviève Azam, que l’idéologie libérale se confond entièrement avec la doctrine de la main invisible maintenait ouverte la possibilité de l’erreur assimilant libéralisme et « état de nature » décrite plus haut. C’était oublier que l’interventionnisme libéral n’a pas toujours été un secret bien gardé ou une pratique honteuse. On a rappelé plus haut que Jeremy Bentham avait été l’un des concepteurs les plus inventifs de ce que Michel Foucault nommera « la gouvernementalité libérale ». L’auteur de Naissance de la biopolitique, a en effet entamé une réflexion fondamentale sur la spécificité du néolibéralisme, en le mettant en relation avec les différentes branches du libéralisme antérieur. Si l’on suit l’analyse qu’il en a faite, le libéralisme ne se résume pas à la croyance en des « lois naturelles », à la manière de la physiocratie française. Le libéralisme classique est d’ailleurs loin d’être homogène. L’une de ses branches, peut-être la principale, se définit à l’inverse comme un « art de gouverner » visant à coordonner une économie de marché et un pouvoir d’État. Un ensemble de techniques administratives et une certaine utilisation du droit positif se sont ordonnés à la poursuite d’objectifs de bien-être, de production, de profit. Leur logique consiste à former, à canaliser, à conduire les intérêts privés de telle sorte qu’ils soient compatibles entre eux et aboutissent à un résultat jugé optimal. Cet « art de gouverner » tel qu’il s’ébauche au xviiie siècle vise à régler de façon pratique le problème de l’articulation entre le pouvoir souverain de l’État et le pouvoir du marché selon une logique de la double limitation et de la double détermination de l’un par l’autre. En un mot, il conviendrait plutôt de parler de « libéralismes » au pluriel – même s’ils ont des fondements communs dans une même conception de l’homme et du rapport social – et de reconsidérer la priorité que l’on a donnée à son interprétation naturaliste.

En quoi le néolibéralisme est-il « nouveau » ?

Laisser penser que le libéralisme est entièrement réductible à une idéologie naturaliste du marché, c’est aussi faire trop peu de place à la principale inflexion qu’a connue le libéralisme économique depuis les années 1930 : la revalorisation contre le « laisser-faire manchestérien » de l’intervention politique, de la « règle de droit », de la législation comme « code de la route », voire de la constitution économique comme « décision fondamentale » légitimant l’État de droit. Le Traité constitutionnel européen, de ce point de vue, n’est en réalité que la manifestation la plus explicite du néolibéralisme dans sa version européenne. Le marché y est bien toujours conçu comme le meilleur moyen de coordonner les actions individuelles, il est toujours le maître-mot d’une politique visant la « prospérité pour tous », il est même investi d’une fonction de modèle pour toute la société mais, loin d’être conçu comme un état naturel, il est plutôt compris comme un mécanisme artificiellement construit, qui doit faire l’objet d’un entretien constant et vigilant de la part du gouvernement.

Privilégiant la question de la pratique gouvernementale, Foucault souligne la très grande importance de l’ordolibéralisme allemand, dans la lignée des travaux de Walter Eucken et de l’École de Fribourg [9]. Avec le recul, cette valorisation prend d’autant plus de sens que la construction européenne a très tôt procédé de cette doctrine encore peu connue en dehors de l’Allemagne.

Rendre à l’ordolibéralisme allemand sa place privilégiée dans la constitution du néolibéralisme n’est pas sans affecter la compréhension du sens du préfixe « néo » dans l’expression même de « néolibéralisme ». Comme on l’a vu, le terme s’est imposé dans l’usage courant, avec une signification négative, voire purement polémique. Le « néolibéralisme » en est venu à signifier par association l’apologie « social-darwinienne » du « capitalisme sauvage » ainsi que le refus de toute règle et de toute intervention de l’État. On peut noter que le plus souvent c’est Hayek qui est considéré aujourd’hui comme l’économiste libéral par excellence, c’est-à-dire comme l’initiateur du « renouveau de la pensée libérale » [10]. À privilégier cette filiation, on donne au préfixe « néo » le sens d’un renouvellement qui est en même temps un ressourcement, voire d’un simple retour au libéralisme classique [11.

Mais à reconsidérer la question sous l’angle de la gouvernementalité, on se rend compte que ce même préfixe acquiert une signification très précise, bien loin de se réduire à son usage péjoratif ou de flotter dans une indétermination sémantique peu engageante. Dans cette perspective, il apparaît que le néolibéralisme dans sa version allemande constitue une véritable révision du libéralisme classique dans sa version smithienne plutôt qu’un retour inavoué ou un simple renouvellement dicté par le seul souci d’adapter le discours des pères fondateurs à de nouvelles conditions historiques. L’enjeu est de taille : si, comme le soutient Foucault, c’est « l’art de gouverner programmé vers les années 1930 par les ordolibéraux » qui « est devenu maintenant la programmation de la plupart des gouvernements en pays capitaliste » [12], ce que la suite des événements a amplement démontré, rien n’est plus urgent que d’apprécier la portée pratique et politique de cette révision.

La crise du libéralisme et la question de l’héritage du « vieux libéralisme »

L’acte inaugural du néolibéralisme, comme l’indique Foucault, est le Colloque Walter Lippmann tenu à Paris en 1938 à l’instigation de Louis Rougier. Les économistes et philosophes rassemblés ne sont certes pas tous d’accord sur la révision à opérer, mais la tendance majoritaire qui s’y affirme est une profonde remise en question de l’idéologie du laisser-faire. Les grands désordres du xxe siècle appellent un changement d’orientation ; il ne s’agit plus pour les libéraux, qui se veulent « organisateurs », de supprimer des règles et de prêcher l’abstention mais au contraire d’intervenir et d’appliquer des règles sans lesquelles l’économie de marché ne pourrait fonctionner. C’est bien ce que le politologue et journaliste américain Walter Lippmann, éditorialiste au New York Herald Tribune, avait soutenu en en appelant à un « new deal permanent » dans ses écrits des années 1930.

C’est d’ailleurs la parution du livre du même Walter Lippmann The Good Society (traduit en français en 1938 sous le titre La Cité libre) qui fournit à Louis Rougier, professeur de philosophie qui venait de publier Les mystiques économiques (1938), l’occasion d’organiser à Paris du 26 au 30 août 1938 un colloque consacré au déclin du libéralisme et à ses causes [13]. Dans son allocution d’ouverture, Louis Rougier reconnaît au livre de Walter Lippmann plusieurs mérites, dont celui d’avoir récusé « l’identité posée du libéralisme et la doctrine manchestérienne du laisser-faire, laisser-passer », en montrant que « le régime libéral n’est pas seulement le résultat d’un ordre naturel spontané comme le déclaraient, au xviiie siècle, les nombreux auteurs des Codes de la Nature », mais « aussi le résultat d’un ordre légal qui suppose un interventionnisme juridique de l’État » [14]. Foucault relève cette dernière formule afin de marquer ce en quoi le nouveau libéralisme, encore en train de se chercher et de se formuler, entend se différencier de l’« ancien libéralisme », celui d’avant-guerre. La raison en est très simple : ce que Walter Lippmann appelle crûment « la débâcle du libéralisme du xixe siècle » est devenue manifeste aux yeux des plus lucides des libéraux. Depuis la fin de la Première Guerre mondiale, ce libéralisme est devenu la cible de toutes les critiques : la crise de 1929, la vogue du planisme et du dirigisme, la montée du fascisme et du nazisme, le régime mis en place en Union soviétique, tout concourait à jeter le discrédit sur la doctrine des pères fondateurs. D’où la conclusion tirée par des hommes comme Walter Lippmann ou Louis Rougier : il n’est d’autre issue à cette crise que d’entreprendre une « reconstruction du libéralisme » et, à cette fin, une « révision fondamentale » de toutes les idées admises jusqu’à présent.

À travers les contours de ce « libéralisme révisé » il s’agit de définir une sorte de « troisième voie » qui ne se confonde ni avec le planisme ni avec la doctrine de la non-intervention. Aussi, dans l’allocution de Louis Rougier, la métaphore du code de la route vient-elle se substituer significativement à celle du Code de la Nature dont l’invocation par le courant « manchestérien » dissimule mal le refus d’imposer quelque code que ce soit : de fait, elle fonctionne comme la métaphore adéquate du « cadre légal » indispensable au bon fonctionnement de l’économie de marché. Le propos de Walter Lippmann dans La Cité libre devait déjà son originalité au rôle inédit dévolu à la loi : non seulement celle-ci doit permettre de fixer les droits et les devoirs des individus, mais elle doit aussi instituer le marché en établissant les règles de son fonctionnement : « Le marché est une construction historique qui n’existe que parce qu’un cadre institutionnel le permet [15]. » Le point fondamental de désaccord avec le vieux libéralisme pour Walter Lippmann est que la liberté n’est pas un état naturel : « La liberté est un droit que seul un gouvernement vigilant et sage peut procurer. C’est le produit artificiel d’un effort civilisé qui disparaît presque instantanément lorsque les passions primitives des hommes ne sont plus bridées [16]».

Dans Les mystiques économiques, Louis Rougier avait défini ce nouveau libéralisme comme un « libéralisme constructeur », ne reculant pas devant des formulations qu’un manchestérien aurait jugées hérétiques : « Entre ne rien faire et administrer tout, l’État libéral prend le parti de tout surveiller en disant le droit, en faisant respecter par tous la loi égale pour tous. Il ne prétend pas se substituer au jeu régulateur de l’équilibre économique, mais il vise à dégripper, au nom de l’intérêt collectif, les facteurs naturels de l’équilibre […] En résumé, le libéralisme constructeur admet l’ingérence juridique de l’État pour protéger la libre compétition qui seule permet de sélectionner les valeurs […] [17]. »

On ne saurait mieux dire le sens de la révision opérée par le néolibéralisme qui, renouant en partie avec les conceptions artificialistes de Bentham, s’affirme comme une politique qui fait du marché un ordre délibérément construit et administré. Les politiques de déréglementation et de dérégulation menées depuis les années 1970 peuvent alors mieux se lire comme l’application d’un programme visant, non pas à rétablir un état naturel de la société, mais à établir un ordre de marché volontairement institué et consciemment piloté. Le néolibéralisme n’est pas seulement la recherche du « moins d’État », c’est la redéfinition de l’État comme protecteur du cadre réglementaire et légal instituant le marché et comme administrateur des logiques concurrentielles censées y fonctionner.

La constitution économique de l’Europe et « l’économie sociale de marché »

La campagne d’une partie de la gauche contre la ratification du Traité a permis de mieux faire apparaître la nature « néolibérale » de la construction de l’Europe. Elle n’a toutefois pas suffisamment fait comprendre que cette construction s’est opérée dans la lignée de l’ordolibéralisme.

Les organisations et responsables socialistes ont notamment entretenu une confusion largement volontaire sur ce point. On peut s’en apercevoir par le sens qu’ils ont voulu accorder à l’expression typiquement ordolibérale d’« économie sociale de marché », que l’on trouve dans le Traité, formule présentée par les partisans de l’Europe et du Traité comme un synonyme de « modèle social européen ». Dans une interview de 2005, à la question d’un journaliste : « Comment le nouveau traité permettra-t-il de lutter contre les perversions du marché ? » ; Jacques Delors faisait la réponse suivante : « Sans le traité, nous disposons de moins d’atouts pour défendre les intérêts légitimes de la France et aller vers cette économie sociale de marché, rénovée, qui est une réponse à la mondialisation et à la puissance financière [18].»

Cette réponse entretient l’idée que cette « économie sociale de marché » est une expression synonyme de « modèle social européen », lequel serait caractérisé par un haut niveau de protection, de solidarité et de redistribution des revenus, alors qu’elle en est l’exact contraire sur le plan doctrinal. À ce titre, elle est assez typique d’un escamotage de l’histoire européenne qui a pour effet de faire oublier que cette « économie sociale de marché » a été la formule du néolibéralisme allemand avant de devenir celle du néolibéralisme européen. Mais Jacques Delors n’est pas seul dans ce cas. Presque tous les partisans du Traité constitutionnel européen ont défendu des interprétations semblables, qu’ils soient de droite ou de gauche.

Qu’est-ce que « l’économie sociale de marché » [19] ? L’expression a été forgée par Alfred Müller-Armack, un économiste ordolibéral allemand, en 1946 dans son ouvrage intitulé Wirtschaftslenkung und Marktwirtschaft (« Économie planifiée et économie de marché [20] »). Alfred Müller-Armack a été l’économiste ordolibéral le plus impliqué dans la mise en œuvre des politiques économiques auprès du chancelier Ludwig Erhard et l’un des hommes les plus influents pour faire valoir les conditions allemandes dans le processus de construction européenne. Pour Alfred Müller-Armack, l’économie sociale de marché s’oppose à l’économie libérale de marché, sous deux aspects. L’économie de marché est un ordre social voulu par une société, c’est un choix collectif irrévocable, et non pas un état naturel du lien humain. Cet ordre de marché est un « ordre artificiel » déterminé par des buts que la société se donne à elle-même. Cela signifie aussi que c’est une machine sociale qu’il faut réguler, c’est un artifice qui doit produire des résultats bénéfiques à condition que les lois garantissent le jeu des règles du marché.

Une « économie sociale de marché » doit également envelopper la politique culturelle, l’éducation et la politique scientifique [21].Comme l’avait souligné Walter Eucken, le chef de file de l’École de Fribourg, l’un des aspects importants de la doctrine est l’interdépendance de tous les niveaux de la réalité sociale. L’ordre politique, les fondations juridiques, les valeurs font partie de l’ordre global. L’idéal social de l’« économie sociale de marché » est à la fois une société de petits entrepreneurs en concurrence les uns avec les autres, dont aucun n’est en mesure d’exercer un pouvoir exclusif et arbitraire sur le marché, et une démocratie de consommateurs souverains exerçant leur pouvoir individuel de choix (c’est « le plébiscite de tous les jours » du marché). Pour les ordolibéraux, la concurrence est le mode de rapport interindividuel le plus conforme à l’efficacité économique dans une société mais aussi le plus conforme aux exigences morales que l’on peut attendre de l’homme, ce qui lui permet de s’affirmer comme un être autonome, responsable, libre. Ce modèle réclame une Gesellschafspolitik (« politique de société ») visant à garantir les conditions de la concurrence libre et non faussée et à accroître la « responsabilité des agents économiques », politique qui est aux antipodes d’une politique sociale de l’État providence.

Ce sont ces mêmes grands aspects de l’ordolibéralisme que l’on voit à l’œuvre dans la logique européenne de constitutionnalisation de l’ordre concurrentiel, dans l’application stricte de la politique de concurrence comme dans l’indépendance de la Banque centrale européenne, mais aussi dans l’application de règles de discipline pour limiter l’interventionnisme budgétaire des gouvernements.

Les enjeux d’une clarification

On devine l’enjeu directement politique d’une clarification de la nature du néolibéralisme. La confusion entre libéralisme et état de nature, entre néolibéralisme et « jungle darwinienne », permet encore aujourd’hui de légitimer, dans le sillage du SPD allemand, un ralliement des gauches gouvernementales européennes à la forme contemporaine dominante du libéralisme, c’est-à-dire à un « management conscient » du marché, selon la formule employée par Walter Lippmann dans les années 1930. L’idée que tout encadrement du marché serait en soi la marque d’un progrès est en réalité l’alibi d’un renoncement à pratiquer une politique non-libérale. Une meilleure compréhension de la spécificité historique et conceptuelle du néolibéralisme serait le moyen de mieux saisir la nature globale de la programmation politique que la gauche entend enrayer et stopper.

Mais il est peut-être un enjeu encore plus décisif. Il s’agit de savoir comment redéfinir un exercice du pouvoir, ou pour parler comme Michel Foucault, un « art de gouvernement » de gauche. Il ne suffit pas d’exercer le pouvoir pour rompre avec un libéralisme résolument interventionniste. Le comble de l’aveuglement a sans doute été pour la gauche gouvernementale de soutenir, comme l’a fait Lionel Jospin avec les résultats que l’on sait, que l’économie ne pouvait plus être politiquement encadrée, alors que c’est très précisément ce que le néolibéralisme affirme devoir faire. Le défi que pose le néolibéralisme à la gauche est donc de savoir à quel ordre social souhaitable il convient d’ordonner une autre gouvernementalité. Contrarier la politique néolibérale de construction des marchés et construire une autre politique suppose de redéfinir une société désirable, un autre modèle de relation sociale que celui de la concurrence généralisée, serait-elle libre et non faussée. Ce qui revient à se demander si la gauche est capable de proposer une autre idée de l’homme et de la société que celle qui sert de référence principale à la gouvernementalité libérale : l’homme comme sujet de l’intérêt, l’homme économique qui peuple la société civile.

Notes

[1] R. Boudon, Pourquoi les intellectuels n’aiment pas le libéralisme, Odile Jacob, Paris, 2004.

[2] Entretien, dossier de Politis du 24 janvier 2007.

[3] Cambio 16, Madrid, 5 décembre 1994.

[4] M. Foucault, Naissance de la biopolitique, Cours du Collège de France 1978-1979, Seuil-Gallimard, Paris, 2004. Cf. Le compte rendu d’I. Rochet, dans Mouvements n° 41 qui expose l’ensemble de la démarche de Michel Foucault.

[5] Sur tous ces points, voir É. Halévy, La Formation du radicalisme philosophique, 3 vol., rééd., PUF, Paris, 1995.

[6] A. Smith, Lectures On Jurisprudence, Oxford University Press, 1976.

[7] Cf. P. Dardot, C. Laval, El Mouhoub Mouhoud, Sauver Marx ? Empire, multitude, travail immatériel, La Découverte, Paris, 2007.

[8] G. Azam, « Capitalisme et “constitution” », Politis, 25 mai 2005.

[9] Sur les douze leçons que Foucault consacre au libéralisme entre le 10 janvier 1979 et le 4 avril 1979, cinq portent sur l’« ordolibéralisme », soit près de la moitié de tout le cours. C’est dire toute l’importance accordée par Foucault à la place de ce courant dans la redéfinition de l’art libéral de gouverner.

[10] R. Nadeau, Le conflit des libéralismes. Rougier versus Hayek, in Actes du Colloque international « Louis Rougier (1889-1982) – Vie et œuvre d’un philosophe engagé », Genève, 6-9 octobre 2004, p. 1.

[11] Voir A. Laurent, Le libéralisme américain. Histoire d’un détournement, Les Belles Lettres, Paris, 2006.

[12] Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 154 et 155.

[13] Pour tous ces détails, voir F. Denord, « Aux origines du néolibéralisme, Louis Rougier et le Colloque Walter Lippmann de 1938 », Le Mouvement social, n° 195, avril-juin 2001, p. 21.

[14] Compte rendu des séances du colloque Walter Lippmann, Travaux du Centre international d’études pour la rénovation du libéralisme, cahier n° 1, Librairie de Médicis, 1939, p. 13-15.

[15] F. Denord, « Aux origines du néolibéralisme », art. cit., p. 12.

[16] Ibid., p. 48.

[17] Cité par Y. Steiner, Louis Rougier et la Mont Pèlerin Society : une contribution en demi-teinte, Cahiers d’épistémologie du département de philosophie, Université du Québec, n° 2005-10, p. 38-39.

[18] Interview de Jacques Delors au journal Nord-Éclair, 14 mai 2005.

[19] On se reportera naturellement à la lecture qu’en donne Michel Foucault dans Naissance de la biopolitique. Cf. également M. Senellart, « Michel Foucault : la critique de la Gesellschafstpolitik », in P. Commun, (dir.) L’ordolibéralisme allemand, aux sources de l’économie sociale de marché, MSH, Paris, 2004.

[20] Il faut noter que l’expression est créée un an avant qu’il n’adhère à la société du Mont-Pélerin de Hayek et de Röpke (ce sera l’un des dix premiers allemands de la société). Cf. C. Watrin, « Alfred Müller-Armack, Economic Policy Maker and Sociologist of Religion », in P. Koslowski (dir.), The theory of Capitalism in the german Economic Tradition, Historism, Ordo-Liberalism, Critical Theory, Solidarism, Springer, 2000, p. 193.

[21] Dans « Das gesellschafttliche Leitbild des Sozialen Marktwirtschaft », Wirtschaftspolitisch Chronik, 1962.
Résumé

En se désignant comme « antilibérale », une partie de la gauche fait trop vite l’impasse sur un travail de clarification conceptuelle absolument crucial. Elle ne confond pas seulement libéralisme politique et libéralisme économique, elle manque aussi son véritable adversaire, le néolibéralisme, dont Pierre Dardot et Christian Laval retracent ici la genèse politico-théorique.


Pierre Dardot et Christian Laval « La nature du néolibéralisme : un enjeu théorique et politique pour la gauche », Mouvements 2/2007 (n° 50), p. 108-117.

URL : www.cairn.info/revue-mouvements-2007-2-page-108.htm