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Origine : http://www.cairn.info/revue-mouvements-2007-2-page-108.htm
Pierre Dardot est chercheur en philosophie. Christian Laval est
chercheur en sociologie. Ils ont fondé le groupe d’études
et de recherche Question Marx et sont les auteurs avec El Mouhoub
Mouhoud de Sauver Marx ? Empire, multitude, travail immatériel,
La Découverte, Paris, 2007.
L’« antilibéralisme » apparaît aujourd’hui
comme le nom d’un refus qui se résume au plus petit
dénominateur commun. C’est un marqueur de la «
gauche de la gauche » (« collectifs antilibéraux
», « rassemblement antilibéral », «
candidature antilibérale », « gauche populaire
et antilibérale ») qui permet de réunir dans
l’opposition aux politiques de privatisation et de déréglementation
plusieurs traditions : souverainistes, keynésiens, marxistes
de diverses obédiences, écologistes, anti-utilitaristes,
chrétiens de gauche, etc. Il favorise également la
soudure entre une « gauche de gauche » sociale, composée
de syndicats et d’associations et une « gauche de gauche
» politique, à un moment où les articulations
anciennes entre l’une et l’autre ne fonctionnent plus
pour cause d’effondrement de la référence au
Parti communiste et de renoncement du Parti socialiste à
une véritable ambition de transformation sociale. Cette dimension
de label identitaire explique pour une grande part le brouillard
sémantique et la confusion conceptuelle qui entourent la
question du libéralisme et du néolibéralisme.
Or il importe, pour cette recomposition même, de savoir exactement
ce qu’est le néolibéralisme, ses racines lointaines,
les formes diverses qu’il a prises, les inflexions qu’il
a connues et le distinguent ou le rapprochent de formes plus anciennes
du libéralisme. Cette clarification est nécessaire,
d’abord et surtout dans un souci d’efficacité
politique.
La question est de savoir si le néolibéralisme est
un « nouveau » libéralisme économique,
ou s’il est seulement le retour de l’ancien, à
supposer évidemment que cet ancien libéralisme ait
été complètement homogène, ce qui reste
à établir et n’est pas étranger à
la question principale.
Le libéralisme n’est pas l’apologie
de la jungle
La première erreur serait de confondre toutes les formes
de libéralisme, comme semble y inviter l’expression
d’« antilibéralisme ». Il convient évidemment
de distinguer libéralisme politique et libéralisme
économique, d’autant que l’un des arguments des
tenants du second consiste à dire que le marché et
le capitalisme sont intrinsèquement liés à
la préservation et à l’extension des libertés
en général. Ce qui leur permet, à l’instar
du sociologue Raymond Boudon, dans une opération symétrique,
de stigmatiser « l’illibéralisme » foncier
de la plupart des intellectuels du fait de leur opposition assez
générale à la prédominance des logiques
marchandes, en particulier dans le domaine culturel [1]. Comme le
dit dans une formule très juste Philippe Corcuff, «
il ne faut pas laisser le libéralisme aux néolibéraux
[2]». C’est d’autant plus vrai que le néolibéralisme
actuel, en produisant en permanence de l’insécurité,
suscite en retour une demande de sécurité au nom de
laquelle il menace les libertés publiques. Pourtant, si elle
est la plus grossière, cette confusion entre libéralisme
politique et libéralisme économique n’est peut-être
pas la seule qui soit faite.
L’un des paradoxes actuels tient à ce que cet «
antilibéralisme » participe parfois d’une mystification
que les doctrinaires libéraux se plaisent de leur côté
à diffuser. C’est celle qui fait du marché un
état naturel de la société. Cette croyance
naturaliste, que l’on peut dire aussi « manchestérienne
», a été parfaitement formulée par Alain
Minc : « Le capitalisme ne peut s’effondrer, c’est
l’état naturel de la société. La démocratie
n’est pas l’état naturel de la société.
Le marché, oui [3]. » Cette conception naturaliste
du marché, dont on peut retrouver la trace en France dans
le sillage d’un Say ou d’un Bastiat, a été
évidemment contestée par tout le mouvement socialiste.
Elle a été également mise en question par un
certain nombre de travaux d’historiens, dont l’ouvrage
classique de Karl Polanyi, La Grande transformation, qui ont montré
combien le marché avait été construit par des
politiques délibérément créatrices de
logiques marchandes. En réalité, comme l’a montré
Michel Foucault dans Naissance de la biopolitique [4], dès
le xviiie siècle un grand nombre d’auteurs, dont Jeremy
Bentham est sans doute le plus important, avaient commencé
à élaborer les modes d’intervention étatiques
correspondant à la mise en place et au fonctionnement d’une
« économie de marché » [5]. On doit donc
à une simplification outrancière l’idée
selon laquelle le libéralisme économique du xviiie
siècle se résumerait à une croyance générale
dans la main invisible harmonisant les intérêts. Même
chez Adam Smith, les choses sont plus compliquées comme suffisent
à le montrer, plus encore que sa Théorie des sentiments
moraux, ses Leçons sur la théorie du droit données
à Glasgow [6].
Cette confusion entre marché et nature, laquelle serait
absence de tout encadrement juridique et de toute administration,
cette identification du libéralisme économique à
un « état de nature » qui ne connaîtrait
que des rapports de violence sauvage, est une caricature particulièrement
fréquente. Les responsables socialistes se sont fait la spécialité
d’une telle identification. C’est le sens de cette formule
de Lamennais qu’ils aiment à citer selon laquelle «
Entre le fort et le faible, c’est la liberté qui opprime
et la règle qui affranchit », ou encore la signification
de l’image du « renard libre dans un poulailler libre
». On peut certes voir dans leur usage par François
Mitterrand l’écho d’une polémique interne
au Parti socialiste entre première et deuxième gauche
quant au rôle respectif de la loi et du contrat, de l’État
et de la « société civile ». Mais, plus
fondamentalement, la croyance demeure que toute intervention législatrice
ou toute régulation politique irait à l’encontre
d’un « capitalisme sauvage » qu’encouragerait
un libéralisme pris comme un bloc.
Quelles que soient ses raisons tactiques, la présentation
du libéralisme comme l’apologie de « l’état
de nature » reste une « énormité »
théorique. Dans le libéralisme classique, la loi est
censée être faite d’abord pour protéger
les libertés individuelles. Dans sa version benthamienne,
elle est même créatrice d’une sphère d’action
personnelle au sein de laquelle peuvent se déterminer des
intérêts particuliers capables de s’accorder
« artificiellement » entre eux. La question est évidemment
de savoir si les rapports juridiques qu’établit la
loi sont effectivement de nature à empêcher l’exercice
d’un rapport de force, l’usage d’une violence
sociale, ou, au contraire, s’ils ne font que les habiller
d’une forme légale et légitime. Cette confusion
théorique se perpétue aujourd’hui par l’évocation
rituelle d’un « libéralisme anglo-saxon »,
facile repoussoir réduit à quelques images caricaturales,
et très éloignées d’ailleurs des pratiques
interventionnistes des gouvernements qui sont supposés l’incarner.
Cette conception a des conséquences importantes sur le plan
politique. Si toute réglementation de la vie économique
est par définition a- ou anti-libérale, il conviendrait
alors de l’appuyer systématiquement. C’est ainsi,
par exemple, que de nombreux partisans du Traité constitutionnel
européen, comme l’a fait Lionel Jospin dans un entretien
télévisé, ont justifié leur appel à
voter en sa faveur. D’après eux, le seul fait qu’un
texte visait à encadrer réglementairement une économie
de « concurrence libre et non faussée » en faisait
un traité antilibéral. C’était là
sans doute une manière détournée de justifier
« théoriquement » un certain renoncement au combat
contre le néolibéralisme (Toni Negri était
plus cohérent quand il appelait à voter pour sa ratification
en raison de son caractère néolibéral, selon
un principe hypermarxiste d’accélération du
processus menant au communisme. Mais la croyance selon laquelle
il faut pousser le capital au-delà de lui-même prête
évidemment à une discussion sérieuse [7]).
Cette confusion n’avait pas échappé à
un certain nombre d’auteurs critiques. Quelques jours avant
le référendum, dans l’un des articles les plus
intéressants de la campagne pour le non, Geneviève
Azam rappelait très justement que ce genre d’affirmation
« induit pour ceux qui l’écoutent l’idée
que le capitalisme serait finalement un système économique
naturel qui n’aurait pas à être institué
puisqu’il naîtrait de l’action spontanée
des hommes, de leur penchant naturel à la concurrence et
à la quête du gain privé [8]. »
Cependant, la question que posait cette « constitutionnalisation
» par la loi d’un ordre concurrentiel était de
savoir si cette « constitution » procédait encore
du libéralisme. En effet, dire, comme le faisait Geneviève
Azam, que l’idéologie libérale se confond entièrement
avec la doctrine de la main invisible maintenait ouverte la possibilité
de l’erreur assimilant libéralisme et « état
de nature » décrite plus haut. C’était
oublier que l’interventionnisme libéral n’a pas
toujours été un secret bien gardé ou une pratique
honteuse. On a rappelé plus haut que Jeremy Bentham avait
été l’un des concepteurs les plus inventifs
de ce que Michel Foucault nommera « la gouvernementalité
libérale ». L’auteur de Naissance de la biopolitique,
a en effet entamé une réflexion fondamentale sur la
spécificité du néolibéralisme, en le
mettant en relation avec les différentes branches du libéralisme
antérieur. Si l’on suit l’analyse qu’il
en a faite, le libéralisme ne se résume pas à
la croyance en des « lois naturelles », à la
manière de la physiocratie française. Le libéralisme
classique est d’ailleurs loin d’être homogène.
L’une de ses branches, peut-être la principale, se définit
à l’inverse comme un « art de gouverner »
visant à coordonner une économie de marché
et un pouvoir d’État. Un ensemble de techniques administratives
et une certaine utilisation du droit positif se sont ordonnés
à la poursuite d’objectifs de bien-être, de production,
de profit. Leur logique consiste à former, à canaliser,
à conduire les intérêts privés de telle
sorte qu’ils soient compatibles entre eux et aboutissent à
un résultat jugé optimal. Cet « art de gouverner
» tel qu’il s’ébauche au xviiie siècle
vise à régler de façon pratique le problème
de l’articulation entre le pouvoir souverain de l’État
et le pouvoir du marché selon une logique de la double limitation
et de la double détermination de l’un par l’autre.
En un mot, il conviendrait plutôt de parler de « libéralismes
» au pluriel – même s’ils ont des fondements
communs dans une même conception de l’homme et du rapport
social – et de reconsidérer la priorité que
l’on a donnée à son interprétation naturaliste.
En quoi le néolibéralisme est-il «
nouveau » ?
Laisser penser que le libéralisme est entièrement
réductible à une idéologie naturaliste du marché,
c’est aussi faire trop peu de place à la principale
inflexion qu’a connue le libéralisme économique
depuis les années 1930 : la revalorisation contre le «
laisser-faire manchestérien » de l’intervention
politique, de la « règle de droit », de la législation
comme « code de la route », voire de la constitution
économique comme « décision fondamentale »
légitimant l’État de droit. Le Traité
constitutionnel européen, de ce point de vue, n’est
en réalité que la manifestation la plus explicite
du néolibéralisme dans sa version européenne.
Le marché y est bien toujours conçu comme le meilleur
moyen de coordonner les actions individuelles, il est toujours le
maître-mot d’une politique visant la « prospérité
pour tous », il est même investi d’une fonction
de modèle pour toute la société mais, loin
d’être conçu comme un état naturel, il
est plutôt compris comme un mécanisme artificiellement
construit, qui doit faire l’objet d’un entretien constant
et vigilant de la part du gouvernement.
Privilégiant la question de la pratique gouvernementale,
Foucault souligne la très grande importance de l’ordolibéralisme
allemand, dans la lignée des travaux de Walter Eucken et
de l’École de Fribourg [9]. Avec le recul, cette valorisation
prend d’autant plus de sens que la construction européenne
a très tôt procédé de cette doctrine
encore peu connue en dehors de l’Allemagne.
Rendre à l’ordolibéralisme allemand sa place
privilégiée dans la constitution du néolibéralisme
n’est pas sans affecter la compréhension du sens du
préfixe « néo » dans l’expression
même de « néolibéralisme ». Comme
on l’a vu, le terme s’est imposé dans l’usage
courant, avec une signification négative, voire purement
polémique. Le « néolibéralisme »
en est venu à signifier par association l’apologie
« social-darwinienne » du « capitalisme sauvage
» ainsi que le refus de toute règle et de toute intervention
de l’État. On peut noter que le plus souvent c’est
Hayek qui est considéré aujourd’hui comme l’économiste
libéral par excellence, c’est-à-dire comme l’initiateur
du « renouveau de la pensée libérale »
[10]. À privilégier cette filiation, on donne au préfixe
« néo » le sens d’un renouvellement qui
est en même temps un ressourcement, voire d’un simple
retour au libéralisme classique [11.
Mais à reconsidérer la question sous l’angle
de la gouvernementalité, on se rend compte que ce même
préfixe acquiert une signification très précise,
bien loin de se réduire à son usage péjoratif
ou de flotter dans une indétermination sémantique
peu engageante. Dans cette perspective, il apparaît que le
néolibéralisme dans sa version allemande constitue
une véritable révision du libéralisme classique
dans sa version smithienne plutôt qu’un retour inavoué
ou un simple renouvellement dicté par le seul souci d’adapter
le discours des pères fondateurs à de nouvelles conditions
historiques. L’enjeu est de taille : si, comme le soutient
Foucault, c’est « l’art de gouverner programmé
vers les années 1930 par les ordolibéraux »
qui « est devenu maintenant la programmation de la plupart
des gouvernements en pays capitaliste » [12], ce que la suite
des événements a amplement démontré,
rien n’est plus urgent que d’apprécier la portée
pratique et politique de cette révision.
La crise du libéralisme et la question de l’héritage
du « vieux libéralisme »
L’acte inaugural du néolibéralisme, comme l’indique
Foucault, est le Colloque Walter Lippmann tenu à Paris en
1938 à l’instigation de Louis Rougier. Les économistes
et philosophes rassemblés ne sont certes pas tous d’accord
sur la révision à opérer, mais la tendance
majoritaire qui s’y affirme est une profonde remise en question
de l’idéologie du laisser-faire. Les grands désordres
du xxe siècle appellent un changement d’orientation
; il ne s’agit plus pour les libéraux, qui se veulent
« organisateurs », de supprimer des règles et
de prêcher l’abstention mais au contraire d’intervenir
et d’appliquer des règles sans lesquelles l’économie
de marché ne pourrait fonctionner. C’est bien ce que
le politologue et journaliste américain Walter Lippmann,
éditorialiste au New York Herald Tribune, avait soutenu en
en appelant à un « new deal permanent » dans
ses écrits des années 1930.
C’est d’ailleurs la parution du livre du même
Walter Lippmann The Good Society (traduit en français en
1938 sous le titre La Cité libre) qui fournit à Louis
Rougier, professeur de philosophie qui venait de publier Les mystiques
économiques (1938), l’occasion d’organiser à
Paris du 26 au 30 août 1938 un colloque consacré au
déclin du libéralisme et à ses causes [13].
Dans son allocution d’ouverture, Louis Rougier reconnaît
au livre de Walter Lippmann plusieurs mérites, dont celui
d’avoir récusé « l’identité
posée du libéralisme et la doctrine manchestérienne
du laisser-faire, laisser-passer », en montrant que «
le régime libéral n’est pas seulement le résultat
d’un ordre naturel spontané comme le déclaraient,
au xviiie siècle, les nombreux auteurs des Codes de la Nature
», mais « aussi le résultat d’un ordre
légal qui suppose un interventionnisme juridique de l’État
» [14]. Foucault relève cette dernière formule
afin de marquer ce en quoi le nouveau libéralisme, encore
en train de se chercher et de se formuler, entend se différencier
de l’« ancien libéralisme », celui d’avant-guerre.
La raison en est très simple : ce que Walter Lippmann appelle
crûment « la débâcle du libéralisme
du xixe siècle » est devenue manifeste aux yeux des
plus lucides des libéraux. Depuis la fin de la Première
Guerre mondiale, ce libéralisme est devenu la cible de toutes
les critiques : la crise de 1929, la vogue du planisme et du dirigisme,
la montée du fascisme et du nazisme, le régime mis
en place en Union soviétique, tout concourait à jeter
le discrédit sur la doctrine des pères fondateurs.
D’où la conclusion tirée par des hommes comme
Walter Lippmann ou Louis Rougier : il n’est d’autre
issue à cette crise que d’entreprendre une «
reconstruction du libéralisme » et, à cette
fin, une « révision fondamentale » de toutes
les idées admises jusqu’à présent.
À travers les contours de ce « libéralisme
révisé » il s’agit de définir une
sorte de « troisième voie » qui ne se confonde
ni avec le planisme ni avec la doctrine de la non-intervention.
Aussi, dans l’allocution de Louis Rougier, la métaphore
du code de la route vient-elle se substituer significativement à
celle du Code de la Nature dont l’invocation par le courant
« manchestérien » dissimule mal le refus d’imposer
quelque code que ce soit : de fait, elle fonctionne comme la métaphore
adéquate du « cadre légal » indispensable
au bon fonctionnement de l’économie de marché.
Le propos de Walter Lippmann dans La Cité libre devait déjà
son originalité au rôle inédit dévolu
à la loi : non seulement celle-ci doit permettre de fixer
les droits et les devoirs des individus, mais elle doit aussi instituer
le marché en établissant les règles de son
fonctionnement : « Le marché est une construction historique
qui n’existe que parce qu’un cadre institutionnel le
permet [15]. » Le point fondamental de désaccord avec
le vieux libéralisme pour Walter Lippmann est que la liberté
n’est pas un état naturel : « La liberté
est un droit que seul un gouvernement vigilant et sage peut procurer.
C’est le produit artificiel d’un effort civilisé
qui disparaît presque instantanément lorsque les passions
primitives des hommes ne sont plus bridées [16]».
Dans Les mystiques économiques, Louis Rougier avait défini
ce nouveau libéralisme comme un « libéralisme
constructeur », ne reculant pas devant des formulations qu’un
manchestérien aurait jugées hérétiques
: « Entre ne rien faire et administrer tout, l’État
libéral prend le parti de tout surveiller en disant le droit,
en faisant respecter par tous la loi égale pour tous. Il
ne prétend pas se substituer au jeu régulateur de
l’équilibre économique, mais il vise à
dégripper, au nom de l’intérêt collectif,
les facteurs naturels de l’équilibre […] En résumé,
le libéralisme constructeur admet l’ingérence
juridique de l’État pour protéger la libre compétition
qui seule permet de sélectionner les valeurs […] [17].
»
On ne saurait mieux dire le sens de la révision opérée
par le néolibéralisme qui, renouant en partie avec
les conceptions artificialistes de Bentham, s’affirme comme
une politique qui fait du marché un ordre délibérément
construit et administré. Les politiques de déréglementation
et de dérégulation menées depuis les années
1970 peuvent alors mieux se lire comme l’application d’un
programme visant, non pas à rétablir un état
naturel de la société, mais à établir
un ordre de marché volontairement institué et consciemment
piloté. Le néolibéralisme n’est pas seulement
la recherche du « moins d’État », c’est
la redéfinition de l’État comme protecteur du
cadre réglementaire et légal instituant le marché
et comme administrateur des logiques concurrentielles censées
y fonctionner.
La constitution économique de l’Europe et
« l’économie sociale de marché »
La campagne d’une partie de la gauche contre la ratification
du Traité a permis de mieux faire apparaître la nature
« néolibérale » de la construction de
l’Europe. Elle n’a toutefois pas suffisamment fait comprendre
que cette construction s’est opérée dans la
lignée de l’ordolibéralisme.
Les organisations et responsables socialistes ont notamment entretenu
une confusion largement volontaire sur ce point. On peut s’en
apercevoir par le sens qu’ils ont voulu accorder à
l’expression typiquement ordolibérale d’«
économie sociale de marché », que l’on
trouve dans le Traité, formule présentée par
les partisans de l’Europe et du Traité comme un synonyme
de « modèle social européen ». Dans une
interview de 2005, à la question d’un journaliste :
« Comment le nouveau traité permettra-t-il de lutter
contre les perversions du marché ? » ; Jacques Delors
faisait la réponse suivante : « Sans le traité,
nous disposons de moins d’atouts pour défendre les
intérêts légitimes de la France et aller vers
cette économie sociale de marché, rénovée,
qui est une réponse à la mondialisation et à
la puissance financière [18].»
Cette réponse entretient l’idée que cette «
économie sociale de marché » est une expression
synonyme de « modèle social européen »,
lequel serait caractérisé par un haut niveau de protection,
de solidarité et de redistribution des revenus, alors qu’elle
en est l’exact contraire sur le plan doctrinal. À ce
titre, elle est assez typique d’un escamotage de l’histoire
européenne qui a pour effet de faire oublier que cette «
économie sociale de marché » a été
la formule du néolibéralisme allemand avant de devenir
celle du néolibéralisme européen. Mais Jacques
Delors n’est pas seul dans ce cas. Presque tous les partisans
du Traité constitutionnel européen ont défendu
des interprétations semblables, qu’ils soient de droite
ou de gauche.
Qu’est-ce que « l’économie sociale de
marché » [19] ? L’expression a été
forgée par Alfred Müller-Armack, un économiste
ordolibéral allemand, en 1946 dans son ouvrage intitulé
Wirtschaftslenkung und Marktwirtschaft (« Économie
planifiée et économie de marché [20] »).
Alfred Müller-Armack a été l’économiste
ordolibéral le plus impliqué dans la mise en œuvre
des politiques économiques auprès du chancelier Ludwig
Erhard et l’un des hommes les plus influents pour faire valoir
les conditions allemandes dans le processus de construction européenne.
Pour Alfred Müller-Armack, l’économie sociale
de marché s’oppose à l’économie
libérale de marché, sous deux aspects. L’économie
de marché est un ordre social voulu par une société,
c’est un choix collectif irrévocable, et non pas un
état naturel du lien humain. Cet ordre de marché est
un « ordre artificiel » déterminé par
des buts que la société se donne à elle-même.
Cela signifie aussi que c’est une machine sociale qu’il
faut réguler, c’est un artifice qui doit produire des
résultats bénéfiques à condition que
les lois garantissent le jeu des règles du marché.
Une « économie sociale de marché » doit
également envelopper la politique culturelle, l’éducation
et la politique scientifique [21].Comme l’avait souligné
Walter Eucken, le chef de file de l’École de Fribourg,
l’un des aspects importants de la doctrine est l’interdépendance
de tous les niveaux de la réalité sociale. L’ordre
politique, les fondations juridiques, les valeurs font partie de
l’ordre global. L’idéal social de l’«
économie sociale de marché » est à la
fois une société de petits entrepreneurs en concurrence
les uns avec les autres, dont aucun n’est en mesure d’exercer
un pouvoir exclusif et arbitraire sur le marché, et une démocratie
de consommateurs souverains exerçant leur pouvoir individuel
de choix (c’est « le plébiscite de tous les jours
» du marché). Pour les ordolibéraux, la concurrence
est le mode de rapport interindividuel le plus conforme à
l’efficacité économique dans une société
mais aussi le plus conforme aux exigences morales que l’on
peut attendre de l’homme, ce qui lui permet de s’affirmer
comme un être autonome, responsable, libre. Ce modèle
réclame une Gesellschafspolitik (« politique de société
») visant à garantir les conditions de la concurrence
libre et non faussée et à accroître la «
responsabilité des agents économiques », politique
qui est aux antipodes d’une politique sociale de l’État
providence.
Ce sont ces mêmes grands aspects de l’ordolibéralisme
que l’on voit à l’œuvre dans la logique
européenne de constitutionnalisation de l’ordre concurrentiel,
dans l’application stricte de la politique de concurrence
comme dans l’indépendance de la Banque centrale européenne,
mais aussi dans l’application de règles de discipline
pour limiter l’interventionnisme budgétaire des gouvernements.
Les enjeux d’une clarification
On devine l’enjeu directement politique d’une clarification
de la nature du néolibéralisme. La confusion entre
libéralisme et état de nature, entre néolibéralisme
et « jungle darwinienne », permet encore aujourd’hui
de légitimer, dans le sillage du SPD allemand, un ralliement
des gauches gouvernementales européennes à la forme
contemporaine dominante du libéralisme, c’est-à-dire
à un « management conscient » du marché,
selon la formule employée par Walter Lippmann dans les années
1930. L’idée que tout encadrement du marché
serait en soi la marque d’un progrès est en réalité
l’alibi d’un renoncement à pratiquer une politique
non-libérale. Une meilleure compréhension de la spécificité
historique et conceptuelle du néolibéralisme serait
le moyen de mieux saisir la nature globale de la programmation politique
que la gauche entend enrayer et stopper.
Mais il est peut-être un enjeu encore plus décisif.
Il s’agit de savoir comment redéfinir un exercice du
pouvoir, ou pour parler comme Michel Foucault, un « art de
gouvernement » de gauche. Il ne suffit pas d’exercer
le pouvoir pour rompre avec un libéralisme résolument
interventionniste. Le comble de l’aveuglement a sans doute
été pour la gauche gouvernementale de soutenir, comme
l’a fait Lionel Jospin avec les résultats que l’on
sait, que l’économie ne pouvait plus être politiquement
encadrée, alors que c’est très précisément
ce que le néolibéralisme affirme devoir faire. Le
défi que pose le néolibéralisme à la
gauche est donc de savoir à quel ordre social souhaitable
il convient d’ordonner une autre gouvernementalité.
Contrarier la politique néolibérale de construction
des marchés et construire une autre politique suppose de
redéfinir une société désirable, un
autre modèle de relation sociale que celui de la concurrence
généralisée, serait-elle libre et non faussée.
Ce qui revient à se demander si la gauche est capable de
proposer une autre idée de l’homme et de la société
que celle qui sert de référence principale à
la gouvernementalité libérale : l’homme comme
sujet de l’intérêt, l’homme économique
qui peuple la société civile.
Notes
[1] R. Boudon, Pourquoi les intellectuels n’aiment pas le
libéralisme, Odile Jacob, Paris, 2004.
[2] Entretien, dossier de Politis du 24 janvier 2007.
[3] Cambio 16, Madrid, 5 décembre 1994.
[4] M. Foucault, Naissance de la biopolitique, Cours du Collège
de France 1978-1979, Seuil-Gallimard, Paris, 2004. Cf. Le compte
rendu d’I. Rochet, dans Mouvements n° 41 qui expose l’ensemble
de la démarche de Michel Foucault.
[5] Sur tous ces points, voir É. Halévy, La Formation
du radicalisme philosophique, 3 vol., rééd., PUF,
Paris, 1995.
[6] A. Smith, Lectures On Jurisprudence, Oxford University Press,
1976.
[7] Cf. P. Dardot, C. Laval, El Mouhoub Mouhoud, Sauver Marx ?
Empire, multitude, travail immatériel, La Découverte,
Paris, 2007.
[8] G. Azam, « Capitalisme et “constitution”
», Politis, 25 mai 2005.
[9] Sur les douze leçons que Foucault consacre au libéralisme
entre le 10 janvier 1979 et le 4 avril 1979, cinq portent sur l’«
ordolibéralisme », soit près de la moitié
de tout le cours. C’est dire toute l’importance accordée
par Foucault à la place de ce courant dans la redéfinition
de l’art libéral de gouverner.
[10] R. Nadeau, Le conflit des libéralismes. Rougier versus
Hayek, in Actes du Colloque international « Louis Rougier
(1889-1982) – Vie et œuvre d’un philosophe engagé
», Genève, 6-9 octobre 2004, p. 1.
[11] Voir A. Laurent, Le libéralisme américain. Histoire
d’un détournement, Les Belles Lettres, Paris, 2006.
[12] Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 154 et 155.
[13] Pour tous ces détails, voir F. Denord, « Aux
origines du néolibéralisme, Louis Rougier et le Colloque
Walter Lippmann de 1938 », Le Mouvement social, n° 195,
avril-juin 2001, p. 21.
[14] Compte rendu des séances du colloque Walter Lippmann,
Travaux du Centre international d’études pour la rénovation
du libéralisme, cahier n° 1, Librairie de Médicis,
1939, p. 13-15.
[15] F. Denord, « Aux origines du néolibéralisme
», art. cit., p. 12.
[16] Ibid., p. 48.
[17] Cité par Y. Steiner, Louis Rougier et la Mont Pèlerin
Society : une contribution en demi-teinte, Cahiers d’épistémologie
du département de philosophie, Université du Québec,
n° 2005-10, p. 38-39.
[18] Interview de Jacques Delors au journal Nord-Éclair,
14 mai 2005.
[19] On se reportera naturellement à la lecture qu’en
donne Michel Foucault dans Naissance de la biopolitique. Cf. également
M. Senellart, « Michel Foucault : la critique de la Gesellschafstpolitik
», in P. Commun, (dir.) L’ordolibéralisme allemand,
aux sources de l’économie sociale de marché,
MSH, Paris, 2004.
[20] Il faut noter que l’expression est créée
un an avant qu’il n’adhère à la société
du Mont-Pélerin de Hayek et de Röpke (ce sera l’un
des dix premiers allemands de la société). Cf. C.
Watrin, « Alfred Müller-Armack, Economic Policy Maker
and Sociologist of Religion », in P. Koslowski (dir.), The
theory of Capitalism in the german Economic Tradition, Historism,
Ordo-Liberalism, Critical Theory, Solidarism, Springer, 2000, p.
193.
[21] Dans « Das gesellschafttliche Leitbild des Sozialen
Marktwirtschaft », Wirtschaftspolitisch Chronik, 1962.
Résumé
En se désignant comme « antilibérale »,
une partie de la gauche fait trop vite l’impasse sur un travail
de clarification conceptuelle absolument crucial. Elle ne confond
pas seulement libéralisme politique et libéralisme
économique, elle manque aussi son véritable adversaire,
le néolibéralisme, dont Pierre Dardot et Christian
Laval retracent ici la genèse politico-théorique.
Pierre Dardot et Christian Laval « La nature du néolibéralisme
: un enjeu théorique et politique pour la gauche »,
Mouvements 2/2007 (n° 50), p. 108-117.
URL : www.cairn.info/revue-mouvements-2007-2-page-108.htm
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