"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
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Penser le néolibéralisme, son rapport à la démocratie
et son articulation avec le néoconservatisme à la lumière des enseignements de Michel Foucault
à propos de : Wendy Brown, Les Habits neufs de la politique mondiale
et de François Denord, Néo-libéralisme version française
Par Christian Laval

Origine : http://desmotscratie.net

La revue internationale des livres et des idées - Rien n’est plus urgent que de comprendre les ressorts de l’hégémonie acquise par les idées et les politiques inspirées du néolibéralisme dans les pays occidentaux. On sait que ceux qui refusent encore de faire de « l’économie de marché », alias le capitalisme, l’horizon définitif de l’humanité, commettent, comme aurait dit Friedrich Hayek, « l’erreur de la raison » la plus dangereuse qui soit. Si on ne les met pas au bûcher, on les exile hors du « cercle de la raison » pour qu’ils ne puissent pas nuire à « l’ordre juste » du monde libre. Comme, à l’évidence, ces déraisonnables sont incapables de peser politiquement et semblent se complaire trop souvent dans un « antilibéralisme » incantatoire – ce qui n’est peut-être pas sans rapport avec leur impuissance politique relative –, « tout va bien », du moins pour l’instant. L’on ne peut donc s’empêcher de penser qu’il y a bien ici une nécessité à satisfaire si l’on souhaite dévier le cours des choses : il faut de nouvelles armes théoriques pour lutter contre le poids des évidences et la force des pouvoirs qui les incarnent. Le paradoxe de la situation tient à ce que les analyses qui ont profondément renouvelé l’approche du phénomène néolibéral ont été, pour partie, produites il y a maintenant près d’une trentaine d’années par Michel Foucault, sans que les mouvements sociaux et les intellectuels qui leur sont liés n’en aient encore tiré tous les enseignements. Les choses sont peut-être en train de changer.

On disposait déjà d’un certain nombre d’ouvrages relatant la manière dont les néolibéraux ont après la seconde guerre mondiale diffusé leurs idées dans les médias et au sein de l’Université, influencé les responsables des partis de droite, intimidé les forces de gauche, paralysé les mouvements sociaux. Ces travaux, tels ceux de Keith Dixon ou de Serge Halimi, ont fait une grande place au travail efficace des think tanks. Ils ont surtout montré comment le monde politique et intellectuel anglo-américain a été progressivement submergé par cette grande vague néolibérale. Il manquait à cet ensemble un travail consacré spécifiquement à la France. C’est chose faite avec l’ouvrage historique de François Denord, qui constitue une mine impressionnante de faits et de références jusque-là laissés dans l’ombre. François Denord montre avec force et précision que cette « idéologie politique », née dans l’entre-deux-guerres, n’a pas disparu lors même que triomphaient le keynésianisme, le planisme à la française et le dirigisme gaullien. Elle continuait discrètement son élaboration, elle unissait des groupes épars de patrons et d’universitaires, elle sourdait ici ou là dans des revues, des rapports, des commissions officielles. Loin d’avoir disparu, le libéralisme économique français a constitué un courant permanent et influent depuis la Libération jusqu’à sa consécration officielle, marquée par la prise de fonction présidentielle de Valéry Giscard d’Estaing, suivie de près par celle de Raymond Barre en tant que Premier ministre.

François Denord montre ainsi comment à partir des années 1930 s’est constituée une tradition militante à travers l’activité éditoriale et l’influence politique de petits cercles d’intellectuels et de patrons, réunis en particulier autour des Éditions de la Librairie de Médicis. Il décrit dans le détail l’activité de tous ces foyers et réseaux qui, après guerre et jusqu’à nos jours, ont milité pour « le libre marché » et la défense des « valeurs de l’entreprise », et ont soutenu, comme l’Institut de l’entreprise à partir de 1975, les apologies les plus radicales de l’ultralibéralisme américain. Il apparaît ainsi clairement que le travail pour imposer un nouveau « sens commun » remonte à loin et que les campagnes d’opinion du Medef, des partis de droite et de la presque totalité des médias reproduisent aujourd’hui en grand ce qui s’est fait hier en plus modeste.

La démonstration de François Denord impose de revoir l’histoire idéologique et politique française sous un nouveau jour et de considérer toutes les hybridations, même les plus étranges, qui l’ont marqué : s’est-on suffisamment interrogé sur les relations de confiance entre le général de Gaulle et Jacques Rueff ? Quel sens ont eu le plan Pinay-Rueff ou le fameux comité Armand-Rueff installé par de Gaulle et chargé de lever les obstacles à « l’expansion économique » ? Mais, surtout, au regard des développements historiques ultérieurs, quel était précisément le dessein de ceux qui ont si ardemment souhaité la construction d’un marché commun européen ?

Le néolibéralisme versant français

Il y a bien, donc, un renouveau libéral proprement français, dont les origines remontent à plusieurs décennies. Son succès n’est pas venu de l’étranger, ce n’est pas un simple produit d’importation. Il ne faut ainsi pas se tromper sur le propos du livre de François Denord, en dépit de l’ambiguïté de son titre (« Néolibéralisme version française ») . Ce courant idéologique n’est pas l’adaptation d’une version originale anglo-américaine. C’est là une vulgate trop répandue, qui fait du néolibéralisme, et peut-être du libéralisme tout court, une invention anglo-saxonne étrangère au génie français et catholique. Vieille histoire aux relents contre-révolutionnaires. L’ouvrage de François Denord donnerait plutôt à voir le versant français de l’histoire du néolibéralisme – ce qui n’est pas la même chose.

Il a eu ses auteurs, qui ne sont pas négligeables, comme Louis Rougier, l’unique membre français du Cercle de Vienne. Il a eu son « moment fondateur », le colloque Walter Lippmann, tenu à Paris à la fin d’août 1938, qui a donné naissance à l’éphémère Centre international d’études pour la rénovation du libéralisme (CIRL) , préfiguration de ce que deviendra après 1947 la Société du Mont-Pèlerin sous l’égide de F. Hayek et de W. Röpke. Sur tous ces points, l’érudition de François Denord complète parfaitement les renseignements fournis par Michel Foucault qui, dans ses cours du collège de France, a mis en relief pour la première fois l’existence de ce courant néolibéral français.

Néolibéralisme version française, on l’a dit, est précieux par le travail historique d’exhumation qu’il accomplit, mais il pose, presque malgré lui, un problème redoutable quant à la nature de son objet et à la manière de l’appréhender. Reprenant à Michel Foucault sa rigoureuse définition du néolibéralisme comme nouvel art de gouverner des sujets considérés comme des calculateurs intéressés, il tend pourtant à confondre les positions néolibérales et la vulgate laisser-fairiste la plus banale. Il importe en effet de bien saisir ce qu’il y a de « néo » dans le néolibéralisme, du moins si l’on est soucieux de ne pas tomber dans les errements de trop nombreux « antilibéraux » qui semblent croire qu’il n’y a rien de vraiment nouveau à l’Ouest depuis Adam Smith. C’est là sans doute l’une des causes du grand désarroi intellectuel d’une gauche fondamentalement désarmée sur le plan théorique.

Sauf à en multiplier les variantes (« social », « conservateur », « gestionnaire », etc.) , sauf à le concevoir comme une économie mixte panachant une dose de gestion administrée de l’économie avec une dose de liberté économique, il convient de tenir le plus grand compte de l’originalité du néolibéralisme au regard de l’idéologie du laisser-faire : le premier ne repose pas sur une ontologie des lois « naturelles » du marché, il vise bien plutôt à construire un ordre de marché par un interventionnisme d’une nouvelle sorte. Si l’on veut bien croire que le néolibéralisme a participé au choeur des « évangélistes du marché », il n’en a pas moins toujours conservé sa propre partition doctrinale. Si cette identité échappe trop vite à l’historien, c’est sans doute que les outils qu’il manie ne lui permettent pas de tenir ce point jusqu’au bout. François Denord tient que « la mise en contexte de luttes politiques et d’individus […] permet de saisir ce que le néolibéralisme recèle de nouveau » (p. 4) . Voilà qui, d’un point de vue méthodologique, a de quoi susciter un certain scepticisme. En l’espèce, l’analyse par les positions relatives occupées dans des champs qu’il emprunte à la sociologie de Pierre Bourdieu conduit plutôt à obscurcir la nature de la doctrine néolibérale qu’à l’éclairer. Une approche généalogique aurait sans doute été plus propre à mettre évidence ce qui en elle est vraiment « néo ». Il s’agit en effet de savoir qu’en son commencement, les principaux théoriciens du néolibéralisme entendent marquer une rupture avec les illusions du laisser-faire des « derniers libéraux » en assumant le caractère juridiquement et politiquement construit de l’ordre de marché.

C’est précisément le travail qu’avait entrepris de faire Michel Foucault et dont témoigne le recueil magistral de ses cours de l’année 1978-1979, intitulé Naissance de la biopolitique. Ce cours est à l’origine du développement dans de nombreux pays d’un courant de recherches qui portent sur la « gouvernementalité », concept que Foucault considérait comme central pour comprendre les nouvelles façons de gouverner les hommes. Le néolibéralisme, qui trouve ses racines lointaines dans les problématiques benthamiennes du contrôle et du calcul, est avant tout une réflexion sur les techniques de gouvernement à employer lorsque le sujet de référence est constitué comme cet être maximisateur de son utilité. Le projet politique néolibéral dépasse de très loin le seul cadre de la politique économique. Elle ne se réduit pas à la réactivation du vieux libéralisme économique, encore moins à un retrait de l’État ou à une diminution de son interventionnisme. Elle est conduite par une logique normative qui concerne tous les champs de l’action publique et tous les domaines de la vie sociale et individuelle. Fondée sur l’anthropologie totale de l’homme économique, elle met en œuvre des ressorts sociaux et subjectifs spécifiques, la concurrence, la « responsabilité », l’esprit d’entreprise, et vise à produire un sujet nouveau, l’homme néolibéral. Il s’agit en somme de produire un certain type d’homme qui serait apte à se laisser gouverner par son propre intérêt. L’objet du pouvoir n’est donc pas donné, il se réalise dans les dispositifs que le gouvernement crée, entretient, stimule.

Dé-démocratisation et art de gouvernement néolibéral

C’est à partir de cette analyse foucaldienne que la politologue américaine Wendy Brown établit un diagnostic décapant de la crise de la démocratie dans les pays occidentaux, ou plus exactement du processus de dé-démocratisation dans lequel ces pays sont engagés, à commencer par les États-Unis. Dans son essai « Le néolibéralisme et la fin de la démocratie » (dont nous avions pu lire de larges extraits dans la livraison spéciale de la revue Vacarmeconsacrée à Michel Foucault en 2004) , Wendy Brown rappelle que les politiques néolibérales « actives » visent le gouvernement d’un sujet « calculateur », «responsable », «entrepreneur de sa vie », qui applique une rationalité économique universelle dans tous les domaines de l’existence et dans toutes les sphères : la santé, l’éducation, la justice, la politique. La définition qu’elle en donne a le mérite de la clarté : « le néolibéralisme est un projet constructiviste : pour lui, la stricte application de la rationalité économique à tous les domaines de la société n’est pas une donnée ontologique ; il œuvre donc […] au développement de cette rationalité« (p. 51) . La rationalité néolibérale ne se définit pas d’abord par la pression du monde économique sur la sphère privée, ni même par l’intrusion des intérêts marchands dans le secteur public. Elle ne se réduit pas à la mise en œuvre systématique d’une politique toujours favorable aux plus riches qui détruit les institutions et les dispositifs de solidarité et de redistribution instaurés au lendemain de la seconde guerre mondiale. Ces aspects sont loin d’être négligeables, mais ils sont subordonnés à une visée plus fondamentale. La politique néolibérale entend mettre en œuvre une universalisation pratique du raisonnement économique, avec pour référence normative le sujet rationnel calculateur.

C’est pourquoi on ne peut faire du néolibéralisme la simple continuité du libéralisme d’Adam Smith. Il ne s’agit pas seulement de faire une place plus grande à un marché supposé naturel en réduisant l’espace occupé par l’État et régi par des artifices légaux ; il s’agit de produire activement une réalité institutionnelle et des rapports sociaux entièrement ordonnés selon les principes du calcul économique de type marchand.

On pourrait évidemment arguer du fait que le néolibéralisme n’est pas fait d’une pièce et que certains des courants de pensée que l’on range sous cette appellation sont farouchement ennemis de toute intervention étatique quelle qu’elle soit. Michel Foucault n’ignorait pas cette pluralité théorique. Il avait d’ailleurs commencé à établir une première cartographie des courants, distinguant deux grands pôles : l’ordolibéralisme allemand et l’École de Chicago. Michel Foucault considère ce «retour au libéralisme » non pas comme une simple résurgence des croyances dans le naturalisme marchand, ni même comme une idéologie qui aurait influencé les responsables politiques, mais comme une pratique nouvelle de gouvernement qui cherche à s’appuyer en toutes circonstances sur la recherche de l’intérêt personnel et le calcul maximisateur.

C’est ce point de départ foucaldien qui donne son originalité à la réflexion de Wendy Brown, comme le souligne la précieuse préface de Laurent Jeanpierre. Elle entend montrer que ce projet politique supplante la normativité politique et morale jusqu’alors dominante dans « les démocraties libérales », qu’il opère un travail considérable de destruction des formes normatives qui l’ont précédé. Il signe la mort du sujet démocratique qui constituait la référence idéale de la démocratie libérale. Disparaît peu à peu la figure du citoyen qui, avec d’autres citoyens égaux en droit, affirmait une certaine volonté commune, déterminait des choix collectifs par le vote, définissait un bien public, remplacé par le sujet individuel, calculateur, consommateur et entrepreneur, qui poursuit des finalités exclusivement privées dans le cadre de règles générales organisant la compétition entre tous les individus.

La tension qui existait entre le marchand et le citoyen, entre l’intérêt économique et la bienveillance pour autrui, tend à s’effacer. La figure de l’homme se réunifie dans la construction du sujet économique, invité désormais à se penser comme une entreprise à l’affût des opportunités de profit dans un contexte de concurrence totale et permanente. La vie politique et la morale, le lien éducatif, les rapports quotidiens, la conception même que l’individu se fait de lui-même sont profondément affectés par cette généralisation de la forme entrepreneuriale. Les critères d’efficacité et de rentabilité, les techniques d’évaluation, s’imposent partout comme autant d’évidences indiscutables. Le sujet moral et politique se réduit à un calculateur enjoint de choisiren fonction de son intérêt propre. La pratique politique, telle qu’on peut l’observer aux États-Unis et, de plus en plus, en Europe, illustre cette mutation : le « citoyen » est invité à se prononcer comme s’il n’était qu’un consommateur qui n’entend pas donner plus qu’il ne reçoit, qui « en veut pour son argent ».

À suivre Wendy Brown, les conséquences de cette mutation sont redoutables. Il en va des libertés individuelles et collectives que les démocraties libérales garantissaient au moins minimalement par la division des différents pouvoirs et la pluralité des principes qui les régissaient. Le néolibéralisme apparaît ainsi comme une stratégie d’intégration qui, subordonnant tout à la seule raison économique, empêche de faire jouer les différences de principes et de légitimités comme facteurs de limitation du pouvoir. Le néolibéralisme, comme l’explique Wendy Brown, « fait passer les rationalités et les juridictions morales, économiques et politiques de l’indépendance relative dont elles jouissaient dans les systèmes de démocratie libérale, à leur intégration discursive et pratique. La gouvernementalité néolibérale mine l’autonomie relative de certaines institutions (la loi, les élections, la police, la sphère publique) les unes par rapport aux autres, et l’autonomie de chacune d’entre elles par rapport au marché. Or c’est grâce à cette indépendance qu’ont été jusqu’à présent préservés un intervalle et une tension entre l’économie politique capitaliste et le système politique démocrate libéral » (p. 59-60) .

On dira que la chose n’est pas si nouvelle. Comme Foucault l’avait bien vu, ce gouvernement des conduites par les intérêts avait été anticipé par Jeremy Bentham à la fin du XVIIIe siècle. Néanmoins, cette intégration de toutes les sphères politiques et sociales dans et par la logique de l’intérêt ne s’est pas réalisée avant la fin du XXe siècle. Entre temps, la démocratie libérale est restée un monde clivé entre intérêt individuel et intérêt général, entre vie terrestre et vie céleste, entre monde profane de la société civile et monde sacré de la bureaucratie d’État.

Marx faisait de ce clivage le fondement de sa critique dans certains de ses textes les plus fameux, en particulier Sur la question juive, qui soulignait le caractère mystificateur et formel de la prétention de l’État à représenter l’universel. Mais ce « mensonge » n’était pas sans effet sur les libertés politiques et sur les ressorts de l’opposition au capitalisme. Or, à tirer un trait d’égalité entre le libéralisme d’antan et le néolibéralisme d’aujourd’hui, on reproduit cette même erreur. Ce « mensonge », à certains égards bien « réel », permettait en effet aussi de préserver la vitalité et la légitimité de critères moraux et politiques distincts de la pure logique de l’intérêt individuel. Cette phase est désormais révolue. L’époque néolibérale se définit précisément par la dissolution de cette opposition. Comme le montre le « cauchemar américain », pour reprendre le titre du second essai de Wendy Brown, tout est devenu matière à « business », la protection sociale comme la guerre. Les critères moraux eux-mêmes, qui séparaient la vertu du vice, la conduite droite du délit, sont dévalués ; toute décision et même toute loi sont devenues tactiques, opératoires, soumises à une règle d’efficacité immédiate dans un jeu de rapports de force et de maximisation de résultats.

La démocratie ne peut y survivre : elle contient des éléments trop « coûteux » du point de vue des nouvelles normes politiques et économiques. Liberté d’expression, éducation humaniste, solidarité sociale, fonction publique dévouée à un idéal d’intérêt général, tout se désintègre lentement dans un calcul coûts-bénéfices. En ce sens, le néolibéralisme présente une double face, source d’un vaste brouillage : c’est un projet hautement politique qui conduit à dépolitiser les rapports sociaux, en les rabattant systématiquement sur la seule logique du calcul privé. Marx avait lui-même anticipé la possibilité de cette dissolution de tous les critères moraux et politiques dans les « eaux glacées du calcul égoïste ».

Si l’efficacité doit tout saturer, il n’y a pas de place pour tout le monde, et tout est permis. La moralité en politique, dans la vie professionnelle comme dans la vie ordinaire, s’efface devant le règne du cynisme généralisé, de la manipulation perverse, de l’opportunisme et du narcissisme. Wendy Brown montre combien le mensonge irakien de Bush et de Blair s’inscrit bien dans « l’air du temps » : seul le but que l’on s’est fixé importe. Les nouvelles générations de politiciens de droite et de gauche, en Europe et en France notamment, en sont la plus parfaite illustration. C’est sans doute là ce qu’il y a de plus important à retenir : le néolibéralisme modifie les critères qui fondent le jugement. Plus qu’une nouvelle politique économique, c’est une nouvelle normativité politique et morale qui s’impose : une normativité politique et morale apolitique et amorale.

Le néolibéralisme redistribue peu à peu les positionnements politiques, à droite comme à gauche. Le processus de dé-démocratisation qu’il entraîne dépasse la volonté d’un Friedrich Hayek d’interdire les politiques sociales et redistributrices. Hayek, tout à sa croisade antisocialiste, n’a tout simplement pas vu que la promotion exclusive des finalités privées au détriment de tout but commun allait remettre en cause la démocratie au sens le plus étroitement « libéral » du terme. De ce point de vue, le néolibéralisme ne peut que troubler les libéraux attachés aux libertés civiles et politiques. Ce dépérissement de la démocratie libérale conditionne également toute la gauche politique. La critique sociale et politique en est déstabilisée. Elle doit non seulement faire son deuil du socialisme tel qu’il a été imaginé, mais aussi des formes politiques et morales du libéralisme ancien. Quand elle ne se soumet pas avec résignation à la nouvelle rationalité, résignation qui est la pente la plus générale, elle doit mener la défense des anciennes institutions de la démocratie libérale (défense de « l’intérêt général », des libertés individuelles et politiques, de la laïcité) dont elle a longtemps souligné le caractère incomplet, inégalitaire, hypocrite. Il lui faudrait définir un contre-projet fondé sur une autre rationalité morale et politique, donc sur une autre idée de l’humain, ce dont elle s’est avérée jusqu’à présent incapable.

Néolibéralisme et néoconservatisme

De ce point de vue, l’analyse des rapports entre néolibéralisme et néoconservatisme apparaît essentielle pour le redéploiement d’une critique de gauche. L’une et l’autre de ces rationalités politiques doivent être pensées ensemble, ainsi que le rappelle Wendy Brown. On pourrait croire que, si la droite occupe presque tout le terrain idéologique, cela tient à la capacité qu’elle a de se dédoubler, de jouer en quelque sorte double jeu. En réaction à la dissolution du sujet moral et politique dans la logique entrepreneuriale et consumériste, le néoconservatisme constituerait une nouvelle forme politique qui entend réinjecter de la morale et de l’autorité, selon des canons normatifs d’ancienne facture, et répondre ainsi aux attentes de sécurisation de la population, en particulier des classes populaires victimes de l’effondrement des liens collectifs et de l’érosion des mécanismes de solidarité. La droite ferait une politique de riches tout en consolant les pauvres par une rhétorique « vertueuse » et « patriotique », et en les rassurant par un volontarisme autoritaire sur le mode de la « tolérance zéro » envers le crime et la déviance. Selon cette ligne d’analyse, on pourrait penser que ce « cauchemar américain » a désormais gagné le monde entier, l’élection en France de Nicolas Sarkozy illustrant à merveille cette double logique terriblement efficace du pompier pyromane.

Les choses, selon Wendy Brown, ne sont sans doute pas si simples. Elle entend souligner l’hétérogénéité du néolibéralisme et plus encore du néoconservatisme, et, surtout, leur incompatibilité au moins partielle. Les tensions entre le pôle du « devoir moral » et le pôle du « libre choix » ne sont pas négligeables, et maints « moralistes » conservateurs s’effraient de l’extension du règne du consumérisme et des ruptures de plus en plus massives des liens sociaux engendrées par le capitalisme débridé. Les représentations du monde que projettent le néolibéralisme et le néoconservatisme ne sont pas non plus en parfaite harmonie, écartelées entre la défense des identités nationales et la construction d’un ordre marchand planétaire.

Il n’empêche que des zones d’accord et des continuités existent et qu’elles l’emportent sur les tensions. La morale, plus ou moins teintée, selon les cas, de religion, de tradition et de nationalisme, prend l’allure d’une manipulation cynique des citoyens-clients, qui s’accorde bien avec la gestion de type managérial de l’opinion. Il n’est pas un fait du passé ou du présent, aussi sacré soit-il, et surtout s’il est sacré, qui ne puisse être instrumentalisé à des fins de domination. La guerre, qu’elle ait eu lieu, qu’elle soit en cours ou qu’elle soit programmée, redevient un levier d’agrégation et de mobilisation des individus dispersés. La discipline sociale de la « valeur-travail » et le gouvernement fort sont des composantes essentielles du néolibéralisme comme mode de gouvernement des individus. C’est ici sans doute qu’apparaît toute la fécondité de l’approche foucaldienne : une possible zone de concordance entre néolibéralisme et néoconservatisme trouve sa raison dans une commune référence à « l’individu responsable de lui-même », qui se doit de réussir sans rien attendre des autres. C’est au nom de cette « responsabilisation » des conduites, de cette « privatisation » des problèmes sociaux que les dirigeants occidentaux entreprennent de démanteler les systèmes de retraite, d’éducation publique et de santé en prenant pour modèle, d’un côté, « l’individu entrepreneur de soi » et, de l’autre, le bon père de famille travailleur, courageux et prévoyant. C’est pourquoi Wendy Brown préfère à la thèse de la duplicité fonctionnaliste celle de l’articulation problématique du néolibéralisme et du néoconservatisme. Le nouveau sujet néolibéral n’est plus attaché aux valeurs et pratiques de la démocratie libérale, il a abandonné son statut de citoyen, il « est moins récalcitrant par rapport à son propre assujettissement, tout en participant davantage à sa propre subordination » (p. 114) . L’actuelle dé-démocratisation que parachèvent les politiciens de la droite « décomplexée » a été préparée par le néolibéralisme tel qu’il a été mis en œuvre aussi bien par la droite que par la gauche depuis près de trente ans, et ceci du fait de la profonde dévalorisation des principes démocratiques qu’a engendrée cet étatisme entrepreneurial. L’essai de Wendy Brown « Le cauchemar américain », qui constitue la seconde partie de l’ouvrage, ne prétend pas épuiser la question compliquée des points de jonction entre les deux formes politiques. Il n’en dessine pas moins un programme de réflexion qui pourrait dépasser le contexte américain, à condition toutefois de respecter les spécificités nationales. S’il est un « néoconservatisme à la française » en train de poindre, il emprunte moins à la Bible qu’à une rhétorique de la France éternelle, unanime et civilisatrice.

Reste à se demander, comme le fait Wendy Brown à la fin de son essai, quel type de politique de gauche, quel renouveau démocratique pourrait bien être opposé à ce processus général de décomposition des formes morales et politiques afin de nous sortir du cauchemar dans lequel nous sommes plongés : « Sommes-nous réellement des démocrates – croyons-nous encore au pouvoir du peuple et le voulons-nous véritablement ? », se demande-t-elle (p. 129) . Cette question, qui porte sur l’existence ou l’inexistence d’un désir démocratique, renvoie au type de sujet que nous sommes devenus. En ce sens, le cauchemar, c’est peut-être le nôtre, celui dont nous devons nous réveiller.


Néo-libéralisme et fin de la démocratie

par Wendy Brown

Traduction de l’américain : Philippe Mangeot & Isabelle Saint-Saëns

La gauche non-stalinienne s’est toujours souciée de ne pas jeter les bienfaits du libéralisme politique (pluralisme des rationalités en débat, justice, système de santé ou encore école indépendante, etc.) avec l’eau d’un libéralisme économique aliénant les corps et les âmes. Le problème aujourd’hui est que ces bienfaits ambigus, à la fois idéologiques et libérateurs, sont eux-mêmes en train de disparaître sous les attaques d’un « néo-libéralisme » visant non plus simplement à défendre une économie de marché mais à réduire toute la société aux normes du marché. Quelle stratégie adopter dès lors qui ne soit pas purement défensive ? De Foucault à Marcuse, voilà l’analyse et la question que pose Wendy Brown, enseignante en sciences politiques à Berkeley, dans un article dont nous publions des extraits.

En préalable à une réflexion sur la rationalité politique néo-libérale, il peut être utile de souligner la différence communément admise entre libéralisme politique et libéralisme économique - différence d’autant plus difficile à démêler en Amérique que « liberal » y désigne un point de vue politique progressiste qui défend en particulier l’État-providence (Welfare State) et d’autres institutions du New Deal, et soutient le principe d’un degré relativement élevé d’intervention politique et législative en matière sociale [1]. La confusion de la nomenclature politique est d’autant plus grande aujourd’hui que la droite combine le néo-conservatisme et le néo-libéralisme contemporains [2]. Pour aller vite, la pensée économique distingue le libéralisme du mercantilisme d’une part, du keynésianisme ou du socialisme de l’autre ; dans sa version classique, le libéralisme économique consiste en une maximisation du libre-échange et de la concurrence grâce à une intervention minimum des institutions. Dans l’histoire de la pensée politique, le libéralisme, dont la liberté (liberty) individuelle constitue la pierre de touche, désigne un système dans lequel la raison d’être de l’État est la garantie, sur des bases formellement égalitaires, de la liberté (freedom) des individus. Un système politique libéral est donc également compatible avec une politique économique libérale ou keynésienne ; qu’il mette l’accent sur la liberté (sa pente politiquement « conservatrice ») ou sur l’égalité (sa pente politiquement « libérale ») , il n’en restera pas moins, dans le lexique politique contemporain, une « démocratie libérale ». On peut d’ailleurs trouver particulièrement étrange cette façon qu’ont les Américains de caractériser les adeptes de l’État-providence comme des « libéraux » politiques, dans la mesure où ce sont les conservateurs qui se conforment le plus rigoureusement aux doctrines classiques du libéralisme économique et du libéralisme politique - cet usage spécifiquement américain tord le sens de « libéralisme » vers la « libéralité » plutôt que vers la « liberté ».

Insistons-y : ce qu’on appelle aujourd’hui « néo-libéralisme » renvoie à la variante économique du terme (la remise au goût du jour d’une série de postulats pré-keynésiens sur la production et la distribution des richesses) plutôt qu’à sa variante politique (un ensemble d’institutions ou de pratiques politiques) . On va le voir, ce qu’il y a de « néo » dans « néo-libéralisme » consiste pourtant à établir les principes du libéralisme économique sur des bases d’analyse sensiblement différentes de celles que faisait valoir Adam Smith. Le néo-libéralisme n’est d’ailleurs pas uniquement un ensemble de mesures économiques ; il ne s’agit pas seulement de faciliter le libre-échange, de maximiser les profits des entreprises et de remettre en cause les aides publiques. En effet, de l’esprit du sujet-citoyen aux pratiques impériales en passant par l’Éducation, rien n’échappe à l’analyse néo-libérale, quand elle est traduite en gouvernementalité. Si la rationalité néo-libérale met le marché au premier plan, elle n’est pas seulement - et n’est même pas d’abord - centrée sur l’économie ; elle consiste plutôt dans l’extension et la dissémination des valeurs du marché à la politique sociale et à toutes les institutions, même si le marché conserve en tant que tel sa singularité. D’où l’objet de cet article : explorer les implications politiques de la rationalité néo-libérale sur la démocratie libérale - implications qui correspondent à ce qu’il est convenu d’appeler le « tournant néo-libéral », qui les légitime et qu’elles légitiment en retour.

Dans les cours au Collège de France qu’il a consacrés au libéralisme en 1978 et 1979 (cours non publiés au moment de la rédaction du présent article, mais dont le sociologue allemand Thomas Lemke a produit une synthèse précieuse qui me sert ici de référence [3]) , Foucault prend soin de distinguer, parmi les théoriciens du néo-libéralisme, la pensée ordo-libérale [4] et celle de l’École de Chicago [5] qui lui succède et la radicalise [6]. Pour ma part, je traiterai de la rationalité néo-libérale sans m’arrêter à ces distinctions. Nous manquons certes d’une généalogie sérieuse du néo-libéralisme tel qu’il est aujourd’hui en acte : une cartographie qui replacerait dans leur contexte les contributions de ces deux écoles d’économie politique, montrerait comment les sciences sociales ont, chacune à sa façon, appliqué et infléchi la théorie du choix rationnel, jusque dans les politiques qu’elles inspirent, en relation avec l’évolution du capital au cours des cinquante dernières années. Je me propose quant à moi de décrire la situation politique que nous subissons aujourd’hui en termes de rationalité politique néo-libérale - rationalité dont les principales caractéristiques sont les suivantes :

Le politique, et avec lui toutes les autres dimensions de l’expérience contemporaine, est soumis à une rationalité économique. Pour le dire autrement, l’être humain est intégralement conçu comme homo oeconomicus,et toutes les dimensions de la vie sont modelées par la rationalité marchande. En conséquence, toute action et toute décision politique obéissent à des considérations de rentabilité, et - c’est tout aussi important - toute action humaine ou institutionnelle est conçue comme l’action rationnelle d’un entrepreneur, sur la base d’un calcul d’utilité, d’intérêt et de satisfaction, conformément à une grille micro-économique moralement neutre, dont les variables sont la rareté, l’offre et la demande. Non seulement le néo-libéralisme conçoit tout, dans la vie sociale, culturelle et politique, comme réductible à un tel calcul, mais il développe aussi les pratiques et les récompenses institutionnelles qui permettent de réaliser cette conception. En d’autres termes, le discours et la politique qui véhiculent ses critères permettent au néo-libéralisme de façonner des acteurs rationnels et des prises de décision dictées, dans tous les domaines, par la logique marchande. Il est donc important de le souligner : dans son exigence de propagation de la rationalité économique, le néo-libéralisme est plus normatif qu’ontologique ; et il préconise à cet effet un cadre institutionnel, une série de mesures politiques et un discours. Le néo-libéralisme est un projet constructiviste : pour lui, la stricte application de la rationalité économique à tous les domaines de la société n’est pas un donné ontologique ; il œuvre donc, comme on va le voir, au développement, à la diffusion et à l’institutionnalisation de cette rationalité.

À la différence du libéralisme économique classique, qui tire son célèbre « laisser faire » (ndlt : en français dans le texte) de la propension humaine « au troc et à l’échange », le néo-libéralisme ne considère pas le marché et le comportement économique rationnel comme purement naturels. L’un et l’autre sont construits - ils sont façonnés par la loi et les institutions et exigent une intervention et une orchestration politiques. Loin de prospérer quand elle est laissée à elle-même, l’économie doit être dirigée, soutenue et protégée par la loi et par le gouvernement, tout autant que par la diffusion de normes sociales élaborées pour faciliter la concurrence, le libre-échange et l’action économique rationnelle de tous les acteurs et de toutes les institutions sociales. « Dans la conception ordo-libérale, le marché n’est pas une réalité économique naturelle, dotée de lois propres, qu’un bon gouvernement devrait respecter sans jamais les oublier. Bien au contraire, il ne peut être constitué et pérennisé qu’à force d’interventions politiques [...]. La concurrence n’est pas davantage un fait naturel [...]. Ce mécanisme économique fondamental ne peut fonctionner que si toute une série de conditions sont assurées ; seules des mesures légales peuvent donc permettre qu’on s’y rallie. » (Lemke, op. cit., p.193)

La conception néo-libérale de l’État - et tout particulièrement les lois et les décisions élaborées pour permettre au marché d’exister tout en garantissant son fonctionnement - n’implique pas que le marché soit contrôlé par l’État. Au contraire : le marché est le principe d’organisation et de régulation de l’État et de la société, et ceci selon des orientations différentes :

a) L’État doit obéir aux besoins du marché, que ce soit par des mesures politiques et fiscales, sa politique d’immigration, son traitement de la criminalité ou la structure du système éducatif. Ce faisant, il n’encourt plus le risque de déligitimation qu’avaient prédit, dans les années 1970, des penseurs et des spécialistes d’économie politique comme Nicos Poulantzas, Jürgen Habermas, ou James O’Connor [7]. La rationalité néo-libérale étendue à l’État indexe le succès de l’État sur sa capacité à soutenir et à nourrir le marché, et attache sa légitimité à son succès en ce domaine. Il s’agit là d’une forme nouvelle de légitimation, une forme qui « fonde un État », pour reprendre les termes de Lemke, et qui se distingue de la conception hégélienne ou de celle de la Révolution française - la conception de l’État constitutionnel comme le nouvel universel représentatif du peuple. Lemke décrit ainsi l’analyse foucaldienne de la pensée ordo-libérale : « La liberté économique produit la légitimité d’une forme de souveraineté dont l’unique objet est la garantie de l’activité économique [...]. Soit un État qui n’est plus défini en termes de mission historique, mais qui tire sa légitimité de la croissance économique. » (op. cit., p. 196)

b) La rationalité marchande enveloppe et anime l’État lui-même - la rentabilité, mais aussi un calcul généralisé des coûts et des bénéfices, en viennent à servir de mesure à toutes les pratiques de l’État. Tout discours politique, quel qu’en soit l’objet, se formule dans les termes de l’entreprise. L’État ne doit pas seulement s’intéresser au marché, il doit penser et se conduire comme un acteur du marché, et ce dans toutes ses fonctions, y compris la fonction législative.

c) Des points (a) et (b) , il s’ensuit que la santé et la croissance de l’économie fondent la légitimité de l’État : parce que l’État est directement responsable de la santé de l’économie ; et parce que les pratiques de l’État sont soumises à la rationalité économique. Dans ces conditions, « It’s the economy, stupid » [8] est bien davantage qu’un slogan de campagne électorale : s’y formule en effet le principe de légitimité de l’État et la base de son action - des arrêts constitutionnels et de la réforme du financement des campagnes électorales aux mesures d’aide sociale et à la politique étrangère, en passant par la guerre et la « sécurité intérieure ».

L’extension de la rationalité économique à des domaines ou à des institutions jusque-là considérés comme non-économiques concerne aussi les conduites individuelles ; pour être plus précis, elle prescrit les comportements des sujets-citoyens adéquats à un système néo-libéral. Là où le libéralisme classique maintenait une distinction, et parfois même une tension, entre les critères de la morale individuelle ou collective et les actions économiques (d’où les différences frappantes de ton, de types de questions et même de prescriptions entre la Richesse des nations d’Adam Smith et sa Théorie des sentiments moraux) , le néo-libéralisme façonne normativement les individus comme des acteurs entrepreneurs, et s’adresse à eux comme tels, dans tous les domaines de la vie. Il représente les individus comme des créatures rationnelles et calculatrices, dont le degré d’autonomie morale dépend de leur capacité à « prendre soin » d’eux-mêmes - de leur aptitude à subvenir à leurs besoins et à servir leurs ambitions. En rendant les individus pleinement responsables d’eux-mêmes, le néo-libéralisme identifie la responsabilité morale à l’action rationnelle ; il résorbe le différend entre les comportements économiques et les conduites morales en réduisant le sens moral à une affaire de délibération rationnelle sur les coûts, les bénéfices et les conséquences. Ce faisant, il élargit considérablement le domaine de la responsabilité personnelle : l’individu qui calcule rationnellement assume l’entière responsabilité des conséquences de ses actes, quelles que soient les circonstances de ces actes (circonstances qui peuvent être, par exemple, les carences individuelles, les défaillances de l’éducation et de la prise en charge des enfants à une époque de chômage aigu et d’aide sociale limitée) . Ainsi, la référence, fréquemment entendue, à des « vies déréglées » permet aux pouvoirs sociaux et économiques de se décharger de leurs responsabilités politiques, tout en réduisant la citoyenneté politique à un degré sans précédent de passivité béate. Le citoyen néo-libéral type est celui qui choisit stratégiquement, pour lui-même, entre les différentes options sociales, politiques et économiques ; non celui qui œuvre avec d’autres à modifier ou à rendre possibles ces options. Dans un contexte néo-libéral pleinement réalisé, les citoyens seraient tout sauf préoccupés du bien public ; ils formeraient à peine un peuple. Le corps politique n’est plus un corps, mais bien plutôt une collection d’entrepreneurs et de consommateurs individuels - et c’est bien entendu exactement à ce genre d’électeurs que s’adressent la plupart des discours électoraux américains. Nul besoin de chercher très loin pour trouver un autre signe du progrès d’une telle conception de la citoyenneté : il n’est que de voir la façon dont la rationalité marchande pénètre aujourd’hui le monde universitaire - des mécanismes d’admission et de recrutement au consumérisme acharné des étudiants face au prestige des universités, aux cours et aux avantages qu’elles offrent ; du racolage des enseignants aux échelles de salaire, en passant par les critères de promotion. Voyez aussi comment on excuse si souvent des fautes morales graves (de nature délictuelle ou sexuelle) commises par des politiciens, des cadres supérieurs, des dignitaires d’Église ou des universitaires, en les qualifiant d’« erreurs de jugement » - comme si c’était le calcul qui était fautif, et non l’acte, celui qui l’a commis, ou la logique qui l’a permis.

L’État doit contribuer d’une manière volontariste à la fabrique du sujet néo-libéral. Il œuvre à la construction de sujets circonspects par des politiques qui obligent à une telle circonspection. C’est la base de toute une série de réformes de l’État-providence, comme le workfare [9], la pénalisation des familles monoparentales, ou telle ou telle modification du code pénal comme la « loi des trois délits » [10] et le système des « bons d’éducation » [11]. Parce que le néo-libéralisme tient l’action rationnelle pour une norme plutôt que pour une caractéristique ontologique, c’est par la politique sociale que l’État façonne des sujets guidés dans leurs actes par l’évaluation rationnelle des coûts et des bénéfices - qu’il s’agisse de la grossesse des adolescentes, de la fraude fiscale ou de l’épargne retraite. Le citoyen néo-libéral calcule plus qu’il ne se conforme aux règles, c’est un benthamien plus qu’un hobbesien. L’État contribue, parmi de nombreux autres acteurs, à fournir un cadre aux calculs déterminant les conduites sociales qui garantissent le maintien de coûts faibles et d’une productivité élevée.

Ce mode de gouvernementalité (l’ensemble des techniques de gouvernement qui excèdent la stricte action étatique et orchestrent la façon dont les sujets se conduisent pour eux-mêmes) fait advenir un sujet « libre » qui délibère rationnellement sur l’ensemble des alternatives, fait des choix, et assume la responsabilité des conséquences de ses choix. De cette façon, affirme Lemke, « l’État conduit et contrôle les sujets sans en être responsable » ; en tant qu’« entrepreneurs » individuels de toutes les dimensions de leur vie, les sujets deviennent pleinement responsables de leur bien-être, et accèderont d’autant plus à la citoyenneté qu’ils réussiront dans cette entreprise (op. cit., p. 201) . C’est par leur liberté que les sujets néo-libéraux sont contrôlés - pas uniquement parce que, comme l’ont affirmé les penseurs de l’École de Francfort et Foucault, la liberté dans un système de domination peut être un instrument de cette domination, mais en raison de la moralisation néo-libérale des conséquences de cette liberté. Ce qui signifie aussi que le retrait de l’État de certains domaines et la privatisation de certaines de ses fonctions ne sont pas un démantèlement, mais consistent plutôt en une technique de gouvernement ; ils sont même la signature technique de la gouvernance néo-libérale, où l’action économique rationnelle étendue à tous les domaines de la société remplace les règles et les obligations explicites de l’État. Le néo-libéralisme déplace « la compétence régulatrice de l’État sur des individus « responsables », « rationnels » [dans le but] de les encourager à donner à leur vie la forme spécifique d’une entreprise » (op. cit., p.202) .

4) Enfin, la façon dont la rationalité économique s’insinue dans l’État comme dans le sujet a pour effet de transformer et de rétrécir radicalement les critères de définition d’une bonne politique sociale, relativement à ceux qui sont en vigueur dans une démocratie libérale classique. La politique sociale doit non seulement répondre aux tests de rentabilité, inciter et désentraver la concurrence, et produire des sujets rationnels, mais elle obéit aussi au principe, propre au monde de l’entreprise, d’« égale inégalité pour tous », dans la mesure où elle « multiplie et étend les formes de l’entreprise dans tout le corps social » (op. cit.,p.195) . C’est ce principe qui lie la gouvernementalisation de l’État néo-libéral au développement d’une sphère sociale néo-libérale et de sujets néo-libéraux.

Extension de la rationalité économique à tous les aspects de la pensée et de l’activité ; mise de l’État au service plein et entier de l’économie ; conception de l’État tout court (ndlt :en français dans le texte) comme une entreprise soumise à la rationalité du marché ; production du sujet moral comme sujet entrepreneur ; élaboration de la politique sociale selon ces critères : cette conjonction peut être interprétée moins comme une nouveauté radicale que comme une intensification de la saturation du social et du politique par le capital. En d’autres termes, on peut envisager la rationalité politique du néo-libéralisme comme la conséquence d’un stade du capitalisme, et y voir la simple confirmation de l’argument de Marx selon lequel le capital pénètre et transforme chaque aspect de la vie - remodelant tout à son image et réduisant chaque valeur et chaque activité à sa froide logique. La seule nouveauté serait ici la soumission flagrante et systématique à cette logique de l’État et de l’individu, de l’Église et de l’Université, de la morale, du sexe, du mariage et des loisirs. À moins que la seule nouveauté ne soit l’hégémonie enfin totale de la théorie du choix rationnel dans le champ des sciences humaines - qui aiment pourtant à se présenter comme une branche indépendante et objective du savoir, et non comme l’expression de la prépondérance du capital.

Une autre façon d’inscrire le néo-libéralisme dans la continuité du passé consisterait à le décrire en recourant, non à l’argument de Marx sur le capital, mais à la thèse de Weber sur la rationalisation. L’extension de la rationalité du marché à toutes les domaines - et particulièrement la réduction du jugement politique et moral à un calcul coûts/bénéfices - correspondrait précisément à cette éviction des valeurs positives par la rationalité instrumentale dont Weber a prédit qu’elle serait l’avenir d’un monde désenchanté. Penser et juger sont réduits à un calcul instrumental dans cette « nuit polaire, glaciale, sombre et rude » - hors du marché pas de moralité, pas de foi, pas d’héroïsme, voire pas de sens du tout.

Si précieuses que soient la théorie marxiste du capital et la théorie webérienne de la rationalisation pour qui veut théoriser certains aspects du néo-libéralisme, ni l’une ni l’autre ne donne à voir la rupture historico-institutionnelle auquel il correspond, la substitution d’une forme de gouvernementalité par une autre, et donc les modalités de résistance qu’il rend caduques et celles qu’il faut inventer pour le combattre efficacement. Le néo-libéralisme n’est pas un avatar historique inévitable du capital ni de la rationalité instrumentale ; il n’est pas la suite logique des lois du capital ou de la rationalité instrumentale suggérée par une analyse marxiste ou webérienne ; il consiste plutôt en un agencement et un fonctionnement nouveaux et contingents des deux. En outre, aucune de ces analyses ne rend compte du tournant auguré par le néo-libéralisme - qui fait passer les rationalités et les juridictions morales, économiques et politiques, de l’indépendance relative dont elles jouissaient dans les systèmes de démocratie libérale, à leur intégration discursive et pratique. La gouvernementalité néo-libérale mine l’autonomie relative de certaines institutions (la loi, les élections, la police, la sphère publique) les unes par rapport aux autres, et l’autonomie de chacune d’entre elles par rapport au marché. Or c’est grâce à cette indépendance qu’ont été jusqu’à présent préservés un intervalle et une tension entre l’économie politique capitaliste et le système politique démocrate libéral. Les conséquences de cette transformation sont considérables. Marcuse s’inquiétait de la disparition de l’opposition dialectique à l’intérieur du système capitaliste, dès lors que ce système « distribue les biens » - c’est-à-dire à partir du moment où, vers le milieu du XXème siècle, une classe moyenne relativement satisfaite remplace les classes laborieuses pauvres dans lesquelles Marx voyait la contradiction destructrice de la richesse concentrée du capital. Le néo-libéralisme entraîne, quant à lui, l’érosion des oppositions politique, morale ou subjective qui s’expriment dans une démocratie libérale, mais qui ne relèvent pas de la rationalité capitaliste - l’érosion des institutions, des juridictions et des valeurs tributaires de l’existence de rationalités non marchandes dans les démocraties. Quand les principes démocratiques de gouvernance, les codes civils, voire la moralité religieuse, sont soumis au calcul économique, quand il n’est ni valeur ni bien qui lui échappe, alors disparaissent non seulement les foyers d’opposition à la rationalité capitaliste, mais aussi les foyers réformistes. À ce titre, même si les analyses de gauche ont vu dans le système politique libéral un ordre permettant de légitimer, recouvrir et masquer les stratifications de la société opérées par le capitalisme, mais aussi par les hiérarchies entre les races, entre les sexes et entre les genres, il est également vrai que les principes de gouvernance de la démocratie libérale - le libéralisme comme doctrine politique - ont fonctionné comme une sorte de contre-feu à ces stratifications. Marx lui-même l’affirmait dans La question juive, les principes politiques formels d’égalité et de liberté (et les promesses d’autonomie et de dignité individuelles qu’ils font naître) représentent une conception alternative de l’humanité : des référents sociaux et moraux différents de ceux du système capitaliste dans le champ desquels ils sont affirmés. La démocratie libérale, vis à vis de l’économie capitaliste, est, du moins potentiellement, un Janus à deux visages : alors même qu’elle encode, reflète et légitime les relations sociales capitalistes, elle leur résiste, les contre et les tempère dans le même mouvement.

Plus simplement, la démocratie libérale a ouvert, au cours des deux siècles derniers, une modeste brèche éthique entre économie et politique. Même si la démocratie libérale fait siennes nombre de valeurs capitalistes (les droits de propriété, l’individualisme, les postulats hobbesiens qui sous-tendent tout contrat, etc.) , la distinction formelle qu’elle établit entre les principes moraux et politiques d’une part et le système économique de l’autre a également servi de rempart contre l’horreur d’une vie intégralement régie par le marché et mesurée par ses valeurs. Cette brèche, la rationalité néo-libérale la referme en soumettant chaque aspect de la vie politique et sociale au calcul économique : plutôt que de se demander, par exemple, ce que le constitutionnalisme libéral permet de défendre, ce que les valeurs morales et politiques protègent et ce dont elles préservent, on s’interrogera plutôt sur l’efficace et la rentabilité promues - ou empêchées - par le constitutionnalisme.

La démocratie libérale ne peut pas se soumettre à la gouvernementalité néo-libérale et y survivre. Il n’y a rien dans les institutions et les valeurs de base de la démocratie libérale - des élections libres, de la démocratie représentative ou des libertés individuelles équitablement distribuées jusqu’à un partage modéré du pouvoir ou même à une participation politique plus substantielle - qui réponde naturellement à l’exigence de contribution à la compétitivité économique, ou qui résiste à une analyse en termes de coûts/bénéfices. Or aujourd’hui, c’est la démocratie libérale qui sombre, même si le drapeau de la « démocratie » américaine est planté partout où se trouve - ou se crée - un terrain suffisamment propice. Le fait que « démocratie » soit le terme dont on affuble tant de mesures de politique intérieure ou d’entreprises impériales anti-démocratiques suggère que nous sommes dans un interrègne - ou, plus précisément, que le néo-libéralisme emprunte considérablement à l’ancien régime à des fins de légitimation, même s’il développe et promeut en même temps de nouveaux codes de légitimité. (...)

Le deuil de la démocratie libérale

En guise de conclusion, j’aimerais réfléchir brièvement aux implications, pour la gauche, de la fin la démocratie libérale. S’il est vrai que, depuis un quart de siècle, les gauchistes se sont rarement montrés aussi virulents, dans leur opposition à la démocratie libérale, que l’avait été la « vieille » gauche, il reste que nous ne nous y sommes pas pleinement ralliés ; elle nous a parfois indignés, nous l’avons insultée, nous avons aspiré à la transformer en d’autres choses - une démocratie sociale, ou quelque autre forme de démocratie radicale. La gauche perd donc quelque chose qu’elle n’a jamais aimé, ou du moins quelque chose à l’égard de quoi elle a toujours été hautement ambivalente. Et nous perdons aussi un espace de critique et d’agitation politique - nous avons critiqué l’hypocrisie et les tours de passe-passe idéologiques de la démocratie libérale, mais aussi l’opération rhétorique et idéologique par laquelle elle a scellé, au coeur de l’humanisme, l’ordre bourgeois, blanc, masculin et hétérosexuel. Notre identité de gauche, aussi vague fût-elle, s’est construite en se démarquant de l’indifférence délibérée qu’a toujours manifesté le libéralisme à l’égard des stratifications sociales et de l’inégalité - indifférence camouflée, et donc préservée, par les catégories juridiques formelles de liberté et d’égalité.

Et pourtant, comme l’a écrit Gayatri Spivak dans un tout autre contexte, le libéralisme est aussi ce que l’on « ne peut pas ne pas vouloir » (étant données ses alternatives historiques, étant données les significations contemporaines du fait d’en être privé) . Même dans ce cas, cependant, le désir et l’attachement qu’il peut susciter sont tournés contre eux-mêmes : l’habile double négation de Spivak signale une dépendance qui nous laisse insatisfaits, une organisation du désir dont nous aimerions qu’elle soit tout autre. Quelles vont être, pour les hommes et les femmes de gauche, les implications sociales, psychiques et intellectuelles de la perte d’un objet d’attachement aussi équivoque ? (...)

Bien sûr, la gauche a pu adopter et incorporer à sa propre conception de ce qu’est une bonne société certains traits de la démocratie libérale : par exemple, toute la batterie de libertés individuelles allant dans le sens de la libération de la domination que nous promet la transformation de la production. Mais exprimer cette vision de gauche rénovée ne saurait être défendre les libertés publiques dans des termes libéraux - ce qui reviendrait à réduire à néant le projet de gauche en tant que tel en le subordonnant à quelque chose qui lui est étranger. [...] Défendre la démocratie libérale dans des termes libéraux, c’est non seulement sacrifier une vision de gauche ; mais c’est aussi, par ce sacrifice, discréditer la gauche en la réduisant tacitement à n’être rien de plus qu’une objection permanente au régime en place : un parti de doléances plutôt qu’un parti doté d’une vision politique, sociale et économique alternative.

Mais, dira-t-on, s’il est vrai que nous glissons du libéralisme au fascisme, si l’horizon politique ne permet pas d’entrevoir la démocratie radicale ou le socialisme, n’est-il pas de notre devoir de défendre les institutions et les valeurs démocrates libérales ? N’est-ce pas la leçon de Weimar ? Je crois avoir montré que raisonner en ces termes serait se méprendre sur la situation actuelle, ne pas voir ce qui est en jeu dans la gouvernementalité néo-libérale - qui n’est pas le fascisme - ni sur quelles bases on peut s’y opposer. Dans les années 1980, la gauche avait fait le même raisonnement pour défendre l’État-providence (« si le socialisme est inenvisageable à terme, préservons au moins le capitalisme de Welfare State ») . C’était une erreur de diagnostic qui s’est retournée contre elle. D’une part, au lieu d’élaborer un projet d’émancipation visant l’éradication de la pauvreté plutôt que sa régulation, la gauche s’est contentée d’une position défensive. Elle s’est ainsi prêtée aux accusations de ne soutenir rien d’autre que le « trop d’État », des dépenses publiques pléthoriques, et de montrer une compassion déplacée pour ceux que l’on présentait comme ayant échoué à bâtir leur vie selon les principes de l’entreprise. D’autre part, le démantèlement de l’État-providence ne procédait en rien des cadres de pensée de la démocratie libérale, mais bien de la rationalité économique et politique néo-libérale. Par conséquent, nous ne sommes pas seulement confrontés à une inflexion droitière ou conservatrice de la démocratie libérale ; nous nous trouvons plutôt au seuil d’une formation politique différente, qui fonde son action et sa légitimité sur d’autres bases que celles de la démocratie libérale, quand bien même elle en conserve encore l’intitulé. C’est une formation politique dont le régime de pouvoir fonctionne de manière analogue au niveau national et au niveau global, qui s’appuie sur un État opaque et remarquablement actif, sur des conglomérats médiatiques, des écoles et des prisons privatisées, et diverses technologies qui permettent d’accroître les pouvoirs réglementaires et de police des administrations locales. Pour que cette formation politique devienne possible, il a fallu qu’adviennent des citoyens qui gèrent chaque aspect de leur vie comme des acteurs individuels mus par l’esprit d’entreprise, que la société civile soit réduite à un terrain d’exercice pour cet esprit d’entreprise, et qu’on en vienne à se représenter l’État comme une entreprise dont les produits sont les sujets individuels rationnels, une économie en pleine croissance, la sécurité intérieure et le pouvoir global.

Cette formation politique constitue un double défi pour la gauche. Premièrement, elle nous oblige à réfléchir aux conséquences de la perte de la démocratie libérale, et tout spécialement à ses conséquences pour notre propre travail, en considérant ce qui, dans la démocratie libérale, a compté pour nous, ce que nous avons exigé d’elle, et ceux de ses traits que nous avons critiqués, contre lesquels nous nous sommes révoltés, et qui ont été à la base d’une identité que nous avons construite en nous en distinguant. Sans doute avons-nous besoin de faire le deuil de la démocratie libérale, en admettant l’ambivalence de notre attachement à son égard, ce mélange d’amour et d’hostilité qui nous lie à elle. Quant au deuxième défi, il est ce qui motive le présent article : concevoir une opposition de gauche intelligente à la formation politico-économique néo-libérale qui prend aujourd’hui forme, et un contre-projet pertinent.

Il y a une cinquantaine d’années, Herbert Marcuse affirmait que le capitalisme avait éliminé un sujet révolutionnaire (le prolétariat) qui représentait la négation du capitalisme ; en conséquence, insistait-il, c’est à l’extérieur de ce qui constitue le capitalisme que la gauche devait trouver les principes, les perspectives et l’organisation anti-capitalistes, et les cultiver. En d’autres termes, la gauche devait mettre l’accent sur les désirs que le système capitaliste ne satisfaisait évidemment pas - désirs, non de richesse ou de biens de consommation, mais de beauté, d’amour, de bien-être mental et physique, d’un travail intéressant, et de paix -, et fonder sur ces désirs le rejet du système et son remplacement par un autre. L’opposition au capitalisme ne pouvant plus tirer parti des contradictions économiques du système, elle devait donc se fonder sur des valeurs alternatives. Aujourd’hui, le problème diagnostiqué par Marcuse s’est étendu du capitalisme à la démocratie libérale : une conscience d’opposition ne peut pas naître des fausses promesses et des hypocrisies de la démocratie libérale. (...)

Ce qu’il reste à faire à la gauche aujourd’hui, c’est opposer à l’émergence d’une gouvernementalité néo-libérale dans les États euro-atlantiques une vision alternative du bien - une vision qui refuse que l’homo oeconomicus soit la norme de l’humain, et qui rejette les conceptions de l’économie, de la société, de l’État et de la (non) morale tributaires de cette norme. Il s’agirait, dans sa forme la plus rudimentaire, d’une perspective où la justice n’aurait pas pour centre de gravité la maximisation de la richesse ou des droits individuels, mais l’encouragement et l’accroissement de la capacité des citoyens à se gouverner eux-mêmes en partageant le pouvoir et donc en apprenant à collaborer. Dans un tel système, les droits et les élections seraient l’arrière-plan de la démocratie, et non son alibi. Mieux, les droits serviraient à protéger l’individu des enthousiasmes démocratiques radicaux, mais ne seraient pas, en tant que tels, l’indice de la démocratie, pas plus qu’ils n’en constitueraient le principe central. Au contraire, une conception de gauche de la justice mettrait l’accent sur des pratiques et des institutions de pouvoir populaire partagé ; une distribution des richesses et un accès aux institutions modérément égalitaires ; une évaluation continue de toutes formes de pouvoir - social, économique, politique, même psychique ; une vision à long terme de la fragilité et de la finitude de la nature non-humaine ; et l’importance, pour l’épanouissement humain, d’une activité intéressante et de logements décents. Aucune de ces valeurs, quelle que soit celle qu’on choisit de privilégier, ne découle de la rationalité néo-libérale, ni ne satisfait aux critères néo-libéraux du bien. Développer et promulguer cette contre-rationalité - une représentation différente des êtres humains, de la citoyenneté, de la vie économique, et du politique - est une nécessité capitale si nous voulons façonner un avenir plus juste et combattre aujourd’hui les politiques mortifères de l’empire américain.

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Publié dans Vacarme 29 automne 2004

Une version intégrale de cet article a d’abord été publiée dans la revue américaine Theory and Event, 7.1.

Notes :

[1] Le terme « libéral » n’a jamais été si ambigu qu’aujourd’hui, non seulement en raison de son double sens économique et politique et de la variation historique de ses significations, mais aussi parce qu’aux États-Unis, la distinction partisane traditionnelle entre « libéral » (avec ce qu’en américain cela suggère de mouvement) et « conservateur » (au sens de conservation) s’est récemment effondrée. La politique de l’administration Bush est qualifiée de « radicale » par les libéraux, et accule les démocrates à une position de « conservation » de l’État-providence et des libertés publiques contre ceux qui (à droite) prétendent les « révolutionner ». En outre, dans un parti démocrate qui se bat pour reconquérir la majorité, des dirigeants comme Richard Gephardt ou John Kerry reprennent désormais à leur compte la façon dont la droite a toujours présenté les « libéraux » : des gauchistes, c’est-à-dire des « ringards ».

[2] Néo-libéralisme et néo-conservatisme diffèrent sensiblement, notamment parce que le premier fonctionne comme rationalité politique tandis que le second demeure une idéologie. Ils se rejoignent toutefois significativement dans l’électorat et sur les priorités politiques. Ainsi, ceux qui se réclament de l’un ou de l’autre s’opposent également à la plupart des aspects de l’État-providence. Mais il y a aussi entre eux des tensions : les positions morales néo-conservatrices - contre l’avortement, contre l’homosexualité, pour la famille traditionnelle - n’ont rien à voir avec le néo-libéralisme, et sont même en contradiction avec la rationalité économique appliquée par le néo-libéralisme aux questions de société. Cet article est consacré au néo-libéralisme, mais une étude des interactions entre néo-libéralisme et néo-conservatisme reste sans aucun doute à faire, d’autant plus que les républicains au pouvoir sont des néo-conservateurs. Il serait également intéressant de travailler sur la façon dont, étant donnée la teneur hautement moralisatrice du programme et du ton des néo-conservateurs, la rationalité néo-libérale amorale est devenue partie prenante de l’arsenal tactique et stratégique employé pour permettre au programme néo-conservateur de gagner du terrain - du calcul stricto sensuaux plus « sales coups » comme la manipulation des preuves.

[3] Thomas Lemke, « The Birth of Bio-Politics : Michel Foucault’s Lecture at the College de France on Neo-Liberal Governmentality », Economy and Society, 30 :2 (May2001) , pp.190-207.

[4] L’École ordo-libérale de l’Allemagne d’après-guerre tient son nom de la revue Ordo, où ses membres, issus de l’« École de Fribourg », ont d’abord publié.

[5] L’École d’économie politique de Chicago, née aux États-Unis au milieu du XXème siècle, rassemble entre autres Hayek et Friedman.

[6] Selon Lemke et Foucault, la différence la plus significative entre ces deux écoles tient au degré de soutien du marché par le biais des réglementations politiques et des interventions sociales exigé par chacune d’entre elles. Si toutes deux réservent au marché la place centrale, « les ordo-libéraux défendent l’idée d’un gouvernement de la société au nom de l’économie [tandis que] les néo-libéraux américains cherchent à re-définir la sphère sociale [et politique] comme une forme du domaine économique » (Lemke, op. cit., pp. 197-198) . Ainsi, les premiers considèrent que l’économie exige une intervention politique dont elle détermine la nature, alors que les seconds étendent le domaine économique à l’ensemble des institutions et des actions humaines, depuis le comportement individuel jusqu’au gouvernement.

[7] Poulantzas, Pouvoir politique et classes sociales, Maspero, « Petite collection », 1971 ;
Habermas, Raison et légitimité : problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé, trad. Jean Lacoste, Payot, 1978 ;
O’Connor, The Fiscal Crisis of the State, St. Martin’s Press, 1973.
Tenants de la réponse « structuraliste » aux conceptions plus grossièrement « instrumentalistes » de l’État capitaliste, ces auteurs soulignaient que toute intervention ostensible de l’État au profit du capital (qu’il vole manifestement à son secours, qu’il le subventionne ou, plus subtilement, qu’il emploie des mesures politiques en sa faveur) , lui faisait encourir le risque d’une « crise de légitimation » en dévoilant par là son jeu. L’État manifestait alors sa nature d’« État capitaliste », quand sa légitimité dépendait de son indépendance supposée à l’égard des pouvoirs politiques et sociaux. C’est ce critère de légitimité qu’évacue le néo-libéralisme en faisant de l’État une extension du marché - un serviteur légitime du marché, un aspect du marché, et une forme du marché.

[8] Ndlt : « Pense à l’économie, idiot » fut un slogan de campagne du ticket Clinton-Gore en 1992.

[9] Ndlt : système où les chômeurs doivent participer à des programmes de création d’emplois pour avoir droit aux allocations.

[10] Ndlt : La « three strikes law » permet de condamner quelqu’un à la prison à vie s’il passe en procès pour la troisième fois, si mineurs que puissent être les délits qu’il a commis.

[11] Ndlt : les « educational vouchers » sont des tickets d’éducation qui peuvent être employés, au choix, dans une école publique ou privée.