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Origine : http://desmotscratie.net
La revue internationale des livres et des idées - Rien n’est
plus urgent que de comprendre les ressorts de l’hégémonie
acquise par les idées et les politiques inspirées
du néolibéralisme dans les pays occidentaux. On sait
que ceux qui refusent encore de faire de « l’économie
de marché », alias le capitalisme, l’horizon
définitif de l’humanité, commettent, comme aurait
dit Friedrich Hayek, « l’erreur de la raison »
la plus dangereuse qui soit. Si on ne les met pas au bûcher,
on les exile hors du « cercle de la raison » pour qu’ils
ne puissent pas nuire à « l’ordre juste »
du monde libre. Comme, à l’évidence, ces déraisonnables
sont incapables de peser politiquement et semblent se complaire
trop souvent dans un « antilibéralisme » incantatoire
– ce qui n’est peut-être pas sans rapport avec
leur impuissance politique relative –, « tout va bien
», du moins pour l’instant. L’on ne peut donc
s’empêcher de penser qu’il y a bien ici une nécessité
à satisfaire si l’on souhaite dévier le cours
des choses : il faut de nouvelles armes théoriques pour lutter
contre le poids des évidences et la force des pouvoirs qui
les incarnent. Le paradoxe de la situation tient à ce que
les analyses qui ont profondément renouvelé l’approche
du phénomène néolibéral ont été,
pour partie, produites il y a maintenant près d’une
trentaine d’années par Michel Foucault, sans que les
mouvements sociaux et les intellectuels qui leur sont liés
n’en aient encore tiré tous les enseignements. Les
choses sont peut-être en train de changer.
On disposait déjà d’un certain nombre d’ouvrages
relatant la manière dont les néolibéraux ont
après la seconde guerre mondiale diffusé leurs idées
dans les médias et au sein de l’Université,
influencé les responsables des partis de droite, intimidé
les forces de gauche, paralysé les mouvements sociaux. Ces
travaux, tels ceux de Keith Dixon ou de Serge Halimi, ont fait une
grande place au travail efficace des think tanks. Ils ont surtout
montré comment le monde politique et intellectuel anglo-américain
a été progressivement submergé par cette grande
vague néolibérale. Il manquait à cet ensemble
un travail consacré spécifiquement à la France.
C’est chose faite avec l’ouvrage historique de François
Denord, qui constitue une mine impressionnante de faits et de références
jusque-là laissés dans l’ombre. François
Denord montre avec force et précision que cette « idéologie
politique », née dans l’entre-deux-guerres, n’a
pas disparu lors même que triomphaient le keynésianisme,
le planisme à la française et le dirigisme gaullien.
Elle continuait discrètement son élaboration, elle
unissait des groupes épars de patrons et d’universitaires,
elle sourdait ici ou là dans des revues, des rapports, des
commissions officielles. Loin d’avoir disparu, le libéralisme
économique français a constitué un courant
permanent et influent depuis la Libération jusqu’à
sa consécration officielle, marquée par la prise de
fonction présidentielle de Valéry Giscard d’Estaing,
suivie de près par celle de Raymond Barre en tant que Premier
ministre.
François Denord montre ainsi comment à partir des
années 1930 s’est constituée une tradition militante
à travers l’activité éditoriale et l’influence
politique de petits cercles d’intellectuels et de patrons,
réunis en particulier autour des Éditions de la Librairie
de Médicis. Il décrit dans le détail l’activité
de tous ces foyers et réseaux qui, après guerre et
jusqu’à nos jours, ont milité pour « le
libre marché » et la défense des « valeurs
de l’entreprise », et ont soutenu, comme l’Institut
de l’entreprise à partir de 1975, les apologies les
plus radicales de l’ultralibéralisme américain.
Il apparaît ainsi clairement que le travail pour imposer un
nouveau « sens commun » remonte à loin et que
les campagnes d’opinion du Medef, des partis de droite et
de la presque totalité des médias reproduisent aujourd’hui
en grand ce qui s’est fait hier en plus modeste.
La démonstration de François Denord impose de revoir
l’histoire idéologique et politique française
sous un nouveau jour et de considérer toutes les hybridations,
même les plus étranges, qui l’ont marqué
: s’est-on suffisamment interrogé sur les relations
de confiance entre le général de Gaulle et Jacques
Rueff ? Quel sens ont eu le plan Pinay-Rueff ou le fameux comité
Armand-Rueff installé par de Gaulle et chargé de lever
les obstacles à « l’expansion économique
» ? Mais, surtout, au regard des développements historiques
ultérieurs, quel était précisément le
dessein de ceux qui ont si ardemment souhaité la construction
d’un marché commun européen ?
Le néolibéralisme versant français
Il y a bien, donc, un renouveau libéral proprement français,
dont les origines remontent à plusieurs décennies.
Son succès n’est pas venu de l’étranger,
ce n’est pas un simple produit d’importation. Il ne
faut ainsi pas se tromper sur le propos du livre de François
Denord, en dépit de l’ambiguïté de son
titre (« Néolibéralisme version française
») . Ce courant idéologique n’est pas l’adaptation
d’une version originale anglo-américaine. C’est
là une vulgate trop répandue, qui fait du néolibéralisme,
et peut-être du libéralisme tout court, une invention
anglo-saxonne étrangère au génie français
et catholique. Vieille histoire aux relents contre-révolutionnaires.
L’ouvrage de François Denord donnerait plutôt
à voir le versant français de l’histoire du
néolibéralisme – ce qui n’est pas la même
chose.
Il a eu ses auteurs, qui ne sont pas négligeables, comme
Louis Rougier, l’unique membre français du Cercle de
Vienne. Il a eu son « moment fondateur », le colloque
Walter Lippmann, tenu à Paris à la fin d’août
1938, qui a donné naissance à l’éphémère
Centre international d’études pour la rénovation
du libéralisme (CIRL) , préfiguration de ce que deviendra
après 1947 la Société du Mont-Pèlerin
sous l’égide de F. Hayek et de W. Röpke. Sur tous
ces points, l’érudition de François Denord complète
parfaitement les renseignements fournis par Michel Foucault qui,
dans ses cours du collège de France, a mis en relief pour
la première fois l’existence de ce courant néolibéral
français.
Néolibéralisme version française, on l’a
dit, est précieux par le travail historique d’exhumation
qu’il accomplit, mais il pose, presque malgré lui,
un problème redoutable quant à la nature de son objet
et à la manière de l’appréhender. Reprenant
à Michel Foucault sa rigoureuse définition du néolibéralisme
comme nouvel art de gouverner des sujets considérés
comme des calculateurs intéressés, il tend pourtant
à confondre les positions néolibérales et la
vulgate laisser-fairiste la plus banale. Il importe en effet de
bien saisir ce qu’il y a de « néo » dans
le néolibéralisme, du moins si l’on est soucieux
de ne pas tomber dans les errements de trop nombreux « antilibéraux
» qui semblent croire qu’il n’y a rien de vraiment
nouveau à l’Ouest depuis Adam Smith. C’est là
sans doute l’une des causes du grand désarroi intellectuel
d’une gauche fondamentalement désarmée sur le
plan théorique.
Sauf à en multiplier les variantes (« social »,
« conservateur », « gestionnaire », etc.)
, sauf à le concevoir comme une économie mixte panachant
une dose de gestion administrée de l’économie
avec une dose de liberté économique, il convient de
tenir le plus grand compte de l’originalité du néolibéralisme
au regard de l’idéologie du laisser-faire : le premier
ne repose pas sur une ontologie des lois « naturelles »
du marché, il vise bien plutôt à construire
un ordre de marché par un interventionnisme d’une nouvelle
sorte. Si l’on veut bien croire que le néolibéralisme
a participé au choeur des « évangélistes
du marché », il n’en a pas moins toujours conservé
sa propre partition doctrinale. Si cette identité échappe
trop vite à l’historien, c’est sans doute que
les outils qu’il manie ne lui permettent pas de tenir ce point
jusqu’au bout. François Denord tient que « la
mise en contexte de luttes politiques et d’individus […]
permet de saisir ce que le néolibéralisme recèle
de nouveau » (p. 4) . Voilà qui, d’un point de
vue méthodologique, a de quoi susciter un certain scepticisme.
En l’espèce, l’analyse par les positions relatives
occupées dans des champs qu’il emprunte à la
sociologie de Pierre Bourdieu conduit plutôt à obscurcir
la nature de la doctrine néolibérale qu’à
l’éclairer. Une approche généalogique
aurait sans doute été plus propre à mettre
évidence ce qui en elle est vraiment « néo ».
Il s’agit en effet de savoir qu’en son commencement,
les principaux théoriciens du néolibéralisme
entendent marquer une rupture avec les illusions du laisser-faire
des « derniers libéraux » en assumant le caractère
juridiquement et politiquement construit de l’ordre de marché.
C’est précisément le travail qu’avait
entrepris de faire Michel Foucault et dont témoigne le recueil
magistral de ses cours de l’année 1978-1979, intitulé
Naissance de la biopolitique. Ce cours est à l’origine
du développement dans de nombreux pays d’un courant
de recherches qui portent sur la « gouvernementalité
», concept que Foucault considérait comme central pour
comprendre les nouvelles façons de gouverner les hommes.
Le néolibéralisme, qui trouve ses racines lointaines
dans les problématiques benthamiennes du contrôle et
du calcul, est avant tout une réflexion sur les techniques
de gouvernement à employer lorsque le sujet de référence
est constitué comme cet être maximisateur de son utilité.
Le projet politique néolibéral dépasse de très
loin le seul cadre de la politique économique. Elle ne se
réduit pas à la réactivation du vieux libéralisme
économique, encore moins à un retrait de l’État
ou à une diminution de son interventionnisme. Elle est conduite
par une logique normative qui concerne tous les champs de l’action
publique et tous les domaines de la vie sociale et individuelle.
Fondée sur l’anthropologie totale de l’homme
économique, elle met en œuvre des ressorts sociaux et
subjectifs spécifiques, la concurrence, la « responsabilité
», l’esprit d’entreprise, et vise à produire
un sujet nouveau, l’homme néolibéral. Il s’agit
en somme de produire un certain type d’homme qui serait apte
à se laisser gouverner par son propre intérêt.
L’objet du pouvoir n’est donc pas donné, il se
réalise dans les dispositifs que le gouvernement crée,
entretient, stimule.
Dé-démocratisation et art de gouvernement
néolibéral
C’est à partir de cette analyse foucaldienne que la
politologue américaine Wendy Brown établit un diagnostic
décapant de la crise de la démocratie dans les pays
occidentaux, ou plus exactement du processus de dé-démocratisation
dans lequel ces pays sont engagés, à commencer par
les États-Unis. Dans son essai « Le néolibéralisme
et la fin de la démocratie » (dont nous avions pu lire
de larges extraits dans la livraison spéciale de la revue
Vacarmeconsacrée à Michel Foucault en 2004) , Wendy
Brown rappelle que les politiques néolibérales «
actives » visent le gouvernement d’un sujet «
calculateur », «responsable », «entrepreneur
de sa vie », qui applique une rationalité économique
universelle dans tous les domaines de l’existence et dans
toutes les sphères : la santé, l’éducation,
la justice, la politique. La définition qu’elle en
donne a le mérite de la clarté : « le néolibéralisme
est un projet constructiviste : pour lui, la stricte application
de la rationalité économique à tous les domaines
de la société n’est pas une donnée ontologique
; il œuvre donc […] au développement de cette
rationalité« (p. 51) . La rationalité néolibérale
ne se définit pas d’abord par la pression du monde
économique sur la sphère privée, ni même
par l’intrusion des intérêts marchands dans le
secteur public. Elle ne se réduit pas à la mise en
œuvre systématique d’une politique toujours favorable
aux plus riches qui détruit les institutions et les dispositifs
de solidarité et de redistribution instaurés au lendemain
de la seconde guerre mondiale. Ces aspects sont loin d’être
négligeables, mais ils sont subordonnés à une
visée plus fondamentale. La politique néolibérale
entend mettre en œuvre une universalisation pratique du raisonnement
économique, avec pour référence normative le
sujet rationnel calculateur.
C’est pourquoi on ne peut faire du néolibéralisme
la simple continuité du libéralisme d’Adam Smith.
Il ne s’agit pas seulement de faire une place plus grande
à un marché supposé naturel en réduisant
l’espace occupé par l’État et régi
par des artifices légaux ; il s’agit de produire activement
une réalité institutionnelle et des rapports sociaux
entièrement ordonnés selon les principes du calcul
économique de type marchand.
On pourrait évidemment arguer du fait que le néolibéralisme
n’est pas fait d’une pièce et que certains des
courants de pensée que l’on range sous cette appellation
sont farouchement ennemis de toute intervention étatique
quelle qu’elle soit. Michel Foucault n’ignorait pas
cette pluralité théorique. Il avait d’ailleurs
commencé à établir une première cartographie
des courants, distinguant deux grands pôles : l’ordolibéralisme
allemand et l’École de Chicago. Michel Foucault considère
ce «retour au libéralisme » non pas comme une
simple résurgence des croyances dans le naturalisme marchand,
ni même comme une idéologie qui aurait influencé
les responsables politiques, mais comme une pratique nouvelle de
gouvernement qui cherche à s’appuyer en toutes circonstances
sur la recherche de l’intérêt personnel et le
calcul maximisateur.
C’est ce point de départ foucaldien qui donne son
originalité à la réflexion de Wendy Brown,
comme le souligne la précieuse préface de Laurent
Jeanpierre. Elle entend montrer que ce projet politique supplante
la normativité politique et morale jusqu’alors dominante
dans « les démocraties libérales », qu’il
opère un travail considérable de destruction des formes
normatives qui l’ont précédé. Il signe
la mort du sujet démocratique qui constituait la référence
idéale de la démocratie libérale. Disparaît
peu à peu la figure du citoyen qui, avec d’autres citoyens
égaux en droit, affirmait une certaine volonté commune,
déterminait des choix collectifs par le vote, définissait
un bien public, remplacé par le sujet individuel, calculateur,
consommateur et entrepreneur, qui poursuit des finalités
exclusivement privées dans le cadre de règles générales
organisant la compétition entre tous les individus.
La tension qui existait entre le marchand et le citoyen, entre
l’intérêt économique et la bienveillance
pour autrui, tend à s’effacer. La figure de l’homme
se réunifie dans la construction du sujet économique,
invité désormais à se penser comme une entreprise
à l’affût des opportunités de profit dans
un contexte de concurrence totale et permanente. La vie politique
et la morale, le lien éducatif, les rapports quotidiens,
la conception même que l’individu se fait de lui-même
sont profondément affectés par cette généralisation
de la forme entrepreneuriale. Les critères d’efficacité
et de rentabilité, les techniques d’évaluation,
s’imposent partout comme autant d’évidences indiscutables.
Le sujet moral et politique se réduit à un calculateur
enjoint de choisiren fonction de son intérêt propre.
La pratique politique, telle qu’on peut l’observer aux
États-Unis et, de plus en plus, en Europe, illustre cette
mutation : le « citoyen » est invité à
se prononcer comme s’il n’était qu’un consommateur
qui n’entend pas donner plus qu’il ne reçoit,
qui « en veut pour son argent ».
À suivre Wendy Brown, les conséquences de cette mutation
sont redoutables. Il en va des libertés individuelles et
collectives que les démocraties libérales garantissaient
au moins minimalement par la division des différents pouvoirs
et la pluralité des principes qui les régissaient.
Le néolibéralisme apparaît ainsi comme une stratégie
d’intégration qui, subordonnant tout à la seule
raison économique, empêche de faire jouer les différences
de principes et de légitimités comme facteurs de limitation
du pouvoir. Le néolibéralisme, comme l’explique
Wendy Brown, « fait passer les rationalités et les
juridictions morales, économiques et politiques de l’indépendance
relative dont elles jouissaient dans les systèmes de démocratie
libérale, à leur intégration discursive et
pratique. La gouvernementalité néolibérale
mine l’autonomie relative de certaines institutions (la loi,
les élections, la police, la sphère publique) les
unes par rapport aux autres, et l’autonomie de chacune d’entre
elles par rapport au marché. Or c’est grâce à
cette indépendance qu’ont été jusqu’à
présent préservés un intervalle et une tension
entre l’économie politique capitaliste et le système
politique démocrate libéral » (p. 59-60) .
On dira que la chose n’est pas si nouvelle. Comme Foucault
l’avait bien vu, ce gouvernement des conduites par les intérêts
avait été anticipé par Jeremy Bentham à
la fin du XVIIIe siècle. Néanmoins, cette intégration
de toutes les sphères politiques et sociales dans et par
la logique de l’intérêt ne s’est pas réalisée
avant la fin du XXe siècle. Entre temps, la démocratie
libérale est restée un monde clivé entre intérêt
individuel et intérêt général, entre
vie terrestre et vie céleste, entre monde profane de la société
civile et monde sacré de la bureaucratie d’État.
Marx faisait de ce clivage le fondement de sa critique dans certains
de ses textes les plus fameux, en particulier Sur la question juive,
qui soulignait le caractère mystificateur et formel de la
prétention de l’État à représenter
l’universel. Mais ce « mensonge » n’était
pas sans effet sur les libertés politiques et sur les ressorts
de l’opposition au capitalisme. Or, à tirer un trait
d’égalité entre le libéralisme d’antan
et le néolibéralisme d’aujourd’hui, on
reproduit cette même erreur. Ce « mensonge »,
à certains égards bien « réel »,
permettait en effet aussi de préserver la vitalité
et la légitimité de critères moraux et politiques
distincts de la pure logique de l’intérêt individuel.
Cette phase est désormais révolue. L’époque
néolibérale se définit précisément
par la dissolution de cette opposition. Comme le montre le «
cauchemar américain », pour reprendre le titre du second
essai de Wendy Brown, tout est devenu matière à «
business », la protection sociale comme la guerre. Les critères
moraux eux-mêmes, qui séparaient la vertu du vice,
la conduite droite du délit, sont dévalués
; toute décision et même toute loi sont devenues tactiques,
opératoires, soumises à une règle d’efficacité
immédiate dans un jeu de rapports de force et de maximisation
de résultats.
La démocratie ne peut y survivre : elle contient des éléments
trop « coûteux » du point de vue des nouvelles
normes politiques et économiques. Liberté d’expression,
éducation humaniste, solidarité sociale, fonction
publique dévouée à un idéal d’intérêt
général, tout se désintègre lentement
dans un calcul coûts-bénéfices. En ce sens,
le néolibéralisme présente une double face,
source d’un vaste brouillage : c’est un projet hautement
politique qui conduit à dépolitiser les rapports sociaux,
en les rabattant systématiquement sur la seule logique du
calcul privé. Marx avait lui-même anticipé la
possibilité de cette dissolution de tous les critères
moraux et politiques dans les « eaux glacées du calcul
égoïste ».
Si l’efficacité doit tout saturer, il n’y a
pas de place pour tout le monde, et tout est permis. La moralité
en politique, dans la vie professionnelle comme dans la vie ordinaire,
s’efface devant le règne du cynisme généralisé,
de la manipulation perverse, de l’opportunisme et du narcissisme.
Wendy Brown montre combien le mensonge irakien de Bush et de Blair
s’inscrit bien dans « l’air du temps » :
seul le but que l’on s’est fixé importe. Les
nouvelles générations de politiciens de droite et
de gauche, en Europe et en France notamment, en sont la plus parfaite
illustration. C’est sans doute là ce qu’il y
a de plus important à retenir : le néolibéralisme
modifie les critères qui fondent le jugement. Plus qu’une
nouvelle politique économique, c’est une nouvelle normativité
politique et morale qui s’impose : une normativité
politique et morale apolitique et amorale.
Le néolibéralisme redistribue peu à peu les
positionnements politiques, à droite comme à gauche.
Le processus de dé-démocratisation qu’il entraîne
dépasse la volonté d’un Friedrich Hayek d’interdire
les politiques sociales et redistributrices. Hayek, tout à
sa croisade antisocialiste, n’a tout simplement pas vu que
la promotion exclusive des finalités privées au détriment
de tout but commun allait remettre en cause la démocratie
au sens le plus étroitement « libéral »
du terme. De ce point de vue, le néolibéralisme ne
peut que troubler les libéraux attachés aux libertés
civiles et politiques. Ce dépérissement de la démocratie
libérale conditionne également toute la gauche politique.
La critique sociale et politique en est déstabilisée.
Elle doit non seulement faire son deuil du socialisme tel qu’il
a été imaginé, mais aussi des formes politiques
et morales du libéralisme ancien. Quand elle ne se soumet
pas avec résignation à la nouvelle rationalité,
résignation qui est la pente la plus générale,
elle doit mener la défense des anciennes institutions de
la démocratie libérale (défense de «
l’intérêt général », des
libertés individuelles et politiques, de la laïcité)
dont elle a longtemps souligné le caractère incomplet,
inégalitaire, hypocrite. Il lui faudrait définir un
contre-projet fondé sur une autre rationalité morale
et politique, donc sur une autre idée de l’humain,
ce dont elle s’est avérée jusqu’à
présent incapable.
Néolibéralisme et néoconservatisme
De ce point de vue, l’analyse des rapports entre néolibéralisme
et néoconservatisme apparaît essentielle pour le redéploiement
d’une critique de gauche. L’une et l’autre de
ces rationalités politiques doivent être pensées
ensemble, ainsi que le rappelle Wendy Brown. On pourrait croire
que, si la droite occupe presque tout le terrain idéologique,
cela tient à la capacité qu’elle a de se dédoubler,
de jouer en quelque sorte double jeu. En réaction à
la dissolution du sujet moral et politique dans la logique entrepreneuriale
et consumériste, le néoconservatisme constituerait
une nouvelle forme politique qui entend réinjecter de la
morale et de l’autorité, selon des canons normatifs
d’ancienne facture, et répondre ainsi aux attentes
de sécurisation de la population, en particulier des classes
populaires victimes de l’effondrement des liens collectifs
et de l’érosion des mécanismes de solidarité.
La droite ferait une politique de riches tout en consolant les pauvres
par une rhétorique « vertueuse » et « patriotique
», et en les rassurant par un volontarisme autoritaire sur
le mode de la « tolérance zéro » envers
le crime et la déviance. Selon cette ligne d’analyse,
on pourrait penser que ce « cauchemar américain »
a désormais gagné le monde entier, l’élection
en France de Nicolas Sarkozy illustrant à merveille cette
double logique terriblement efficace du pompier pyromane.
Les choses, selon Wendy Brown, ne sont sans doute pas si simples.
Elle entend souligner l’hétérogénéité
du néolibéralisme et plus encore du néoconservatisme,
et, surtout, leur incompatibilité au moins partielle. Les
tensions entre le pôle du « devoir moral » et
le pôle du « libre choix » ne sont pas négligeables,
et maints « moralistes » conservateurs s’effraient
de l’extension du règne du consumérisme et des
ruptures de plus en plus massives des liens sociaux engendrées
par le capitalisme débridé. Les représentations
du monde que projettent le néolibéralisme et le néoconservatisme
ne sont pas non plus en parfaite harmonie, écartelées
entre la défense des identités nationales et la construction
d’un ordre marchand planétaire.
Il n’empêche que des zones d’accord et des continuités
existent et qu’elles l’emportent sur les tensions. La
morale, plus ou moins teintée, selon les cas, de religion,
de tradition et de nationalisme, prend l’allure d’une
manipulation cynique des citoyens-clients, qui s’accorde bien
avec la gestion de type managérial de l’opinion. Il
n’est pas un fait du passé ou du présent, aussi
sacré soit-il, et surtout s’il est sacré, qui
ne puisse être instrumentalisé à des fins de
domination. La guerre, qu’elle ait eu lieu, qu’elle
soit en cours ou qu’elle soit programmée, redevient
un levier d’agrégation et de mobilisation des individus
dispersés. La discipline sociale de la « valeur-travail
» et le gouvernement fort sont des composantes essentielles
du néolibéralisme comme mode de gouvernement des individus.
C’est ici sans doute qu’apparaît toute la fécondité
de l’approche foucaldienne : une possible zone de concordance
entre néolibéralisme et néoconservatisme trouve
sa raison dans une commune référence à «
l’individu responsable de lui-même », qui se doit
de réussir sans rien attendre des autres. C’est au
nom de cette « responsabilisation » des conduites, de
cette « privatisation » des problèmes sociaux
que les dirigeants occidentaux entreprennent de démanteler
les systèmes de retraite, d’éducation publique
et de santé en prenant pour modèle, d’un côté,
« l’individu entrepreneur de soi » et, de l’autre,
le bon père de famille travailleur, courageux et prévoyant.
C’est pourquoi Wendy Brown préfère à
la thèse de la duplicité fonctionnaliste celle de
l’articulation problématique du néolibéralisme
et du néoconservatisme. Le nouveau sujet néolibéral
n’est plus attaché aux valeurs et pratiques de la démocratie
libérale, il a abandonné son statut de citoyen, il
« est moins récalcitrant par rapport à son propre
assujettissement, tout en participant davantage à sa propre
subordination » (p. 114) . L’actuelle dé-démocratisation
que parachèvent les politiciens de la droite « décomplexée
» a été préparée par le néolibéralisme
tel qu’il a été mis en œuvre aussi bien
par la droite que par la gauche depuis près de trente ans,
et ceci du fait de la profonde dévalorisation des principes
démocratiques qu’a engendrée cet étatisme
entrepreneurial. L’essai de Wendy Brown « Le cauchemar
américain », qui constitue la seconde partie de l’ouvrage,
ne prétend pas épuiser la question compliquée
des points de jonction entre les deux formes politiques. Il n’en
dessine pas moins un programme de réflexion qui pourrait
dépasser le contexte américain, à condition
toutefois de respecter les spécificités nationales.
S’il est un « néoconservatisme à la française
» en train de poindre, il emprunte moins à la Bible
qu’à une rhétorique de la France éternelle,
unanime et civilisatrice.
Reste à se demander, comme le fait Wendy Brown à
la fin de son essai, quel type de politique de gauche, quel renouveau
démocratique pourrait bien être opposé à
ce processus général de décomposition des formes
morales et politiques afin de nous sortir du cauchemar dans lequel
nous sommes plongés : « Sommes-nous réellement
des démocrates – croyons-nous encore au pouvoir du
peuple et le voulons-nous véritablement ? », se demande-t-elle
(p. 129) . Cette question, qui porte sur l’existence ou l’inexistence
d’un désir démocratique, renvoie au type de
sujet que nous sommes devenus. En ce sens, le cauchemar, c’est
peut-être le nôtre, celui dont nous devons nous réveiller.
Néo-libéralisme et fin de la démocratie
par Wendy Brown
Traduction de l’américain : Philippe Mangeot &
Isabelle Saint-Saëns
La gauche non-stalinienne s’est toujours souciée de
ne pas jeter les bienfaits du libéralisme politique (pluralisme
des rationalités en débat, justice, système
de santé ou encore école indépendante, etc.)
avec l’eau d’un libéralisme économique
aliénant les corps et les âmes. Le problème
aujourd’hui est que ces bienfaits ambigus, à la fois
idéologiques et libérateurs, sont eux-mêmes
en train de disparaître sous les attaques d’un «
néo-libéralisme » visant non plus simplement
à défendre une économie de marché mais
à réduire toute la société aux normes
du marché. Quelle stratégie adopter dès lors
qui ne soit pas purement défensive ? De Foucault à
Marcuse, voilà l’analyse et la question que pose Wendy
Brown, enseignante en sciences politiques à Berkeley, dans
un article dont nous publions des extraits.
En préalable à une réflexion sur la rationalité
politique néo-libérale, il peut être utile de
souligner la différence communément admise entre libéralisme
politique et libéralisme économique - différence
d’autant plus difficile à démêler en Amérique
que « liberal » y désigne un point de vue politique
progressiste qui défend en particulier l’État-providence
(Welfare State) et d’autres institutions du New Deal, et soutient
le principe d’un degré relativement élevé
d’intervention politique et législative en matière
sociale [1]. La confusion de la nomenclature politique est d’autant
plus grande aujourd’hui que la droite combine le néo-conservatisme
et le néo-libéralisme contemporains [2]. Pour aller
vite, la pensée économique distingue le libéralisme
du mercantilisme d’une part, du keynésianisme ou du
socialisme de l’autre ; dans sa version classique, le libéralisme
économique consiste en une maximisation du libre-échange
et de la concurrence grâce à une intervention minimum
des institutions. Dans l’histoire de la pensée politique,
le libéralisme, dont la liberté (liberty) individuelle
constitue la pierre de touche, désigne un système
dans lequel la raison d’être de l’État
est la garantie, sur des bases formellement égalitaires,
de la liberté (freedom) des individus. Un système
politique libéral est donc également compatible avec
une politique économique libérale ou keynésienne
; qu’il mette l’accent sur la liberté (sa pente
politiquement « conservatrice ») ou sur l’égalité
(sa pente politiquement « libérale ») , il n’en
restera pas moins, dans le lexique politique contemporain, une «
démocratie libérale ». On peut d’ailleurs
trouver particulièrement étrange cette façon
qu’ont les Américains de caractériser les adeptes
de l’État-providence comme des « libéraux
» politiques, dans la mesure où ce sont les conservateurs
qui se conforment le plus rigoureusement aux doctrines classiques
du libéralisme économique et du libéralisme
politique - cet usage spécifiquement américain tord
le sens de « libéralisme » vers la « libéralité
» plutôt que vers la « liberté ».
Insistons-y : ce qu’on appelle aujourd’hui «
néo-libéralisme » renvoie à la variante
économique du terme (la remise au goût du jour d’une
série de postulats pré-keynésiens sur la production
et la distribution des richesses) plutôt qu’à
sa variante politique (un ensemble d’institutions ou de pratiques
politiques) . On va le voir, ce qu’il y a de « néo
» dans « néo-libéralisme » consiste
pourtant à établir les principes du libéralisme
économique sur des bases d’analyse sensiblement différentes
de celles que faisait valoir Adam Smith. Le néo-libéralisme
n’est d’ailleurs pas uniquement un ensemble de mesures
économiques ; il ne s’agit pas seulement de faciliter
le libre-échange, de maximiser les profits des entreprises
et de remettre en cause les aides publiques. En effet, de l’esprit
du sujet-citoyen aux pratiques impériales en passant par
l’Éducation, rien n’échappe à l’analyse
néo-libérale, quand elle est traduite en gouvernementalité.
Si la rationalité néo-libérale met le marché
au premier plan, elle n’est pas seulement - et n’est
même pas d’abord - centrée sur l’économie
; elle consiste plutôt dans l’extension et la dissémination
des valeurs du marché à la politique sociale et à
toutes les institutions, même si le marché conserve
en tant que tel sa singularité. D’où l’objet
de cet article : explorer les implications politiques de la rationalité
néo-libérale sur la démocratie libérale
- implications qui correspondent à ce qu’il est convenu
d’appeler le « tournant néo-libéral »,
qui les légitime et qu’elles légitiment en retour.
Dans les cours au Collège de France qu’il a consacrés
au libéralisme en 1978 et 1979 (cours non publiés
au moment de la rédaction du présent article, mais
dont le sociologue allemand Thomas Lemke a produit une synthèse
précieuse qui me sert ici de référence [3])
, Foucault prend soin de distinguer, parmi les théoriciens
du néo-libéralisme, la pensée ordo-libérale
[4] et celle de l’École de Chicago [5] qui lui succède
et la radicalise [6]. Pour ma part, je traiterai de la rationalité
néo-libérale sans m’arrêter à ces
distinctions. Nous manquons certes d’une généalogie
sérieuse du néo-libéralisme tel qu’il
est aujourd’hui en acte : une cartographie qui replacerait
dans leur contexte les contributions de ces deux écoles d’économie
politique, montrerait comment les sciences sociales ont, chacune
à sa façon, appliqué et infléchi la
théorie du choix rationnel, jusque dans les politiques qu’elles
inspirent, en relation avec l’évolution du capital
au cours des cinquante dernières années. Je me propose
quant à moi de décrire la situation politique que
nous subissons aujourd’hui en termes de rationalité
politique néo-libérale - rationalité dont les
principales caractéristiques sont les suivantes :
Le politique, et avec lui toutes les autres dimensions de l’expérience
contemporaine, est soumis à une rationalité économique.
Pour le dire autrement, l’être humain est intégralement
conçu comme homo oeconomicus,et toutes les dimensions de
la vie sont modelées par la rationalité marchande.
En conséquence, toute action et toute décision politique
obéissent à des considérations de rentabilité,
et - c’est tout aussi important - toute action humaine ou
institutionnelle est conçue comme l’action rationnelle
d’un entrepreneur, sur la base d’un calcul d’utilité,
d’intérêt et de satisfaction, conformément
à une grille micro-économique moralement neutre, dont
les variables sont la rareté, l’offre et la demande.
Non seulement le néo-libéralisme conçoit tout,
dans la vie sociale, culturelle et politique, comme réductible
à un tel calcul, mais il développe aussi les pratiques
et les récompenses institutionnelles qui permettent de réaliser
cette conception. En d’autres termes, le discours et la politique
qui véhiculent ses critères permettent au néo-libéralisme
de façonner des acteurs rationnels et des prises de décision
dictées, dans tous les domaines, par la logique marchande.
Il est donc important de le souligner : dans son exigence de propagation
de la rationalité économique, le néo-libéralisme
est plus normatif qu’ontologique ; et il préconise
à cet effet un cadre institutionnel, une série de
mesures politiques et un discours. Le néo-libéralisme
est un projet constructiviste : pour lui, la stricte application
de la rationalité économique à tous les domaines
de la société n’est pas un donné ontologique
; il œuvre donc, comme on va le voir, au développement,
à la diffusion et à l’institutionnalisation
de cette rationalité.
À la différence du libéralisme économique
classique, qui tire son célèbre « laisser faire
» (ndlt : en français dans le texte) de la propension
humaine « au troc et à l’échange »,
le néo-libéralisme ne considère pas le marché
et le comportement économique rationnel comme purement naturels.
L’un et l’autre sont construits - ils sont façonnés
par la loi et les institutions et exigent une intervention et une
orchestration politiques. Loin de prospérer quand elle est
laissée à elle-même, l’économie
doit être dirigée, soutenue et protégée
par la loi et par le gouvernement, tout autant que par la diffusion
de normes sociales élaborées pour faciliter la concurrence,
le libre-échange et l’action économique rationnelle
de tous les acteurs et de toutes les institutions sociales. «
Dans la conception ordo-libérale, le marché n’est
pas une réalité économique naturelle, dotée
de lois propres, qu’un bon gouvernement devrait respecter
sans jamais les oublier. Bien au contraire, il ne peut être
constitué et pérennisé qu’à force
d’interventions politiques [...]. La concurrence n’est
pas davantage un fait naturel [...]. Ce mécanisme économique
fondamental ne peut fonctionner que si toute une série de
conditions sont assurées ; seules des mesures légales
peuvent donc permettre qu’on s’y rallie. » (Lemke,
op. cit., p.193)
La conception néo-libérale de l’État
- et tout particulièrement les lois et les décisions
élaborées pour permettre au marché d’exister
tout en garantissant son fonctionnement - n’implique pas que
le marché soit contrôlé par l’État.
Au contraire : le marché est le principe d’organisation
et de régulation de l’État et de la société,
et ceci selon des orientations différentes :
a) L’État doit obéir aux besoins du marché,
que ce soit par des mesures politiques et fiscales, sa politique
d’immigration, son traitement de la criminalité ou
la structure du système éducatif. Ce faisant, il n’encourt
plus le risque de déligitimation qu’avaient prédit,
dans les années 1970, des penseurs et des spécialistes
d’économie politique comme Nicos Poulantzas, Jürgen
Habermas, ou James O’Connor [7]. La rationalité néo-libérale
étendue à l’État indexe le succès
de l’État sur sa capacité à soutenir
et à nourrir le marché, et attache sa légitimité
à son succès en ce domaine. Il s’agit là
d’une forme nouvelle de légitimation, une forme qui
« fonde un État », pour reprendre les termes
de Lemke, et qui se distingue de la conception hégélienne
ou de celle de la Révolution française - la conception
de l’État constitutionnel comme le nouvel universel
représentatif du peuple. Lemke décrit ainsi l’analyse
foucaldienne de la pensée ordo-libérale : «
La liberté économique produit la légitimité
d’une forme de souveraineté dont l’unique objet
est la garantie de l’activité économique [...].
Soit un État qui n’est plus défini en termes
de mission historique, mais qui tire sa légitimité
de la croissance économique. » (op. cit., p. 196)
b) La rationalité marchande enveloppe et anime l’État
lui-même - la rentabilité, mais aussi un calcul généralisé
des coûts et des bénéfices, en viennent à
servir de mesure à toutes les pratiques de l’État.
Tout discours politique, quel qu’en soit l’objet, se
formule dans les termes de l’entreprise. L’État
ne doit pas seulement s’intéresser au marché,
il doit penser et se conduire comme un acteur du marché,
et ce dans toutes ses fonctions, y compris la fonction législative.
c) Des points (a) et (b) , il s’ensuit que la santé
et la croissance de l’économie fondent la légitimité
de l’État : parce que l’État est directement
responsable de la santé de l’économie ; et parce
que les pratiques de l’État sont soumises à
la rationalité économique. Dans ces conditions, «
It’s the economy, stupid » [8] est bien davantage qu’un
slogan de campagne électorale : s’y formule en effet
le principe de légitimité de l’État et
la base de son action - des arrêts constitutionnels et de
la réforme du financement des campagnes électorales
aux mesures d’aide sociale et à la politique étrangère,
en passant par la guerre et la « sécurité intérieure
».
L’extension de la rationalité économique à
des domaines ou à des institutions jusque-là considérés
comme non-économiques concerne aussi les conduites individuelles
; pour être plus précis, elle prescrit les comportements
des sujets-citoyens adéquats à un système néo-libéral.
Là où le libéralisme classique maintenait une
distinction, et parfois même une tension, entre les critères
de la morale individuelle ou collective et les actions économiques
(d’où les différences frappantes de ton, de
types de questions et même de prescriptions entre la Richesse
des nations d’Adam Smith et sa Théorie des sentiments
moraux) , le néo-libéralisme façonne normativement
les individus comme des acteurs entrepreneurs, et s’adresse
à eux comme tels, dans tous les domaines de la vie. Il représente
les individus comme des créatures rationnelles et calculatrices,
dont le degré d’autonomie morale dépend de leur
capacité à « prendre soin » d’eux-mêmes
- de leur aptitude à subvenir à leurs besoins et à
servir leurs ambitions. En rendant les individus pleinement responsables
d’eux-mêmes, le néo-libéralisme identifie
la responsabilité morale à l’action rationnelle
; il résorbe le différend entre les comportements
économiques et les conduites morales en réduisant
le sens moral à une affaire de délibération
rationnelle sur les coûts, les bénéfices et
les conséquences. Ce faisant, il élargit considérablement
le domaine de la responsabilité personnelle : l’individu
qui calcule rationnellement assume l’entière responsabilité
des conséquences de ses actes, quelles que soient les circonstances
de ces actes (circonstances qui peuvent être, par exemple,
les carences individuelles, les défaillances de l’éducation
et de la prise en charge des enfants à une époque
de chômage aigu et d’aide sociale limitée) .
Ainsi, la référence, fréquemment entendue,
à des « vies déréglées »
permet aux pouvoirs sociaux et économiques de se décharger
de leurs responsabilités politiques, tout en réduisant
la citoyenneté politique à un degré sans précédent
de passivité béate. Le citoyen néo-libéral
type est celui qui choisit stratégiquement, pour lui-même,
entre les différentes options sociales, politiques et économiques
; non celui qui œuvre avec d’autres à modifier
ou à rendre possibles ces options. Dans un contexte néo-libéral
pleinement réalisé, les citoyens seraient tout sauf
préoccupés du bien public ; ils formeraient à
peine un peuple. Le corps politique n’est plus un corps, mais
bien plutôt une collection d’entrepreneurs et de consommateurs
individuels - et c’est bien entendu exactement à ce
genre d’électeurs que s’adressent la plupart
des discours électoraux américains. Nul besoin de
chercher très loin pour trouver un autre signe du progrès
d’une telle conception de la citoyenneté : il n’est
que de voir la façon dont la rationalité marchande
pénètre aujourd’hui le monde universitaire -
des mécanismes d’admission et de recrutement au consumérisme
acharné des étudiants face au prestige des universités,
aux cours et aux avantages qu’elles offrent ; du racolage
des enseignants aux échelles de salaire, en passant par les
critères de promotion. Voyez aussi comment on excuse si souvent
des fautes morales graves (de nature délictuelle ou sexuelle)
commises par des politiciens, des cadres supérieurs, des
dignitaires d’Église ou des universitaires, en les
qualifiant d’« erreurs de jugement » - comme si
c’était le calcul qui était fautif, et non l’acte,
celui qui l’a commis, ou la logique qui l’a permis.
L’État doit contribuer d’une manière
volontariste à la fabrique du sujet néo-libéral.
Il œuvre à la construction de sujets circonspects par
des politiques qui obligent à une telle circonspection. C’est
la base de toute une série de réformes de l’État-providence,
comme le workfare [9], la pénalisation des familles monoparentales,
ou telle ou telle modification du code pénal comme la «
loi des trois délits » [10] et le système des
« bons d’éducation » [11]. Parce que le
néo-libéralisme tient l’action rationnelle pour
une norme plutôt que pour une caractéristique ontologique,
c’est par la politique sociale que l’État façonne
des sujets guidés dans leurs actes par l’évaluation
rationnelle des coûts et des bénéfices - qu’il
s’agisse de la grossesse des adolescentes, de la fraude fiscale
ou de l’épargne retraite. Le citoyen néo-libéral
calcule plus qu’il ne se conforme aux règles, c’est
un benthamien plus qu’un hobbesien. L’État contribue,
parmi de nombreux autres acteurs, à fournir un cadre aux
calculs déterminant les conduites sociales qui garantissent
le maintien de coûts faibles et d’une productivité
élevée.
Ce mode de gouvernementalité (l’ensemble des techniques
de gouvernement qui excèdent la stricte action étatique
et orchestrent la façon dont les sujets se conduisent pour
eux-mêmes) fait advenir un sujet « libre » qui
délibère rationnellement sur l’ensemble des
alternatives, fait des choix, et assume la responsabilité
des conséquences de ses choix. De cette façon, affirme
Lemke, « l’État conduit et contrôle les
sujets sans en être responsable » ; en tant qu’«
entrepreneurs » individuels de toutes les dimensions de leur
vie, les sujets deviennent pleinement responsables de leur bien-être,
et accèderont d’autant plus à la citoyenneté
qu’ils réussiront dans cette entreprise (op. cit.,
p. 201) . C’est par leur liberté que les sujets néo-libéraux
sont contrôlés - pas uniquement parce que, comme l’ont
affirmé les penseurs de l’École de Francfort
et Foucault, la liberté dans un système de domination
peut être un instrument de cette domination, mais en raison
de la moralisation néo-libérale des conséquences
de cette liberté. Ce qui signifie aussi que le retrait de
l’État de certains domaines et la privatisation de
certaines de ses fonctions ne sont pas un démantèlement,
mais consistent plutôt en une technique de gouvernement ;
ils sont même la signature technique de la gouvernance néo-libérale,
où l’action économique rationnelle étendue
à tous les domaines de la société remplace
les règles et les obligations explicites de l’État.
Le néo-libéralisme déplace « la compétence
régulatrice de l’État sur des individus «
responsables », « rationnels » [dans le but] de
les encourager à donner à leur vie la forme spécifique
d’une entreprise » (op. cit., p.202) .
4) Enfin, la façon dont la rationalité économique
s’insinue dans l’État comme dans le sujet a pour
effet de transformer et de rétrécir radicalement les
critères de définition d’une bonne politique
sociale, relativement à ceux qui sont en vigueur dans une
démocratie libérale classique. La politique sociale
doit non seulement répondre aux tests de rentabilité,
inciter et désentraver la concurrence, et produire des sujets
rationnels, mais elle obéit aussi au principe, propre au
monde de l’entreprise, d’« égale inégalité
pour tous », dans la mesure où elle « multiplie
et étend les formes de l’entreprise dans tout le corps
social » (op. cit.,p.195) . C’est ce principe qui lie
la gouvernementalisation de l’État néo-libéral
au développement d’une sphère sociale néo-libérale
et de sujets néo-libéraux.
Extension de la rationalité économique à tous
les aspects de la pensée et de l’activité ;
mise de l’État au service plein et entier de l’économie
; conception de l’État tout court (ndlt :en français
dans le texte) comme une entreprise soumise à la rationalité
du marché ; production du sujet moral comme sujet entrepreneur
; élaboration de la politique sociale selon ces critères
: cette conjonction peut être interprétée moins
comme une nouveauté radicale que comme une intensification
de la saturation du social et du politique par le capital. En d’autres
termes, on peut envisager la rationalité politique du néo-libéralisme
comme la conséquence d’un stade du capitalisme, et
y voir la simple confirmation de l’argument de Marx selon
lequel le capital pénètre et transforme chaque aspect
de la vie - remodelant tout à son image et réduisant
chaque valeur et chaque activité à sa froide logique.
La seule nouveauté serait ici la soumission flagrante et
systématique à cette logique de l’État
et de l’individu, de l’Église et de l’Université,
de la morale, du sexe, du mariage et des loisirs. À moins
que la seule nouveauté ne soit l’hégémonie
enfin totale de la théorie du choix rationnel dans le champ
des sciences humaines - qui aiment pourtant à se présenter
comme une branche indépendante et objective du savoir, et
non comme l’expression de la prépondérance du
capital.
Une autre façon d’inscrire le néo-libéralisme
dans la continuité du passé consisterait à
le décrire en recourant, non à l’argument de
Marx sur le capital, mais à la thèse de Weber sur
la rationalisation. L’extension de la rationalité du
marché à toutes les domaines - et particulièrement
la réduction du jugement politique et moral à un calcul
coûts/bénéfices - correspondrait précisément
à cette éviction des valeurs positives par la rationalité
instrumentale dont Weber a prédit qu’elle serait l’avenir
d’un monde désenchanté. Penser et juger sont
réduits à un calcul instrumental dans cette «
nuit polaire, glaciale, sombre et rude » - hors du marché
pas de moralité, pas de foi, pas d’héroïsme,
voire pas de sens du tout.
Si précieuses que soient la théorie marxiste du capital
et la théorie webérienne de la rationalisation pour
qui veut théoriser certains aspects du néo-libéralisme,
ni l’une ni l’autre ne donne à voir la rupture
historico-institutionnelle auquel il correspond, la substitution
d’une forme de gouvernementalité par une autre, et
donc les modalités de résistance qu’il rend
caduques et celles qu’il faut inventer pour le combattre efficacement.
Le néo-libéralisme n’est pas un avatar historique
inévitable du capital ni de la rationalité instrumentale
; il n’est pas la suite logique des lois du capital ou de
la rationalité instrumentale suggérée par une
analyse marxiste ou webérienne ; il consiste plutôt
en un agencement et un fonctionnement nouveaux et contingents des
deux. En outre, aucune de ces analyses ne rend compte du tournant
auguré par le néo-libéralisme - qui fait passer
les rationalités et les juridictions morales, économiques
et politiques, de l’indépendance relative dont elles
jouissaient dans les systèmes de démocratie libérale,
à leur intégration discursive et pratique. La gouvernementalité
néo-libérale mine l’autonomie relative de certaines
institutions (la loi, les élections, la police, la sphère
publique) les unes par rapport aux autres, et l’autonomie
de chacune d’entre elles par rapport au marché. Or
c’est grâce à cette indépendance qu’ont
été jusqu’à présent préservés
un intervalle et une tension entre l’économie politique
capitaliste et le système politique démocrate libéral.
Les conséquences de cette transformation sont considérables.
Marcuse s’inquiétait de la disparition de l’opposition
dialectique à l’intérieur du système
capitaliste, dès lors que ce système « distribue
les biens » - c’est-à-dire à partir du
moment où, vers le milieu du XXème siècle,
une classe moyenne relativement satisfaite remplace les classes
laborieuses pauvres dans lesquelles Marx voyait la contradiction
destructrice de la richesse concentrée du capital. Le néo-libéralisme
entraîne, quant à lui, l’érosion des oppositions
politique, morale ou subjective qui s’expriment dans une démocratie
libérale, mais qui ne relèvent pas de la rationalité
capitaliste - l’érosion des institutions, des juridictions
et des valeurs tributaires de l’existence de rationalités
non marchandes dans les démocraties. Quand les principes
démocratiques de gouvernance, les codes civils, voire la
moralité religieuse, sont soumis au calcul économique,
quand il n’est ni valeur ni bien qui lui échappe, alors
disparaissent non seulement les foyers d’opposition à
la rationalité capitaliste, mais aussi les foyers réformistes.
À ce titre, même si les analyses de gauche ont vu dans
le système politique libéral un ordre permettant de
légitimer, recouvrir et masquer les stratifications de la
société opérées par le capitalisme,
mais aussi par les hiérarchies entre les races, entre les
sexes et entre les genres, il est également vrai que les
principes de gouvernance de la démocratie libérale
- le libéralisme comme doctrine politique - ont fonctionné
comme une sorte de contre-feu à ces stratifications. Marx
lui-même l’affirmait dans La question juive, les principes
politiques formels d’égalité et de liberté
(et les promesses d’autonomie et de dignité individuelles
qu’ils font naître) représentent une conception
alternative de l’humanité : des référents
sociaux et moraux différents de ceux du système capitaliste
dans le champ desquels ils sont affirmés. La démocratie
libérale, vis à vis de l’économie capitaliste,
est, du moins potentiellement, un Janus à deux visages :
alors même qu’elle encode, reflète et légitime
les relations sociales capitalistes, elle leur résiste, les
contre et les tempère dans le même mouvement.
Plus simplement, la démocratie libérale a ouvert,
au cours des deux siècles derniers, une modeste brèche
éthique entre économie et politique. Même si
la démocratie libérale fait siennes nombre de valeurs
capitalistes (les droits de propriété, l’individualisme,
les postulats hobbesiens qui sous-tendent tout contrat, etc.) ,
la distinction formelle qu’elle établit entre les principes
moraux et politiques d’une part et le système économique
de l’autre a également servi de rempart contre l’horreur
d’une vie intégralement régie par le marché
et mesurée par ses valeurs. Cette brèche, la rationalité
néo-libérale la referme en soumettant chaque aspect
de la vie politique et sociale au calcul économique : plutôt
que de se demander, par exemple, ce que le constitutionnalisme libéral
permet de défendre, ce que les valeurs morales et politiques
protègent et ce dont elles préservent, on s’interrogera
plutôt sur l’efficace et la rentabilité promues
- ou empêchées - par le constitutionnalisme.
La démocratie libérale ne peut pas se soumettre à
la gouvernementalité néo-libérale et y survivre.
Il n’y a rien dans les institutions et les valeurs de base
de la démocratie libérale - des élections libres,
de la démocratie représentative ou des libertés
individuelles équitablement distribuées jusqu’à
un partage modéré du pouvoir ou même à
une participation politique plus substantielle - qui réponde
naturellement à l’exigence de contribution à
la compétitivité économique, ou qui résiste
à une analyse en termes de coûts/bénéfices.
Or aujourd’hui, c’est la démocratie libérale
qui sombre, même si le drapeau de la « démocratie
» américaine est planté partout où se
trouve - ou se crée - un terrain suffisamment propice. Le
fait que « démocratie » soit le terme dont on
affuble tant de mesures de politique intérieure ou d’entreprises
impériales anti-démocratiques suggère que nous
sommes dans un interrègne - ou, plus précisément,
que le néo-libéralisme emprunte considérablement
à l’ancien régime à des fins de légitimation,
même s’il développe et promeut en même
temps de nouveaux codes de légitimité. (...)
Le deuil de la démocratie libérale
En guise de conclusion, j’aimerais réfléchir
brièvement aux implications, pour la gauche, de la fin la
démocratie libérale. S’il est vrai que, depuis
un quart de siècle, les gauchistes se sont rarement montrés
aussi virulents, dans leur opposition à la démocratie
libérale, que l’avait été la «
vieille » gauche, il reste que nous ne nous y sommes pas pleinement
ralliés ; elle nous a parfois indignés, nous l’avons
insultée, nous avons aspiré à la transformer
en d’autres choses - une démocratie sociale, ou quelque
autre forme de démocratie radicale. La gauche perd donc quelque
chose qu’elle n’a jamais aimé, ou du moins quelque
chose à l’égard de quoi elle a toujours été
hautement ambivalente. Et nous perdons aussi un espace de critique
et d’agitation politique - nous avons critiqué l’hypocrisie
et les tours de passe-passe idéologiques de la démocratie
libérale, mais aussi l’opération rhétorique
et idéologique par laquelle elle a scellé, au coeur
de l’humanisme, l’ordre bourgeois, blanc, masculin et
hétérosexuel. Notre identité de gauche, aussi
vague fût-elle, s’est construite en se démarquant
de l’indifférence délibérée qu’a
toujours manifesté le libéralisme à l’égard
des stratifications sociales et de l’inégalité
- indifférence camouflée, et donc préservée,
par les catégories juridiques formelles de liberté
et d’égalité.
Et pourtant, comme l’a écrit Gayatri Spivak dans un
tout autre contexte, le libéralisme est aussi ce que l’on
« ne peut pas ne pas vouloir » (étant données
ses alternatives historiques, étant données les significations
contemporaines du fait d’en être privé) . Même
dans ce cas, cependant, le désir et l’attachement qu’il
peut susciter sont tournés contre eux-mêmes : l’habile
double négation de Spivak signale une dépendance qui
nous laisse insatisfaits, une organisation du désir dont
nous aimerions qu’elle soit tout autre. Quelles vont être,
pour les hommes et les femmes de gauche, les implications sociales,
psychiques et intellectuelles de la perte d’un objet d’attachement
aussi équivoque ? (...)
Bien sûr, la gauche a pu adopter et incorporer à sa
propre conception de ce qu’est une bonne société
certains traits de la démocratie libérale : par exemple,
toute la batterie de libertés individuelles allant dans le
sens de la libération de la domination que nous promet la
transformation de la production. Mais exprimer cette vision de gauche
rénovée ne saurait être défendre les
libertés publiques dans des termes libéraux - ce qui
reviendrait à réduire à néant le projet
de gauche en tant que tel en le subordonnant à quelque chose
qui lui est étranger. [...] Défendre la démocratie
libérale dans des termes libéraux, c’est non
seulement sacrifier une vision de gauche ; mais c’est aussi,
par ce sacrifice, discréditer la gauche en la réduisant
tacitement à n’être rien de plus qu’une
objection permanente au régime en place : un parti de doléances
plutôt qu’un parti doté d’une vision politique,
sociale et économique alternative.
Mais, dira-t-on, s’il est vrai que nous glissons du libéralisme
au fascisme, si l’horizon politique ne permet pas d’entrevoir
la démocratie radicale ou le socialisme, n’est-il pas
de notre devoir de défendre les institutions et les valeurs
démocrates libérales ? N’est-ce pas la leçon
de Weimar ? Je crois avoir montré que raisonner en ces termes
serait se méprendre sur la situation actuelle, ne pas voir
ce qui est en jeu dans la gouvernementalité néo-libérale
- qui n’est pas le fascisme - ni sur quelles bases on peut
s’y opposer. Dans les années 1980, la gauche avait
fait le même raisonnement pour défendre l’État-providence
(« si le socialisme est inenvisageable à terme, préservons
au moins le capitalisme de Welfare State ») . C’était
une erreur de diagnostic qui s’est retournée contre
elle. D’une part, au lieu d’élaborer un projet
d’émancipation visant l’éradication de
la pauvreté plutôt que sa régulation, la gauche
s’est contentée d’une position défensive.
Elle s’est ainsi prêtée aux accusations de ne
soutenir rien d’autre que le « trop d’État
», des dépenses publiques pléthoriques, et de
montrer une compassion déplacée pour ceux que l’on
présentait comme ayant échoué à bâtir
leur vie selon les principes de l’entreprise. D’autre
part, le démantèlement de l’État-providence
ne procédait en rien des cadres de pensée de la démocratie
libérale, mais bien de la rationalité économique
et politique néo-libérale. Par conséquent,
nous ne sommes pas seulement confrontés à une inflexion
droitière ou conservatrice de la démocratie libérale
; nous nous trouvons plutôt au seuil d’une formation
politique différente, qui fonde son action et sa légitimité
sur d’autres bases que celles de la démocratie libérale,
quand bien même elle en conserve encore l’intitulé.
C’est une formation politique dont le régime de pouvoir
fonctionne de manière analogue au niveau national et au niveau
global, qui s’appuie sur un État opaque et remarquablement
actif, sur des conglomérats médiatiques, des écoles
et des prisons privatisées, et diverses technologies qui
permettent d’accroître les pouvoirs réglementaires
et de police des administrations locales. Pour que cette formation
politique devienne possible, il a fallu qu’adviennent des
citoyens qui gèrent chaque aspect de leur vie comme des acteurs
individuels mus par l’esprit d’entreprise, que la société
civile soit réduite à un terrain d’exercice
pour cet esprit d’entreprise, et qu’on en vienne à
se représenter l’État comme une entreprise dont
les produits sont les sujets individuels rationnels, une économie
en pleine croissance, la sécurité intérieure
et le pouvoir global.
Cette formation politique constitue un double défi pour
la gauche. Premièrement, elle nous oblige à réfléchir
aux conséquences de la perte de la démocratie libérale,
et tout spécialement à ses conséquences pour
notre propre travail, en considérant ce qui, dans la démocratie
libérale, a compté pour nous, ce que nous avons exigé
d’elle, et ceux de ses traits que nous avons critiqués,
contre lesquels nous nous sommes révoltés, et qui
ont été à la base d’une identité
que nous avons construite en nous en distinguant. Sans doute avons-nous
besoin de faire le deuil de la démocratie libérale,
en admettant l’ambivalence de notre attachement à son
égard, ce mélange d’amour et d’hostilité
qui nous lie à elle. Quant au deuxième défi,
il est ce qui motive le présent article : concevoir une opposition
de gauche intelligente à la formation politico-économique
néo-libérale qui prend aujourd’hui forme, et
un contre-projet pertinent.
Il y a une cinquantaine d’années, Herbert Marcuse
affirmait que le capitalisme avait éliminé un sujet
révolutionnaire (le prolétariat) qui représentait
la négation du capitalisme ; en conséquence, insistait-il,
c’est à l’extérieur de ce qui constitue
le capitalisme que la gauche devait trouver les principes, les perspectives
et l’organisation anti-capitalistes, et les cultiver. En d’autres
termes, la gauche devait mettre l’accent sur les désirs
que le système capitaliste ne satisfaisait évidemment
pas - désirs, non de richesse ou de biens de consommation,
mais de beauté, d’amour, de bien-être mental
et physique, d’un travail intéressant, et de paix -,
et fonder sur ces désirs le rejet du système et son
remplacement par un autre. L’opposition au capitalisme ne
pouvant plus tirer parti des contradictions économiques du
système, elle devait donc se fonder sur des valeurs alternatives.
Aujourd’hui, le problème diagnostiqué par Marcuse
s’est étendu du capitalisme à la démocratie
libérale : une conscience d’opposition ne peut pas
naître des fausses promesses et des hypocrisies de la démocratie
libérale. (...)
Ce qu’il reste à faire à la gauche aujourd’hui,
c’est opposer à l’émergence d’une
gouvernementalité néo-libérale dans les États
euro-atlantiques une vision alternative du bien - une vision qui
refuse que l’homo oeconomicus soit la norme de l’humain,
et qui rejette les conceptions de l’économie, de la
société, de l’État et de la (non) morale
tributaires de cette norme. Il s’agirait, dans sa forme la
plus rudimentaire, d’une perspective où la justice
n’aurait pas pour centre de gravité la maximisation
de la richesse ou des droits individuels, mais l’encouragement
et l’accroissement de la capacité des citoyens à
se gouverner eux-mêmes en partageant le pouvoir et donc en
apprenant à collaborer. Dans un tel système, les droits
et les élections seraient l’arrière-plan de
la démocratie, et non son alibi. Mieux, les droits serviraient
à protéger l’individu des enthousiasmes démocratiques
radicaux, mais ne seraient pas, en tant que tels, l’indice
de la démocratie, pas plus qu’ils n’en constitueraient
le principe central. Au contraire, une conception de gauche de la
justice mettrait l’accent sur des pratiques et des institutions
de pouvoir populaire partagé ; une distribution des richesses
et un accès aux institutions modérément égalitaires
; une évaluation continue de toutes formes de pouvoir - social,
économique, politique, même psychique ; une vision
à long terme de la fragilité et de la finitude de
la nature non-humaine ; et l’importance, pour l’épanouissement
humain, d’une activité intéressante et de logements
décents. Aucune de ces valeurs, quelle que soit celle qu’on
choisit de privilégier, ne découle de la rationalité
néo-libérale, ni ne satisfait aux critères
néo-libéraux du bien. Développer et promulguer
cette contre-rationalité - une représentation différente
des êtres humains, de la citoyenneté, de la vie économique,
et du politique - est une nécessité capitale si nous
voulons façonner un avenir plus juste et combattre aujourd’hui
les politiques mortifères de l’empire américain.
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Publié dans Vacarme 29 automne 2004
Une version intégrale de cet article a d’abord été
publiée dans la revue américaine Theory and Event,
7.1.
Notes :
[1] Le terme « libéral » n’a jamais été
si ambigu qu’aujourd’hui, non seulement en raison de
son double sens économique et politique et de la variation
historique de ses significations, mais aussi parce qu’aux
États-Unis, la distinction partisane traditionnelle entre
« libéral » (avec ce qu’en américain
cela suggère de mouvement) et « conservateur »
(au sens de conservation) s’est récemment effondrée.
La politique de l’administration Bush est qualifiée
de « radicale » par les libéraux, et accule les
démocrates à une position de « conservation
» de l’État-providence et des libertés
publiques contre ceux qui (à droite) prétendent les
« révolutionner ». En outre, dans un parti démocrate
qui se bat pour reconquérir la majorité, des dirigeants
comme Richard Gephardt ou John Kerry reprennent désormais
à leur compte la façon dont la droite a toujours présenté
les « libéraux » : des gauchistes, c’est-à-dire
des « ringards ».
[2] Néo-libéralisme et néo-conservatisme diffèrent
sensiblement, notamment parce que le premier fonctionne comme rationalité
politique tandis que le second demeure une idéologie. Ils
se rejoignent toutefois significativement dans l’électorat
et sur les priorités politiques. Ainsi, ceux qui se réclament
de l’un ou de l’autre s’opposent également
à la plupart des aspects de l’État-providence.
Mais il y a aussi entre eux des tensions : les positions morales
néo-conservatrices - contre l’avortement, contre l’homosexualité,
pour la famille traditionnelle - n’ont rien à voir
avec le néo-libéralisme, et sont même en contradiction
avec la rationalité économique appliquée par
le néo-libéralisme aux questions de société.
Cet article est consacré au néo-libéralisme,
mais une étude des interactions entre néo-libéralisme
et néo-conservatisme reste sans aucun doute à faire,
d’autant plus que les républicains au pouvoir sont
des néo-conservateurs. Il serait également intéressant
de travailler sur la façon dont, étant donnée
la teneur hautement moralisatrice du programme et du ton des néo-conservateurs,
la rationalité néo-libérale amorale est devenue
partie prenante de l’arsenal tactique et stratégique
employé pour permettre au programme néo-conservateur
de gagner du terrain - du calcul stricto sensuaux plus « sales
coups » comme la manipulation des preuves.
[3] Thomas Lemke, « The Birth of Bio-Politics : Michel Foucault’s
Lecture at the College de France on Neo-Liberal Governmentality
», Economy and Society, 30 :2 (May2001) , pp.190-207.
[4] L’École ordo-libérale de l’Allemagne
d’après-guerre tient son nom de la revue Ordo, où
ses membres, issus de l’« École de Fribourg »,
ont d’abord publié.
[5] L’École d’économie politique de Chicago,
née aux États-Unis au milieu du XXème siècle,
rassemble entre autres Hayek et Friedman.
[6] Selon Lemke et Foucault, la différence la plus significative
entre ces deux écoles tient au degré de soutien du
marché par le biais des réglementations politiques
et des interventions sociales exigé par chacune d’entre
elles. Si toutes deux réservent au marché la place
centrale, « les ordo-libéraux défendent l’idée
d’un gouvernement de la société au nom de l’économie
[tandis que] les néo-libéraux américains cherchent
à re-définir la sphère sociale [et politique]
comme une forme du domaine économique » (Lemke, op.
cit., pp. 197-198) . Ainsi, les premiers considèrent que
l’économie exige une intervention politique dont elle
détermine la nature, alors que les seconds étendent
le domaine économique à l’ensemble des institutions
et des actions humaines, depuis le comportement individuel jusqu’au
gouvernement.
[7] Poulantzas, Pouvoir politique et classes sociales, Maspero,
« Petite collection », 1971 ;
Habermas, Raison et légitimité : problèmes
de légitimation dans le capitalisme avancé, trad.
Jean Lacoste, Payot, 1978 ;
O’Connor, The Fiscal Crisis of the State, St. Martin’s
Press, 1973.
Tenants de la réponse « structuraliste » aux
conceptions plus grossièrement « instrumentalistes
» de l’État capitaliste, ces auteurs soulignaient
que toute intervention ostensible de l’État au profit
du capital (qu’il vole manifestement à son secours,
qu’il le subventionne ou, plus subtilement, qu’il emploie
des mesures politiques en sa faveur) , lui faisait encourir le risque
d’une « crise de légitimation » en dévoilant
par là son jeu. L’État manifestait alors sa
nature d’« État capitaliste », quand sa
légitimité dépendait de son indépendance
supposée à l’égard des pouvoirs politiques
et sociaux. C’est ce critère de légitimité
qu’évacue le néo-libéralisme en faisant
de l’État une extension du marché - un serviteur
légitime du marché, un aspect du marché, et
une forme du marché.
[8] Ndlt : « Pense à l’économie, idiot
» fut un slogan de campagne du ticket Clinton-Gore en 1992.
[9] Ndlt : système où les chômeurs doivent
participer à des programmes de création d’emplois
pour avoir droit aux allocations.
[10] Ndlt : La « three strikes law » permet de condamner
quelqu’un à la prison à vie s’il passe
en procès pour la troisième fois, si mineurs que puissent
être les délits qu’il a commis.
[11] Ndlt : les « educational vouchers » sont des tickets
d’éducation qui peuvent être employés,
au choix, dans une école publique ou privée.
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