"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
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Qu'est-ce que le néolibéralisme ?
Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde
Essai sur la société néolibérale
Présentation
Yann Etudiant HEC Paris 2009

I – Morceaux choisis d’histoires de la pensée libérale et de ses critiques

Les premiers penseurs libéraux sont tous très attachés au principe humien de l’uniformité de la nature humaine : certains penchants et sentiments sont tenus pour innés et universels, seules varient les circonstances de temps et de lieu.

La pensée de Ferguson

Les liens de l’intérêt tendent à dissocier ceux que les liens de l’affection ont associés (ces derniers étant naturels), de sorte que la société civile est travaillée de l’intérieur, tout au long de son histoire, par un double mécanisme d’association-dissociation.

« L’amour du gain étouffe l’amour de la perfection, l’intérêt enflamme le cœur et glace l’imagination. Et, faisant préférer les occupations selon que le profit qu’elles procurent est plus ou moins considérable et plus sûr, cet amour du gain confine le génie et même l’ambition au fond d’un comptoir ou d’un atelier. » (Essai sur l’histoire de la société civile)

Rôle de la DDT dans la montée de l’individualisme : en resserrant à l’extrême le cercle étroit des préoccupations de l’individu, la division des professions finit par consacrer la suprématie des fins économiques (l’amour du gain) sur l’action publique, elle réalise une interdépendance généralisée des travaux privés qui, loin de donner aux individus le sentiment de leur appartenance au tout d’une communauté, leur fait perdre le souci de la fin publique.

L’histoire relève d’un double processus : celui du progrès des arts et du commerce qui se réalise, via la division du travail, par le jeu de l’intérêt égoïste, et celui de la décadence des nations modernes qui affecte la dimension morale et politique de l’activité humaine.

Le progrès de l’histoire humaine, tout indéniable qu’il soit, ne garantit aucunement la réalisation de toutes les dispositions de la nature humaine, bien plutôt conduit-il dans les faits à privilégier certaines de ces dispositions aux dépens des autres, à savoir celles qui font jouer le ressort de l’intérêt.

Se produit par là un certain « relâchement des liens de l’union politique », voire une perte du sens de la communauté, qui interdit d’identifier progrès économique et perfectionnement de la nature humaine.

Adam Smith postule, quant à lui, un équilibre entre les sentiments moraux et le désir de bien-être.

L’essence de la croyance au progrès qui anime le libéralisme des origines réside dans une certaine forme de dissociation entre l’illimitation potentielle du développement des forces de production et le perfectionnement de la nature humaine, que cette dissociation donne lieu à une théorie de la décadence (Ferguson) ou qu’elle soit idéologiquement « compensée » par une téléologie de type providentialiste (Smith).

Karl Polanyi

Pour Polanyi, l’Etat libéral a mené, au 19e siècle, 2 actions opposées :

Le « mouvement » : il a contribué à instituer le marché

Le « contre-mouvement » : il a mis en place, petit à petit, des protections face aux conséquences du marché

Il y ajoute les actions de fonctionnement du marché, qui visent à faire régner la concurrence (cf. lois antitrust).

La Grande Transformation est la mort, dans les années 1930 et après une ultime tentative de restauration, du capitalisme libéral du 19e siècle : partout, des protections sont mises en place pour soustraire au marché le travail, la monnaie et la nature.

L’histoire du libéralisme est marquée par un clivage entre la théorie des droits naturels et l’utilitarisme benthamien. Si l’on radicalise la pensée de Bentham, l’interventionnisme étatique se justifie. C’est ce que des auteurs comme Spencer appellent la dérive socialiste de l’utilitarisme empirique.

Face à la crise du libéralisme de la fin du 19e siècle et de la 1re partie du 20e siècle, il y a différents types de réaction (dont 2 principales, les 2 dernières) :

Le concurrentialisme social (Spencer, notamment), qui déplace le centre de la philosophie libérale de l’échange et de la division du travail vers la concurrence, postulée comme naturelle

Le « nouveau libéralisme » ou « libéralisme social », incarné par exemple par Keynes, qui repose la question de la place du politique à l’aune du radicalisme anglais (issu de l’utilitarisme benthamien). A ce titre, le rôle croissant de l’Etat semble compatible avec une refondation du libéralisme. C’est le moment où le laisser-faire et le libéralisme se disjoignent. Deux propositions résument le nouveau libéralisme :

Les agendas de l’Etat doivent dépasser les frontières que le dogmatisme du laisser-faire leur a imposées si l’on veut sauvegarder l’essentiel des bienfaits d’une société libérale

Ces nouveaux agendas doivent remettre pratiquement en question la confiance jusque-là accordée dans les mécanismes autorégulateurs du marché et la foi dans la justice des contrats entre individus supposés égaux

La réalisation des idéaux du libéralisme suppose que l’on sache utiliser des moyens apparemment étrangers ou opposés aux principes libéraux pour mieux en défendre la mise en œuvre.

Le « néolibéralisme », qui partage la première proposition, mais pas la seconde. L’intervention de l’Etat doit non pas chercher à limiter le marché par une action correctrice ou compensatrice, mais développer et purifier le marché concurrentiel par un encadrement juridique soigneusement adapté. Il ne s’agit plus de postuler un accord spontané entre les intérêts individuels, mais de produire les conditions optimales pour que leur jeu de rivalité satisfasse l’intérêt collectif.

Conception du marché centrée sur la concurrence, à la manière de Spencer (conception que l’on retrouve également dans l’ordolibéralisme)

Le libéralisme classique, à un moment donné, est devenu conservateur : en tenant pour naturel l’ordre des choses, il a été amené à le défendre. D’où la séparation, opérée par les néolibéraux, entre libéralisme et progressisme.

L’ordolibéralisme

Ce courant insiste sur la nécessaire institution du marché et de la concurrence. Il faut « mettre en ordre » le marché, quitte à essayer d’atténuer les conséquences sociales du marché : il y a donc lieu de distinguer politique de mise en ordre du marché et politique de régulation du marché.

L’expression « économie sociale de marché » est à mettre à l’actif des ordolibéraux, pour lesquels il n’y a pas plus « social » que l’économie de marché (car elle est une démocratie de consommateurs, tendant vers l’efficacité) : les progrès sociaux doivent être considérés comme des effets de l’ordre concurrentiel et de la stabilité monétaire.

Pour les ordolibéraux, le consommateur étant roi, les services publics (éventuels) doivent eux aussi être soumis à la concurrence.

Evolution de l’ordolibéralisme dans le cadre européen : plutôt que de façonner un cadre par la législation, on peut faire en sorte que ce cadre soit le produit de la concurrence entre systèmes institutionnels (dumping social et fiscal) : l’harmonisation vient non plus d’en haut ex ante, mais résulte ex post de l’échange. Tend-on donc vers une convergence entre ordolibéralisme et néolibéralisme de type austro-américain ?

Von Mises, Hayek et Kirzner

Les néoclassiques ont décrit un modèle statique. Dans la réalité, l’information est imparfaite (notamment du fait de la division du travail). Ce qui compte, c’est donc le processus de marché, et non pas l’équilibre théorique. Ce processus de marché repose sur l’entrepreneuriat : les individus ne maximisent pas leur utilité sur la base de données préexistante, mais adaptent leur comportement, innovent tels des entrepreneurs, au fur et à mesure qu’ils découvrent des données. Le marché est un processus formateur : on y apprend l’esprit d’entreprise. Cet esprit d’entreprise est ce qui assure l’efficacité du marché : il doit donc être enseigné et diffusé, de sorte que chacun révèle sa prédisposition naturelle à la poursuite réactive de son intérêt. Cette analyse tend ainsi à faire de l’esprit d’entreprise le seul motif de l’action humaine.

Hayek articule :

critique du laisser-faire des libéraux classiques

un refus de principe de toute assignation au gouvernement d’objectifs « sociaux » (c’est là, notamment, qu’Hayek se différencie de l’ordolibéralisme), au motif fondamental que de tels objectifs ne sont pas sans impliquer une conception artificialiste de la société selon laquelle celle-ci pourrait être consciemment dirigée vers des fins collectives susceptibles d’être positivement définies

Pour lui, la question première, quant à l’intervention de l’Etat, est celle de la légitimité, et non de l’efficacité (contrairement à un John Stuart Mill).

[La rhétorique libérale de l’effet pervers (contribuer au problème en voulant faire le bien) a été théorisée par Albert Hirschman comme l’un des 3 schèmes de la « rhétorique réactionnaire », celui de l’effet pervers.]

II – Le néolibéralisme : origine, spécificités et caractéristiques

Les 4 grandes caractéristiques de la rationalité néolibérale (qui est une rationalité « gouvernementale », c’est-à-dire qu’elle porte sur la façon dont on gouverne les hommes*) :

le marché se présente non comme une donnée naturelle, mais comme une réalité construite

l’essence de l’ordre de marché réside non pas dans l’échange mais dans la concurrence

l’Etat est lui-même soumis à la norme de la concurrence

la norme de la concurrence atteint le rapport que les individus entretiennent avec eux-mêmes : l’Etat entrepreneur doit conduire les individus à se conduire eux-mêmes comme des entrepreneurs

* Le terme de gouvernementalité a précisément été introduit par Michel Foucault pour signifier les multiples formes de cette activité par laquelle des hommes, qui peuvent appartenir ou non à un gouvernement, entendent conduire la conduite d’autres hommes

Le gouvernement, loin de s’en remettre à la seule discipline pour atteindre l’individu au plus intime, vise ultimement à obtenir un auto-gouvernement de l’individu lui-même, c’est-à-dire produire une certaine forme de rapport à soi.

Gouverner, ce n’est pas gouverner contre la liberté ou malgré elle, c’est gouverner par la liberté, c’est-à-dire jouer activement sur l’espace de liberté laissé aux individus pour qu’ils en viennent à se conformer d’eux-mêmes à certaines normes.

Le « grand tournant » des années 1980 s’explique par deux phénomènes, mutuellement indépendants :

les évolutions du capitalisme réel : mondialisation, financiarisation (dogme de la valeur actionnariale, etc.), avec, à chaque fois, la contribution de la politique à l’émergence de ces phénomènes sur le mode de la « mise en ordre » néolibérale

les évolutions de la bataille idéologique (Friedman Vs keynésiens, Hayek, etc.)

« La stratégie néolibérale consistera alors à créer le plus grand nombre possible de situations de marché, c’est-à-dire à organiser par divers moyens (privatisation, mise en concurrence des services publics, « mise en marché » de l’école ou de l’hôpital, solvabilisation par la dette privée) l’ « obligation de choisir », afin que les individus acceptent la situation de marché telle qu’elle leur est imposée comme « réalité », c’est-à-dire comme unique « règle du jeu », et intègrent ainsi la nécessité d’opérer un calcul d’intérêt individuel s’ils ne veulent pas perdre « au jeu », et plus encore, s’ils veulent valoriser leur capital personnel dans un univers où l’accumulation semble la loi générale de l’existence. »

L’interventionnisme néolibéral ne vise pas à corriger systématiquement les « échecs du marché » en fonction d’objectifs politiques jugés souhaitables pour le bien-être de la population. Il vise d’abord à créer des situations de mise en concurrence censées avantager les plus « aptes » et les plus forts, et à adapter les individus à la compétition, considérée comme source de tous les bienfaits.

Le néolibéralisme consiste également en l’application au secteur public des méthodes du secteur privé, dans l’optique de l’efficience : l’Etat est considéré comme une entreprise, dont les services doivent être mis en concurrence (pour concrétiser l’utopie hayekienne d’« une société de droit privé »). Les fonctionnaires sont considérés comme des homo oeonomicus suivant avant tout leur intérêt, sans conscience professionnelle et devant donc être surveillés, incités, etc. D’où le thème du New public management.

Problème : dans la plupart des secteurs qui relèvent de l’action publique, cette rationalité importée de l’économique n’a pas de sens (école, justice, etc.) et nie l’engagement moral et politique des agents du service public. Cela peut donner lieu à des effets pervers.

Conséquence politique : les citoyens regardent différemment leur contribution fiscale aux charges collectives et le « retour » individuel qu’ils en attendent. C’est la définition même du sujet politique qui s’en trouve radicalement changée.

En résumé : en analysant systématiquement le service public à l’aune de la rationalité économique (économie, efficacité, efficience), et notamment de sa logique d’évaluation comptable, et en le plaçant en situation de concurrence, on contribue à le vider de sa substance (par exemple d’une conception de la justice, ou de l’idée que certains secteurs ne peuvent relever de la rationalité économique) et à faire des citoyens des homo oeconomicus calculant les coûts et avantages des impôts et des services obtenus « en retour » (ce qui, dans un cercle vicieux, les conduit à mettre en cause l’action publique)

Le néolibéralisme et sa concrétisation dans le discours managérial insistent sur la « responsabilisation des individus » :

dans le monde du travail (objectifs individuels, etc.)

dans la vie de tous les jours : les perdants sont les fainéants, ceux qui ont fait un mauvais calcul…

D’où la pédagogie à mettre en place pour que chacun fasse fructifier son « capital humain » (cf. risquophiles / risquophobes)

La « gauche moderne », en critiquant le laisser-faire typique du libéralisme classique, crée une fausse opposition, alors qu’elle est elle-même majoritairement convertie au néolibéralisme.

La politique de la gauche moderne doit aider les individus à s’aider eux-mêmes, c’est-à-dire à « s’en sortir », dans une compétition générale qui n’est pas interrogée en elle-même. Cela se traduit dans le discours par la réintroduction des catégories propres au schème concurrentiel du lien social : capital humain, égalité des chances, responsabilité individuelle, etc., au détriment d’une conception alternative du lien social qui reposerait sur une plus grande solidarité et sur des objectifs d’égalité réelle. Seules certaines catégories d’ « exclus » (handicapés, SDF, etc.) ont droit à la protection sociale.

L’action publique doit viser avant tout la mise en place de conditions favorables à l’action des individus, orientation qui tend à dissoudre l’Etat parmi l’ensemble des producteurs de « biens publics ».

L’Etat social et les politiques de redistribution des revenus sont désormais conçus comme des obstacles à la croissance et non plus comme des éléments centraux du compromis social.

Le moment néolibéral se caractérise par une homogénéisation du discours de l’homme autour de la figure de l’entreprise. Cette nouvelle figure du sujet opère une unification sans précédent des formes plurielles de la subjectivité que laissait subsister la démocratie libérale et dont elle savait jouer à l’occasion pour mieux perpétuer son existence.

Dans la discipline néolibérale, il s’agit, non pas de contraindre directement, mais de gouverner un être dont toute la subjectivité doit être impliquée dans l’activité qu’il est requis d’accomplir. C’est le désir qui est la cible du nouveau pouvoir, dont les moyens sont les techniques d’incitation, de motivation et de stimulation.

« C’est par la combinaison de la conception psychologique de l’être humain, de la nouvelle norme économique de la concurrence, de la représentation de l’individu comme ‘capital humain’, de la cohésion de l’organisation par la ‘communication’, du lien social comme ‘réseau’, que s’est peu à peu construite cette figure de l’’entreprise de soi’. »

La rationalité néolibérale pousse le moi à agir sur lui-même dans le sens de son propre renforcement pour survivre dans la compétition.

Bob Aubrey : « Tout travailleur doit rechercher un client, se positionner sur un marché, établir un prix, gérer ses coûts, faire de la recherche-développement et se former. Bref, je considère que, du point de vue de l’individu, son travail est son entreprise, et son développement se définit comme une entreprise de soi. » D’où le calcul coûts / avantages, l’éloge de la prise de risque, etc.

« La mise en place d’un dispositif informationnel de type commercial ou légal permet un transfert du risque vers le malade qui ‘choisit’ un traitement ou une opération, l’étudiant ou le chômeur qui ‘choisit’ une formation, le futur retraité qui ‘choisit’ un mode d’épargne, le voyageur qui accepte les conditions de parcours, etc. On comprend alors comment la mise en place d’indicateurs et de ‘palmarès’ participe de l’extension du mode de subjectivation néolibérale : toute décision appartient de plein droit à l’individu. »

La logique de « l’entreprise de soi » mène notamment à l’instrumentalisation d’autrui, à l’utilisation d’indicateurs de performance chiffrés dans des domaines où ils ne sont a priori pas pertinents, à l’association de la performance et de la jouissance (donc l’association du « toujours plus » et de la jouissance).

Il faut que la machine économique « vise un ‘au-delà’, un ‘plus’, que Marx avait identifié comme la ‘plus-value’. Cette exigence propre au régime de l’accumulation du capital n’avait pas jusque-là déployé l’ensemble de ses effets. C’est chose faite lorsque l’implication subjective est telle que c’est désormais la recherche de cet ‘au-delà de soi’ qui est la condition de fonctionnement aussi bien des sujets que des entreprises. D’où l’intérêt de l’identification du sujet comme entreprise de soi et comme capital humain : c’est bien l’extraction d’un ‘plus de jouir’, arraché à soi-même, à son plaisir de vivre, au simple fait de vivre, qui fait fonctionner le nouveau sujet et le nouveau système de concurrence. »

Ne voir dans la situation présente des sociétés que la jouissance sans entraves, c’est oublier la face sombre de la normativité néolibérale : la surveillance de plus en plus dense de l’espace public et privé, la traçabilité de plus en plus précise des mouvements des individus dans les réseaux, l’évaluation de plus en plus sourcilleuse et mesquine de l’activité des individus, l’action de plus en plus prégnante des systèmes fusionnés d’information et de publicité et, peut-être surtout, les formes de plus en plus insidieuses d’autocontrôle des sujets eux-mêmes. C’est en somme oublier le caractère d’ensemble du gouvernement des néosujets qui articule, par la diversité de ses vecteurs, l’exposition obscène de la jouissance, l’injonction entrepreneuriale de la performance et la réticulation de la surveillance générale.