I – Morceaux choisis d’histoires de la
pensée libérale et de ses critiques
Les premiers penseurs libéraux sont tous très attachés
au principe humien de l’uniformité de la nature humaine
: certains penchants et sentiments sont tenus pour innés
et universels, seules varient les circonstances de temps et de lieu.
La pensée de Ferguson
Les liens de l’intérêt tendent à dissocier
ceux que les liens de l’affection ont associés (ces
derniers étant naturels), de sorte que la société
civile est travaillée de l’intérieur, tout au
long de son histoire, par un double mécanisme d’association-dissociation.
« L’amour du gain étouffe l’amour de la
perfection, l’intérêt enflamme le cœur et
glace l’imagination. Et, faisant préférer les
occupations selon que le profit qu’elles procurent est plus
ou moins considérable et plus sûr, cet amour du gain
confine le génie et même l’ambition au fond d’un
comptoir ou d’un atelier. » (Essai sur l’histoire
de la société civile)
Rôle de la DDT dans la montée de l’individualisme
: en resserrant à l’extrême le cercle étroit
des préoccupations de l’individu, la division des professions
finit par consacrer la suprématie des fins économiques
(l’amour du gain) sur l’action publique, elle réalise
une interdépendance généralisée des
travaux privés qui, loin de donner aux individus le sentiment
de leur appartenance au tout d’une communauté, leur
fait perdre le souci de la fin publique.
L’histoire relève d’un double processus : celui
du progrès des arts et du commerce qui se réalise,
via la division du travail, par le jeu de l’intérêt
égoïste, et celui de la décadence des nations
modernes qui affecte la dimension morale et politique de l’activité
humaine.
Le progrès de l’histoire humaine, tout indéniable
qu’il soit, ne garantit aucunement la réalisation de
toutes les dispositions de la nature humaine, bien plutôt
conduit-il dans les faits à privilégier certaines
de ces dispositions aux dépens des autres, à savoir
celles qui font jouer le ressort de l’intérêt.
Se produit par là un certain « relâchement des
liens de l’union politique », voire une perte du sens
de la communauté, qui interdit d’identifier progrès
économique et perfectionnement de la nature humaine.
Adam Smith postule, quant à lui, un équilibre entre
les sentiments moraux et le désir de bien-être.
L’essence de la croyance au progrès qui anime le libéralisme
des origines réside dans une certaine forme de dissociation
entre l’illimitation potentielle du développement des
forces de production et le perfectionnement de la nature humaine,
que cette dissociation donne lieu à une théorie de
la décadence (Ferguson) ou qu’elle soit idéologiquement
« compensée » par une téléologie
de type providentialiste (Smith).
Karl Polanyi
Pour Polanyi, l’Etat libéral a mené, au 19e
siècle, 2 actions opposées :
Le « mouvement » : il a contribué à
instituer le marché
Le « contre-mouvement » : il a mis en place, petit
à petit, des protections face aux conséquences du
marché
Il y ajoute les actions de fonctionnement du marché, qui
visent à faire régner la concurrence (cf. lois antitrust).
La Grande Transformation est la mort, dans les années 1930
et après une ultime tentative de restauration, du capitalisme
libéral du 19e siècle : partout, des protections sont
mises en place pour soustraire au marché le travail, la monnaie
et la nature.
L’histoire du libéralisme est marquée par un
clivage entre la théorie des droits naturels et l’utilitarisme
benthamien. Si l’on radicalise la pensée de Bentham,
l’interventionnisme étatique se justifie. C’est
ce que des auteurs comme Spencer appellent la dérive socialiste
de l’utilitarisme empirique.
Face à la crise du libéralisme de la fin du 19e siècle
et de la 1re partie du 20e siècle, il y a différents
types de réaction (dont 2 principales, les 2 dernières)
:
Le concurrentialisme social (Spencer, notamment), qui déplace
le centre de la philosophie libérale de l’échange
et de la division du travail vers la concurrence, postulée
comme naturelle
Le « nouveau libéralisme » ou « libéralisme
social », incarné par exemple par Keynes, qui repose
la question de la place du politique à l’aune du radicalisme
anglais (issu de l’utilitarisme benthamien). A ce titre, le
rôle croissant de l’Etat semble compatible avec une
refondation du libéralisme. C’est le moment où
le laisser-faire et le libéralisme se disjoignent. Deux propositions
résument le nouveau libéralisme :
Les agendas de l’Etat doivent dépasser les frontières
que le dogmatisme du laisser-faire leur a imposées si l’on
veut sauvegarder l’essentiel des bienfaits d’une société
libérale
Ces nouveaux agendas doivent remettre pratiquement en question
la confiance jusque-là accordée dans les mécanismes
autorégulateurs du marché et la foi dans la justice
des contrats entre individus supposés égaux
La réalisation des idéaux du libéralisme suppose
que l’on sache utiliser des moyens apparemment étrangers
ou opposés aux principes libéraux pour mieux en défendre
la mise en œuvre.
Le « néolibéralisme », qui partage la
première proposition, mais pas la seconde. L’intervention
de l’Etat doit non pas chercher à limiter le marché
par une action correctrice ou compensatrice, mais développer
et purifier le marché concurrentiel par un encadrement juridique
soigneusement adapté. Il ne s’agit plus de postuler
un accord spontané entre les intérêts individuels,
mais de produire les conditions optimales pour que leur jeu de rivalité
satisfasse l’intérêt collectif.
Conception du marché centrée sur la concurrence,
à la manière de Spencer (conception que l’on
retrouve également dans l’ordolibéralisme)
Le libéralisme classique, à un moment donné,
est devenu conservateur : en tenant pour naturel l’ordre des
choses, il a été amené à le défendre.
D’où la séparation, opérée par
les néolibéraux, entre libéralisme et progressisme.
L’ordolibéralisme
Ce courant insiste sur la nécessaire institution du marché
et de la concurrence. Il faut « mettre en ordre » le
marché, quitte à essayer d’atténuer les
conséquences sociales du marché : il y a donc lieu
de distinguer politique de mise en ordre du marché et politique
de régulation du marché.
L’expression « économie sociale de marché
» est à mettre à l’actif des ordolibéraux,
pour lesquels il n’y a pas plus « social » que
l’économie de marché (car elle est une démocratie
de consommateurs, tendant vers l’efficacité) : les
progrès sociaux doivent être considérés
comme des effets de l’ordre concurrentiel et de la stabilité
monétaire.
Pour les ordolibéraux, le consommateur étant roi,
les services publics (éventuels) doivent eux aussi être
soumis à la concurrence.
Evolution de l’ordolibéralisme dans le cadre européen
: plutôt que de façonner un cadre par la législation,
on peut faire en sorte que ce cadre soit le produit de la concurrence
entre systèmes institutionnels (dumping social et fiscal)
: l’harmonisation vient non plus d’en haut ex ante,
mais résulte ex post de l’échange. Tend-on donc
vers une convergence entre ordolibéralisme et néolibéralisme
de type austro-américain ?
Von Mises, Hayek et Kirzner
Les néoclassiques ont décrit un modèle statique.
Dans la réalité, l’information est imparfaite
(notamment du fait de la division du travail). Ce qui compte, c’est
donc le processus de marché, et non pas l’équilibre
théorique. Ce processus de marché repose sur l’entrepreneuriat
: les individus ne maximisent pas leur utilité sur la base
de données préexistante, mais adaptent leur comportement,
innovent tels des entrepreneurs, au fur et à mesure qu’ils
découvrent des données. Le marché est un processus
formateur : on y apprend l’esprit d’entreprise. Cet
esprit d’entreprise est ce qui assure l’efficacité
du marché : il doit donc être enseigné et diffusé,
de sorte que chacun révèle sa prédisposition
naturelle à la poursuite réactive de son intérêt.
Cette analyse tend ainsi à faire de l’esprit d’entreprise
le seul motif de l’action humaine.
Hayek articule :
critique du laisser-faire des libéraux classiques
un refus de principe de toute assignation au gouvernement d’objectifs
« sociaux » (c’est là, notamment, qu’Hayek
se différencie de l’ordolibéralisme), au motif
fondamental que de tels objectifs ne sont pas sans impliquer une
conception artificialiste de la société selon laquelle
celle-ci pourrait être consciemment dirigée vers
des fins collectives susceptibles d’être positivement
définies
Pour lui, la question première, quant à l’intervention
de l’Etat, est celle de la légitimité, et non
de l’efficacité (contrairement à un John Stuart
Mill).
[La rhétorique libérale de l’effet pervers
(contribuer au problème en voulant faire le bien) a été
théorisée par Albert Hirschman comme l’un des
3 schèmes de la « rhétorique réactionnaire
», celui de l’effet pervers.]
II – Le néolibéralisme : origine, spécificités
et caractéristiques
Les 4 grandes caractéristiques de la rationalité
néolibérale (qui est une rationalité «
gouvernementale », c’est-à-dire qu’elle
porte sur la façon dont on gouverne les hommes*) :
le marché se présente non comme une donnée
naturelle, mais comme une réalité construite
l’essence de l’ordre de marché réside
non pas dans l’échange mais dans la concurrence
l’Etat est lui-même soumis à la norme de la
concurrence
la norme de la concurrence atteint le rapport que les individus
entretiennent avec eux-mêmes : l’Etat entrepreneur
doit conduire les individus à se conduire eux-mêmes
comme des entrepreneurs
* Le terme de gouvernementalité a précisément
été introduit par Michel Foucault pour signifier les
multiples formes de cette activité par laquelle des hommes,
qui peuvent appartenir ou non à un gouvernement, entendent
conduire la conduite d’autres hommes
Le gouvernement, loin de s’en remettre à la seule
discipline pour atteindre l’individu au plus intime, vise
ultimement à obtenir un auto-gouvernement de l’individu
lui-même, c’est-à-dire produire une certaine
forme de rapport à soi.
Gouverner, ce n’est pas gouverner contre la liberté
ou malgré elle, c’est gouverner par la liberté,
c’est-à-dire jouer activement sur l’espace de
liberté laissé aux individus pour qu’ils en
viennent à se conformer d’eux-mêmes à
certaines normes.
Le « grand tournant » des années 1980 s’explique
par deux phénomènes, mutuellement indépendants
:
les évolutions du capitalisme réel : mondialisation,
financiarisation (dogme de la valeur actionnariale, etc.), avec,
à chaque fois, la contribution de la politique à
l’émergence de ces phénomènes sur le
mode de la « mise en ordre » néolibérale
les évolutions de la bataille idéologique (Friedman
Vs keynésiens, Hayek, etc.)
« La stratégie néolibérale consistera
alors à créer le plus grand nombre possible de situations
de marché, c’est-à-dire à organiser par
divers moyens (privatisation, mise en concurrence des services publics,
« mise en marché » de l’école ou
de l’hôpital, solvabilisation par la dette privée)
l’ « obligation de choisir », afin que les individus
acceptent la situation de marché telle qu’elle leur
est imposée comme « réalité »,
c’est-à-dire comme unique « règle du jeu
», et intègrent ainsi la nécessité d’opérer
un calcul d’intérêt individuel s’ils ne
veulent pas perdre « au jeu », et plus encore, s’ils
veulent valoriser leur capital personnel dans un univers où
l’accumulation semble la loi générale de l’existence.
»
L’interventionnisme néolibéral ne vise pas
à corriger systématiquement les « échecs
du marché » en fonction d’objectifs politiques
jugés souhaitables pour le bien-être de la population.
Il vise d’abord à créer des situations de mise
en concurrence censées avantager les plus « aptes »
et les plus forts, et à adapter les individus à la
compétition, considérée comme source de tous
les bienfaits.
Le néolibéralisme consiste également en l’application
au secteur public des méthodes du secteur privé, dans
l’optique de l’efficience : l’Etat est considéré
comme une entreprise, dont les services doivent être mis en
concurrence (pour concrétiser l’utopie hayekienne d’«
une société de droit privé »). Les fonctionnaires
sont considérés comme des homo oeonomicus suivant
avant tout leur intérêt, sans conscience professionnelle
et devant donc être surveillés, incités, etc.
D’où le thème du New public management.
Problème : dans la plupart des secteurs qui relèvent
de l’action publique, cette rationalité importée
de l’économique n’a pas de sens (école,
justice, etc.) et nie l’engagement moral et politique des
agents du service public. Cela peut donner lieu à des effets
pervers.
Conséquence politique : les citoyens regardent différemment
leur contribution fiscale aux charges collectives et le «
retour » individuel qu’ils en attendent. C’est
la définition même du sujet politique qui s’en
trouve radicalement changée.
En résumé : en analysant systématiquement
le service public à l’aune de la rationalité
économique (économie, efficacité, efficience),
et notamment de sa logique d’évaluation comptable,
et en le plaçant en situation de concurrence, on contribue
à le vider de sa substance (par exemple d’une conception
de la justice, ou de l’idée que certains secteurs ne
peuvent relever de la rationalité économique) et à
faire des citoyens des homo oeconomicus calculant les coûts
et avantages des impôts et des services obtenus « en
retour » (ce qui, dans un cercle vicieux, les conduit à
mettre en cause l’action publique)
Le néolibéralisme et sa concrétisation dans
le discours managérial insistent sur la « responsabilisation
des individus » :
dans le monde du travail (objectifs individuels, etc.)
dans la vie de tous les jours : les perdants sont les fainéants,
ceux qui ont fait un mauvais calcul…
D’où la pédagogie à mettre en place
pour que chacun fasse fructifier son « capital humain »
(cf. risquophiles / risquophobes)
La « gauche moderne », en critiquant le laisser-faire
typique du libéralisme classique, crée une fausse
opposition, alors qu’elle est elle-même majoritairement
convertie au néolibéralisme.
La politique de la gauche moderne doit aider les individus à
s’aider eux-mêmes, c’est-à-dire à
« s’en sortir », dans une compétition générale
qui n’est pas interrogée en elle-même. Cela se
traduit dans le discours par la réintroduction des catégories
propres au schème concurrentiel du lien social : capital
humain, égalité des chances, responsabilité
individuelle, etc., au détriment d’une conception alternative
du lien social qui reposerait sur une plus grande solidarité
et sur des objectifs d’égalité réelle.
Seules certaines catégories d’ « exclus »
(handicapés, SDF, etc.) ont droit à la protection
sociale.
L’action publique doit viser avant tout la mise en place
de conditions favorables à l’action des individus,
orientation qui tend à dissoudre l’Etat parmi l’ensemble
des producteurs de « biens publics ».
L’Etat social et les politiques de redistribution des revenus
sont désormais conçus comme des obstacles à
la croissance et non plus comme des éléments centraux
du compromis social.
Le moment néolibéral se caractérise par une
homogénéisation du discours de l’homme autour
de la figure de l’entreprise. Cette nouvelle figure du sujet
opère une unification sans précédent des formes
plurielles de la subjectivité que laissait subsister la démocratie
libérale et dont elle savait jouer à l’occasion
pour mieux perpétuer son existence.
Dans la discipline néolibérale, il s’agit,
non pas de contraindre directement, mais de gouverner un être
dont toute la subjectivité doit être impliquée
dans l’activité qu’il est requis d’accomplir.
C’est le désir qui est la cible du nouveau pouvoir,
dont les moyens sont les techniques d’incitation, de motivation
et de stimulation.
« C’est par la combinaison de la conception psychologique
de l’être humain, de la nouvelle norme économique
de la concurrence, de la représentation de l’individu
comme ‘capital humain’, de la cohésion de l’organisation
par la ‘communication’, du lien social comme ‘réseau’,
que s’est peu à peu construite cette figure de l’’entreprise
de soi’. »
La rationalité néolibérale pousse le moi à
agir sur lui-même dans le sens de son propre renforcement
pour survivre dans la compétition.
Bob Aubrey : « Tout travailleur doit rechercher un client,
se positionner sur un marché, établir un prix, gérer
ses coûts, faire de la recherche-développement et se
former. Bref, je considère que, du point de vue de l’individu,
son travail est son entreprise, et son développement se définit
comme une entreprise de soi. » D’où le calcul
coûts / avantages, l’éloge de la prise de risque,
etc.
« La mise en place d’un dispositif informationnel de
type commercial ou légal permet un transfert du risque vers
le malade qui ‘choisit’ un traitement ou une opération,
l’étudiant ou le chômeur qui ‘choisit’
une formation, le futur retraité qui ‘choisit’
un mode d’épargne, le voyageur qui accepte les conditions
de parcours, etc. On comprend alors comment la mise en place d’indicateurs
et de ‘palmarès’ participe de l’extension
du mode de subjectivation néolibérale : toute décision
appartient de plein droit à l’individu. »
La logique de « l’entreprise de soi » mène
notamment à l’instrumentalisation d’autrui, à
l’utilisation d’indicateurs de performance chiffrés
dans des domaines où ils ne sont a priori pas pertinents,
à l’association de la performance et de la jouissance
(donc l’association du « toujours plus » et de
la jouissance).
Il faut que la machine économique « vise un ‘au-delà’,
un ‘plus’, que Marx avait identifié comme la
‘plus-value’. Cette exigence propre au régime
de l’accumulation du capital n’avait pas jusque-là
déployé l’ensemble de ses effets. C’est
chose faite lorsque l’implication subjective est telle que
c’est désormais la recherche de cet ‘au-delà
de soi’ qui est la condition de fonctionnement aussi bien
des sujets que des entreprises. D’où l’intérêt
de l’identification du sujet comme entreprise de soi et comme
capital humain : c’est bien l’extraction d’un
‘plus de jouir’, arraché à soi-même,
à son plaisir de vivre, au simple fait de vivre, qui fait
fonctionner le nouveau sujet et le nouveau système de concurrence.
»
Ne voir dans la situation présente des sociétés
que la jouissance sans entraves, c’est oublier la face sombre
de la normativité néolibérale : la surveillance
de plus en plus dense de l’espace public et privé,
la traçabilité de plus en plus précise des
mouvements des individus dans les réseaux, l’évaluation
de plus en plus sourcilleuse et mesquine de l’activité
des individus, l’action de plus en plus prégnante des
systèmes fusionnés d’information et de publicité
et, peut-être surtout, les formes de plus en plus insidieuses
d’autocontrôle des sujets eux-mêmes. C’est
en somme oublier le caractère d’ensemble du gouvernement
des néosujets qui articule, par la diversité de ses
vecteurs, l’exposition obscène de la jouissance, l’injonction
entrepreneuriale de la performance et la réticulation de
la surveillance générale.
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