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Origine :
http://www.nonfiction.fr/article-5098-christian_laval_reagit_aux_revelations_du_monde_sur_un_nouveau_projet_visant_a_reperer_les_enfants_a_risque_des_la_maternelle.htm
La question du dépistage de la dangerosité chez les
jeunes enfants fait son retour dans le débat cette semaine
avec la révélation ce mardi 12 octobre par Le Monde
d’un projet d’évaluation devant permettre de
repérer dès l’école maternelle les élèves
"à risque" et à "haut risque".
Christian Laval, sociologue est l’auteur de L’Ecole
n’est pas une entreprise et de La Nouvelle école capitaliste
avec Francis Vergne, Pierre Clément et Guy Dreux paru en
septembre dernier. Dans cet entretien il met en perspective l’information
révélée par Le Monde avec ce qu’il analyse
comme la progression au sein de l’école de valeurs
et de pratiques venues du monde de l’entreprise.
Nonfiction.fr - De quand peut-on dater la volonté de
l’Education nationale de repérer dès leur plus
jeune âge les enfants "à risque" ?
Christian Laval - Le projet de ficher et de classer les élèves
de moins de 5 ans, c’est-à-dire les élèves
de grande section de maternelle qui vient d’être révélé
par Le Monde entre en parfaite cohérence avec la série
des tentatives qui depuis plusieurs années consistent à
faire de l’école un lieu de repérage de la "dangerosité"
potentielle des individus dans une logique qui mêle des considérations
pseudo médicales sur les "conduites à risques"
des plus jeunes enfants et des considérations de sécurité
publique sur la délinquance. L’INSERM avait lancé
un premier ballon d’essai en 2005, ce qui avait donné
lieu à une riposte à grande échelle de l’association
"Pas de zéro de conduite" en 2006 (plus de 200
000 signataires de la pétition). Le projet révélé
aujourd’hui, et qui cherche visiblement à transformer
les inspecteurs et les enseignants de maternelle en relais et agents
de la police des comportements, démontre qu’il s’agit
bien là d’une véritable stratégie de
normalisation des individus qui intègre de facto le système
scolaire dans un vaste ensemble de dispositifs sécuritaires,
et ceci évidemment au nom des meilleures intentions "démocratiques"
: refus de l’échec scolaire, bonne "intégration",
etc.
Ce dernier projet jette en tout cas une lumière bien crue
sur l’ensemble des outils d’évaluation que le
nouveau "management" de l’Éducation nationale
a mis peu à peu en place : tests de CE1 et de CM2, et bientôt
en 5e, livret personnel de compétences, constitution de bases
de données sur les élèves ("bases élèves"),
stockage numérique des bulletins scolaires, etc. Ceux qui
ne voulaient rien savoir des alertes envoyées par les enseignants
"désobéisseurs", les associations de parents
et les syndicats, quant au caractère normalisateur et liberticide
de cette "folie évaluation" dont parle justement
Roland Gori, vont bien être obligés aujourd’hui
d’ouvrir les yeux.
Nonfiction.fr - Comment les initiatives allant en ce sens s’inscrivent-elles
dans le processus de mutation de l’école que vous analysez
dans La Nouvelle école capitaliste ? Quels en sont les soubassements
idéologiques ?
Christian Laval - Trier les élèves de moins de 5
ans en trois catégories sur la base de leurs conduites observées
en classe, comme le ministère apparemment voudrait le faire,
rapproche un peu plus l’éducation de l’usinage
de pièces détachées ou de l’élevage
de poulets en batterie, selon un processus qui nous amène
à plus ou moins brève échéance au "meilleur
des mondes" du néolibéralisme avancé.
Mais pour saisir complètement la signification politique
et sociale d’un telle mesure, il faut comprendre le sens des
transformations actuelles des systèmes éducatifs.
Rien de pire ici que la myopie qui interdit de voir la logique d’ensemble.
L’école est l’objet d’un ensemble de mesures
qui forment ensemble ce que j’ai qualifié de "réforme
managériale et sécuritaire de l’école».
Cette double dimension, présente à tous les niveaux,
est particulièrement claire dans le cas qui nous occupe.
Expliquons-nous. La nouvelle école capitaliste, selon le
titre du livre collectif auquel j’ai récemment contribué,
est précisément un système qui vise à
produire de façon ultra-rationalisée, du capital humain,
c’est-à-dire du matériau physique et intellectuel
le plus parfaitement adapté à "l’économie
de la connaissance", nom que l’on donne à un capitalisme
qui utilise de manière intensive, et use de façon
accélérée, des "compétences"
cognitives, comportementales et psychiques que le système
scolaire est censé lui fournir "clés en mains".
Le point décisif est là : avec les politiques néolibérales
qui se déploient progressivement, et dont on peut mesurer
les effets croissants sur le fonctionnement du système, l'école
cesse peu à peu de s’ordonner aux finalités
culturelles, morales et politiques qui étaient idéalement
les siennes (« formation du citoyen", "culture générale",
"émancipation", etc.) pour se plier dans tous ses
aspects et de plus en plus étroitement à la seule
norme de "l’employabilité". Cette norme,
en dehors de laquelle on ne comprend rien à la signification
de la logique des "compétences", privilégie
le "comportemental" dans la mesure même où
il s’agit de produire des individus qui auront à encaisser
tous les chocs d’une économie de concurrence et d’innovation,
à renouveler en permanence leurs "stocks" de compétences
selon le principe qu’un chômeur est celui qui n’a
pas été un bon "entrepreneur de lui-même",
c’est-à-dire qui n’a pas assez judicieusement
investi dans le "capital humain" qu’il est supposé
être devenu jusqu’au plus intime de lui-même.
En un mot, s’opère en ce moment, et pas seulement
à l’école, une hybridation inédite entre
la colonisation économique des institutions et l’universalisation
de l’impératif sécuritaire. Et pour le dire
de manière encore plus ramassée, l’évolution
de l’école montre que le capitalisme autoritaire est
en train de saper tout ce qui pouvait encore relever d’une
tradition humaniste et d’une vocation émancipatrice.
Nonfiction.fr - Comment expliquer la cohérence entre
la pensée libérale qui met en valeur la concurrence
de l’autonomie et de la performance au sein de l’école
et ce contrôle autoritaire des élèves vers lequel
de telles mesures semble tendre ?
Christian Laval - Dans une école qui se transforme en entreprise
de production de stocks individuels de compétences, l’évaluation,
c’est-à-dire le contrôle de la production, de
sa qualité, de ses coûts relatifs, de sa productivité,
etc. devient une obligation systémique. C’est ce que
dit bien le nouveau jargon managérial en vigueur dans l’Education
nationale. L’évaluation change de sens. Elle ne sert
plus tant à évaluer des progressions individuelles
d’élèves dans l’acquisition de savoirs
scolaires, qu’à "piloter le système éducatif".
En produisant du "chiffre", à travers la pratique
du testing standardisé, la technostructure ministérielle
cherche à obtenir une double normalisation: une normalisation
centralement commandée des pratiques professionnelles des
enseignants par le biais des évaluations quantitatives qu’ils
mettent en œuvre sur leurs propres élèves et
une normalisation des élèves par les tests, les classements
et les tris qui en résultent. En d’autres termes, pour
normaliser ceux que l’on voudrait transformer en normalisateurs
de comportements infantiles et juvéniles, rien de mieux que
de leur faire produire eux-mêmes les instruments de leur propre
contrôle. Et pour ce faire, il convient d’organiser
la pression institutionnelle sur chaque enseignant pris individuellement,
par la comparaison des résultats quantitatifs produits par
les enseignants, par la mise en concurrence des établissements,
par la publication de palmarès, par l’entretien annuel
des personnels, par la fixation d’objectifs individuels, par
la pression de la "demande" des parents-clients, enfin
par tout l’outillage du management dit "moderne"
qui fait des ravages psychiques et physiques dans le monde professionnel
aujourd’hui.
Nonfiction.fr - Quelles oppositions à ce processus existent
? Quelles sont les alternatives ?
Christian Laval - A qui observe bien, les signes se multiplient
de la révolte des nouveaux prolétaires que sont en
train de devenir les enseignants. Elle est encore sourde sans doute,
mais elle est profonde. Elle concerne bien sûr le déclassement
matériel et symbolique d’une fonction toute entière.
Mais elle touche aussi à la forme et à la fonction
de l’éducation dans la société à
l’époque du capitalisme néolibéral. Les
"désobéisseurs" en sont la forme d’expression
la plus spectaculaire, mais avec eux et à côté
d’eux, il y a tous les professionnels qui refusent au plus
profond d’eux-mêmes la destruction du sens de leur métier,
un métier vécu jusque-là comme une vocation
culturelle, morale et politique dans une optique héritée
de l’humanisme. Faire son métier selon les principes
éthiques partagés par la profession, continuer à
parler avec les mots du métier, refuser d’employer
le jargon managérial, se moquer des chefs, petits et grands,
qui se prennent pour des "managers", tout cela constitue
autant de formes élémentaires de résistance,
c’est-à-dire de survie professionnelle et parfois personnelle.
Quand on parle avec les enseignants, oui, on en est au point où,
pour beaucoup, faire correctement et honnêtement son métier,
c’est déjà résister. Mais cela ne suffira
pas. La mobilisation de la société est indispensable
car comme le disait Jaurès la question scolaire c’est
d’abord une question sociale. On a bien vu au printemps dernier
la force du mouvement de protestation des parents et des élus
pour faire reculer le gouvernement sur la fermeture des classes.
C’est une alliance de ce genre qu’il faut développer.
La question qui est devant nous est la suivante : la gauche dite
de gouvernement ne s’est pas opposée jusqu’à
présent à cette transformation managériale
et sécuritaire de l’école. Observons d’ailleurs
que ce sont souvent les mêmes "experts" ou responsables
administratifs qui mènent la danse quel que soit le gouvernement.
Pire encore, si l’on suit, comme je l’ai fait depuis
près de vingt ans, les mutations du modèle scolaire,
cette gauche a souvent été l’agent zélé
de la nouvelle école capitaliste, spécialement au
niveau européen. Tout est à reprendre donc. Mais une
nouvelle direction ne sera prise que si l’on écoute
les professionnels, si on leur fait confiance, si l’on renforce
en eux la foi collective dans la "force du savoir" comme
moyen d’émancipation.
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