"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
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Christian Laval
Introduction de L’homme économique, Essai sur les racines du néolibéralisme,
Gallimard, 2007

Origine : halshs.archives-ouvertes.fr/docs/00/32/52/23/DOC/PUB08019.doc

Introduction

Les sociétés occidentales offrent au monde un visage original et par de nombreux aspects pathétique. Mais elles ne le savent pas. Ces sociétés, si l’on en croit du moins ceux qui en sont les porte-voix légitimes, tendent à se confondre avec une vaste et intense machine productrice de biens, de services, d’idées, de sentiments, d’affects et de désirs. Et certains de leurs représentants et de leurs intellectuels parmi les plus éminents semblent même tenir que les sociétés du reste du monde n’aspirent qu’à leur ressembler. L’Occident, d’après les idéaux qu’il projette vers l’extérieur, est au comble d’un désir d’expansion universelle : toutes les populations du monde aspireraient à devenir elles aussi des sociétés pleinement économiques, des sociétés à haute intensité économique. De ce point de vue, l’Occident va sans doute au devant de nouveaux déboires. Si du destin de cette ambition, nous ne savons rien, nous pouvons du moins saisir le point auquel sont arrivées les sociétés que l’on dit modernes dans la grande mutation qui les spécifie et penser à partir de ce repère les multiples voies et facteurs qui ont conduit des sociétés religieuses traditionnelles aux sociétés économiques modernes.

Parmi les conceptions qui composent l’occidentalisme, il en est une qui prend ou, plutôt, reprend aujourd’hui une extrême vigueur : c’est celle qui fait du marché le modèle unique des rapports humains. On sait que le dernier tiers du XXe siècle, à l’occasion de l’effondrement des sinistres régimes bureaucratiques « communistes », a été marqué par l’étrange résurgence des idéaux de la liberté absolue de la production et de l’échange et, avec eux, de la représentation de l’homme économique construite par une imposante littérature depuis au moins le XVIIIe siècle. Toutes les sociétés passées ou contemporaines qui ne se conforment pas à ce type idéal semblent condamnées à titre posthume, ou désignées comme les cibles d’une réforme urgente et radicale. L’aspiration au bien-être matériel est donnée comme la seule destinée humaine concevable, l’homme lui-même est présenté comme l’inlassable chercheur de son avantage personnel maximal dans toutes les circonstances de son existence, et il n’y a pas de domaine de cette existence qui ne puisse être le terrain d’une visée maximisatrice d’une satisfaction individuelle. Cette croyance est poussée aujourd’hui à son paroxysme par ce qu’on appelle le néo-libéralisme. Le Marché paraît être devenu le grand Signifiant absolu, source de tous les bienfaits et mode de résolution de tous les maux publics et privés. L’Europe, pas moins que les Etats-Unis d’Amérique, s’en veut désormais la terre d’élection.

Pour ce qui est de l’analyse de cette croyance dogmatique, les grandes sociologies classiques nous ont largement ouvert la voie . Il suffit de penser à Marx ou à Weber pour s’en rendre compte. Le néolibéralisme actuel nous oblige à reprendre à nouveaux frais une question qui est au cœur des sciences sociales. Le problème posé en Occident et au monde en tant qu’il s’occidentalise est le suivant : comment a-t-on pu penser un univers social comme le nôtre dans lequel fait loi la préférence que chacun s’accorde à lui-même, l’intérêt qui l’anime à entretenir les relations avec autrui, voire l’utilité qu’il représente pour les autres ? Quels sont les modes de raisonnement, les types d’anticipation, les manières d’écarter et d’annuler les objections qui ont permis d’imposer cette manière très paradoxale de voir et ont inscrit dans le corps même des sociétés cette logique dans laquelle apparemment nous sommes désormais tous embarqués? Comment par-dessus tout, a-t-on pu penser et agencer le gouvernement d’un monde social composé d’êtres qui revendiquent la pleine légitimité de penser d’abord à leurs propres intérêts avant l’intérêt collectif, ce qui pourrait facilement passer, au regard des autres morales sociales, pour une bien étrange « transvaluation des valeurs » ? Nous vivons en effet de plus en plus manifestement sous le régime normatif du moi intéressé comme fondement paradoxal de la société.

La grande croyance

Longtemps, on s’est représenté la modernité comme l’âge des ouvertures, des grands horizons, de l’univers infini. Sortant des sociétés religieuses closes et répétitives, l’humanité était entrée dans un régime nouveau que l’on supposait conduire à la réalisation intégrale des possibilités recélées dans les facultés, dans la nature et dans l’histoire même des hommes. Mais cette civilisation telle que nous la connaissons mieux maintenant n’est-elle pas fort différente de la conception que s’en faisaient les prophètes de la modernité ? Ne s’est-elle pas rétrécie et enfermée dans une logique de la « production pour la production », dans cette illusion du progrès illimité des richesses et du bien-être humain que l’Occident entend faire partager au reste du monde ?

Ce problème dépasse la seule question de “ l’idéologie bourgeoise ”. Que les propriétaires des richesses veuillent être aussi les maîtres des raisons et des fins de vivre, rien là de bien nouveau, mais que les biens soient devenus les fins majeures des sujets humains et les uniques desseins du monde “ en développement ”, que les liens humains eux-mêmes tendent à devenir des biens commerciaux, voilà qui déplace singulièrement le registre des questions. L’illimitation productive et marchande débouche sur une nouvelle clôture du monde, produit une réduction générale des humains et de leurs activités à des objets dont la valeur - et, partant, leur droit à l’existence - ne dépend que de leur utilité économique. Le règne des quantités auxquelles nous sommes assignés se confond avec l’idée dominante du bonheur humain maximal. Et l’homme même est transformé en “ produit consommable ” comme suffisent à l’attester les formules aujourd’hui en usage de “ ressources humaines ” et de “ capital humain ” ? Le néolibéralisme actuel semble radicaliser cette orientation de longue durée, ignorant ce qui dans le lien social présidait aux réciprocités entre générations, entre sexes, entre groupes pour ne retenir de la vie sociale que l’articulation marchande des fins individuelles à maximiser. On peut penser que l’on est maintenant très proche d’une pleine saturation capitaliste de l’humanité, de ce que Marx appelait la subsomption réelle de la société par le capital et qu’il identifiait de façon fort optimiste, parce qu’étant sans doute lui-même encore pris dans la grande croyance progressiste, à la maturation d’une nouvelle société communiste d’abondance.

Cette réduction de l’humain à la ressource utile et à l’acquisition cumulative est donnée partout comme l’évidence de notre commune présence des uns aux autres. Pour conjurer le malaise des contemporains, se multiplient, à mesure que l’on avance dans cette voie, les mécanismes de défense et de diversion, les procédés de divertissement et les tranquillisants les plus divers. Il suffit de considérer la façon dont une pensée rassurante cherche à distinguer une saine économie de marché d’une mauvaise société de marché, distinction qui paraît de jour en jour plus illusoire. L’économie, dira-t-on, ne se réduit pas au marché. Certes, mais c’est la « fiction marchande », selon l’expression de Polanyi, qui a fait de l’économie non pas tant un monde à part, comme on le dit parfois, qu’une enveloppe qui enferme et modèle toutes les relations sociales. Car il est désormais de plus en plus difficile voire impossible de séparer le champ de l’économie du domaine moral, esthétique, culturel ou politique. L’économie, ou plus exactement, comme on le verra, une certaine façon “ économique ”, comptable, calculatrice de penser le rapport humain, semble avoir conquis la majeure partie de l’existence humaine. C’est ce qui crée une nouvelle réalité sociale, un nouvel ordre des choses, une nouvelle évidence : la société se découvre comme un espace d’utilité mutuelle qui est réglé par ses propres lois, que l’on identifie à une nature de l’homme même et à certaines qualités des relations qu’il entretient avec les autres.

Le devenir économique de l’homme

Comment les sujets économiques que nous sommes, les sujets de l’économie, les êtres assujettis à l’économie, pourraient-ils trouver une autre voie possible ? Comment ces sujets de l’intérêt, de leur intérêt propre, pourraient-ils agir face à la dislocation du cadre symbolique des liens sociaux et à la montée de formes multiples de dérèglements dans les relations que les êtres humains entretiennent entre eux ? La question cruciale est bien devenue celle-ci : où sont les sujets qui pourraient s’élever contre les formes d’assujettissement très particulières des sociétés économiques ? Question d’autant plus délicate que, plus la société se conforme réellement à un marché, plus la représentation que l’on s’en fait se réduit à l’image de ce marché-là, plus le modèle de l’homme économique semble devenir chair et os.

Cette tendance à assimiler société et marché, et, plus fondamentalement encore, vie humaine et production économique, a fait depuis fort longtemps l’objet d’une résistance intellectuelle aux multiples formes. Aujourd’hui, réagissant à l’exacerbation de cet économisme, on ne compte plus les ouvrages qui exposent les logiques financières à l’oeuvre, qui critiquent l’application irrationnelle des politiques économiques libérales et des modèles productivistes aux conséquences destructrices sur l’environnement, sur les rapports sociaux et sur la vie culturelle. Mais il faut bien admettre que malgré les crises à répétition, malgré la dégradation des conditions de vie d’un grand nombre d’humains, malgré la perspective d’une possible catastrophe écologique, les populations des sociétés occidentales – pour ne pas parler de leurs élites politiques et économiques rivées au fonctionnement de la « machine économique » -, n’ont su s’opposer à cette orientation, du moins de façon suffisamment massive et ferme. Comment se fait-il que l’Occident, et pas seulement son foyer dominant constitué par le bloc anglo-saxon, qui sert trop souvent d’alibi facile, se soit ainsi soumis aux nouveaux idéaux sans que ne se manifeste un contre-mouvement suffisant ? Comment se fait-il au fond que cette sorte d’intégrisme très particulier ne soit pas combattu comme il devrait l’être? Il y a, me semble-t-il, trois éléments de réponse qui se combinent. Le premier, que nous développerons dans le présent ouvrage, réside dans le fait que la fiction de la société comme machine à produire et comme marché est une évidence qui appartient désormais en propre à la culture occidentale, qu’elle est un dogme très solidement installé au coeur de notre système de représentation ; la deuxième raison est que cette fiction n’est pas un simple produit de l’imagination, qu’elle détermine des manières d’agir, qu’elle fait corps avec des normes et des lois, qu’elle s’inscrit de plus en plus dans la réalité vécue, qu’elle est depuis longtemps le principe même des pouvoirs régulateurs qui s’exercent sur nos comportements ; la troisième raison tient à ce que cette croyance de plus en plus réalisée et vécue nourrit les espérances dans le progrès du bien-être matériel aussi bien que des craintes de plus en plus fortes dans l’univers du travail ; qu’elle renvoie en somme à un système de récompenses et de contraintes, d’espérances et de craintes qui enserre les individus dans ce que Max Weber appelait la « cage d’acier » de l’économie moderne. Nous sommes enfermés, mais nous nous pensons de plus en plus libres. Nous devenons, souvent à notre corps défendant, cet homme économique parce que nous vivons pratiquement dans les catégories incarnées de « l’humanité économique », comme la nomme Georges Bataille.

La société de marché ne promet pas seulement la jouissance matérielle qui libère de la nécessité, elle promet aussi une certaine “ liberté individuelle ” dans toutes les dimensions de l’existence, liberté d’un consommateur idéal qui pourrait universellement choisir les biens, les êtres, les lieux et les temps qui conviennent le mieux à ses perspectives personnelles de plaisir. La société de marché est désirée dans l’exacte mesure où elle favorise une certaine émancipation à l’égard des traditions, croyances, devoirs, appartenances au profit d’une dépendance subjective nouvelle, désormais généralisée, à l’égard des logiques abstraites de la valeur “ économique ” à laquelle tendent à se réduire désormais tous les éléments qui constituent “ l’environnement ” humain. L’essentiel n’est peut-être pas dans l’idéologie régnante, laquelle peut osciller, mais dans les changements subjectifs introduits par une certaine forme de société qui, en ne considérant les individus que dans la logique économique, les transforme en sujets dédoublés. D’un côté, l’être économique, l’homo oeconomicus, est ce pur sujet abstrait des choix quand, de l’autre, il est un simple objet utilisable ; d’un côté le maître suprême des valeurs, de l’autre une frêle “ unité de valeur ” dans la grande comptabilité sociale. La liberté individuelle, celle du choix et de la consommation, telle que nous la connaissons, est soeur de la sujétion économique.

Les racines de la mutation anthropologique

La construction du nouveau sujet occidental n’est pas chose récente. On doit à certains philosophes d’avoir très tôt identifié la conception utilitariste qui étend un modèle maximisateur et calculateur de la conduite intéressée à l’ensemble des relations humaines, qui regarde la société civile comme une multiplicité de rapports d’utilisation des hommes les uns par les autres, qui voit l’homme comme cet être de besoin toujours mû par la fuite de la douleur et la recherche du plaisir. Plus de transcendance au principe des institutions humaines, rien que les jeux de l’attraction, de la répulsion, de l’accord et du conflit qui trouvent leur clé universelle dans les notions de l’utilité et de l’intérêt. Hegel n’a pas été le dernier à voir dans la philosophie de d’Holbach et d’Helvétius une certaine impatience à se débarrasser de tout ce qui outrepasserait le plan immanent de l’intérêt : “ il existe la tendance absolue à trouver une boussole sûre en soi-même, c’est-à-dire dans l’esprit humain, dans l’immanence. Il est urgent pour l’esprit humain d’être en possession d’un tel point fixe s’il doit jamais être libre en lui-même, si du moins il doit être libre dans son monde ” . L’utilitarisme du XVIIIe siècle et l’économie politique se bâtiront sur ces postulats fondamentaux, indissolublement scientifiques et normatifs : l’action humaine, de quelque nature et de quelque portée qu’elle soit, obéit à une rationalité qui assure le choix des fins les plus satisfaisantes et le succès de l’action par l’adéquation des moyens à ces fins. Ces postulats composent l’axiome de l’utilité tel qu’il a été formulé par le philosophe et juriste Jeremy Bentham à la fin du XVIIIe siècle : “ La nature a placé l’humanité sous la domination de deux maîtres souverains : la peine et le plaisir. Ce sont eux seuls qui nous montrent ce que nous devons faire, comme ils déterminent ce que nous ferons. D’un côté le critère du Bien et du Mal, de l’autre la chaîne des causes et des effets sont attachés à leur trône. Ils nous gouvernent dans tous nos actes, dans toutes nos paroles, dans toutes nos pensées : tout effort pour échapper à notre sujétion ne servira qu’à la démontrer et à la confirmer. En paroles, un homme peut prétendre abjurer leur empire, mais en réalité il restera son sujet tout le temps. Le principe d’utilité reconnaît cette sujétion et le prend pour fondement de ce système dont l’objet est d’élever l’édifice de la félicité au moyen de la raison et du droit. Les systèmes qui le contestent manient des sons au lieu du sens, du caprice au lieu de la raison, de l’obscurité au lieu de la lumière ” .

La rationalité de l’intérêt qui s’était en réalité affirmée bien avant Bentham s’est étendue après le XVIIe siècle et a gagné tous les champs de savoirs concernant l’homme : l’économie politique et son analytique des valeurs et des prix lui donnent les éléments de calculabilité ; la médecine et la physiologie lui fournissent “ l’anatomie ” des plaisirs et des douleurs ; l’histoire de la langue et des institutions vient confirmer cette prévalence du besoin dans l’invention des “ outils ” intellectuels et politiques. L’acte économique étant un acte social devait trouver sa place dans la morale. C’est ainsi que la science économique ne pouvait naître qu’en se dégageant de la morale ancienne, pour devenir la théologie et le catéchisme d’une nouvelle normativité à prétention scientifique. Mais c’est tout le regard que l’on porte sur la vie, et peut-être d’abord sur les devoirs de l’homme en société qui change. Hume a parfaitement dit ce glissement vers l’âge du bonheur dans lequel l’austérité est bannie, et où la morale rejoint toujours l’intérêt individuel : « La vertu n’a plus cette robe lugubre dont beaucoup de théologiens et quelques philosophes l’ont affublée ; elle est toute bonté, humanité, bienfaisance et affabilité ; et en de justes occasions, elle prend même un tour joueur, espiègle et gai. Elle ne parle pas d’austérité ni de rigueur superflues, de souffrance ni de renoncement à soi. Elle déclare que son seul objet, s’il est possible, est de rendre contents et joyeux ses disciples et tous les hommes, à chaque moment de leur existence; jamais elle ne les prive volontiers d’un plaisir, si ce n’est dans l’espoir d’en être grandement dédommagés à une autre période de leur vie. Le seul effort qu’elle exige est celui du juste calcul et de la préférence donnée au bonheur le plus grand » . On le voit, c’est à une conception d’ensemble de l’homme, à une anthropologie que nous avons affaire, véritable socle sur lequel sont toujours assises nos représentations .

Rendre compte, au moins partiellement, du triomphe historique de la représentation du sujet humain comme un « moi » intéressé en Occident, tel est le propos de notre ouvrage. Quand nous parlons d’homme économique, on pourrait croire qu’on ne désigne que la part des activités spécifiées comme « économiques » : celles de la production, de la circulation, de la consommation des biens satisfaisant des besoins. En réalité, la nouvelle représentation de l’homme comme « machine à calculer », selon la forte expression de Mauss dans l’Essai sur le don, s’étend bien au-delà de cette sphère étroite, et ceci dès le début de son apparition, même si l’autonomisation et le dynamisme de la sphère économique ont donné à cette conception force et rayonnement. L’idée que l’individu est gouverné par son intérêt et que sa conduite se confond avec un calcul de maximisation ne s’est jamais arrêtée au seul domaine économique stricto sensu. C’est bel et bien une économie générale de l’humanité qui s’est imposée selon laquelle ce sont toutes les relations humaines qui sont régies par la considération de l’utilité personnelle. Sans doute la science économique naissante a-t-elle eu des effets ambivalents, prétendant délimiter un ensemble de comportements et d’activités spécifiques, et laissant à d’autres disciplines et discours le soin de penser d’autres types de lien et d’autres aspects de l’humain. Adam Smith a peut-être fourni le modèle de cette division normative du travail de représentation de la société. Mais avant, pendant et après Smith, un discours beaucoup plus intégral, une véritable anthropologie, complète, cohérente, de l’homme intéressé se déployait, donnant à la représentation occidentale un fondement normatif unitaire donné comme le pur et simple substitut du dogme de la religion chrétienne. C’est cette axiomatique de l’intérêt qui aujourd’hui revient en force. Les économistes actuels qui font mine de découvrir une économie politique de l’amour, de la famille ou de la criminalité ignorent souvent l’histoire de cette axiomatique fondamentale. Marx, après Hegel, avait pourtant dit l’essentiel quand il avait caractérisé le lien social des sociétés capitalistes comme un pur et simple rapport d’utilité, rapport dont il cherchera le secret dans les métamorphoses de la marchandise devenue reine du monde social .

Le terme d’homme économique que nous employons ici est évidemment susceptible de malentendu. Comme on le verra en examinant plus loin ses premiers pas, ce n’est pas l’homme de la seule économie politique, il n’a pas été inventé par les seuls économistes, il n’est pas la production et la propriété de la science économique. C’est plutôt l’économie comme science qui s’est appuyée sur ce socle anthropologique pour son propre développement, qui l’a utilisée comme postulat indiscuté pour le déploiement de son axiomatique spéciale au point de le réduire par étapes à un « agent rationnel » délibérément déréalisé. L’homme économique, sujet du rapport social d’intérêt, est transversal dans ses manifestations, universel dans ses propriétés. Il doit être considéré et étudié comme un fait social et historique, comme un effet de civilisation.

Un fait social et historique

La doctrine utilitariste est en rapport étroit avec ce que Karl Polanyi appelle un « utilitarisme pratique » et Alain Caillé un « utilitarisme diffus ». Nous avons nous-même montré dans un ouvrage précédent que l’établissement du rapport entre le plan doctrinal et le plan pratique de la représentation utilitariste était à la fois une méthode et un acquis des grandes sociologies classiques. Il s’agit ici de traiter d’un fait pleinement social qui concerne la manière dont les individus sont conduits à se représenter leur propre être lorsqu’ils sont de plus en plus immergés dans des rapports sociaux de type marchand. A rebours, il convient de se demander quels ont pu être les effets de formation ou de conformation sur la pratique humaine d’une telle conception.

L’idée même d’un homme économique, conduit par son intérêt, cherchant à maximiser sa satisfaction et à économiser ses efforts, dit d’abord la standardisation d’un comportement sur le marché. L’homme devient un calculateur sur le plan de la représentation morale et politique comme il est invité à le devenir de plus en plus dans son comportement effectif. Ou plus exactement, cette représentation qu’il peut avoir de son propre comportement entre en résonance avec l’expérience d’un commerce plus individualisé et plus réfléchi telle qu’on pouvait déjà la faire au XVII e et XVIII e siècle. C’est la stylisation progressive de cette expérience qui fait pour une grande part l’intérêt de la riche période de recomposition des représentations au cours de laquelle la science économique s’affirmera comme science du comportement social. Le sujet du calcul comme mode de rapport aux choses et aux autres renvoie à un individu réel qui commence à se libérer des cadres sociaux traditionnels essentiellement prescriptifs et se découvre de plus en plus dépendant pour sa subsistance, pour son statut, pour l’idée qu’il a de lui, de l’estimation que l’on fait de lui, de sa valeur marchande, de celle des « produits » qu’il apporte, en un mot de son utilité pour les autres. L’époque moderne n’a fait qu’étendre cette expérience sociale des individus à travers laquelle ils doivent se constituer face aux risques comme un centre de décision, voire comme une « entreprise de soi-même » . Très tôt, beaucoup plus tôt qu’on ne le dit souvent, l’individu calculateur est apparu comme cet être qui ne veut voir son « environnement » qu’à la manière d’une « variable », pour lequel les institutions sociales et les autres sont soit des obstacles, soit des atouts qui entravent ou favorisent leur action. Pour le calculateur, la société des semblables se présente comme le lieu des opportunités et des risques. Elle est proprement une société de marché, c’est-à-dire une société regardée comme un marché et rien de plus.

L’homme économique et la société de marché sont donnés ensemble, catégories inséparables du fait même qu’ils dérivent du même postulat selon lequel le rapport humain, ce qui lie les individus les uns aux autres, est l’intérêt que chacun se porte d’abord à lui-même. Le nouvel ordre social est l’ordre des échanges : il ne pouvait s’appuyer que sur des régularités explicables et ces régularités qui rendaient les relations économiques et leurs résultats prévisibles ne pouvaient se fonder que sur un modèle stable de comportement, celui précisément de l’homme économique cherchant à maximiser ses gains. Il y a une profonde solidarité de pensée entre la conception d’un ordre régulier et autonome de la société économique et le présupposé de l’homme maximisateur.

La nouvelle humanité économique se distingue par sa morale particulière. La grande nouveauté à cet égard n’est pas la révélation de l’égoïsme humain et son caractère condamnable, c’est bien plutôt que la préférence que chacun a pour lui-même soit affirmée comme une donnée irrépressible de l’ humanité, et qu’elle soit présentée comme la seule base des rapports moraux et politiques que les hommes entretiennent entre eux. Mieux même, que cette self-preference soit regardée comme la condition même de la science humaine et de la nouvelle normativité qu’elle permet d’asseoir solidement, en lieu et place de la sanction sociale d’essence religieuse. En effet, il y a bien longtemps que la morale en tant qu’elle est une expression sociale traque les comportements trop autocentrés au regard de la vie collective et des formes de réciprocité symbolique qu’elle appelle. La nouveauté proprement historique du triomphe de l’intérêt individuel comme matériau et fondement normatif, et toutes les difficultés à le penser et à l’assumer, tient précisément au véritable renversement auquel il invite : ce qui était donné jusque-là comme la face sombre de l’humain, une menace même pour le groupe : la primauté de l’individu sur le collectif, la soif d’acquisition, le refus de partager, le défaut de gratitude, devient la donnée élémentaire à partir de laquelle un nouvel ordre humain s’impose, un ordre jugé plus naturel, plus heureux, en un mot un ordre si évident qu’on ne conçoit plus que les sociétés d’antan, et celles d’aujourd’hui en tant qu’elles ne sont pas encore pleinement modernes, ressortissent à d’autres logiques que celles de l’utilitarisme dominant.

Ce n’est pas, en effet, qu’on ne sache plus la déférence que l’on doit à autrui, le respect pour les lois du groupe, les obligations de rendre ce qu’on a accepté et toutes les formes qui s’imposent aux relations sociales, c’est qu’on les croit toujours issus de l’intérêt personnel bien compris. On ne conçoit plus, ou difficilement, que d’autres sociétés se soient organisées selon des mises en forme réglées du lien humain visé et entretenu pour lui-même, on ne parvient plus à penser que le sujet humain ait pu se représenter et se définir d’abord et essentiellement par une place dans des relations sociales ni qu’il ait trouvé « évident » que le groupe auquel il appartenait possédât une valeur ontologique et morale supérieure à sa propre existence. En un mot, pour emprunter au vocabulaire sociologique et ethnologique, on ne saisit plus dans le lien humain ce qu’il y a en lui d’excès au regard de l’utilité individuelle, ce qu’il possède de proprement social, et plus précisément, on ne comprend plus et on n’admet moins encore son essence symbolique. Il y a dans la puissance de la revendication du moi intéressé un profond refus de l’aliénation au monde du symbole en tant que celui-ci ne se plie pas aux perspectives de la satisfaction individuelle. « L’individualisme » des sociétés modernes porte comme son ombre le déni de ce qu’implique l’assujettissement humain à la dimension symbolique.

Le fondement normatif de la nouvelle humanité

L’histoire de l’intérêt est l’histoire d’une représentation du lien aux autres, aux institutions, à la langue comme un effet ou une projection où je me reconnais : c’est l’histoire du moi en Occident. Hegel, Marx puis Lacan ont dit l’essentiel. Le premier explique à propos de l’utilitarisme des Français du XVIIIe siècle que cette liberté subjective revendiquée ne se réduit pas à la détermination de la sensibilité physique, qu’elle implique une exigence du moi de se retrouver partout chez lui comme dans un jardin, sous l’espèce d’une satisfaction qui lui soit propre: « Le « moi-même » est un moment essentiel. Ce que je veux, fût-ce la chose la plus sacrée, est mon but. Je dois y être présent, je dois l’approuver, je dois le trouver bon ». D’où, comme on s’en étonnera parfois plus tard, l’intégration de l’altruisme et du sacrifice comme composante de l’utilitarisme. La satisfaction du « moi-même » est la forme que doit prendre le rapport aux autres et à la société : « Tout sacrifice s’accompagne toujours d’une satisfaction, on s’y retrouve toujours soi-même. Le moment du soi, la liberté subjective doit toujours y être présente » . Toute action humaine est en vérité marquée de cette exigence, quand cette action serait le sacrifice d’un être cher ou de sa propre vie du moment que ce sacrifice suprême répondît à un engagement où le moi s’y est mis tout entier. Le devoir ne pourra plus être pensé en dehors de l’intérêt propre, il devra non seulement composer avec lui mais se donner même pour sa réalisation. L’utilitarisme n’est certes pas un « égoïsme » qui refuserait tout service à autrui, c’est un « moïsme » où toute cession d’une partie de soi-même ou de son bien doit toujours se donner pour un échange intéressé où le moi s’y « retrouve », c’est-à-dire se procure une satisfaction . Tel est désormais le ton de la normativité : celle du bonheur, plus fort que toute considération théologique et ontologique. C’est sans doute chez Helvétius, un auteur central pour notre étude, que l’on entend le mieux, car sans détours, cet eudémonisme fondamental : « (…) si l’amour de notre être est fondé sur la crainte de la douleur et l’amour du plaisir, le désir d’être heureux est donc en nous plus puissant que le désir d’être. Pour obtenir l’objet à la possession duquel on attache son bonheur, chacun est donc capable de s’exposer à des dangers plus ou moins grands, mais toujours proportionnés au désir plus ou moins vif qu’il a de posséder cet objet » . C’est à partir de là que l’on comprend mieux la place fondatrice de « l’intérêt », l’autre nom de cette satisfaction du moi dans la représentation occidentale. L’intérêt est cette implication du « moi-même » dans ce qu’on cherche, fait ou pense, il est cette adhésion subjective aux buts poursuivis de sorte que sa satisfaction réside dans l’approbation du moi à la possession de l’objet ou à la réalisation de l’action morale ou politique telle qu’elle se reflète dans le regard ou la parole d’autrui.

On entrevoit sans doute que nous n’avons pas affaire à une mécanique superficielle qui laisserait en l’état les bases religieuses, morales et politiques de la société. Cette approbation recherchée, dont le critère prendra le nom générique de principe d’intérêt ou principe d’utilité, se présente comme le principe normatif suprême, comme le seul naturel, le seul possible, le seul évident. Le nouveau principe qui s’impose aux sociétés et aux hommes doit devenir le guide de la réforme générale des institutions. Il prend à ce titre la place du principe divin et des dogmes qui s’en déduisaient. Helvétius, à propos du travail, tirait cet enseignement du basculement de la morale : « Regarder la nécessité du travail comme une suite du péché originel et comme une punition de Dieu, c’est une absurdité. Cette nécessité au contraire est une faveur du Ciel. Que la nourriture de l’homme soit le prix de son travail, c’est un fait. Or pour expliquer un fait si simple, qu’est-il besoin de recourir à des causes surnaturelles et de présenter toujours l’homme comme une énigme ? S’il parut tel autrefois, il faut convenir qu’on a depuis si généralisé le principe de l’intérêt, si bien prouvé que cet intérêt est le principe de toutes nos pensées et de toutes nos actions, que le mot de l’énigme est enfin deviné, et que pour expliquer l’homme, il n’est plus nécessaire, comme le prétend Pascal, de recourir au péché originel » . Ce principe de l’intérêt ou de l’utilité, présenté comme l’équivalent de la force de gravitation newtonienne, est tout simplement la nouvelle clé universelle qui ouvre à la connaissance vraie de l’homme et le pivot autour duquel doit tourner toute l’organisation sociale et toute politique gouvernementale. C’est le mot de l’énigme humaine, enfin résolue. On ne pourra plus penser autrement le groupement social que comme un ensemble d’être réunis par un certain intérêt qui les a poussés à vivre associés. Mieux, la « société » ne devient vraiment l’objet d’une représentation et d’une réflexion spécifique qu’à partir de là, comme en témoignent, de façon encore hybride sans doute, les grandes théories du contrat et du droit naturel, à commencer par celle de Hobbes.

Symptômes et résistances

Notre propos ne vise pas à contester l’utilitarisme comme doctrine scientifiquement fausse, à souligner le caractère réducteur du calcul maximisateur dans l’analyse économique, ni même à entre dans les débats techniques de la science économique sur l’utilité pas plus que ceux de la philosophie morale. Depuis Thomas Macaulay, la démonstration de la nature profondément tautologique de l’explication utilitariste de la conduite humaine a été recommencée des centaines de fois sans grand effet . C’est sans doute que la question n’est pas d’abord épistémologique, ou plutôt qu’avant de l’être, elle est sociologique et historique. S’il y a tautologie de l’explication de la conduite par l’intérêt et l’utilité, c’est qu’il y a ontologie normative de l’être humain défini comme être intéressé. C’est cette dernière qui demande à être éclairée.

C’est une chose de reconnaître dans ce discours utilitariste le remplaçant des discours de la normativité ancienne. C’en serait une autre de prétendre qu’il s’est répandu sans contestation. Il n’est peut-être pas un discours qui n’ait été plus critiqué, plus combattu, plus dénoncé que celui de l’intérêt et de l’utilité. Et ceci de toutes les manières possibles. Pas seulement de façon passive, régressive, improductive d’ailleurs : des contre-discours majeurs se sont développés en littérature, en sociologie, en philosophie. La généalogie de l’utilitarisme et du sujet économique, appelle une suite, qui sera l’histoire de quelques-unes des formes principales de la résistance, elle-même toujours liée aux symptômes divers de l’histoire individuelle et collective. Si l’utilitarisme est bien ce socle de la représentation de l’homme, il ne l’est qu’à la façon d’un discours dominant capable par sa force même de susciter et d’engendrer ses dissidences et ses hérésies qui le prennent pour cible, c’est-à-dire le reconnaissent, l’assimilent pour une part, le rejettent pour une autre et tentent toujours de le subvertir au risque de le forcer à se faire plus discret ou plus subtil.

Mais il ne s’agit pas seulement de discours mais aussi de formes de vie, de contre-vies sur lesquelles les discours de résistance prennent appui et qu’ils encouragent. Ce n’est pas de sitôt que tous les sujets sociaux accepteront de se concevoir à la fois comme des vendeurs cyniques de leurs services et des matériaux d’une consommation productive plus ou moins utiles. D’autres relations humaines, d’autres expériences vitales font pièce à la complète métamorphose du sujet en cette “ machine à calculer ” dont parlait Mauss pour désigner l’homo oeconomicus moderne . Le marché, placé comme s’il était le monde commun des hommes, ne peut que provoquer un grand sentiment de vide parce qu’il laisse échapper ce qui fait aussi le plus précieux des relations humaines. Ce que certains appellent le don ou la dette, ce qui noue les sujets sociaux les uns aux autres par les grandes constructions symboliques, se réfugie dans les circuits intimes de la réciprocité familiale et amicale, les élaborations de l’art, les rapports de socialisation et d’éducation, et même, quoique sous une forme bureaucratisée, dans les agencements politiques de la redistribution.

L’analyse du triomphe du néolibéralisme et des résistances qu’il provoque est donc nécessaire mais insuffisante pour comprendre où nous en sommes et ce que nous devons faire. En deçà des oscillations politiques, un mouvement plus profond a changé les rapports entre individus, les relations des individus aux institutions, la manière dont chacun est amené à concevoir sa vie. C’est ce socle historique de l’utilitarisme comme conception proprement occidentale de l’existence individuelle et collective qu’il faut atteindre. En d’autres termes, il convient de s’interroger sur les conditions politiques, intellectuelles, économiques et sociales de la fabrication historique du sujet économique de l’Occident moderne, dans le droit fil de la tradition sociologique et des travaux historiens consacrés à cette représentation. Le propos central du présent ouvrage est donc le suivant : comment, dans quelles conditions, à travers quelles remises en cause, le discours utilitariste est-il parvenu à constituer l’image crédible d’une réalité humaine, morale et politique qui s’impose à nous ?

Comme on le voit, la question que nous voulons poser dépasse de très loin les ressorts de l’économie politique, l’explication des comportements économiques et l’analyse de leurs effets. Elle concerne la place fondatrice attribuée à l’homme économique et au critère de l’utilité qui l’accompagne partout comme une ombre. En d’autres termes, ce qui est en jeu, c’est la forme, le contenu, la nature de la normativité occidentale moderne. En faisant l’histoire de l’intérêt et de l’utilité, nous cherchons à analyser la naissance du régime normatif moderne, dans ses dimensions diverses : la nature des pouvoirs qui s’appliquent sur la conduite individuelle ; les discours qui définissent le sujet et le type de liens qu’il entretient avec autrui ; les justifications des pouvoirs qui s’exercent sur lui.

L’histoire que l’on va lire n’a rien de linéaire et d’entièrement homogène. On l’a dit, l’homme économique croît et diffuse de multiples côtés, il travaille tous les discours et tous les domaines, le modèle polarise les représentations sociales, il est au principe d’une nouvelle distribution hiérarchique des savoirs sur l’homme. Ce n’est donc pas par le moyen d’une histoire de la naissance de la pensée économique que l’on fera voir son développement ; c’est plutôt par la mise en évidence du faisceau des transformations articulées qui touchent la religion, la morale, la politique, que l’on pourra rendre compte de l’émergence d’une nouvelle normativité dans laquelle l’économie politique tient une position majeure. Mais on verra également que cette pluralité des transformations ne conduit pas à un discours parfaitement homogène en toutes ses parties. Dès le commencement, il n’y a rien de simple à fonder la morale sur le désir ou à définir la nature de l’action gouvernementale dans une société de marché. C’est un monde de tensions et de renversements qui apparaissent au XVIIe et au XVIIIe siècles et qui esquissent les grandes voies qu’emprunteront plus tard les idéologies et les pratiques politiques des siècles suivants.