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Origine : http://institut.fsu.fr/Neoliberalisme-de-la-rationalite.html
La logique normative qui se généralise vise à
faire de la « performance » le principe suprême
et général de l’activité, par le moyen
de dispositifs multiples dont les modes de fonctionnement relèvent
de la mise en concurrence des individus et de la surveillance de
leur implication subjective dans la recherche de la performance
par l’évaluation individuelle des résultats.
Ce que l’on appelle néolibéralisme ne correspond
pas à l’idée que l’on s’en fait
dans les milieux « antilibéraux », qu’ils
soient politiques, associatifs ou syndicaux. On l’a vu comme
une idéologie du laisser-faire absolu qui appelle et justifie
une politique économique mêlant monétarisme,
privatisation et baisse des impôts. Cette idéologie
et cette politique sont supposées ne présenter aucune
véritable originalité au regard du libéralisme
classique du XVIIIe siècle. Au fond, on a interprété
le néolibéralisme comme un simple « retour à
Adam Smith » . Cette définition trop courte a largement
désarmé la critique qu’il fallait faire et qu’il
faut toujours faire du capitalisme d’aujourd’hui et
des dispositifs qui organisent une société d’un
nouveau genre. Le néolibéralisme est mieux défini
si l’on reprend les outils d’analyse laissés
par Michel Foucault dans ses Cours du Collège de France .
Nous n’avons pas affaire seulement à une doctrine qui
reconduirait les vieilles lunes de la liberté complète
des marchés et de la passivité de l’État.
Nous avons affaire à une logique d’ensemble qui transforme
toutes les institutions et tous les champs sociaux pour les plier
à la norme du marché, pour faire des entités
institutionnelles, quelles qu’elles soient et quelle que soit
la nature de leurs activités, des entreprises obéissant
à des contraintes de concurrence, de productivité
et de rentabilité.
Le néolibéralisme n’implique donc pas que tout
devient directement « marchandise », comme on a pu le
dire un moment, même si cela s’est effectivement traduit
par l’extension relative de la sphère marchande soumise
aux capitaux privés. Cela veut dire plus fondamentalement
que toute la société doit obéir à une
même rationalité, jusqu’aux sujets qui la composent,
lesquels doivent répondre en chacun de leurs actes et de
leurs désirs à des impératifs de performance
nécessaires à l’illimitation de principe de
l’accumulation du capital. Si le capitalisme néolibéral
est la mise en concurrence générale et exacerbée
des capitaux dans le cadre de la mondialisation, la société
néolibérale est la construction de la concurrence
comme loi suprême du fonctionnement de l’humain.Cette
transformation devient de plus en plus perceptible avec la généralisation
des dispositifs de contrôle des individus et avec l’emprise
croissante des techniques de management dans les entreprises, les
administrations, les hôpitaux, les écoles ou les universités
. La logique normative qui se généralise vise à
faire de la « performance » le principe suprême
et général de l’activité, par le moyen
de dispositifs multiples dont les modes de fonctionnement relèvent
de la mise en concurrence des individus et de la surveillance de
leur implication subjective dans la recherche de la performance
par l’évaluation individuelle des résultats.
Une nouvelle manière de gouverner
Avec le néolibéralisme, l’État ne disparaît
pas. Il ne se dissout pas dans le marché. S’il n’est,
certes, plus tout à fait l’État producteur et
banquier de l’après-guerre depuis les grandes vagues
de privatisation des années 80-90 , il ne s’est pas
« retiré », comme certains observateurs l’ont
dit, pour laisser place à un « capitalisme pur ».
L’Etat est en fait le promoteur principal, en étroit
rapport avec les grands groupes oligopolistiques mondiaux, des dispositifs
de discipline de la population et de conduite des sujets, destinés
à les faire « fonctionner » selon le régime
normatif de l’intérêt privé, du "capital
humain", de la compétition généralisée.
Si l’État reste très actif, il agit dans des
conditions nouvelles et selon des objectifs nouveaux. Formellement
l’État reste un État de droit, démocratique,
finançant des institutions publiques et des associations
de solidarité sociale et d’éducation publique.
Mais dans ces institutions elles-mêmes, les agents qui y travaillent,
tout tomme les « usagers » qui sont en rapport avec
elles, sont conduits à poursuivre de nouveaux buts et à
agir autrement. Les sujets politiques, les « citoyens »
eux-mêmes, ne sont plus regardés comme ils l’étaient
dans une démocratie libérale classique : ils sont
des cibles des « entreprises de marketing politique ».
D’où un malaise inévitable des professionnels,
des usagers et des citoyens.
Ce qui a changé, c’est la diffusion progressive et
générale d’une même norme de conduite
ordonnée aux principes et aux techniques de l’entreprise
privée, érigé en modèle absolu d’efficacité.
De toutes les manières possibles, les dispositifs publics
ou privés et de plus en plus hybrides « public-privé
», tendent à introduire des formes de pression et de
coercition sur les salariés, à créer des situations
concurrentielles semblables ou comparables à celles qui existent
dans la sphère strictement marchande. C’est bien là
un mode global de gouvernement et de fonctionnement des sociétés,
qui s’inscrit dans le cadre d’une compétition
planétaire entre capitaux ; mode qui passe par la mobilisation
totale et la mutation subjective des individus. Au fond, toute la
question depuis une trentaine d’années semble avoir
été pour les gouvernants de droite et de gauche, non
seulement d’étendre la sphère marchande au détriment
de la sphère publique, mais surtout de faire que les administrations,
les associations, et finalement les individus intériorisent
la loi du marché, la « traduisent » en principes
et en contraintes à chaque fois spécifique, la mettent
en œuvre dans leur propre pratique professionnelle par la soumission
à des systèmes d’incitation et de sanction qui
remplacent dans de nombreux domaines l’absence d’un
véritable marché. Il s’est agi, en réalité,
de construire par le droit et par la norme un univers de concurrence
générale, une véritable société
de compétition, un monde du travail composé «
d’hommes économiques » mus par leurs intérêts
particuliers, ne connaissant rien d’autres que les motivations
financières, désireux avant tout de supplanter leurs
collègues en se faisant bien évaluer dans la «
chaîne managériale » de l’évaluation
.
La production d’un effet global
Ces dispositifs de la « performance », de la concurrence
et de la surveillance se diffusent d’une manière spécifique
et produisent un effet global qu’il faut analyser . La construction
de cet univers de la concurrence ne s’opère pas comme
on construirait un immeuble depuis les fondations jusqu’au
toit, selon un plan établi à l’avance. Elle
s’opère de façon à la fois simultanée
et différenciée en fonction des priorités politiques,
de la nature de l’activité (selon qu’on la considère
assimilable à une activité marchande ) des rapports
de force. Elle se fait par relais et appuis mutuels des «
réformes » (« puisque cela a été
fait ailleurs, pourquoi pas ici ? »), par une rhétorique
d’intimidation et de stigmatisation intellectuelle («
il est honteux d’être en retard sur l’Angleterre
ou sur les Etats-Unis, c’est un crime anti-social d’être
trop coûteux »), par la mise en place d’agencements
supposés strictement techniques, (« personne ne peut
s’opposer à l’informatisation des données,
à l’enregistrement de ses activités, à
la comparaison de ses résultats… »), par une
culpabilisation individuelle ( « si vous refusez l’évaluation,
c’est que vous avez quelque chose à vous reprocher
»), par un discours idéologique massif ( « le
service public est inefficace au regard des mérites immenses
de l’entreprise privée »). Les ressorts psychologiques
de ces nouvelles techniques de contrôle des salariés
sont multiples et combinés : ils vont de la peur à
la cupidité. Ces dispositifs entrepreneuriaux issus du management
privé se diffusent dans tous les services publics et dans
le secteur associatif : à l’hôpital, dans la
recherche, à l’université. Ils constituent le
règne de la « nouvelle gestion publique ».
Imposés du haut, ils sont relayés à tous
les niveaux bureaucratiques par les membres de la hiérarchie
intermédiaire et locale supposés flattés de
se transformer en « vrais patrons », jouissant d’une
vraie « autonomie de gestion », véritables acteurs
de la « culture de la performance ». Si la chaîne
bureaucratique est mobilisée pour faire « descendre
» les logiques managériales depuis le haut jusqu’à
la base, cette stratégie suppose aussi la collaboration active
d’un grand nombre d’agents qui sont « individualisés
» par l’interpellation qui est faite à leur intérêt
de carrière (promotion), de salaire (prime), de confort (avantages
matériels et symboliques divers). Lorsque ces « individus
» sont suffisamment nombreux, l’effet de masse et la
généralisation de la logique de concurrence permettent
de réduire toute résistance éventuelle. Mais
la production de cet effet global suppose aussi que les transformations
s’appellent l’une l’autre comme par un processus
inéluctable. D’un ministère à l’autre,
d’un service à l’autre, d’une école
à l’autre, les mutations se renforcent mutuellement
et font contagion, selon un principe simple : une situation de concurrence
oblige, pour ne pas perdre, à s’y engager. Mais il
est un autre trait particulier de cette diffusion des dispositifs
qui est redoutable. Ils s’implantent par pièces détachées,
par tronçons, comme un kit qui prend forme lors du montage
final de toutes les pièces.
C’est ce que l’on pourrait appeler aussi la tactique
des « briques ». On les installe une par une, en déniant
qu’il y ait un quelconque dessein plus lointain et en traitant
volontiers de paranoïaques ceux qui verraient un peu plus loin
que la petite brique isolée que l’on a posée
dans le jardin. Ces briques éparses sont peu à peu
assemblées pour constituer le dispositif de plus en plus
englobant dans lequel les sujets sont pris, qui les oblige à
se conduire d’une nouvelle manière. A moins que le
projet d’ensemble ne se dévoile avant l’achèvement
des travaux. L’enseignement supérieur offre de cette
tactique de la brique un bel exemple. Peu nombreux ont été
les enseignants qui ont résisté activement à
la mise en place du LMD, réforme des cursus qui pourtant,
était présentée comme une pièce essentielle
de l’harmonisation des diplômes et de la mise en concurrence
des universités dans le cadre de « l’espace européen
et mondial de l’enseignement supérieur ». La
loi LRU, qui installait au pouvoir un manager conforme au modèle
de l’université entrepreneuriale, n’a pas non
plus fait l’objet d’un refus collectif massif des enseignants,
en dépit de la mobilisation active des étudiants et
de la critique syndicale. Il n’en va plus de même lorsque
la réforme du statut des enseignants-chercheurs vient compléter
les premiers éléments du dispositif en instaurant
sur le plan des conduites individuelles une rivalité directe
pour les primes et la définition des services sous le contrôle
des nouveaux présidents directeurs généraux
des universités. La « nouvelle université »
apparaît alors dans toute sa vérité, ainsi que
toutes ses implications soudain devenues de frappantes évidences.
En attendant cet assemblage final, les résistances ont été
fragmentées, divisées, impuissantes.
Vers un contre effet global
Nous passons peut-être aujourd’hui en France un seuil,
au moment même où la finance mondiale connaît
un effondrement majeur. Il apparaît plus clairement à
un plus grand nombre de gens que tout le secteur public et, à
travers lui, des dimensions essentielles de la vie sociale sont
transformés par la nouvelle norme de compétition.
La « LOLF » en 2001 et la « Révision générale
des politiques publiques » en 2007 ne sont sans doute que
des étapes des processus en cours, mais elles ont eu le grand
avantage de montrer l’unité et la globalité
des politiques menées. Il était en effet jusque-là
difficile de comprendre les relations entre des « réformes
» qui touchaient tour à tour des pays différents,
des institutions différentes, des secteurs différents
de la population, à des moments différents, sans oublier
que les mêmes « réformes » étaient
conduites par des gouvernements de camps politiques réputés
opposés. Les analyses ne manquaient pas, il est vrai, mais
elles restaient encore sectorielles et restaient souvent mal comprises
des principaux concernés, professionnels ou usagers des institutions
publiques, tant la logique néolibérale était
confondue avec la « marchandisation », l’avènement
du « capitalisme pur » ou le « retour d’Adam
Smith ». La nouvelle situation se caractérise par la
constitution, face à cette logique normative, d’une
résistance radicale et transversale. D’une part, les
luttes prennent des formes plus radicales dans la forme mais aussi
dans le fond. Cette radicalité tient au fait que les politiques
menées, au lieu d’être ce que le gouvernement
prétend qu’elles sont, c’est-à-dire des
dispositifs simplement techniques d’ajustement, apparaissent
aux yeux des professionnels comme des remises en question fondamentales
de leur métier et du sens subjectif, social, éthique,
politique qui les fondent.
C’est d’abord que « la culture de la performance
», avec ses dispositifs de concurrence et de surveillance,
produit de l’inefficacité par la négation des
conditions effectives et des ressorts réels des professions
que l’on entend normaliser selon les canons du management
industriel. Ce qui est nié par la formalisation et la quantification
des procédures et des évaluations, c’est la
singularité des professions, l’autonomie qu’elles
supposent, la nature relationnelle et inquantifiable de leur exercice,
leur non-mesurabilité à l’aune des critères
applicables dans la sphère marchande. Ces dispositifs au
fond révèlent l’incompatibilité radicale
entre la logique de la concurrence interindividuelle et le sens
du commun que toutes les professions relationnelles supposent en
leur principe même. Elles font ressortir la contradiction
essentielle entre la signification sociale, politique et éthique
que ces professionnels attribuent à leur métier et
la généralisation de l’incitation financière
par les primes qui vise en chacun le seul ressort de l’intérêt
matériel. Ces luttes sont aussi de plus en plus transversales,
et elles s’appuient et se renforcent de plus en plus mutuellement
. La compréhension que toutes les pièces des «
réformes » sont solidaires d’un dispositif d’ensemble
et qu’elles relèvent d’une forme générale
d’existence entretient un rapport étroit avec le développement
des luttes et leur coordination. C’est à partir de
cette saisie intellectuelle que les luttes peuvent se coordonner
et, en se coordonnant, qu’elles peuvent produire un «
contre effet global » de masse, qui arrêtera la logique
néolibérale et la fera reculer partout où elle
s’est déjà mise en place. Il va sans dire que
l’action syndicale est appelée à jouer un rôle
majeur dans cette transversalité des résistances et
dans la production de ce « contre effet global ». Y
contribuer est la raison même du travail d’un certain
nombre de chercheurs de l’institut de recherches de la FSU
qui, depuis dix ans, ont fait de la compréhension du néolibéralisme
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