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fsu. fr/Democratie-et-neoliberalisme-par. html
La légende politique voudrait que le néolibéralisme
soit la doctrine qui, encore aujourd’hui, fasse pleinement
droit à la démocratie et au libre marché contre
tous les interventionnismes étatiques potentiellement liberticides.
L’histoire contemporaine, marquée par l’effondrement
du communisme dit réel, apporterait la preuve qu’il
n’existe plus aucune alternative au modèle néolibéral
du capitalisme, partant aucun obstacle au règne le plus complet
des libertés, si n’étaient les résidus
fanatiques d’un islam politisé et l’écume
haineuse du ressentiment des perdants. C’est bien sous l’étendard
de la Démocratie re-conquérante que les pays occidentaux
développés entendent gouverner le monde. N’est-ce
pas d’ailleurs ce dont ont rêvé les libéraux
depuis plus d’un demi-siècle ? Tout se passerait comme
si le processus d’essais et d’erreurs, selon le schéma
pseudo-darwinien sous-jacent à maintes « explications
» historiques, avait définitivement sélectionné
les sociétés de marché au détriment
des sociétés planifiées. Cette lecture héroïque
du néolibéralisme auquel on attribue généreusement
le triomphe des libertés sur le totalitarisme est une reconstruction
fallacieuse de l’histoire. Elle oublie que le néolibéralisme
est depuis ses débuts foncièrement anti-démocratique,
qu’il constitue même la réfutation la plus cohérente
de l’idéal de la souveraineté du peuple à
l’époque moderne, même si, pour des raisons tactiques
évidentes, cette dimension est souvent passée au second
plan.
Le néolibéralisme est un projet de transformation
sociale et institutionnelle qui met en question l’évolution
de l’intervention « sociale » du gouvernement
vers un Etat providence, regardée comme une dérive
des formes politiques démocratiques. Tout ce qui a pris l’aspect
du « social », et qui est le soubassement autant que
le produit du socialisme, est la cible des politiques néolibérales.
Ce domaine du « social », qui renvoie à l’ensemble
des dispositifs de la protection « sociale » et aux
politiques de redistribution et d’égalisation des ressources,
a été instauré, selon les néolibéraux,
en raison d’une fausse conception de la démocratie
et par un abus des institutions qui s’en réclament.
Cette fausse démocratie doit être combattue car elle
conduit tout droit au totalitarisme. On pourrait en conclure que
ces politiques néolibérales entendent seulement limiter
la démocratie afin qu’elle ne constitue pas une menace
sur les libertés. Il s’agit de plus que cela. Il ne
suffit pas de supprimer les mécanismes pervers de la démocratie
qui ont conduit à ces politiques sociales, il s’agit
de mettre en question la démocratie elle-même, de la
constituer comme un problème, de la redéfinir. Cette
position néolibérale n’est pas le fruit d’une
élaboration consécutive au développement de
l’État providence après 1945. Elle est constitutive
du néolibéralisme comme rationalité gouvernementale
fondée sur le calcul individuel dans l’ordre concurrentiel.
On oublie trop que le néolibéralisme n’est pas
seulement, n’est pas d’abord une apologie de l’ordre
marchand, du libre commerce, de l’enrichissement. C’est
une réflexion politique sur les conditions de gouvernement
d’un ordre humain composé d’individus calculateurs
cherchant à maximiser leurs intérêts. Les pionniers
de cette refondation politique du libéralisme, Louis Rougier,
Walter Lippmann, Ludwig von Mises, Friedrich Hayek, tiennent clairement
dans leurs écrits que la « mystique démocratique
», que le règne de l’opinion, que la barbarie
des masses représente le vrai danger pour le libéralisme
et qu’il importe donc de penser et d’installer un dispositif
institutionnel susceptible de contenir les effets pernicieux du
dogme de la souveraineté populaire.
Le néolibéralisme n’est donc pas tant une doctrine
de la démocratie comme pouvoir autonome du peuple, c’est
une théorie des limites institutionnelles à apporter
à la logique de la souveraineté populaire, dans la
mesure où cette logique, lorsqu’elle n’est pas
maîtrisée, est grosse du danger totalitaire. C’est
pourquoi il est toujours assez vain de critiquer l’absence
de contrôle démocratique sur les politiques économiques
néolibérales et les institutions qui les conduisent,
comme il fut bien oiseux de dénoncer le traité constitutionnel
européen au prétexte qu’il « gravait dans
le marbre » des principes néolibéraux qui ne
seraient pas soumis loyalement à la discussion publique.
Le néolibéralisme par essence nie la démocratie
théoriquement et pratiquement, si l’on comprend celle-ci
comme le transfert au peuple du pouvoir effectif de définir
les orientations fondamentales de son organisation sociale et de
son destin. Pour le comprendre, il faut sortir de l’opposition
qui a eu longtemps la force de l’évidence : démocratie
ou totalitarisme, laquelle opposition constitue encore les catégories
de pensée les plus usuelles du commentaire politique. Raymond
Aron est l’un de ceux qui, dans le camp libéral, a
donné la formulation la plus fameuse à ce conflit
qui lui paraissait central dans les sociétés modernes
: la démocratie, c’était avant tout le règne
de principes politiques pluralistes tandis que le totalitarisme
renvoyait au monopole du parti unique. Cette opposition, contemporaine
de la Guerre froide, a masqué une autre opposition toute
aussi importante entre deux formes et deux conceptions de la démocratie.
Le courant néolibéral, renforcé ponctuellement
et localement par des courants « antitotalitaires »
de diverses natures et obédiences, a mené une critique
constante de la « démocratie totalitaire » conçue
comme « souveraineté du peuple ».
Il y a sur ce point une divergence de fond entre R. Aron et F. Hayek.
Si pour le premier toutes les libertés sont dignes d’être
défendues, pour le second, la liberté de choix des
individus dans le « jeu catallactique » étant
fondamentale, on peut parfaitement admettre une diminution, voire
une suppression de la liberté politique et intellectuelle
pour défendre l’ordre spontané du marché.
Comme le soutiendra F. Hayek, c’est une erreur d’opposer
la démocratie au totalitarisme. Le terme que l’on doit
opposer à ce dernier est bien plutôt celui de libéralisme.
La distinction entre libéralisme et démocratie est
à cet égard fondamentale : « le libéralisme
est concerné par les fonctions du gouvernement et plus particulièrement
par la limitation de tous ses pouvoirs. La démocratie est
concernée par la question de savoir qui dirigera le gouvernement.
Le libéralisme exige que tout pouvoir, et par conséquent
même celui de la majorité, soit limité ».
La démocratie, si l’on sait la regarder comme une procédure
de choix des gouvernants, s’oppose au mode de gouvernement
autoritaire, lequel est parfaitement compatible avec le libéralisme,
au point qu’il peut être même considéré
comme un moindre mal. Le libéralisme en effet, qu’il
soit démocratique ou autoritaire, est toujours préférable
à la « démocratie totalitaire ». A cet
égard, l’attitude des plus grands néolibéraux
vis-à-vis de la dictature de Pinochet, qu’il s’agisse
de F. Hayek ou de M. Friedman, témoigne suffisamment des
conséquences politiques de leur doctrine. F. Hayek avait
le mérite de la franchise lorsqu’il déclarait
à un journal chilien en 1981 : « Ma préférence
personnelle va à une dictature libérale et non à
un gouvernement démocratique dont tout libéralisme
est absent ».
La menace du peuple
L’un des livres européens les plus symptomatiques
du contexte intellectuel et politique qui a vu naître le néolibéralisme
est celui de José Ortega y Gasset, La révolte des
masses, publié en 1927. Cet ouvrage a connu un succès
considérable dans les années 30 et a inspiré
maintes réflexions sur le thème de l’oppression
des élites et des fortes individualités par l’homme-masse,
par l’homme moyen, sans qualité, par la foule abrutie
soumise aux modes et aux humeurs. J. Ortega y Gasset dénonce
de façon véhémente le règne du médiocre
imposé par la domination politique des masses. Il manifeste
tout au long du livre son regret du vieux libéralisme dans
lequel les minorités politiques et culturelles dirigeaient
: « Aujourd’hui au contraire, les masses croient qu’elles
ont le droit d’imposer et de donner force de loi à
leurs lieux communs de café et de réunions publiques.
Je doute qu’il y ait eu d’autres époques dans
l’histoire où la masse soit parvenue à gouverner
aussi directement que de nos jours.
C’est pourquoi je puis parler d’une hyper-démocratie
». La domination « hyper-démocratique »
des masses s’exprime en particulier par l’Etat omnipotent
et universel. J. Ortega y Gasset n’est qu’un parmi d’autres
qui tremble de cette peur des masses si répandue dans les
milieux qui se réclament du libéralisme pendant l’entre
deux guerres. On pourrait ainsi montrer qu’aux thèmes
« nietzschéens » très fin de siècle,
s’ajoutent les innombrables considérations sur l’irrationalité
des foules, sur les effets de la propagande sur l’âme
des peuples, sur les mouvements erratiques de l’opinion publique.
L’idée que seule une élite éclairée
est à même de diriger rationnellement les économies
et les sociétés était assez courante dans les
milieux intellectuels libéraux, chez les philosophes comme
chez les économistes. F. Hayek manifestera toujours cette
méfiance des majorités oppressives, tenant, dans sa
perspective évolutionniste qui lui est propre, que ce sont
les minorités qui font avancer la civilisation en enseignant
à la majorité comment mieux faire lors même
que la majorité veut prescrire par tous les moyens possibles
son opinion attardée aux minorités.
Cet anti-démocratisme néolibéral ne doit pas
être confondu avec celui des courants réactionnaires,
nostalgiques de l’ordre social d’Ancien régime.
Il ne repose pas sur le postulat de l’inégalité
de naissance des hommes, mais sur celui de leur inégale faculté
à accéder à la compétence politique
et intellectuelle. Les masses s’opposent aux élites
en ce qu’elles ne disposent pas des moyens moraux, esthétiques,
intellectuels de s’auto-diriger. Le postulat anti-démocratique
a sans doute été formulé le plus clairement
par L. von Mises dans son Socialisme : « les masses ne pensent
pas. (. . . ) La direction spirituelle de l’humanité
appartient au petit nombre d’hommes qui pensent par eux-mêmes
; ces hommes exercent d’abord leur action sur le cercle capable
d’accueillir et de comprendre la pensée élaborée
par d’autres ; par cette voie les idées se répandent
dans les masses. où elles se condensent peu à peu
pour former l’opinion publique du temps ».
Louis Rougier, l’un des principaux organisateurs et animateurs
du néolibéralisme naissant participe aussi de cette
atmosphère élitiste dans lequel on peut également
rencontrer des auteurs comme Gustave Le Bon ou Vilfredo Pareto.
Il développera abondamment ce thème dans deux de ses
ouvrages d’avant-guerre qui constituent les deux volets d’un
même et unique thème : La mystique démocratique
(ses origines, ses illusions) qui date de 1929 et Les mystiques
économiques, Comment l’on passe des démocraties
libérales aux États totalitaires, publié en
1938. Le premier livre constitue une critique acerbe du monde démocratique
à partir de thèmes très semblables à
ceux développés par José Ortega y Gasset :
l’irrationalité des masses, le poids de la culture
utilitaire, la domination ploutocratrique, l’appel salvateur
à une élite désintéressée. Le
propos du second ouvrage consiste à montrer comment les démocraties
libérales se muent en régimes totalitaires «
par des réformes sociales inconsidérées et
des interventions abusives des pouvoirs publics », encouragés
par les théoriciens de la planification et du dirigisme,
et qui mènent à l’établissement des dictatures.
L. Rougier part de l’idée que les deux composantes
des régimes politiques modernes, les droits naturels imprescriptibles
de l’individu, qui limitent le pouvoir d’Etat et la
souveraineté populaire au principe de la légitimité
de ce même pouvoir, ne se conjoignent pas, qu’elles
entrent même en contradiction.
Si la première composante peut se rapporter à Locke
et la seconde à Rousseau, c’est Rousseau qui gagne
à l’époque contemporaine car les masses n’entendent
pas limiter le pouvoir populaire et poussent à l’étatisme
contre l’individualisme. D’où la question fondamentale
pour les néolibéraux : comment limiter le pouvoir
du peuple ? La réponse de L. Rougier est dénuée
d’ambiguïté : il faut confier le pouvoir à
une nouvelle « aristocratie »et définir un «
art de gouverner » capable de mettre les autorités
politiques à l’abri des masses : « L’art
de gouverner implique une sagesse, une technique et une noblesse.
Il implique la connaissance du passé, la préoccupation
de l’avenir, le sens des possibilités, la connaissance
des moyens propres à les réaliser, le sentiment des
responsabilités et le souci des compétences. L’art
de gouverner est, par suite, éminemment aristocratique, et
ne peut être exercé que par des élites. Or la
masse livrée à elle-même est tout le contraire.
La masse n’a pas le sens des possibilités, car elle
a une mentalité magique : elle croit que seule la trahison
ou la mauvaise volonté des dirigeants les empêche de
réaliser les miracles qu’elle exige d’eux. La
masse est ignorante et suffisante : elle se croit omnicompétente,
elle se défie des capacités des techniciens, de l’intelligenzia,
et, volontiers, elle fait sien le mot terrible du tribunal révolutionnaire
demandant la tête de Lavoisier : « la République
n’a pas besoin de savants ». « Ces masses impatientes
et brutales, primitives et grégaires, matérialistes
et nationalistes ont brisé « cette merveilleuse machine
à calculer qu’est le mécanisme des prix qui
résout automatiquement le système d’équations
dont dépend l’équilibre économique ».
C’est qu’il y a une contradiction insurmontable pour
ce philosophe, seul membre français du Cercle de Vienne,
entre ce mécanisme et la mentalité magique des masses,
lesquelles veulent contrôler, maîtriser, asservir l’économie
comme s’il s’agissait d’une chose dont elles pouvaient
disposer à leur guise et pour leur satisfaction par la planification,
la nationalisation, la redistribution des revenus : « A la
compréhension des lois de l’équilibre économique,
les masses semblent particulièrement rebelles et c’est
pourquoi le conflit n’a jamais été plus grand
que de nos jours entre la politique économique, budgétaire
et monétaire des Etats, sous la pression des masses électorales
et les avertissements réitérés des professeurs
d’économie politique et de science financière
». Contre le « gouvernement des masses » qui est
« une contradiction dans les termes comme le serait une école
où les écoliers feraient la loi » , il faut
mettre en place un État fort qui ne plie pas devant les revendications
sociales. Il faut plus encore : il faut un système politique
qui ne laisse aucune chance au règne des masses de dérégler
l’ordre de la concurrence. L. Rougier tient que « si
les démocraties veulent se sauver, il faut qu’entre
les deux principes : le principe de la limitation des droits de
l’Etat par la reconnaissance de ceux de l’individu et
le principe de la souveraineté populaire, elles optent en
faveur du premier et le mettent à la base du droit constitutionnel
et du droit civil » (…) Ceci ouvre, comme on le verra
plus loin, un vaste espace à la réforme politique
indispensable, qui doit d’abord porter sur la constitution.
Il s’agit d’empêcher de façon définitive
les masses de perturber par leur pensée magique l’ordre
du marché.
La critique de la « démocratie totalitaire
»
Mais avant d’en venir aux solutions institutionnelles néolibérales,
voyons comment les néolibéraux analysent la dérive
des démocraties occidentales. Il y a deux interprétations
de la démocratie, deux voies possibles selon les néolibéraux,
la mauvaise et la bonne. La première est celle qui voit dans
le peuple la source de la souveraineté, légitimité
qui confère au gouvernement la capacité d’intervenir
de façon illimitée dans les affaires de la collectivité
en fonction des majorités électorales. La seconde
est celle qui voit dans la démocratie une manière
de sélectionner les dirigeants sans violence et à
limiter leur pouvoir afin de garantir les libertés personnelles.
F. Hayek, qui sera le principal théoricien néolibéral
d’après guerre, donne de la démocratie libérale
la définition suivante : « La véritable valeur
de la démocratie est de constituer une précaution
sanitaire nous protégeant contre l’abus du pouvoir.
Elle nous fournit le moyen d’écarter une équipe
de gouvernants et d’essayer d’ en trouver une meilleure.
(…) Mais ce n’est pas, de loin, la plus haute valeur
politique de toutes, car une démocratie sans limites pourrait
bien être quelque chose de pire que des gouvernements limités
autres que démocratiques. » Cette opposition entre
les deux voies de la démocratie est essentielle à
la stratégie néolibérale. F. Hayek, qui suit
sur ce point L. Rougier et W. Lippmann ( auxquels il a beaucoup
emprunté sans toujours le leur reconnaître), est persuadé
que la démocratie mène au socialisme, qu’elle
contient en elle les germes de la « démocratie totalitaire
» du fait de la double croyance dans la souveraineté
populaire et dans la justice sociale, deux mythes qui ont progressivement
débridé la puissance publique et mis en grave danger
l’ordre spontané de la société.
Cette analyse de la disjonction trouve pour une large part ses arguments
dans des travaux d’historiens qui ont revisité, bien
avant François Furet, les racines de la démocratie
totalitaire dans le XVIIIe siècle et, plus spécialement
dans la philosophie de la Révolution française. J.
L Talmon, dans The Origins of Totalitarian Democracy, soutient l’hypothèse
que l’Occident a élaboré et poursuivi deux voies
distinctes de la démocratie, la voie libérale qui
fait passer avant toute autre valeur la liberté de l’individu,
c’est-à-dire l’absence de coercition, et une
voie totalitaire, qui donne à la souveraineté populaire
un pouvoir absolu pour réaliser un ordre naturel supposé
harmonieux. Toute l’histoire occidentale jusqu’au fascisme
et au communisme est vue comme l’affrontement des deux voies
de la démocratie et la menace permanente d’une victoire
de la « démocratie totalitaire » sur sa version
libérale. La leçon morale et politique à en
tirer dit J. L Talmon est élémentaire : « l’idée
d’un credo absolu et universel est incompatible avec la liberté
».
La première voie de la démocratie que l’on peut
appeler « démocratie limitée » ou «
démocratie néolibérale » tient la démocratie
pour une simple procédure de sélection des dirigeants,
la meilleure sans doute, mais qui ne fait pas un idéal absolu
de la souveraineté du peuple. La démocratie-procédure
doit être jugée sur son résultat pratique, pas
sur les valeurs qui la fondent prétendument. Elle est une
méthode, rien d’autre : « Si solide que soit
le plaidoyer général pour la démocratie, elle
n’est pas une valeur ultime et absolue. Elle doit être
jugée sur ce qu’elle peut réaliser. C’est
probablement la meilleure méthode pour aboutir à certaines
fins, elle n’est pas une fin en soi ». La valeur suprême
doit rester toujours la liberté individuelle, laquelle passe
avant la liberté politique, c’est-à-dire avant
la participation des hommes aux choix de leurs dirigeants. Lorsqu’on
dit qu’un peuple est libre, c’est pour F. Hayek une
« transposition du concept de liberté individuelle
à des groupes d’hommes considérés comme
un tout ». C’est là une source de confusion historiquement
grave car, comme il le remarque encore, « un peuple libre
en ce sens-là n’est pas nécessairement un peuple
d’hommes libres ». Un individu peut être opprimé
dans un système démocratique, comme il peut être
libre dans un système dictatorial.
F. Hayek se livre à une attaque féroce contre les
formes contemporaines de la revendication démocratique. L’histoire
de la démocratie est l’histoire d’une illimitation
des assemblées représentatives. La raison en est simple.
Elle tient à l’idéologie autant qu’à
la pratique. L’idée de souveraineté populaire
favorise l’abus de l’exercice du pouvoir. C’est
la conception constructiviste type qui confond l’ origine
du choix des représentants et leur champ légitime
d’exercice du pouvoir, comme elle confond, selon les préceptes
du positivisme juridique, le juste des décisions issues d’une
majorité quelconque. Une majorité ne fait pas le juste,
elle ne conduit pas à réaliser un « bien commun
». Pratiquement, une majorité pour être réélue
doit enfreindre toutes les limites qu’elle peut par ailleurs
approuver, en particulier celles qui sont liées au respect
de la liberté individuelle. L’histoire politique le
montre, selon Hayek : , les majorités « libérales
» ont fait des politiques de gauche redistributrices et keynésiennes,
obligées qu’elles étaient de se maintenir au
pouvoir. Ce que l’on appelle « tyrannie de la majorité
» est en réalité le plus souvent une coalition
d’intérêts sur le « marché politique
» dont l’effet est la distribution de privilèges
à certains groupes puissants ou menaçants au détriment
d’autres groupes, un échange permanent d’avantages
contre des concessions.
On n’a peut-être pas suffisamment remarqué que,
selon F. Hayek, pour qu’une société de marché
soit viable, cela suppose que la politique ne soit plus un marché.
La souveraineté du peuple est donc un masque au marchandage
des intérêts collectifs peut-être mais particuliers.
La démocratie, en ce sens, se transforme en un « fétiche
verbal affublant d’un reflet de légitimité n’importe
quelle exigence d’un groupe désireux d’infléchir
certains traits de la société dans une direction qui
lui soit avantageuse », affirme Hayek. Ce que l’on appelle
démocratie aujourd’hui est une sorte de viol permanent
du droit ( au sens où pour lui, le nomos est essentiellement
le droit privé) qui se manifeste par la volonté d’un
groupe d’imposer ses intérêts aux dépens
des intérêts individuels : « Il semble que partout
où les institutions démocratiques ont cessé
d’être tenues par la tradition de suprématie
du droit, elles aient conduit non seulement à la «
démocratie totalitaire » mais, au bout d’un temps
à une « dictature plébiscitaire ». La
démocratie réelle est proprement une dictature d’intérêts
collectifs particuliers au détriment des intérêts
individuels universels, les seuls légitimes en régime
libéral.
Cette dictature des groupes de pression, et parmi eux, surtout des
syndicats, se traduit par des décrets, qui, même s’ils
ont l’apparence et le nom de lois, ne sont que des règles
d’organisation visant des résultats particuliers, alors
qu’une loi est par essence une règle générale
abstraite, c’est-à-dire indépendante de ses
multiples applications particulières imprévisibles.
Au total, le résultat n’est pas nécessairement
ce que veut la majorité. Ce régime de corruption généralisée
« ne produit pas ce que veut la majorité, mais ce que
chaque fraction composante de la majorité doit concéder
aux autres pour obtenir leur appui à ce qu’elle-même
désire ». Cette dérive « totalitaire »,
que constitue la mise en œuvre du programme social d’après-guerre,
tient à ce que l’on a confondu démocratie et
égalité, règle générale et objectifs
sociaux particuliers à atteindre (égalité des
chances à l’école, dans l’emploi, égalisation
des revenus, des conditions de travail). Cette tendance au marchandage
généralisé et à l’intervention
gouvernementale sur des objectifs particuliers a été
favorisée par le mythe de la « justice sociale ».
C’est ce mythe qui pousse à accorder foi à l’idée
que chacun devrait recevoir son dû en fonction de son mérite
puisqu’en effet, l’ordre du marché ne peut en
aucun cas garantir que le plus méritant aura plus que le
moins méritant.
C’est l’idée de justice distributive qui doit
être remise en question, faute de quoi l’on demandera
à la société ou au pouvoir institué
de parvenir à une répartition « juste ».
F. Hayek comme on le sait est de ceux qui n’entendent pas
mélanger le résultat de la compétition et la
morale. Or, à ses yeux, le marché n’a précisément
rien à voir avec la morale, il a à voir avec la liberté
individuelle, valeur suprême, qui ne saurait être contestée
par aucun principe collectif : « Dans une société
d’hommes libres, il ne peut exister des principes de conduite
collective obligatoires pour l’individu. Ce que nous avons
pu réaliser, nous le devons à ce que les individus
se sont vu garantir : la faculté de se créer pour
eux-mêmes un domaine protégé (leur » propriété
») dans l’enceinte duquel ils puissent mettre en œuvre
leurs aptitudes à des fins choisies par eux. »
Cette idée morale du partage juste supposerait une autre
société que la société libérale,
remarque F. Hayek lucidement : « L’on ne se rend pas
assez compte que pour donner à l’expression un contenu
intelligible, il faudrait effectuer un changement complet du caractère
d’ensemble de l’ordre social, et sacrifier plusieurs
des valeurs qui ont jusqu’ici régi ce système.
Cette transformation d’une société en une autre
foncièrement différente est en train de s’opérer
peu à peu, et sans que nous ayons conscience du résultat
auquel elle doit aboutir. Parce que les peuples ont cru qu’ils
pourraient ainsi réaliser quelque chose appelé «
justice sociale », ils ont remis aux mains de leurs gouvernements
des pouvoirs que les dirigeants ne peuvent maintenant refuser d’employer,
pour satisfaire les revendications d’une foule toujours accrue
d’intérêts particuliers qui ont appris à
se servir du « sésame ouvre-toi » ! » de
la justice sociale ». Ces pratiques de marchandage et ces
« superstitions » de la souveraineté et de la
justice sociale ont donné naissance aux politiques économiques
et sociales actives, à l’administration de l’État-providence,
au monopole étatique sur certains services comme la poste
ou les transports, à l’essor des authentiques exploiteurs
que sont les syndicats.
Le pouvoir politique, faute de résister à ce chantage
permanent, devient un esclave qui devient à son tour oppressif.
Il est comme « un rouleau compresseur conduit par un ivrogne
». En somme, les démocraties occidentales sont devenues
de plus en plus ingouvernables, comme le tiendra la Commission trilatérale
dans le fameux rapport n ° 8, présenté à
Kyoto en mai 1975, et qui s’intitulait The Crisis of Democracy.
Samuel P. Huntington y affirmait cette idée typiquement néolibérale
« Nous en sommes arrivés à reconnaître
qu’il y a des limites potentiellement désirables à
la croissance économique. Il y a aussi des limites potentiellement
désirables à l’extension indéfinie de
la démocratie politique ». Elles sont également
devenues économiquement inefficaces dans la mesure où
cette démocratie illimitée détruit le marché
et les relations de concurrence qui sont les plus à même
de faire valoir les solutions les efficaces. L’action des
syndicats est dénoncée comme étant redoutablement
destructrice de l’esprit d’entreprise et de l’ordre
de marché : « Aussi longtemps que la croyance à
la « justice sociale » régira l’action
politique le processus doit se rapprocher de plus en plus d’un
système totalitaire. »
Cette ingouvernabilité progressive et cette inefficacité
croissante des démocraties sociales en route vers la servitude
totalitaire peuvent être enrayées si l’on change
de voie, c’est-à-dire si les législateurs cessent
de trop gouverner en prenant des mesures concrètes adaptés
à des cas particuliers et s’en tiennent à légiférer
en produisant des règles générales. La possible
et même probable disjonction de la démocratie et du
marché impose une rupture politique permettant d’instaurer
une « constitution de la liberté ». La solution
consiste à reconstruire les institutions politiques de sorte
à ce que le gouvernement et le législateur soient
tenus de respecter des règles générales de
juste conduite sans jamais pouvoir en sortir. La démocratie
procédurale aura pour principe la limitation du champ d’exercice
de la souveraineté du peuple.
Le gouvernement fort
Un gouvernement socialement interventionniste est faible car en
proie aux luttes des intérêts privés pour s’emparer
des leviers politiques. Il faut donc une autorité «
au-dessus de la mêlée ». L. Rougier a posé
les buts du néolibéralisme, que d’autres déploieront
théoriquement et pratiquement après lui : «
Il faut que les démocraties se réforment constitutionnellement
de façon à ce que ceux auxquels elles confient les
responsabilités du pouvoir se considèrent non comme
les représentants des intérêts économiques
et des appétits populaires, mais comme les garants de l’intérêt
général contre les intérêts particuliers
; non comme les instigateurs des surenchères électorales,
mais comme les modérateurs des revendications syndicales
; se donnant pour tâche de faire respecter par tous les règles
communes des compétitions individuelles et des ententes collectives
; empêchant que des minorités agissantes ou des majorités
illuminées ne faussent en leur faveur la loyauté du
combat qui doit assurer, pour le bienfait de tous, la sélection
des élites. Il faut qu’elles inculquent aux masses,
par la voix de nouveaux instituteurs, le respect des compétences,
l’honneur de collaborer à une œuvre commune ».
Louis Rougier est sans doute celui qui a le mieux articulé
cette position anti-démocratique et la nécessité
d’une refondation du libéralisme. Ses deux ouvrages,
La mystique démocratique et Les mystiques économiques
de ce point de vue n’en font qu’un.
La stratégie néolibérale est en effet éminemment
politique : il ne s’agit pas seulement de bonne ou de mauvaise
politique économique, il s’agit de construire un ordre
politique hors d’atteinte de la « souveraineté
populaire », dans lequel l’autorité politique
s’imposera à tous les intérêts particuliers
qui voudraient « dérégler la machine »
: « Qui veut revenir au libéralisme devra rendre aux
gouvernements une autorité suffisante pour résister
à la poussée des intérêts privés
syndiqués, et on ne leur rendra cette autorité par
des réformes constitutionnelles que dans la mesure où
l’on aura redressé l’esprit public en dénonçant
les méfaits de l’interventionnisme, du dirigisme et
du planisme, qui ne sont trop souvent que l’art de dérégler
systématiquement l’équilibre économique
au détriment de la grande masse des citoyens-consommateurs
pour le bénéfice très momentané d’un
petit nombre de privilégiés, comme on le voit surabondamment
par l’expérience russe ». Cette exigence d’un
État fort au-dessus des intérêts particuliers
sera la marque de fabrique du néolibéralisme jusqu’à
aujourd’hui. C’est ce qui le caractérise depuis
son commencement et ce qui est au principe de ses modalités
d’application pratique. Walter Lippmann, qui fut l’une
des figures éminentes de ce mouvement de pensée depuis
la parution de sa Cité libre, a d’abord été
un analyste critique de la mutation politique et intellectuelle
qu’ont connue les pays occidentaux et surtout les Etats-Unis,
qui accordait à l’opinion publique un rôle dirigeant
dans la définition des politiques à conduire. Ces
réflexions des années 20 inspirent son « libéralisme
constructeur » de la décennie suivante et ses conclusions
d’après guerre sur le caractère potentiellement
ingouvernable des démocraties.
La ligne de pensée reste toujours la même : pour W.
Lippmann, comme pour les autres néolibéraux, un Etat
qui intervient beaucoup est un Etat faible. Le Big Government ne
peut pas agir, c’est un géant ligoté par les
lilliputiens. Si les intérêts des groupes particuliers
l’emportent c’est qu’ils ont trop d’influence
par le biais de l’opinion publique, laquelle constitue non
la force mais la faiblesse congénitale des démocraties.
Or, il importe de laisser les gouvernants gouverner dans l’intérêt
général, surtout quand il en va de décisions
graves, comme celles qui concernent la guerre ou la paix. Se voulant
fidèle à Jefferson, W. Lippmann voudrait limiter le
pouvoir du peuple à la nomination des gouvernants. Le peuple
doit nommer qui les dirigera, non pas dire ce qu’il faut faire
à tout instant. Mais il est suffisamment averti pour savoir
que s’est imposé plutôt dans les pays de tradition
anglo-saxonne la théorie démocratique de Bentham (et
dans une moindre mesure celle de JS Mill), selon laquelle les gouvernants
doivent suivre l’avis majoritaire, expression des intérêts
du plus grand nombre.
C’est ce dogme de l’opinion majoritaire qui empêche
tout gouvernement de prendre les mesures courageuses qui s’imposent
(surtout celles qui heurteront les intérêts de la majorité),
et qui le fait aller plus volontiers dans le sens de ce qui est
le plus agréable et le moins pénible pour les masses.
Pour les néolibéraux, si la souveraineté du
peuple est dangereuse, la solution c’est la souveraineté
du droit. On ne protégera pas le gouvernement exécutif
des interférences capricieuses des populations, cause de
l’affaiblissement et de l’instabilité des régimes
démocratiques, en revenant au non-gouvernement prôné
par les dogmes du laisser faire. L’illusion de la grande époque
libérale du XIXe siècle jusqu’en 1914 ou 1917
était que le gouvernement n’avait rien à faire
: « aussi longtemps que la paix semblerait assurée,
le bien public résiderait dans l’agrégat des
transactions privées. On n’avait pas besoin d’un
pouvoir qui dépassât les intérêts particuliers
et les maintînt dans un ordre donné en les dirigeant.
Tout ceci, nous le savons maintenant, n’était que le
rêve d’un jour de beau temps exceptionnel Le rêve
s’acheva lorsque survint la première guerre mondiale
». C’est la conception que l’on trouve dans les
travaux de la trilatérale, c’est celle que l’on
a trouvé plus récemment encore dans les conceptions
gouvernementales d’un R. Barre, qui s’accordaient avec
la conception gaulliste d’un Etat « au-dessus des partis
». C’est bien ainsi que l’avait également
entendu d’ailleurs un libéral aussi convaincu que Jacques
Rueff. De Gaulle dans ses Mémoires tient à souligner
que le plan Rueff de 1958 était la voie du salut commun contre
les intérêts particuliers des « féodalités
» parce qu’il redessinait un cadre monétaire
et commercial nouveau. Mais l’affirmation déclamatoire
de la nécessité d’un pouvoir fort face aux intérêts
organisés pose de redoutables problèmes lorsqu’on
veut maintenir la procédure démocratique de nomination
des dirigeants.
Comme le dit encore F. Hayek, « Le bornage efficace du pouvoir
est le plus important des problèmes de l’ordre social
». Les seuls intérêts légitimes à
prendre en compte par le droit sont des intérêts de
l’individu protégés et bornés à
la fois par des « règles universelles de juste conduite
». Ces règles formelles constituent la limite absolue
à ne pas outrepasser dans l’exercice du pouvoir législatif
et gouvernemental par l’instance politique représentative.
Tout l’effort de F. Hayek consistera donc à édifier
un dispositif institutionnel capable de contenir toute demande d’intervention
politique qui outrepasserait la règle universelle de défense
des droits privés. Pour éviter cette dégénérescence
de la démocratie réelle, F. Hayek s’est ainsi
employé à définir un système politique
fondé sur un principe de limitation de l’action publique
qu’il appelle la démarchie pour éviter l’emploi
d’un mot « souillé par un abus prolongé
».
Dans ce nouveau système constitutionnel, que nous ne pouvons
ici décrire en détail, le pouvoir effectif du peuple
consiste, par la médiation de représentants au champ
de compétences soigneusement délimité, à
poser les règles générales sur lesquelles il
doit s’accorder. Une assemblée de sages raisonnables
( les nomothètes) d’âge mûr (plus de 45
ans) élus par des électeurs du même âge
déterminera les règles générales auxquelles
doivent être soumis les individus. Cette assemblée
législative est séparée d’une assemblée
gouvernementale chargée du pouvoir exécutif. Une clause
fondamentale régira l’ensemble du dispositif constitutionnel,
qui dira que nul ne peut être empêché d’agir
qu’en vertu des règles générales.
L’impossible alternative
Le néolibéralisme considère la dynamique démocratique
comme le développement possible du totalitarisme si elle
n’est pas formellement bridée. L’Etat-providence
est le résultat d’une erreur conceptuelle portant sur
la démocratie moderne qui consiste à donner des buts
sociaux et moraux à la souveraineté du peuple. Toute
définition substantive de la démocratie telle que
« le plus grand bonheur pour le plus grand nombre »
ou même « l’amélioration du niveau de vie
de la population » engendre nécessairement une coercition
illégitime. La « démocratie » seule admissible
pour le néolibéralisme se confond avec le droit particulier
des individus à ne pas voir leur champ d’action propre
violé par d’autres et en particulier par l’Etat.
Le droit privé l’emporte sur les contenus de la volonté
collective, lesquels n’ont d’ailleurs aucune autre raison
d’être dans un système social où chacun
poursuit ses finalités individuelles sans comparaison et
sans combinaison avec celles des autres, hormis les transactions
contractuelles qui les servent. Le néolibéralisme,
dans sa dimension constitutionnelle trop souvent négligée
par ceux qui prétendent s’y opposer, vise à
créer un cadre indiscutable, irréformable, indisponible,
indépassable. « L’ordre libre » du capitalisme
occupe la place symbolique du dogme intouchable. Cette sacralisation
tend à empêcher toute alternative à l’ordre
du marché, et même tout conflit portant sur les règles
fondamentales qui régissent l’ordre social.
Telle est exactement la signification de la « démarchie
» selon Hayek : « Une fois reconnu clairement que le
socialisme, tout autant que le fascisme ou le communisme, conduit
inévitablement à l’Etat totalitaire et à
la destruction de l’ordre démocratique, il est incontestablement
légitime de se prémunir contre un dérapage
involontaire dans un système socialiste, au moyen de dispositions
constitutionnelles qui ôtent au gouvernement des pouvoirs
discriminatoires de contrainte, même là où l’on
pourrait un temps croire généralement que c’est
pour une bonne cause ». Le capitalisme, inscrit dans la constitution,
protégé par la « clause fondamentale »,
deviendra alors l’horizon éternel des individus, qui
ne pourront même pas concevoir la possibilité d’une
autre société. S’il peut certes y avoir rivalité
dans la conquête des places, et donc un certain jeu d’opposition
entre élites politiques, cette opposition ne pourra dépasser
les bornes de l’ordre institué du marché.
Les seuls opposants autorisés sont ceux qui ne s’opposent
pas vraiment au marché ou que l’on peut contenir et
soumettre jusqu’à les faire consentir à l’ordre
du marché. Comme le remarque Stéphane Longuet, «
Le libéralisme, une fois pleinement instauré n’est
plus soumis à discussions : des mécanismes institutionnels
doivent empêcher tout retour en arrière. Tout concourt
à réduire le domaine de la discussion politique. L’hostilité
au marché et donc au libéralisme ne relève
pas d’un choix politique ou philosophique particulier, mais
d’un mauvais exercice de la raison. Il faut combattre les
adversaires du libéralisme ou les convaincre mais la démocratie
ne peut conduire à leur laisser modeler les institutions
sociales ». Les syndicats doivent être réduits
dans leur puissance de nuisance.
La gauche dans son ensemble doit être contrainte d’accepter
l’ordre du marché. Pour l’heure, dit Hayek, elle
en constitue la menace principale : « Une interprétation
constructiviste erronée de l’ordre de la société,
combinée avec une compréhension fautive du concept
de justice, représente désormais le plus menaçant
des dangers pour l’avenir non seulement quant à la
prospérité, mais aussi à la morale et à
la paix. Personne ne peut, s’il ouvre les yeux, mettre en
doute plus longtemps que la menace pour la liberté personnelle
vienne principalement de la gauche non en raison des idéaux
auxquels elle s’attache, mais parce que les divers mouvements
socialistes sont les seuls vastes corps organisés qui, pour
des buts séduisant le grand nombre, entendent imposer à
la société une structure préconçue.
Il en découle forcément la disparition graduelle de
la responsabilité individuelle ; et déjà ont
été progressivement écartées, l’une
après l’autre, la plupart des sauvegardes de la liberté
individuelle qu’avait édifiées au long des siècles
l’évolution du droit ». Soumettre la gauche par
la dictature ou la domestiquer en lui faisant accepter l’ordre
spontané du marché comme l’horizon indépassable,
tel est le dilemme néolibéral. On sait que c’est
la première voie qui a dominé les années 70
dans un certain nombre de pays, en Amérique latine notamment,
et que c’est la seconde qui a triomphé les années
90 dans la plupart des pays, en Europe particulièrement.
Le néolibéralisme, sous cet angle, a gagné
politiquement. La situation semble à la plupart irréversible.
Les interconnexions marchandes se sont maintenant étendues
à l’ensemble du monde, diminuant d’autant les
possibilités d’action des États pour faire prévaloir
aux dépens des finalités privées des buts communs.
Les conflits économiques et sociaux ne sont plus apparemment
que des résistances à l’expansion des jeux ouverts
de la concurrence généralisée ; quant aux conflits
« culturels », ils s’inscrivent aisément
dans la « société des hommes libres »
où chacun peut mener la vie qu’il veut. Certains voudraient
croire qu’il existe encore des tentatives de « troisième
voie » telle la voie européenne inspirée des
ordolibéraux allemands ou la voie britannique d’une
« sociale-démocratie » rénovée.
C’est bien ce que met en doute F. Hayek, pour qui la «
troisième voie » ne peut être qu’un masque
trompeur : soit elle cache une acceptation du marché qui
n’ose s’avouer, soit elle voile une marche honteuse
au totalitarisme. A partir du moment où le capitalisme est
érigé en norme absolue, le cadre dans lequel peuvent
s’exercer les droits des citoyens est nécessairement
restreint. Pour utiliser un autre langage, les classes sociales
peuvent bien manifester des intérêts divergents, le
principe même qui fonde l’existence des classes et leur
inégalité originelle ne peut être mis en cause.
Le néolibéralisme n’est pas seulement un «
anti-socialisme radical », il est aussi un anti-démocratisme
fondamental. Il met en question la capacité d’un peuple
à s’autogouverner en dégageant une « volonté
collective ».
Le peuple ne peut s’autogouverner complètement car
il ne peut attenter à des règles fondamentales, qu’il
ignore généralement, et qui sont, pour F. Hayek, le
produit d’une évolution irréversible. Ces règles
sont celle de la liberté individuelle définie par
des droits particuliers, dont celui de la propriété
sur les biens. Ce dont il n’est plus question de discuter.
Dans l’ordre néolibéral, la démocratie
n’est pas l’espace de lutte des intérêts
entre eux, la forme politique d’une division sociale reposant
sur l’inégale répartition des biens, elle est
au contraire la soumission de tous à une distribution que
personne n’a voulue et ne doit contester. Il ne reste à
chacun qu’à « jouer le jeu » comme il l’entend
avec la donne initiale qu’il a reçue en propre. C’est
ce que les néolibéraux appellent un ordre juste.
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