"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
COLLOQUE « Puissances du communisme » Paris VIII janvier 2010
Le communisme n'est pas une hypothèse
Pierre DARDOT

Origine : http://questionmarx.typepad.fr/question-marx/2011/01/le-communisme-nest-pas-une-hypoth%C3%A8se.html

1/ la théorie comme « système des idées et de la doctrine »

La question « Des communistes sans communisme ?» est terriblement elliptique. Sous la forme paradoxale de la question, comme à travers le contraste du pluriel et du singulier (d'un côté le pluriel, « des communistes », de l'autre un singulier, « communisme »), pointe une sous-question : des communistes sans communisme, telle est sans doute notre situation, mais est-ce là une situation tenable, est-ce tout simplement vivable et faut-il s'y résoudre? Avant tout, il convient de s'entendre sur la situation elle-même. Ce qui est en cause, c'est bien davantage que le statut d'une théorie dont le lien avec le mouvement est devenu problématique parce qu'elle est désormais séparée de la pratique politique d'un parti. En réalité, il nous faut prendre acte d'un double décès. D'un côté, il n'y a plus de « théorie unifiée et cohérente » (en l'occurrence le marxisme comme « système des idées et de la doctrine de Marx », pour reprendre l'expression remarquable de Lénine 1), de l'autre, il n'y a plus de parti politique capable de porter cette théorie dans sa pratique. Il n'y a donc plus de « communisme » au sens précis d'une théorie « unifiée et cohérente » guidant la politique d'un parti. Que reste-t-il donc à des communistes privés de la « dimension doctrinale » de l'activité révolutionnaire? Une activité peut-elle être encore « révolutionnaire » en l'absence de toute « doctrine » ? Plus radicalement, cette absence elle-même doit-elle être comprise sur le mode de la privation ? Ou bien faut-il au contraire voir en elle une chance à saisir ?

1 Lénine, Karl Marx, in Karl Marx et sa doctrine, éditions sociales/éditions du progrès, 1971, p. 11.

La vérité et la vérification

Avant de savoir s'il y a là matière à déploration ou à réjouissance, il faut se demander en quoi consistait exactement le rapport de cette théorie à cette pratique politique. On trouve deux pôles entre lesquels le marxisme n'a cessé d'osciller. D'un côté, on avait une théorie qui valait avant tout par sa vérité et à sa justesse intrinsèques : « la doctrine de Marx est toute-puissante parce qu'elle est juste », ce qui veut dire, précise Lénine, qu'elle vaut par son « harmonie », sa « complétude » et sa « cohérence », autant de traits rigoureusement internes à la théorie 2. Il s'ensuit que la théorie a en elle-même une valeur indépendamment de son utilisation, elle doit à sa systématicité interne de fonctionner comme garantie scientifique de l'action politique.

Mais une « doctrine » ne se réduit pas à un enchaînement de propositions, si bien agencé qu'il soit. En ce qu'elle a pour essentielle destination d'être enseignée, une doctrine imprime à la volonté une direction, elle doit donc opérer une transformation du sujet auquel elle s'adresse afin de rendre possible, par cette transformation du sujet, une transformation du monde lui- même. Voilà pourquoi, selon la formule d'Engels, la doctrine « n'est pas un dogme, mais un guide pour l'action », donc pas un tout achevé et immuable, mais elle doit « refléter » 3, comme dit Lénine, tout changement brusque intervenu dans les conditions de la vie sociale, dans la mesure où ces nouvelles conditions imposent une réorientation de la pratique. La valeur de la théorie tient alors au rapport particulier qu'elle entretient avec son propre dehors, rapport qui est d'ordre adaptatif, et non à sa systématicité interne. On sait les métaphores diverses par lesquelles ce rapport de la théorie a été réfléchi, celle de la « boussole » ou du « fil à plomb ». Mais, à suivre cette pente, c'est le succès ou l'échec de la pratique qui décide ultimement de la valeur de la théorie. Se met ainsi en place une sorte de cercle : la théorie doit tenir lieu de caution scientifique à l'action, et cependant c'est en dernière analyse à l'action elle-même de prouver par ses résultats la valeur de l'instrument qu'est la théorie (à l'origine de cette instrumentalisation, il y a une interprétation pragmatiste de la 2e Thèse sur Feuerbach : « C'est dans la praxis que l'homme doit faire la preuve de la vérité...de sa pensée » 4). Bref, si d'un côté, « la doctrine de Marx est toute-puissante parce qu'elle est juste », d'un autre côté, si elle est juste, c'est précisément parce qu'elle est toute-puissante.

2 Lénine, Les trois sources et les trois parties constitutives du marxisme, op. cit., p. 70.

3 Lénine, De certaines particularités du développement historique du marxisme, op. cit., p. 162.

4 Sur le texte complet de cette thèse et son interprétation, cf. Pierre Macherey, Marx 1845, Les « thèses » sur Feuerbach, Paris 2008, Editions Amsterdam.

Le cercle qui se constitue ainsi est celui du théoricisme et du pragmatisme. On se souvient qu'en son temps Althusser avait revendiqué, à l'encontre du pragmatisme régnant, l'indépendance de la théorie à l'égard de tout critère de vérité, préférant pour cette raison parler du « Vrai » plutôt que de la « Vérité » 5. Cette affirmation de l'indépendance de la théorie comme « système d'idées » est constitutive du théoricisme. On a donc bien deux pôles. Au premier pôle, celui de la théorie comme corps de propositions se suffisant à lui-même (pôle du théoricisme) on a la vérité (ou le vrai) en tant qu'elle se dispense de toute vérification, c'est-à- dire de tout acte consistant à faire ou à rendre vrai : ce qui est vrai en lui-même n'a pas à être rendu vrai. Au second pôle, celui de la théorie considérée comme « doctrine », on a la vérification par l'action qui rend vrai ce qui ne l'est pas par lui-même (pôle du pragmatisme)?

Le parti d'avant-garde

Sous ce double point de vue, ce qui fait plus précisément problème, c'est le rapport de la théorie marxiste à une institution qui a nom parti d'avant-garde. Car si, dans la division du travail propre à une telle institution, le système des idées concerne les seuls intellectuels, la doctrine est quant à elle l'affaire propre du parti. On pourrait définir le parti d'avant-garde comme l'institution qui a pour charge de faire du système des idées une doctrine, ou plutôt, de lier en un système la théorie comme système des idées et la théorie comme doctrine : Lénine, on l'a dit, parle du système des idées et de la doctrine ». Le parti entendu en ce sens est donc l'opérateur institutionnel de la fusion en un système des idées et de la doctrine. Il en résulte cette conséquence que le parti d'avant-garde au sens léniniste, tout comme le parti-Etat qui en est issu, est un contenu et non une « forme », une « méthode » ou un « moyen » 6. Les méthodes conspiratives, le centralisme démocratique, la discipline de fer dans l'action, la sélection des membres par certaines mises à l'épreuve, l'assimilation de la doctrine, etc., tout cela n'est que la conséquence d'un contenu. Quel est ce contenu ? Le parti est l'organisation des « révolutionnaires professionnels ». Ce qui signifie que la politique et la révolution sont affaire de professionnels.

5 Althusser, Eléments d'auto-critique, Hachette littérature, 1974, p. 74-75, où il reprend la formule de Spinoza : « Le vrai s'indique lui-même et indique le faux (verum index sui et falsi)».

6 On sait l'insistance d'Alain Badiou à parler de la « forme-parti » comme d'un moyen de vérification de « l'hypothèse communiste ».

Or cette professionnalisation de la politique est l'exacte négation de l'exigence de la démocratie, celle du droit du « premier venu » (ho boulomenos). C'est lui dont la parole se trouve à la fois déniée et confisquée au nom de l'intelligence scientifique dont l'avant-garde est seule détentrice, puisqu'elle apporte la conscience de l'extérieur. Du Manifeste des 60 ouvriers de 1864 à la Commune de Paris de 1871, on trouve, tout à l'inverse, une critique radicale de l'idée de compétence politique : l'éloge des hommes obscurs que sont les candidats ouvriers s'oppose directement à toute conception capacitaire du politique (celle de Guizot et de Jules Ferry, mais également celle de Saint-Simon). Il faut dire ici, pour bien entendre cette critique, que si le premier venu est certes « n'importe qui », le « n'importe qui » n'est pas pour autant un « quiconque », comme le note très justement Isabelle Stengers 7, ne serait-ce que parce qu'un « n'importe qui » entend participer à la délibération. C'est contre la critique portée par ce courant que se constitue le parti d'avant- garde. Il faut donc rétablir l'ordre du principe et de sa conséquence : si le parti-Etat confisque effectivement le droit des masses à la parole et à l'initiative, c'est parce que le parti d'avant-garde avait déjà opéré cette confiscation avant de conquérir l'Etat et de fusionner avec lui, précisément pour pouvoir le conquérir.

Le dilemme est dès lors le suivant : soit la théorie instrument du parti d'avant-garde confié à l'action de ce parti, soit une, ou plutôt des théories impuissantes parce que séparées de toute pratique politique (la métaphore florale des « mille marxismes » due à Immanuel Wallerstein 8 dissimule mal le sérieux de ce dilemme). La question est donc : Faut-il travailler à la reconstruction d'une théorie unifiée, voire unitaire ? Faut-il encore donner au communisme la portée d'une théorie et repenser alors le statut de la théorie, c'est-à-dire en rabattre sur ses prétentions? Ou bien, plus radicalement, ne fut-il pas s'interroger sur la nécessité de continuer à penser en termes de « théorie » soumise à l'alternative de la vérité et de la vérification ?

7 Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes, Les empêcheurs de tourner en rond/ La découverte, Paris, 2009, p. 194. Ho boulomenos désigne d'ailleurs en grec « celui qui désire » (sous-entendu : proposer une loi, soumettre un projet de décret, ou encore intenter une action devant les tribunaux)?

8 André Tosel, Le marxisme du 20è siècle, Editions Syllepse, 2009, p. 62?

2/ Idée ou hypothèse ?

A la suite du meeting de Londres, il a souvent été fait état d'un accord sur une définition du communisme comme « hypothèse ». Parler d'hypothèse est tout sauf innocent : l'hypothèse implique en effet un certain rapport à sa vérification, rapport tel que cette vérification est, au moins en droit, possible. Il faut donc se demander en quoi consiste précisément ce rapport. Le rapport de l'hypothèse à sa vérification est-il un substitut indigent du rapport de la théorie unifiée à l'action du parti d'avant-garde, en l'absence et de la théorie unifiée et du parti d'avant-garde ? En quelque sorte, une version faible de ce rapport destiné à sauver ce que l'on peut de l'ancienne théorie ? Ou s'agit-il d'un autre rapport, complètement inédit, à la pratique qui nous ferait sortir du cercle du théoricisme et du pragmatisme dont nous venons de parler?

On peut donner trois significations possibles à cette définition du communisme. Il importe de savoir de quoi on parle, ces trois significations n'étant nullement équivalentes 9. Dans l'ordre, on examinera successivement l'Idée éternelle au sens platonicien, l'hypothèse au sens scientifique, et l'Idée régulatrice au sens kantien 10.

L'Idée éternelle, soit ce qu'on pourrait appeler « le communisme sub specie aeternitati »?

On doit se reporter au Livre V (471c- 472-e) et VI (500e-501c) de la République de Platon pour comprendre le sens d'une telle définition. Dans le premier passage, Platon fait face à une « troisième vague » d'objections concernant la cité idéale dont il vient de dessiner le modèle, celle de la possibilité de la réalisation de cette constitution politique et celle de la manière (le « comment ») dont cette constitution pourrait voir le jour. L'important est que l'attitude de Platon soit ici commandée par la saisie d'une vérité absolue : l'action concrète n'atteint pas moins la vérité que l'expression orale 11, ce qui signifie que l'action est placée, tout comme la parole, sous la juridiction d'une vérité qui les transcende toutes deux. I

9 Alain Badiou soutient que « les interminables discussions concernant le statut réel de l'Idée communiste sont sans issue » en s'abritant derrière la « complexité » de l'Idée communiste considérée comme « opération subjective » (L'hypothèse communiste, Circonstances 5, éditions Lignes, 2009, p. 194).

10 Il va de soi que nous excluons ici d'autres significations possibles de ce terme d'« hypothèse », dont notamment celle de Jacques Rancière. Ce dernier comprend l'hypothèse comme la présupposition de l'égale capacité sans laquelle les pratiques de mise en commun ne seraient tout simplement pas possibles, la « vérification » consistant ici en l'actualisation pratique de cette capacité.

11 Livre V, 473a, traduction de Georges Leroux, GF Flammarion, p. 300.

Le passage du Livre V explicite cette subordination de l'action à la vérité absolue en comparant les philosophes-rois à des peintres : ce sont très exactement les peintres « des constitutions », c'est-à-dire « des artistes-peintres qui travaillent selon le modèle divin » à tracer l'esquisse de la constitution politique. Ces peintres d'un genre particulier prendraient la cité et les caractères des êtres humains comme une « tablette à esquisser » et commenceraient par la « nettoyer », puis ils effaceraient certains traits de l'homme et les dessineront à nouveau jusqu'à ce qu'ils « aient rendu les caractères humains le plus possible agréable au dieu ». Il s'agit donc de produire des êtres humains conformément à un modèle transcendant. Faut-il donc ordonner le communisme comme action à un tel modèle du juste en soi ? Lui appartient-il de travailler à la production des hommes d'après une Idée pure de l'égalité ? La « démonstration » relèverait alors d'une démiurgie un peu particulière qui tiendrait en fait de ce que l'on pourrait appeler une « anthropurgie » : le philosophe-roi devenu législateur communiste deviendrait une sorte d'ouvrier de l'homme 12. La « démonstration » consisterait alors à changer le réel de l'homme de manière à le rendre adéquat à l'Idée. Tandis que la théurgie consiste à faire descendre Dieu dans l'âme humaine, l'anthropurgie consisterait ainsi à élever l'homme jusqu'au modèle divin moyennant un « nettoyage » de l'âme. Cette « démonstration » n'a rien d'une vérification, car la vérité absolue est par définition soustraite à l'exigence de vérification. Si « hypothèse » il y a chez Platon, elle consiste exclusivement dans la position d'une réalité existant par soi (celle du juste, par exemple), position n'a pas à être « vérifiée ». Mais si « démonstration » il y a, elle est bien singulière, puisqu'elle consiste à changer l'un des deux termes du rapport (en l'occurrence l'homme dans le rapport de l'homme à l'Idée du juste) pour établir que ce rapport est bien un rapport de conformité. A vouloir, par l'artifice d'une discipline, rendre conforme l'homme à une vérité absolue, on ne démontre en réalité rien du tout pas plus qu'on ne vérifie quoi que ce soit. A moins que l'on entende par vérification, non pas celle de l'Idée éternelle, mais celle de l'homme que l'on « rend vrai » en le rapprochant le plus possible de la vérité. Plus largement, l'idée même d'une « démonstration pratique » est un pur non-sens : une démonstration est théorique ou n'est pas.

12 Ouvrier-peintre qui aurait les yeux fixés sur le modèle réalisé par le dieu créateur de la nature (phutourgos).

L'hypothèse scientifique, soit ce qu'on pourrait appeler « le communisme vérifié par ses échecs »?

Une hypothèse en science peut désigner deux choses : tout d'abord, il peut s'agir d'une supposition visant à expliquer des phénomènes, susceptible, sinon de vérification, tout au moins de confirmation, et apte à fonder une prédiction (hypothèse physique) ; ensuite, il peut s'agir d'une conjecture appelant des essais de démonstration (théorème de Fermat). C'est au second sens que l'on fait plus volontiers référence aujourd'hui 13. Le communisme peut-il être une hypothèse en ce sens ? Non, pour deux raisons : la première, qui ne vaut pas seulement pour l'hypothèse mathématique, est que le « problème » du communisme n'est pas un problème de démonstration, le communisme n'est pas une conjecture en attente de démonstration, il relève essentiellement de la pratique, des pratiques de mise en commun, et de la réflexion de ces pratiques sur elles-mêmes, non de la science ; la seconde est que cette analogie est spécieuse dans la mesure où elle donne à penser que les essais de démonstration de l'hypothèse politique font partie de l'histoire de l'hypothèse, à la manière dont les essais de démonstration de l'hypothèse mathématique font partie de l'histoire de l'hypothèse mathématique. Faire partie de l'histoire de l'hypothèse doit ici s'entendre au sens d'appartenir à « l'histoire de la justification » de cette dernière 14. La conséquence en est que les pires tragédies du mouvement ouvrier, au premier chef le terrorisme d'Etat stalinien et maoïste, doivent être versées au compte de la justification de l'hypothèse (comme le voit très bien Bensaïd 15). C'est le paradoxe de l'incorporation de l'échec dans la vérification, paradoxe destiné à soustraire l'échec à la logique de l'infirmation ou plutôt à faire de l'échec un échec « apparent »16. L'échec de la démonstration de l'hypothèse serait lui-même un moment de sa justification. L'hypothèse acquiert ainsi le statut d'une Idée supra-temporelle et immuable qui n'est en rien affectée par le sort des tentatives qui sont faites pour la « démontrer ».

13 Alain Badiou, L'hypothèse communiste, Circonstances 5, éditions Lignes, 2009, p. 11?

14 Ibid., p. 11.

15 Daniel Bensaïd, Un communisme hypothétique -- A propos de « L'hypothèse communiste » d'Alain Badiou, http://www.europe-solidaire.org, 24/06/2009, p. 3-4.

16 L'expression d'« échecs apparents» figure à la page 12 de L'Hypothèse communiste, Circonstances 5, op. cit.

En réalité, au prix d'un étrange renversement, c'est en dernière analyse plutôt elle qui « justifie » les tentatives faites pour la « justifier ». Quoiqu'il en soit, il faut rappeler à la suite de Hegel que « le faux n'est plus comme faux un moment de la vérité » 17.

L'Idée régulatrice, soit ce qu'on pourrait appeler « le communisme du comme si (als ob)».

Qu'est-ce en effet qu'une Idée régulatrice ? C'est en substance, selon Kant, une représentation de la raison à laquelle aucune expérience ne pourra jamais être complètement adéquate, et qui fait fonction de règle soit sur le plan pratique, soit sur le plan théorique?

L'Idée régulatrice au sens théorique est une « fiction heuristique », ce qui veut dire qu'elle pour fonction d'orienter les recherches selon le fil conducteur d'une unité systématique 18?

Telle est le statut de l'Idée de Dieu en tant supposition permettant d'expliquer l'ordre et la finalité dans la nature. L'Idée régulatrice au sens pratique détermine quant à elle une attitude morale : elle commande d'agir « comme si la chose, qui peut-être n'est pas, avait une réalité », selon la formule de Kant 19. En l'absence de certitude théorique, elle donne une certitude pratique fondée sur le devoir moral. Elle n'a alors rien à voir avec une quelconque « hypothèse » : la « paix perpétuelle » est une Idée en ce qu'elle fait obligation à chacun d'agir en vue de sa fondation, mais elle est en elle-même totalement indépendante d'une « supposition » concernant sa réalisabilité 20. On pourrait alors se tourner vers ce que Kant appelle les « postulats de la raison pratique » (la liberté, Dieu, l'immortalité de l'âme). Mais Kant nous prévient explicitement contre la confusion de l'hypothèse et du postulat 21 : la loi morale est indépendante de ces « suppositions » (je n'ai pas besoin de croire en Dieu pour savoir où est mon devoir),

17 Préface de la Phénoménologie de l'esprit, traduction Jean Hyppolite, Aubier Montaigne, p. 35.

18 Alain Badiou parle d' « hypothèse heuristique », donnant ainsi l'impression de reprendre à son compte ce que dit Kant de l'Idée régulatrice au sens théorique. En réalité, il désigne de la sorte la fonction qu'aurait l'hypothèse communiste de produire des lignes de démarcation entre différentes politiques (Op.cit., p. 132).

19 Doctrine du Droit, Métaphysique des moeurs II, GF-Flammarion, 1994, p. 182.

20 Ibid.

21 Critique de la raison pratique, G-F Flammarion, p. 271-272.

ces dernières ne sont requises que relativement à « l'effet subjectif » de la loi sur la volonté (je veux qu'il y ait un Dieu car j'ai besoin de cette supposition pour travailler de toutes mes forces à la promotion du « souverain Bien » 22) ?

Qu'elle soit entendue au sens théorique ou au sens pratique, l'Idée ne relève donc pas de la vérité (contrairement à l'Idée platonicienne) et ne procure aucune connaissance objective. En tant que telle, elle est non seulement indémontrable, mais également invérifiable. Donc, du côté de l'Idée régulatrice, plus de rapport à la vérité et, par voie de conséquence plus, de vérification ou de démonstration. On comprend mal dans ces conditions que l'hypothèse communiste soit parfois présentée comme « une Idée, pour parler comme Kant, dont la fonction est régulatrice » 23. Entre l'Idée pratiquement régulatrice et l'hypothèse il faut choisir, de même qu'entre l'Idée régulatrice (qu'elle soit théorique ou pratique) et la vérité absolue.

Si l'on résume, on a :

1/ ou bien une Idée pure qui coïncide avec une vérité absolue, soit une vérité qui se dispense de vérification ou de justification en ce qu'elle est l'instance suprême de toute justification

2/ ou bien une hypothèse qui ne court jamais le risque de l'infirmation parce que les essais de vérification qui ont échoués sont eux-mêmes des moments de sa vérification

3/ ou bien enfin une supposition morale à valeur régulatrice. Les deux premières propositions optent de façon claire ou déguisée pour la vérité contre la vérification, tandis que seule la troisième proposition nous fait sortir tant de la vérité que de la vérification, en ce qu'elle nous libère du rapport à la vérité, ce qui n'est pas rien.

22 Chez Kant, le souverain Bien désigne l'union de la vertu et du bonheur.

23 Op. cit. L'avantage de la référence à Kant est d'autoriser l'articulation de deux des « composantes » de l'Idée du communisme selon Badiou : la composante subjective (soit l'instance de l'«imaginaire ») correspondrait à l'effet subjectif produit par l'Idée régulatrice comme par le postulat sur la volonté, tandis que la composante historique (soit l'instance du « symbolique ») correspondrait quant à elle à l'approximation indéfinie de l'Idée pratique dans l'avenir. Le seul problème de cette construction réside dans le rapprochement indu de l'Idée régulatrice et de la vérité (la composante politique ou instance du « réel »).

3/ Le communisme comme objectif stratégique

Mais cette libération n'est praticable qu'au prix d'une régression en deçà de Marx. Pour ce dernier, le communisme n'est pas un idéal (Ideal) pas plus qu'il n'est un état de choses (Zustand), mais bien le mouvement réel qui abolit (die wirkliche Bewegung) l'état de choses existant. Il faut prendre la formule à la lettre : le mouvement réel n'est pas de l'ordre d'une visée ou d'un projet politique, il n'est pas le mouvement qui vise à abolir, mais bien le mouvement qui est en train d'abolir, le mouvement d'abolition qui est actuellement en cours (le temps de la proposition subordonnée : « welche ... aufhebt », est celui du présent et non celui de l'avenir). Le texte de l'Idéologie allemande ajoute d'ailleurs tout aussitôt : « Les conditions de ce mouvement résultent des présuppositions actuellement existantes » 24. Les présuppositions actuellement existantes, comme le contexte l'indique suffisamment, sont les présuppositions que Marx a définies comme des « présuppositions réelles » dont on ne peut faire abstraction qu'en imagination : il s'agit ici des présuppositions que constituent la grande industrie, la division du travail qui lui est spécifique, le développement des forces productives à l'échelle mondiale, etc., présuppositions sans lesquelles le communisme ne serait qu'une chimère. C'est dire que le mouvement réel est indissociablement mouvement de concentration des ouvriers dans la grande industrie, lutte des classes, organisation du prolétariat en classe dans cette lutte et par elle, et, au-delà, abolition de toutes les classes, de sorte que le terme du mouvement en est le résultat nécessaire. En définissant le communisme comme « Idée régulatrice», on revient au communisme d'avant Marx, c'est-à-dire au communisme comme « idéal » moral : on retombe dans la position qui consiste à condamner ce qui est au nom d'un devoir-être transcendant (à la manière par exemple dont un Leroux fait en 1840 de l'Humanité, en des termes explicitement religieux, un être collectif qui tient de l'idéalité ou du devoir-être). Mais l'alternative est-elle vraiment entre mouvement réel et Idéal ? A ne pas vouloir régresser en deçà de Marx, est-on condamné à revenir à Marx ?

qu'est-ce qu'un objectif stratégique ?

Dans un entretien de 1978, intitulé Méthodologie pour la connaissance du monde : comment se débarrasser du marxisme 25, Foucault discerne dans la pensée de Marx ce qu'il appelle « un jeu entre la formation d'une prophétie et la définition d'une cible ». D'un côté, la conscience d'une nécessité historique, c'est-à-dire l'idée que dans l'avenir telle chose devait advenir, soit la dimension prophétique. De l'autre côté, un discours de lutte qui a pour objectif la détermination d'une cible à attaquer, soit la dimension stratégique.

24 Marx-Engels-Jahrbuch, Die deutsche Ideologie, Akademie Verlag, 2004, p. 21. La seconde phrase de ce paragraphe du manuscrit est le plus souvent omise par les commentateurs, et presque toujours traduite de façon approximative?

25 Dits et écrits, 1978, Gallimard/ Seuil, p. 612-613.

Prenant pour exemple l'idée d'une disparition de l'Etat, Foucault précise que comme prophétie une telle idée est manifestement erronée avant d'ajouter : « Mais, du moment où l'on définit la disparition de l'Etat comme un objectif, la parole de Marx prend une réalité jamais atteinte », en ce sens que la réalité des mécanismes de pouvoir mis en oeuvre aujourd'hui « justifie, du point de vue stratégique d'une lutte de résistance, la disparition de l'Etat comme objectif » 26. Un objectif stratégique est donc un objectif que se fixe une lutte de résistance. La « stratégie » comprise en ce sens ne relève pas du calcul des moyens permettant d'atteindre un objectif définitivement constitué, elle concerne la détermination de l'objectif lui-même dans l'ici et le maintenant d'une situation singulière, ce qui signifie que l'objectif demande à chaque fois à être spécifié à partir des rapports de forces. En d'autres termes, il a d'abord la détermination d'une cible pour une lutte de résistance. En tant qu'il est complètement dissocié de toute affirmation d'une nécessité, c'est-à-dire dépourvu de toute dimension prophétique, un objectif stratégique ne procède pas du « mouvement réel », puisque ce dernier n'est rien d'autre que le mouvement en cours d'abolition du capitalisme dans sa nécessité même. Mais cet objectif stratégique n'est pas non plus un idéal moral : il n'a pas de valeur transhistorique, il ne se déduit pas d'une certaine Idée de l'homme qui serait pure et a priori, c'est-dire indépendante de l'expérience, il ne prend sens que rapporté à des pratiques existantes.

La disparition de l'Etat Comment déterminer aussi précisément que possible la cible à attaquer ? Aujourd'hui, la cible à attaquer a la figure de l'Etat néolibéral ou Etat entrepreneurial (corporate state). L'objectif stratégique de la disparition de l'Etat se spécifie donc comme objectif de la disparition de l'Etat entrepreneurial. Mais il demeure objectif de la disparition de l'Etat. Il n'est pas moindre de se spécifier, au contraire de l'Idée régulatrice qui doit préserver une certaine indétermination. A l'inverse, à se spécifier il gagne plutôt en valeur stratégique. En quoi consiste au juste cette nouvelle figure de l'Etat ?

26 Ibid., p. 613.

En ceci que l'Etat se fait agent de l'extension de la logique du marché au-delà de la sphère du marché stricto sensu (celle de la production des marchandises, c'est-à-dire de produits destinés à être échangés contre de l'argent). Un tel Etat n'est pas un instrument du capital -- ce qui laisserait entendre qu'il pourrait servir à d'autres fins une fois placé en d'autres mains --, il est un partenaire du capital global. En tant que tel, il doit non seulement se porter garant du respect de la norme de la concurrence dans la sphère de l'économie, mais aussi, précisément à cette fin, transformer son propre fonctionnement en s'appliquant à lui-même les règles du droit privé. Il s'agit donc d'une auto- transformation destinée à assurer l'extension hors marché de la logique du marché. C'est dans ce cadre qu'il faut situer la pénétration de la logique de l'évaluation quantitative dans la sphère des institutions publiques. Ce qui est en jeu, c'est une sorte d'extension de la loi de la valeur (celle de la détermination de la valeur par la quantité de travail socialement nécessaire) par une voie inattendue, non pas celle d'un procès d'auto-valorisation spontané du capital, mais celle de la construction de dispositifs de pouvoir qui ont pour fonction de faire intérioriser aux sujets l'impératif de la performance. C'est pourquoi nous parlons, Christian Laval et moi-même, d'une subjectivation par la performance tendant à transformer chaque sujet en une « entreprise de soi ». Ce processus de subjectivation, qui traverse les individus eux-mêmes, ne va cependant pas sans résistance.

Les pratiques du commun et l'institution des communs

Les pratiques de résistance à l'Etat entrepreneurial n'ont pas attendu d'être reconnues pour exister. Tout simplement parce que « là où il y a pouvoir, il y a résistance » 27. Loin que la résistance soit première, comme le pensent Negri et Hardt, pouvoir et résistance se co- produisent continuellement. La résistance n'est donc pas condamnée à être « réactive », pas plus d'ailleurs que le pouvoir. Seul importe « le caractère strictement relationnel des rapports de pouvoir », en vertu de laquelle mise en place des normes et résistance aux normes sont proprement indissociables. Nous nous proposons de désigner ces pratiques de résistance aux normes par l'expression de « pratiques du commun ». C'est là désigner le principe transversal qui relie des pratiques de résistance très diverses. En tant que résistance à la mise en concurrence des individus selon la norme de l'entreprise de soi, elles procèdent toutes du souci de préserver une certaine intelligence collective qui ne vit que d'une activité de mise en commun non transactionnelle, toujours précaire et menacée.

27 Histoire de la sexualité, La volonté de savoir, 1976, Gallimard, p. 125.

Dans les institutions et les professions les plus diverses (hôpital, justice, psychiatrie, université, etc.), « il s'agit toujours d'une intelligence collective, concrète et située »28. La mise en commun comprise en ce sens n'a rien à voir avec une quelconque entente des consommateurs, elle ne saurait consister en un simple « usage commun » de telle ou telle ressource. A cet égard, il faut distinguer les pratiques du commun des « communs » eux-mêmes. Car, si les pratiques du commun s'établissent d'emblée comme vis-à-vis du pouvoir, les communs ne sont jamais donnés, mais toujours à instituer. C'est l'idée même des commons qui doit être radicalement réélaborée par la critique. Il faut en effet récuser la catégorisation des « biens communs » opérée par une certaine économie comme viciée dans son principe. Contre toute chosification des « communs », il faut dire que le commun n'est pas une propriété de nature inscrite dans certaines choses (l'eau, l'air, l'information, etc.), mais un espace institutionnel ouvert par une co-production de règles qui obligent tous les participants.

L'objectif stratégique acquiert ainsi une double détermination : celle toute négative de la disparition de l'Etat, et celle, qui en est le corrélat positif, de l'institution des communs. Se dessinent ainsi un rapport de l'objectif stratégique aux pratiques qui n'est ni le rapport de la théorie à l'action d'un parti, ni le rapport de l'Idée régulatrice à l'action morale. L'objectif stratégique relie entre elles des pratiques de résistance qui lui préexistent, il favorise en ce sens leur extension, leur généralisation, et leur intensification, mais, en même temps, dans la mesure où il prend appui sur ces pratiques, il gagne en retour en détermination du fait même du développement de ces pratiques. Le problème d'une théorie déjà constituée se cherchant une vérification dans la pratique perd dans ces conditions toute signification. L'avantage intellectuel et politique d'une telle position tient en ceci qu'elle accomplit une double libération : d'un côté la recherche théorique est libérée de l'exigence d'avoir à produire une théorie vraie, de l'autre les pratiques sont libérées de l'exigence d'avoir à vérifier une théorie préexistante. Le communisme ne relève pas du discours de la science, il ne déduit pas ce qui doit être d'une intelligence du mouvement réel considéré dans sa totalité, il reconnaît qu'en un sens il n'y a jamais que des pratiques, pratiques de gouvernementalité ou pratiques de résistance à la gouvernementalité. Comme tel, il est indissociable d'un matérialisme, non de la pratique, mais des pratiques.

28 Isabelle Stengers, op. cit., p. 109.