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Origine : http://questionmarx.typepad.fr/question-marx/2011/01/le-communisme-nest-pas-une-hypoth%C3%A8se.html
1/ la théorie comme « système des idées
et de la doctrine »
La question « Des communistes sans communisme ?» est
terriblement elliptique. Sous la forme paradoxale de la question,
comme à travers le contraste du pluriel et du singulier (d'un
côté le pluriel, « des communistes », de
l'autre un singulier, « communisme »), pointe une sous-question
: des communistes sans communisme, telle est sans doute notre situation,
mais est-ce là une situation tenable, est-ce tout simplement
vivable et faut-il s'y résoudre? Avant tout, il convient
de s'entendre sur la situation elle-même. Ce qui est en cause,
c'est bien davantage que le statut d'une théorie dont le
lien avec le mouvement est devenu problématique parce qu'elle
est désormais séparée de la pratique politique
d'un parti. En réalité, il nous faut prendre acte
d'un double décès. D'un côté, il n'y
a plus de « théorie unifiée et cohérente
» (en l'occurrence le marxisme comme « système
des idées et de la doctrine de Marx », pour reprendre
l'expression remarquable de Lénine 1), de l'autre, il n'y
a plus de parti politique capable de porter cette théorie
dans sa pratique. Il n'y a donc plus de « communisme »
au sens précis d'une théorie « unifiée
et cohérente » guidant la politique d'un parti. Que
reste-t-il donc à des communistes privés de la «
dimension doctrinale » de l'activité révolutionnaire?
Une activité peut-elle être encore « révolutionnaire
» en l'absence de toute « doctrine » ? Plus radicalement,
cette absence elle-même doit-elle être comprise sur
le mode de la privation ? Ou bien faut-il au contraire voir en elle
une chance à saisir ?
1 Lénine, Karl Marx, in Karl Marx et sa doctrine, éditions
sociales/éditions du progrès, 1971, p. 11.
La vérité et la vérification
Avant de savoir s'il y a là matière à déploration
ou à réjouissance, il faut se demander en quoi consistait
exactement le rapport de cette théorie à cette pratique
politique. On trouve deux pôles entre lesquels le marxisme
n'a cessé d'osciller. D'un côté, on avait une
théorie qui valait avant tout par sa vérité
et à sa justesse intrinsèques : « la doctrine
de Marx est toute-puissante parce qu'elle est juste », ce
qui veut dire, précise Lénine, qu'elle vaut par son
« harmonie », sa « complétude » et
sa « cohérence », autant de traits rigoureusement
internes à la théorie 2. Il s'ensuit que la théorie
a en elle-même une valeur indépendamment de son utilisation,
elle doit à sa systématicité interne de fonctionner
comme garantie scientifique de l'action politique.
Mais une « doctrine » ne se réduit pas à
un enchaînement de propositions, si bien agencé qu'il
soit. En ce qu'elle a pour essentielle destination d'être
enseignée, une doctrine imprime à la volonté
une direction, elle doit donc opérer une transformation du
sujet auquel elle s'adresse afin de rendre possible, par cette transformation
du sujet, une transformation du monde lui- même. Voilà
pourquoi, selon la formule d'Engels, la doctrine « n'est pas
un dogme, mais un guide pour l'action », donc pas un tout
achevé et immuable, mais elle doit « refléter
» 3, comme dit Lénine, tout changement brusque intervenu
dans les conditions de la vie sociale, dans la mesure où
ces nouvelles conditions imposent une réorientation de la
pratique. La valeur de la théorie tient alors au rapport
particulier qu'elle entretient avec son propre dehors, rapport qui
est d'ordre adaptatif, et non à sa systématicité
interne. On sait les métaphores diverses par lesquelles ce
rapport de la théorie a été réfléchi,
celle de la « boussole » ou du « fil à
plomb ». Mais, à suivre cette pente, c'est le succès
ou l'échec de la pratique qui décide ultimement de
la valeur de la théorie. Se met ainsi en place une sorte
de cercle : la théorie doit tenir lieu de caution scientifique
à l'action, et cependant c'est en dernière analyse
à l'action elle-même de prouver par ses résultats
la valeur de l'instrument qu'est la théorie (à l'origine
de cette instrumentalisation, il y a une interprétation pragmatiste
de la 2e Thèse sur Feuerbach : « C'est dans la praxis
que l'homme doit faire la preuve de la vérité...de
sa pensée » 4). Bref, si d'un côté, «
la doctrine de Marx est toute-puissante parce qu'elle est juste
», d'un autre côté, si elle est juste, c'est
précisément parce qu'elle est toute-puissante.
2 Lénine, Les trois sources et les trois parties constitutives
du marxisme, op. cit., p. 70.
3 Lénine, De certaines particularités du développement
historique du marxisme, op. cit., p. 162.
4 Sur le texte complet de cette thèse et son interprétation,
cf. Pierre Macherey, Marx 1845, Les « thèses »
sur Feuerbach, Paris 2008, Editions Amsterdam.
Le cercle qui se constitue ainsi est celui du théoricisme
et du pragmatisme. On se souvient qu'en son temps Althusser avait
revendiqué, à l'encontre du pragmatisme régnant,
l'indépendance de la théorie à l'égard
de tout critère de vérité, préférant
pour cette raison parler du « Vrai » plutôt que
de la « Vérité » 5. Cette affirmation
de l'indépendance de la théorie comme « système
d'idées » est constitutive du théoricisme. On
a donc bien deux pôles. Au premier pôle, celui de la
théorie comme corps de propositions se suffisant à
lui-même (pôle du théoricisme) on a la vérité
(ou le vrai) en tant qu'elle se dispense de toute vérification,
c'est-à- dire de tout acte consistant à faire ou à
rendre vrai : ce qui est vrai en lui-même n'a pas à
être rendu vrai. Au second pôle, celui de la théorie
considérée comme « doctrine », on a la
vérification par l'action qui rend vrai ce qui ne l'est pas
par lui-même (pôle du pragmatisme)?
Le parti d'avant-garde
Sous ce double point de vue, ce qui fait plus précisément
problème, c'est le rapport de la théorie marxiste
à une institution qui a nom parti d'avant-garde. Car si,
dans la division du travail propre à une telle institution,
le système des idées concerne les seuls intellectuels,
la doctrine est quant à elle l'affaire propre du parti. On
pourrait définir le parti d'avant-garde comme l'institution
qui a pour charge de faire du système des idées une
doctrine, ou plutôt, de lier en un système la théorie
comme système des idées et la théorie comme
doctrine : Lénine, on l'a dit, parle du système des
idées et de la doctrine ». Le parti entendu en ce sens
est donc l'opérateur institutionnel de la fusion en un système
des idées et de la doctrine. Il en résulte cette conséquence
que le parti d'avant-garde au sens léniniste, tout comme
le parti-Etat qui en est issu, est un contenu et non une «
forme », une « méthode » ou un «
moyen » 6. Les méthodes conspiratives, le centralisme
démocratique, la discipline de fer dans l'action, la sélection
des membres par certaines mises à l'épreuve, l'assimilation
de la doctrine, etc., tout cela n'est que la conséquence
d'un contenu. Quel est ce contenu ? Le parti est l'organisation
des « révolutionnaires professionnels ». Ce qui
signifie que la politique et la révolution sont affaire de
professionnels.
5 Althusser, Eléments d'auto-critique, Hachette littérature,
1974, p. 74-75, où il reprend la formule de Spinoza : «
Le vrai s'indique lui-même et indique le faux (verum index
sui et falsi)».
6 On sait l'insistance d'Alain Badiou à parler de la «
forme-parti » comme d'un moyen de vérification de «
l'hypothèse communiste ».
Or cette professionnalisation de la politique est l'exacte négation
de l'exigence de la démocratie, celle du droit du «
premier venu » (ho boulomenos). C'est lui dont la parole se
trouve à la fois déniée et confisquée
au nom de l'intelligence scientifique dont l'avant-garde est seule
détentrice, puisqu'elle apporte la conscience de l'extérieur.
Du Manifeste des 60 ouvriers de 1864 à la Commune de Paris
de 1871, on trouve, tout à l'inverse, une critique radicale
de l'idée de compétence politique : l'éloge
des hommes obscurs que sont les candidats ouvriers s'oppose directement
à toute conception capacitaire du politique (celle de Guizot
et de Jules Ferry, mais également celle de Saint-Simon).
Il faut dire ici, pour bien entendre cette critique, que si le premier
venu est certes « n'importe qui », le « n'importe
qui » n'est pas pour autant un « quiconque »,
comme le note très justement Isabelle Stengers 7, ne serait-ce
que parce qu'un « n'importe qui » entend participer
à la délibération. C'est contre la critique
portée par ce courant que se constitue le parti d'avant-
garde. Il faut donc rétablir l'ordre du principe et de sa
conséquence : si le parti-Etat confisque effectivement le
droit des masses à la parole et à l'initiative, c'est
parce que le parti d'avant-garde avait déjà opéré
cette confiscation avant de conquérir l'Etat et de fusionner
avec lui, précisément pour pouvoir le conquérir.
Le dilemme est dès lors le suivant : soit la théorie
instrument du parti d'avant-garde confié à l'action
de ce parti, soit une, ou plutôt des théories impuissantes
parce que séparées de toute pratique politique (la
métaphore florale des « mille marxismes » due
à Immanuel Wallerstein 8 dissimule mal le sérieux
de ce dilemme). La question est donc : Faut-il travailler à
la reconstruction d'une théorie unifiée, voire unitaire
? Faut-il encore donner au communisme la portée d'une théorie
et repenser alors le statut de la théorie, c'est-à-dire
en rabattre sur ses prétentions? Ou bien, plus radicalement,
ne fut-il pas s'interroger sur la nécessité de continuer
à penser en termes de « théorie » soumise
à l'alternative de la vérité et de la vérification
?
7 Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes, Les empêcheurs
de tourner en rond/ La découverte, Paris, 2009, p. 194. Ho
boulomenos désigne d'ailleurs en grec « celui qui désire
» (sous-entendu : proposer une loi, soumettre un projet de
décret, ou encore intenter une action devant les tribunaux)?
8 André Tosel, Le marxisme du 20è siècle,
Editions Syllepse, 2009, p. 62?
2/ Idée ou hypothèse ?
A la suite du meeting de Londres, il a souvent été
fait état d'un accord sur une définition du communisme
comme « hypothèse ». Parler d'hypothèse
est tout sauf innocent : l'hypothèse implique en effet un
certain rapport à sa vérification, rapport tel que
cette vérification est, au moins en droit, possible. Il faut
donc se demander en quoi consiste précisément ce rapport.
Le rapport de l'hypothèse à sa vérification
est-il un substitut indigent du rapport de la théorie unifiée
à l'action du parti d'avant-garde, en l'absence et de la
théorie unifiée et du parti d'avant-garde ? En quelque
sorte, une version faible de ce rapport destiné à
sauver ce que l'on peut de l'ancienne théorie ? Ou s'agit-il
d'un autre rapport, complètement inédit, à
la pratique qui nous ferait sortir du cercle du théoricisme
et du pragmatisme dont nous venons de parler?
On peut donner trois significations possibles à cette définition
du communisme. Il importe de savoir de quoi on parle, ces trois
significations n'étant nullement équivalentes 9. Dans
l'ordre, on examinera successivement l'Idée éternelle
au sens platonicien, l'hypothèse au sens scientifique, et
l'Idée régulatrice au sens kantien 10.
L'Idée éternelle, soit ce qu'on pourrait appeler
« le communisme sub specie aeternitati »?
On doit se reporter au Livre V (471c- 472-e) et VI (500e-501c)
de la République de Platon pour comprendre le sens d'une
telle définition. Dans le premier passage, Platon fait face
à une « troisième vague » d'objections
concernant la cité idéale dont il vient de dessiner
le modèle, celle de la possibilité de la réalisation
de cette constitution politique et celle de la manière (le
« comment ») dont cette constitution pourrait voir le
jour. L'important est que l'attitude de Platon soit ici commandée
par la saisie d'une vérité absolue : l'action concrète
n'atteint pas moins la vérité que l'expression orale
11, ce qui signifie que l'action est placée, tout comme la
parole, sous la juridiction d'une vérité qui les transcende
toutes deux. I
9 Alain Badiou soutient que « les interminables discussions
concernant le statut réel de l'Idée communiste sont
sans issue » en s'abritant derrière la « complexité
» de l'Idée communiste considérée comme
« opération subjective » (L'hypothèse
communiste, Circonstances 5, éditions Lignes, 2009, p. 194).
10 Il va de soi que nous excluons ici d'autres significations possibles
de ce terme d'« hypothèse », dont notamment celle
de Jacques Rancière. Ce dernier comprend l'hypothèse
comme la présupposition de l'égale capacité
sans laquelle les pratiques de mise en commun ne seraient tout simplement
pas possibles, la « vérification » consistant
ici en l'actualisation pratique de cette capacité.
11 Livre V, 473a, traduction de Georges Leroux, GF Flammarion,
p. 300.
Le passage du Livre V explicite cette subordination de l'action
à la vérité absolue en comparant les philosophes-rois
à des peintres : ce sont très exactement les peintres
« des constitutions », c'est-à-dire « des
artistes-peintres qui travaillent selon le modèle divin »
à tracer l'esquisse de la constitution politique. Ces peintres
d'un genre particulier prendraient la cité et les caractères
des êtres humains comme une « tablette à esquisser
» et commenceraient par la « nettoyer », puis
ils effaceraient certains traits de l'homme et les dessineront à
nouveau jusqu'à ce qu'ils « aient rendu les caractères
humains le plus possible agréable au dieu ». Il s'agit
donc de produire des êtres humains conformément à
un modèle transcendant. Faut-il donc ordonner le communisme
comme action à un tel modèle du juste en soi ? Lui
appartient-il de travailler à la production des hommes d'après
une Idée pure de l'égalité ? La « démonstration
» relèverait alors d'une démiurgie un peu particulière
qui tiendrait en fait de ce que l'on pourrait appeler une «
anthropurgie » : le philosophe-roi devenu législateur
communiste deviendrait une sorte d'ouvrier de l'homme 12. La «
démonstration » consisterait alors à changer
le réel de l'homme de manière à le rendre adéquat
à l'Idée. Tandis que la théurgie consiste à
faire descendre Dieu dans l'âme humaine, l'anthropurgie consisterait
ainsi à élever l'homme jusqu'au modèle divin
moyennant un « nettoyage » de l'âme. Cette «
démonstration » n'a rien d'une vérification,
car la vérité absolue est par définition soustraite
à l'exigence de vérification. Si « hypothèse
» il y a chez Platon, elle consiste exclusivement dans la
position d'une réalité existant par soi (celle du
juste, par exemple), position n'a pas à être «
vérifiée ». Mais si « démonstration
» il y a, elle est bien singulière, puisqu'elle consiste
à changer l'un des deux termes du rapport (en l'occurrence
l'homme dans le rapport de l'homme à l'Idée du juste)
pour établir que ce rapport est bien un rapport de conformité.
A vouloir, par l'artifice d'une discipline, rendre conforme l'homme
à une vérité absolue, on ne démontre
en réalité rien du tout pas plus qu'on ne vérifie
quoi que ce soit. A moins que l'on entende par vérification,
non pas celle de l'Idée éternelle, mais celle de l'homme
que l'on « rend vrai » en le rapprochant le plus possible
de la vérité. Plus largement, l'idée même
d'une « démonstration pratique » est un pur non-sens
: une démonstration est théorique ou n'est pas.
12 Ouvrier-peintre qui aurait les yeux fixés sur le modèle
réalisé par le dieu créateur de la nature (phutourgos).
L'hypothèse scientifique, soit ce qu'on pourrait
appeler « le communisme vérifié par ses échecs
»?
Une hypothèse en science peut désigner deux choses
: tout d'abord, il peut s'agir d'une supposition visant à
expliquer des phénomènes, susceptible, sinon de vérification,
tout au moins de confirmation, et apte à fonder une prédiction
(hypothèse physique) ; ensuite, il peut s'agir d'une conjecture
appelant des essais de démonstration (théorème
de Fermat). C'est au second sens que l'on fait plus volontiers référence
aujourd'hui 13. Le communisme peut-il être une hypothèse
en ce sens ? Non, pour deux raisons : la première, qui ne
vaut pas seulement pour l'hypothèse mathématique,
est que le « problème » du communisme n'est pas
un problème de démonstration, le communisme n'est
pas une conjecture en attente de démonstration, il relève
essentiellement de la pratique, des pratiques de mise en commun,
et de la réflexion de ces pratiques sur elles-mêmes,
non de la science ; la seconde est que cette analogie est spécieuse
dans la mesure où elle donne à penser que les essais
de démonstration de l'hypothèse politique font partie
de l'histoire de l'hypothèse, à la manière
dont les essais de démonstration de l'hypothèse mathématique
font partie de l'histoire de l'hypothèse mathématique.
Faire partie de l'histoire de l'hypothèse doit ici s'entendre
au sens d'appartenir à « l'histoire de la justification
» de cette dernière 14. La conséquence en est
que les pires tragédies du mouvement ouvrier, au premier
chef le terrorisme d'Etat stalinien et maoïste, doivent être
versées au compte de la justification de l'hypothèse
(comme le voit très bien Bensaïd 15). C'est le paradoxe
de l'incorporation de l'échec dans la vérification,
paradoxe destiné à soustraire l'échec à
la logique de l'infirmation ou plutôt à faire de l'échec
un échec « apparent »16. L'échec de la
démonstration de l'hypothèse serait lui-même
un moment de sa justification. L'hypothèse acquiert ainsi
le statut d'une Idée supra-temporelle et immuable qui n'est
en rien affectée par le sort des tentatives qui sont faites
pour la « démontrer ».
13 Alain Badiou, L'hypothèse communiste, Circonstances 5,
éditions Lignes, 2009, p. 11?
14 Ibid., p. 11.
15 Daniel Bensaïd, Un communisme hypothétique -- A
propos de « L'hypothèse communiste » d'Alain
Badiou, http://www.europe-solidaire.org, 24/06/2009, p. 3-4.
16 L'expression d'« échecs apparents» figure
à la page 12 de L'Hypothèse communiste, Circonstances
5, op. cit.
En réalité, au prix d'un étrange renversement,
c'est en dernière analyse plutôt elle qui « justifie
» les tentatives faites pour la « justifier ».
Quoiqu'il en soit, il faut rappeler à la suite de Hegel que
« le faux n'est plus comme faux un moment de la vérité
» 17.
L'Idée régulatrice, soit ce qu'on pourrait appeler
« le communisme du comme si (als ob)».
Qu'est-ce en effet qu'une Idée régulatrice ? C'est
en substance, selon Kant, une représentation de la raison
à laquelle aucune expérience ne pourra jamais être
complètement adéquate, et qui fait fonction de règle
soit sur le plan pratique, soit sur le plan théorique?
L'Idée régulatrice au sens théorique est une
« fiction heuristique », ce qui veut dire qu'elle pour
fonction d'orienter les recherches selon le fil conducteur d'une
unité systématique 18?
Telle est le statut de l'Idée de Dieu en tant supposition
permettant d'expliquer l'ordre et la finalité dans la nature.
L'Idée régulatrice au sens pratique détermine
quant à elle une attitude morale : elle commande d'agir «
comme si la chose, qui peut-être n'est pas, avait une réalité
», selon la formule de Kant 19. En l'absence de certitude
théorique, elle donne une certitude pratique fondée
sur le devoir moral. Elle n'a alors rien à voir avec une
quelconque « hypothèse » : la « paix perpétuelle
» est une Idée en ce qu'elle fait obligation à
chacun d'agir en vue de sa fondation, mais elle est en elle-même
totalement indépendante d'une « supposition »
concernant sa réalisabilité 20. On pourrait alors
se tourner vers ce que Kant appelle les « postulats de la
raison pratique » (la liberté, Dieu, l'immortalité
de l'âme). Mais Kant nous prévient explicitement contre
la confusion de l'hypothèse et du postulat 21 : la loi morale
est indépendante de ces « suppositions » (je
n'ai pas besoin de croire en Dieu pour savoir où est mon
devoir),
17 Préface de la Phénoménologie de l'esprit,
traduction Jean Hyppolite, Aubier Montaigne, p. 35.
18 Alain Badiou parle d' « hypothèse heuristique »,
donnant ainsi l'impression de reprendre à son compte ce que
dit Kant de l'Idée régulatrice au sens théorique.
En réalité, il désigne de la sorte la fonction
qu'aurait l'hypothèse communiste de produire des lignes de
démarcation entre différentes politiques (Op.cit.,
p. 132).
19 Doctrine du Droit, Métaphysique des moeurs II, GF-Flammarion,
1994, p. 182.
20 Ibid.
21 Critique de la raison pratique, G-F Flammarion, p. 271-272.
ces dernières ne sont requises que relativement à
« l'effet subjectif » de la loi sur la volonté
(je veux qu'il y ait un Dieu car j'ai besoin de cette supposition
pour travailler de toutes mes forces à la promotion du «
souverain Bien » 22) ?
Qu'elle soit entendue au sens théorique ou au sens pratique,
l'Idée ne relève donc pas de la vérité
(contrairement à l'Idée platonicienne) et ne procure
aucune connaissance objective. En tant que telle, elle est non seulement
indémontrable, mais également invérifiable.
Donc, du côté de l'Idée régulatrice,
plus de rapport à la vérité et, par voie de
conséquence plus, de vérification ou de démonstration.
On comprend mal dans ces conditions que l'hypothèse communiste
soit parfois présentée comme « une Idée,
pour parler comme Kant, dont la fonction est régulatrice
» 23. Entre l'Idée pratiquement régulatrice
et l'hypothèse il faut choisir, de même qu'entre l'Idée
régulatrice (qu'elle soit théorique ou pratique) et
la vérité absolue.
Si l'on résume, on a :
1/ ou bien une Idée pure qui coïncide avec une vérité
absolue, soit une vérité qui se dispense de vérification
ou de justification en ce qu'elle est l'instance suprême de
toute justification
2/ ou bien une hypothèse qui ne court jamais le risque de
l'infirmation parce que les essais de vérification qui ont
échoués sont eux-mêmes des moments de sa vérification
3/ ou bien enfin une supposition morale à valeur régulatrice.
Les deux premières propositions optent de façon claire
ou déguisée pour la vérité contre la
vérification, tandis que seule la troisième proposition
nous fait sortir tant de la vérité que de la vérification,
en ce qu'elle nous libère du rapport à la vérité,
ce qui n'est pas rien.
22 Chez Kant, le souverain Bien désigne l'union de la vertu
et du bonheur.
23 Op. cit. L'avantage de la référence à Kant
est d'autoriser l'articulation de deux des « composantes »
de l'Idée du communisme selon Badiou : la composante subjective
(soit l'instance de l'«imaginaire ») correspondrait
à l'effet subjectif produit par l'Idée régulatrice
comme par le postulat sur la volonté, tandis que la composante
historique (soit l'instance du « symbolique ») correspondrait
quant à elle à l'approximation indéfinie de
l'Idée pratique dans l'avenir. Le seul problème de
cette construction réside dans le rapprochement indu de l'Idée
régulatrice et de la vérité (la composante
politique ou instance du « réel »).
3/ Le communisme comme objectif stratégique
Mais cette libération n'est praticable qu'au prix d'une
régression en deçà de Marx. Pour ce dernier,
le communisme n'est pas un idéal (Ideal) pas plus qu'il n'est
un état de choses (Zustand), mais bien le mouvement réel
qui abolit (die wirkliche Bewegung) l'état de choses existant.
Il faut prendre la formule à la lettre : le mouvement réel
n'est pas de l'ordre d'une visée ou d'un projet politique,
il n'est pas le mouvement qui vise à abolir, mais bien le
mouvement qui est en train d'abolir, le mouvement d'abolition qui
est actuellement en cours (le temps de la proposition subordonnée
: « welche ... aufhebt », est celui du présent
et non celui de l'avenir). Le texte de l'Idéologie allemande
ajoute d'ailleurs tout aussitôt : « Les conditions de
ce mouvement résultent des présuppositions actuellement
existantes » 24. Les présuppositions actuellement existantes,
comme le contexte l'indique suffisamment, sont les présuppositions
que Marx a définies comme des « présuppositions
réelles » dont on ne peut faire abstraction qu'en imagination
: il s'agit ici des présuppositions que constituent la grande
industrie, la division du travail qui lui est spécifique,
le développement des forces productives à l'échelle
mondiale, etc., présuppositions sans lesquelles le communisme
ne serait qu'une chimère. C'est dire que le mouvement réel
est indissociablement mouvement de concentration des ouvriers dans
la grande industrie, lutte des classes, organisation du prolétariat
en classe dans cette lutte et par elle, et, au-delà, abolition
de toutes les classes, de sorte que le terme du mouvement en est
le résultat nécessaire. En définissant le communisme
comme « Idée régulatrice», on revient
au communisme d'avant Marx, c'est-à-dire au communisme comme
« idéal » moral : on retombe dans la position
qui consiste à condamner ce qui est au nom d'un devoir-être
transcendant (à la manière par exemple dont un Leroux
fait en 1840 de l'Humanité, en des termes explicitement religieux,
un être collectif qui tient de l'idéalité ou
du devoir-être). Mais l'alternative est-elle vraiment entre
mouvement réel et Idéal ? A ne pas vouloir régresser
en deçà de Marx, est-on condamné à revenir
à Marx ?
qu'est-ce qu'un objectif stratégique ?
Dans un entretien de 1978, intitulé Méthodologie
pour la connaissance du monde : comment se débarrasser du
marxisme 25, Foucault discerne dans la pensée de Marx ce
qu'il appelle « un jeu entre la formation d'une prophétie
et la définition d'une cible ». D'un côté,
la conscience d'une nécessité historique, c'est-à-dire
l'idée que dans l'avenir telle chose devait advenir, soit
la dimension prophétique. De l'autre côté, un
discours de lutte qui a pour objectif la détermination d'une
cible à attaquer, soit la dimension stratégique.
24 Marx-Engels-Jahrbuch, Die deutsche Ideologie, Akademie Verlag,
2004, p. 21. La seconde phrase de ce paragraphe du manuscrit est
le plus souvent omise par les commentateurs, et presque toujours
traduite de façon approximative?
25 Dits et écrits, 1978, Gallimard/ Seuil, p. 612-613.
Prenant pour exemple l'idée d'une disparition de l'Etat,
Foucault précise que comme prophétie une telle idée
est manifestement erronée avant d'ajouter : « Mais,
du moment où l'on définit la disparition de l'Etat
comme un objectif, la parole de Marx prend une réalité
jamais atteinte », en ce sens que la réalité
des mécanismes de pouvoir mis en oeuvre aujourd'hui «
justifie, du point de vue stratégique d'une lutte de résistance,
la disparition de l'Etat comme objectif » 26. Un objectif
stratégique est donc un objectif que se fixe une lutte de
résistance. La « stratégie » comprise
en ce sens ne relève pas du calcul des moyens permettant
d'atteindre un objectif définitivement constitué,
elle concerne la détermination de l'objectif lui-même
dans l'ici et le maintenant d'une situation singulière, ce
qui signifie que l'objectif demande à chaque fois à
être spécifié à partir des rapports de
forces. En d'autres termes, il a d'abord la détermination
d'une cible pour une lutte de résistance. En tant qu'il est
complètement dissocié de toute affirmation d'une nécessité,
c'est-à-dire dépourvu de toute dimension prophétique,
un objectif stratégique ne procède pas du «
mouvement réel », puisque ce dernier n'est rien d'autre
que le mouvement en cours d'abolition du capitalisme dans sa nécessité
même. Mais cet objectif stratégique n'est pas non plus
un idéal moral : il n'a pas de valeur transhistorique, il
ne se déduit pas d'une certaine Idée de l'homme qui
serait pure et a priori, c'est-dire indépendante de l'expérience,
il ne prend sens que rapporté à des pratiques existantes.
La disparition de l'Etat Comment déterminer aussi précisément
que possible la cible à attaquer ? Aujourd'hui, la cible
à attaquer a la figure de l'Etat néolibéral
ou Etat entrepreneurial (corporate state). L'objectif stratégique
de la disparition de l'Etat se spécifie donc comme objectif
de la disparition de l'Etat entrepreneurial. Mais il demeure objectif
de la disparition de l'Etat. Il n'est pas moindre de se spécifier,
au contraire de l'Idée régulatrice qui doit préserver
une certaine indétermination. A l'inverse, à se spécifier
il gagne plutôt en valeur stratégique. En quoi consiste
au juste cette nouvelle figure de l'Etat ?
26 Ibid., p. 613.
En ceci que l'Etat se fait agent de l'extension de la logique du
marché au-delà de la sphère du marché
stricto sensu (celle de la production des marchandises, c'est-à-dire
de produits destinés à être échangés
contre de l'argent). Un tel Etat n'est pas un instrument du capital
-- ce qui laisserait entendre qu'il pourrait servir à d'autres
fins une fois placé en d'autres mains --, il est un partenaire
du capital global. En tant que tel, il doit non seulement se porter
garant du respect de la norme de la concurrence dans la sphère
de l'économie, mais aussi, précisément à
cette fin, transformer son propre fonctionnement en s'appliquant
à lui-même les règles du droit privé.
Il s'agit donc d'une auto- transformation destinée à
assurer l'extension hors marché de la logique du marché.
C'est dans ce cadre qu'il faut situer la pénétration
de la logique de l'évaluation quantitative dans la sphère
des institutions publiques. Ce qui est en jeu, c'est une sorte d'extension
de la loi de la valeur (celle de la détermination de la valeur
par la quantité de travail socialement nécessaire)
par une voie inattendue, non pas celle d'un procès d'auto-valorisation
spontané du capital, mais celle de la construction de dispositifs
de pouvoir qui ont pour fonction de faire intérioriser aux
sujets l'impératif de la performance. C'est pourquoi nous
parlons, Christian Laval et moi-même, d'une subjectivation
par la performance tendant à transformer chaque sujet en
une « entreprise de soi ». Ce processus de subjectivation,
qui traverse les individus eux-mêmes, ne va cependant pas
sans résistance.
Les pratiques du commun et l'institution des communs
Les pratiques de résistance à l'Etat entrepreneurial
n'ont pas attendu d'être reconnues pour exister. Tout simplement
parce que « là où il y a pouvoir, il y a résistance
» 27. Loin que la résistance soit première,
comme le pensent Negri et Hardt, pouvoir et résistance se
co- produisent continuellement. La résistance n'est donc
pas condamnée à être « réactive
», pas plus d'ailleurs que le pouvoir. Seul importe «
le caractère strictement relationnel des rapports de pouvoir
», en vertu de laquelle mise en place des normes et résistance
aux normes sont proprement indissociables. Nous nous proposons de
désigner ces pratiques de résistance aux normes par
l'expression de « pratiques du commun ». C'est là
désigner le principe transversal qui relie des pratiques
de résistance très diverses. En tant que résistance
à la mise en concurrence des individus selon la norme de
l'entreprise de soi, elles procèdent toutes du souci de préserver
une certaine intelligence collective qui ne vit que d'une activité
de mise en commun non transactionnelle, toujours précaire
et menacée.
27 Histoire de la sexualité, La volonté de savoir,
1976, Gallimard, p. 125.
Dans les institutions et les professions les plus diverses (hôpital,
justice, psychiatrie, université, etc.), « il s'agit
toujours d'une intelligence collective, concrète et située
»28. La mise en commun comprise en ce sens n'a rien à
voir avec une quelconque entente des consommateurs, elle ne saurait
consister en un simple « usage commun » de telle ou
telle ressource. A cet égard, il faut distinguer les pratiques
du commun des « communs » eux-mêmes. Car, si les
pratiques du commun s'établissent d'emblée comme vis-à-vis
du pouvoir, les communs ne sont jamais donnés, mais toujours
à instituer. C'est l'idée même des commons qui
doit être radicalement réélaborée par
la critique. Il faut en effet récuser la catégorisation
des « biens communs » opérée par une certaine
économie comme viciée dans son principe. Contre toute
chosification des « communs », il faut dire que le commun
n'est pas une propriété de nature inscrite dans certaines
choses (l'eau, l'air, l'information, etc.), mais un espace institutionnel
ouvert par une co-production de règles qui obligent tous
les participants.
L'objectif stratégique acquiert ainsi une double détermination
: celle toute négative de la disparition de l'Etat, et celle,
qui en est le corrélat positif, de l'institution des communs.
Se dessinent ainsi un rapport de l'objectif stratégique aux
pratiques qui n'est ni le rapport de la théorie à
l'action d'un parti, ni le rapport de l'Idée régulatrice
à l'action morale. L'objectif stratégique relie entre
elles des pratiques de résistance qui lui préexistent,
il favorise en ce sens leur extension, leur généralisation,
et leur intensification, mais, en même temps, dans la mesure
où il prend appui sur ces pratiques, il gagne en retour en
détermination du fait même du développement
de ces pratiques. Le problème d'une théorie déjà
constituée se cherchant une vérification dans la pratique
perd dans ces conditions toute signification. L'avantage intellectuel
et politique d'une telle position tient en ceci qu'elle accomplit
une double libération : d'un côté la recherche
théorique est libérée de l'exigence d'avoir
à produire une théorie vraie, de l'autre les pratiques
sont libérées de l'exigence d'avoir à vérifier
une théorie préexistante. Le communisme ne relève
pas du discours de la science, il ne déduit pas ce qui doit
être d'une intelligence du mouvement réel considéré
dans sa totalité, il reconnaît qu'en un sens il n'y
a jamais que des pratiques, pratiques de gouvernementalité
ou pratiques de résistance à la gouvernementalité.
Comme tel, il est indissociable d'un matérialisme, non de
la pratique, mais des pratiques.
28 Isabelle Stengers, op. cit., p. 109.
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