"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
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Compte-rendu du Séminaire du 26 septembre 2009
« Concurrence : seul moteur d'efficacité & de richesses ? »
Pierre Dardot & Christian Laval

Origine : http://www.philosophie-management.com/php/agenda/agenda_detail.php?ag_id=10

http://www.philosophie-management.com/docs/2009/09_09_26_-_Seminaire_-_Dardot_et_Laval_-_Compte-rendu.pdf


Introduction

Pierre Dardot

Le néolibéralisme, même s'il peut se présenter sous les traits d'une idéologie, est d'abord et avant tout, ce que nous appelons - à la suite de Michel Foucault - une « rationalité ». C'est un système de normes commandant et régissant les pratiques, c'est-à-dire, ce que les hommes font. Ceci est une différence importante car un système de normes qui commande, de l'intérieur, l'action des hommes, n'implique pas que ceux-ci adhèrent intellectuellement et idéologiquement à ces normes. Autrement dit, on peut être mis dans des situations où l'on est amené à se conformer, dans son action, à des normes, sans pour autant épouser celles- ci en toute conscience ni considérer qu'elles sont une valeur. C'est une idée importante pour nous car elle apporte à la rationalité néolibérale toute son épaisseur.

Voici, selon nous, les 4 caractéristiques de cette épaisseur :

Le marché, à l'intérieur de cette rationalité, n'apparaît pas comme quelque chose de naturel (alors que pour un Adam Smith ou d'autres auteurs du XVIIIe siècle, le marché était quelque chose de naturel, une sorte d'espace venant limiter l'action du gouvernement). Le néolibéralisme, en tant que rationalité (je ne parle pas nécessairement de l'idéologie. D'ailleurs, il y a différentes idéologies au sein du néolibéralisme) fait du marché quelque chose de construit. Cela implique des règles requérant d'être respectées et appliquées.

Au sein de ces règles, il en est une, fondamentale : la concurrence. La rationalité néolibérale se caractérise par le fait de donner une primauté voire une centralité à la concurrence comme norme fondamentale du marché. Malgré ce que l'on pourrait croire, cette donnée est assez récente dans l'histoire de la pensée et de l'histoire socioculturelle.

Cette norme de la concurrence est une norme que l'Etat doit faire appliquer et faire respecter par les agents du marché mais aussi tendre à l'appliquer à lui-même. Il ne s'agit pas de considérer que tous les Etats en sont au même point, mais l'idée primordiale avancée est que l'Etat ne fait pas exception. Non seulement il doit faire appliquer la règle de la concurrence (en faisant en sorte, surtout, que cette règle ne soit pas enfreinte ou violée) mais il doit aussi l'appliquer à lui-même soit intégrer dans sa propre logique de fonctionnement, la logique qui est celle de la concurrence. Cela correspond exactement au Corporate State, c'est-à-dire l'Etat entrepreneurial.

Ce dernier point est fondamental en ce que sans lui on ne comprendrait pas que le néolibéralisme soit plus qu'une idéologie, à savoir une rationalité. Il s'agit du fait que cette norme de la concurrence doive être intériorisée par les sujets eux-mêmes dans leur propre fonctionnement. Par conséquent, chaque individu est plus ou moins incité à se comporter comme une entreprise en relation avec d'autres individus qui doivent être également vus par lui comme d'autres entreprises. C'est l'idée reprise dans la littérature aujourd'hui de l'individu comme entreprise de soi. La relation va au-delà d'un simple rapport entre l'Etat et les acteurs économiques. En effet, on a souvent tendance à limiter le prisme en considérant uniquement la relation entre les agents économiques sur le marché et l'Etat. Mais il nous semble qu'il existe une extension beaucoup plus importante.

Nous rejoignions Christian Arnsperger pour dire qu'il s'agit, avec la rationalité néolibérale, d'une extension de la logique du marché à toutes les sphères de l'existence humaine et tout particulièrement à celle, intime, du fonctionnement des sujets. J'ai bien dit « extension de la logique du marché » et je n'ai pas parlé de « marchandisation généralisée ». Les individus doivent intégrer la norme de la concurrence mais cela ne signifie pas que tout doit devenir marché. A la limite, il faudrait dire que tout ne doit pas devenir marché pour que la logique du marché soit étendue.

I. La concurrence au centre du fonctionnement capitaliste

Dans la mesure où cette rationalité est totale, c'est-à-dire globale, tendant à prévaloir à l'échelle mondiale et englobant les différentes sphères de l'existence humaine, il nous semble important de revenir sur l'idée de concurrence. Des choses très différentes se cachent derrière le terme « concurrence ».

Chez Smith et Ricardo, vous avez une insistance sur la division du travail et non sur la concurrence. La division du travail, avec la spécialisation qu'elle permet, est fondamentale.

La spécialisation est à l'origine d'une complémentarité dans laquelle tout le monde est gagnant car il y a sur le marché une logique d'équivalence. Dans cette vision classique, la concurrence n'est absolument pas le centre. Elle est perçue comme une condition du bon fonctionnement des échanges marchands.

I.1. Marx et Schumpeter contre la conception des économistes classiques et des néoclassiques

Il y a toute une série d'auteurs qui vont remettre en cause cette façon de comprendre la logique du marché. Marx en est le critique le plus connu. Très tôt, il repère ce mode de fonctionnement dans sa Misère de la philosophie1 (1847) dirigée contre le philosophe Proudhon lequel, à ce moment-là, écrit dans un texte que la concurrence est l'émulation industrielle. Marx le reprend dans ces termes pour affirmer que la concurrence est l'émulation commerciale : « De nos jours, l'émulation industrielle n'existe qu'en vue du commerce. Il y a même des phases dans la vie économique des peuples modernes où tout le monde est saisi d'une espèce de vertige pour faire du profit sans produire. Ce vertige de spéculation qui revient périodiquement met à nu le véritable caractère de la concurrence qui cherche à échapper à la nécessité de l'émulation industrielle. » A la différence des économistes classiques, Marx met l'accent sur le caractère fondamental de la concurrence comprise comme commerciale (par les prix).

Notre seconde référence est Schumpeter. Autant Marx est contre les économistes classiques, Schumpeter est contre une certaine tendance de l'économie néoclassique qui raisonne en termes d'équilibre général garanti par le mécanisme de l'offre et de la demande.

Il a théorisé un deuxième mode de concurrence, celle de la course à l'innovation. Notre économiste met en avant la figure de l'entrepreneur en tant que conducteur de l'innovation.

L'entrepreneur secoue voire détruit les routines et cherche, le cas échéant, à détenir un monopole.

1 Version électronique de l'oeuvre à l'adresse URL suivante :

http://www.marxists.org/francais/marx/works/1847/06/km18470615l.htm

I.2. L'essor d'un « darwinisme social » à la fin du XIXe siècle

Cette mise en évidence de la concurrence comme moteur d'une logique de fonctionnement du système capitaliste se trouve pensée d'une manière singulièrement différente à partir de la fin du XIXe siècle. Vers 1880, Herbert Spencer père de ce que l'on appelle - à tort selon moi « darwinisme social », réfléchit la concurrence comme une nécessité vitale. La concurrence est vue comme le moteur du progrès car elle permet d'éliminer les moins aptes.

Ce qui l'intéresse, c'est la logique éliminatoire. Cela constitue une sorte de rupture par rapport au premier libéralisme dans la mesure où ce qui prévalait était une logique de complémentarité dans la sphère des échanges marchands. Ici, ce n'est pas le cas. Au contraire, chez Spencer, il y a une valorisation de la lutte, dans la sphère économique et autour de la concurrence. Cette valorisation est pensée comme étant, finalement, la transposition, à la sphère économique, de ce qui vaut généralement dans la sphère du vivant. La compétition devient l'essence de la vie. C'est pourquoi il est normal qu'il en soit également ainsi dans la sphère du marché où on laisserait jouer au maximum la logique d'élimination. Spencer a donc été le plus loin dans le développement de cette thèse. Dans les discours actuels, il semble qu'il y ait beaucoup de personnes qui soient spenceriennes sans le savoir...

Les thèses de Spencer constituent donc un tournant. Non pas que le néolibéralisme va s'en inspirer - les néolibéraux font souvent peu de cas de Spencer, un Hayek par exemple se définira comme un partisan de l'évolutionnisme culturel, et non d'un évolutionnisme biologique. Spencer est donc à la fois un tournant et un épouvantail dont la plupart des néolibéraux ne veulent pas entendre parler, puisqu'il pèche par excès de réductionnisme en situant la concurrence interne à la société dans le prolongement de la biologie.

Christian Laval

II. La concurrence construite et encadrée par l'intervention publique

Ce qu'il faut retenir, c'est donc le glissement de sens de la concurrence. J'insisterai sur une expression très spencerienne « la survie des plus aptes ». Elle sera diffusée sur le plan de la culture, des opinions et des évidences, en particulier dans le monde anglo-saxon. La concurrence est comprise comme un principe de sélection et d'élimination avec des effets « favorables » puisque seuls les plus forts survivent. C'est une thèse qui a des implications politiques et morales extrêmement fortes (donnant lieu à la naissance de l'eugénisme en Europe).

II.1. Les leçons de la crise de 1929 (Walter Lippmann)

Dans les années 30, quelque chose semble désormais impossible à soutenir ouvertement pour beaucoup : l'idée d'élimination des plus faibles (cf. nazisme). Même si un certain nombre de thèses ne peuvent plus être formulées, la logique profonde de sélection et d'élimination des plus faibles ne disparaît pas pour autant. Pendant cette période de l'entre- deux-guerres, une autre idée sera de plus en plus difficile à soutenir, celle du laisser-faire comme meilleur système conduisant à l'équilibre économique. La Grande Dépression impose une révision assez générale dans les milieux libéraux et des responsables d'affaires.

Une refonte intellectuelle du libéralisme est requise et sentie comme nécessaire. Ce ne sont pas seulement les économies qui entrent en crise mais également une certaine façon de penser, notamment l'idée qu'il faille envisager le marché en terme de nature.

Le colloque Walter Lippmann qui a eu lieu à Paris en 1938 est un moment charnière. Il se propose, très explicitement, de refonder le libéralisme et de repenser le capitalisme. Et ceci dans un contexte et selon des paramètres qui ne sont pas complètement sans rapport avec ce que nous vivons aujourd'hui, c'est-à-dire un moment de crise où l'on se dit que ce que l'on pensait aller dans le sens du progrès de l'histoire et des sociétés aboutit à une catastrophe qui n'est pas seulement économique mais sociale et politique. Avec ce colloque, s'esquisse le profil du néolibéralisme en tant que doctrine dont les fondements et les principes se veulent assez différents du libéralisme classique.

II.2. L'ordolibéralisme allemand et la construction européenne

Il faut retenir que, désormais, le libéralisme rénové ou néolibéralisme n'opposera plus simplement le marché et l'Etat comme si c'était deux sphères étrangères l'une à l'autre. Il fera du cadre juridico-politique, c'est-à-dire de l'intervention de l'Etat, une des conditions même du fonctionnement de la concurrence. Dès lors, il s'agit de penser l'intrication et l'interpénétration de l'Etat et du marché. Dès cette époque, il devient évident que sans l'intervention active de l'Etat, un ordre économique concurrentiel ne peut pas fonctionner.

Les économistes et philosophes allemands présents au colloque Walter Lippmann sont les principaux défenseurs de la nécessité de ce cadre. Ils seront appelés « ordolibéraux » (Ordnung pour « ordre » en allemand). Ils pensent à une mise en ordre de l'économie et de la société par l'intervention de l'Etat. Dans les pratiques de l'après-guerre, on retrouvera l'idée du rôle actif des institutions publiques dans la mise en oeuvre d'un système concurrentiel et dans son entretien. Cette vision étant souvent passée sous silence, on reste toujours idéologiquement, les uns et les autres, dans cette certitude qu'il y a, entre le marché et l'Etat, une exclusion.

La doctrine ordolibérale a eu un impact certain sur l'Allemagne. Dès 1947, les ordolibéraux ont été les principaux inspirateurs de la reconstruction politique (côté RFA) et économique avec, notamment, Ludwig Erhard. Plus encore, l'ordolibéralisme a été l'un des grands courants qui a influencé la construction européenne : la mise en place, par les institutions, d'un marché avec des règles qui sont juridico-politiques va tout à fait dans le sens de l'ordolibéralisme.

Notons donc que l'ordolibéralisme n'est pas nouveau. Il prend source dans la crise de l'entre-deux-guerres. Ensuite, il ne vient pas comme on aurait tendance à le croire du monde anglo-saxon. Il est issu de l'Europe et de l'Europe continentale en particulier. Enfin, il répond à un certain nombre de questions : il était clair qu'avec le nazisme d'un côté et le stalinisme de l'autre, il fallait inventer quelque chose d'autre. Pour que cela soit viable, il fallait absolument susciter l'intervention de l'Etat et non pas l'exclure (le désordre venant aussi du fait que l'Etat avait été mis hors jeu par l'idéologie du laisser faire, ce qui avait contribué à créer des déséquilibres de tous ordres).

Cette politique de la « mise en ordre » ou du cadre, maintient au centre l'idée de la concurrence. Qu'est-ce à dire ? C'est une intervention de l'Etat pour la concurrence, qui l'encourage et l'organise. On veillera, par exemple, qu'il n'y ait pas d'effet de monopole, que le marché du travail fonctionne de façon fluide ou que les syndicats ne soient pas trop puissants. Bref, il y aura des interventions pour que la concurrence soit bien le principe de fonctionnement de l'économie.

Plus encore, la concurrence doit être définie comme principe organisateur des rapports entre les groupes sociaux et les individus. La dimension sociale est prise en compte dans l'ordolibéralisme. Une expression typiquement ordolibérale comme « économie sociale de marché » ne recouvre pas du tout le modèle social caractérisé par un Etat social et un système de redistribution, selon une erreur d'interprétation assez courante. La visée ordolibérale, dans cette expression, a en ligne de mire une politique de société telle que la concurrence puisse, effectivement, être le principe organisateur.

III. La concurrence comme norme générale de la vie sociale et du fonctionnement subjectif

III.1. Le principe de concurrence comme forme de « régulation mondiale »

La concurrence, au-delà de la construction européenne, a été installée au coeur de la régulation mondiale par étapes. Pierre Dardot a rappelé qu'au XIXe siècle ce principe de concurrence commerciale était déjà largement lancé. Cependant, il faut remarquer qu'il y a des inflexions et des tournants. La crise pétrolière des années 70, l'inflation et l'érosion des taux de profits sont les éléments de la crise généralisée qui affectent les capitalismes nationaux et la régulation de type « fordiste ».

Une des principales voies de sortie, à côté de la solution monétariste, a été la mise en concurrence de plus en plus ouverte et directe des entreprises et des économies. On a pris appui sur les « champions » qui semblaient pouvoir faire sortir tous les pays de la crise, à savoir sur les grands groupes à dimension internationale, lesquels étaient présentés comme un modèle de productivité et de rentabilité. Ces groupes allaient relever toutes les économies en portant les investissements ailleurs, en créant de l'emploi, etc. Il est bien connu que les années 80-90 sont des années où la mondialisation - dont ces grands groupes nationaux ont été les vecteurs - va imposer une règle de concurrence plus forte encore qu'avant entre les entreprises, les économies, les systèmes étatiques, fiscaux, de protection sociale, etc. En effet, dans ce système mondialisé rien n'échappe à la logique de concurrence et sûrement pas les conditions de mise sur le marché des facteurs de production. Grosso modo, les marchés du travail et les travailleurs (par secteurs) vont être, peu à peu, mis en concurrence.

Ainsi, ce ne sont pas seulement les biens et services qui seront mis en concurrence par l'interpénétration des échanges et des investissements mais l'ensemble des systèmes sociaux. Les politiques qui seront adoptées vont toutes être des politiques de compétitivité.

Au-delà, c'est tout le système normatif (règles, lois de fonctionnement) qui sera affecté par

III.2. La concurrence comme forme unique du rapport social

Comme je l'ai dit, la concurrence ne peut être seulement limitée à des relations économiques. Les économistes font valoir tous les avantages de la concurrence pour le consommateur, pour l'innovation, pour l'amélioration de la productivité. Mais la question échappe, pour une large part, aux économistes puisqu'il y a une très grande porosité entre l'activité économique et les rapports sociaux. Une société fonctionne aussi pour l'économie.

Cette logique de concurrence de nature économique entraîne toute la société dans son mouvement. Elle devient d'abord le mode de fonctionnement du monde du travail.

On a ainsi assisté, dans les années 80-90, à une transformation du management qui a intégré cette pression de la concurrence à l'intérieur des entreprises. Dans ce management, les équipes et les entreprises sont mises en concurrence par des systèmes de comparaison, et d'évaluation ce qui aboutit à une concurrence interne, au sein même des entreprises, des salariés entre eux. C'est ce qui fait dire à certains que le management « rend malades les travailleurs ». On pourrait, en effet, se demander si ce management est pathogène. S'il l'est, il importe de savoir que ce management n'est pas une réalité en soi car il est lui-même pris dans une logique générale ou une rationalité qui pousse des personnes (adhérentes ou non aux finalités qu'elle met en avant) à y entrer et à la renforcer, à la créer et à la constituer par leurs actions.

III.3. La concurrence comme norme de fonctionnement subjectif

La concurrence n'est pas seulement le mode du rapport entre les personnes , elle est aussi le mode de rapport à soi-même (c'est ce que nous traduisons par « la concurrence comme norme de fonctionnement subjectif »). Tout ceci pourrait paraître un peu poussé car nous ne sommes pas encore pleinement et heureusement ! des sujets néolibéraux. On doit s'interroger, à l'instar des psychanalystes ou des philosophes sur le changement des subjectivités et l'émergence d'une nouvelle pathologie chez ceux que le psychanalyste Jean- Pierre Lebrun nomme « néo-sujets ». Ce terme renvoie à un individu calculateur, stratégique, « maximisateur », bref, un homme qui est de plus en plus celui de la compétition avec pour modèle le champion sportif de haut niveau. Il faudrait d'ailleurs se demander pourquoi, symboliquement, le sport de haut niveau a pris une telle importance et comment, très souvent, le management recycle le vocabulaire des commentateurs sportifs dans l'entreprise. Il est important, je crois, de voir comment on façonne des subjectivités de sorte que les personnes doivent se vivre comment devant toujours dépasser le score précédent.

C'est le management de la performance.

Au fond, on a l'impression que ces subjectivités se modifient progressivement à partir du moment où, à un certain degré, cette logique de performance est intégrée et incorporée à la façon d'être de la personne. Ces personnes développent des rapports aux autres difficiles car ils sont, à la fois, avec les autres et contre les autres. Cette attitude n'est pas sans conséquences sur la morale ou la qualité de vie.

En conclusion, quand on parle de concurrence, on ne peut plus seulement s'arrêter au niveau économique et ce à cause de cette forme de porosité menant à l'extension au travail et à la vie privée des logiques et des normes qui règnet dans l'économie. .

IV. La concurrence et la crise totale de la civilisation

[Faute de temps, les orateurs n'ont pas exposé cette partie]

- Effets économiques - Effets écologiques - Effets sociaux - Effets culturels - Effets subjectifs

Le caractère « non soutenable » du régime concurrentiel : une logique de l'illimitation qui est profondément destructrice. A forme totale, crise totale.

V. Réémergence de la question des « communs »

Je passe donc directement au thème de la rationalité alternative. Le point de départ est la réémergence de la question des « communs ».

Nous faisons attention au vocabulaire puisque nous reprenons une vieille expression anglaise qui a eu son importance aux XVIe_ XVIIe siècles en Angleterre dans le cadre du démembrement de ce que l'on a appelé « terres communales » (ou commons en anglais).

Ce démembrement s'est fait dans l'optique d'avantager les personnes qui pratiquaient l'élevage du mouton. En effet, à cette époque, on a commencé à mettre des clôtures (enclosures). Deux chercheurs ont mis l'accent sur l'importance de cette réappropriation du vocabulaire avec ce mot de commons dans un contexte extrêmement différent (il ne s'agit pas de terres laissées à des paysans pauvres afin qu'ils puissent faire paître leur bêtes ou récolter).

C'est dans le milieu de l'informatique que la question des « communs » a été reposée et renouvelée. Les Anglo-saxons se sont mis à parler des new commons à propos des logiciels libres. Des réflexions ont été menées non pas forcément par des universitaires mais par des personnes qui étaient directement impliquées dans ces mouvements. Le fait de dire « nouveaux communs » implique qu'il y ait une référence aux « anciens communs », ce qui a été critiqué et contesté. Ce qui importe, c'est ce mouvement de redécouverte d'une tradition dans un contexte complètement différent où il ne s'agit plus de champs, de terres, etc. Une réflexion sur une rationalité alternative ne peut pas faire abstraction de la question de savoir pourquoi et comment on en est venu à parler de « nouveaux communs », notamment en ce qui concerne la connaissance (logiciels, wiki) en opposition aux nouveaux enclosures (brevets, droits de propriété intellectuelle).

Ce qui nous paraît décisif est que, dans les anciens « communs », il n'était pas seulement question de terres et de bêtes, mais également de la mise en oeuvre d'une intelligence collective des paysans qui utilisaient ces terres.

Ce qui s'est perdu avec ces anciens « communs », c'est donc cette intelligence collective.

C'est l'idée que, derrière tout commun, il y a une intelligence collective à préserver et à enrichir par ceux-là même qui en sont les bénéficiaires. Les concepteurs de logiciels libres se sont dit qu'on assistait, avec la mise en place du système de droits de propriété intellectuelle, à l'émergence d'une intelligence collective à défendre. Notez que le rapport entre les anciens et les nouveaux communs est un rapport d'analogie (structurel).

Garrett Hardin dans son livre The Tragedy of the Commons 2 dresse une fausse représentation des « communs » : ces derniers sont envisagés comme des biens dont on peut disposer à sa guise. Gaspillage et surexploitation seraient donc de mise. Cet article est manifestement écrit pour justifier l'appropriation et la privatisation des biens. Or, c'est oublier l'étymologie du mot « commun ». Il est formé de deux mots latins : cum signifiant « avec » et munus signifiant « obligation », « devoir » et « don ». La racine munus dit le pouvoir d'obliger qui procède du don et non la licence de gaspiller (l' « im-munité » comme exemption de l'obligation est le contraire du « commun »). Les « communs » obligent ceux qui en usent et en bénéficient, ceux qui travaillent à leur promotion (les commoners 3). La rationalité qui les poussent à agir en gardiens de ces communs est une rationalité forte. Les commoners deviennent ainsi les coparticipants d'une gestion collective des ressources naturelles, de la connaissance, etc.

VI. Une rationalité alternative : la raison du commun

Ci-dessous, les lignes de force d'une rationalité alternative permettant de repenser la notion de concurrence :

1. Prendre appui sur des rationalités subordonnées pour combattre la rationalité dominante.

2. La coopération comme mise en commun versus la « coopétition ».

3. Les pratiques sociales de coopération et de mise en commun : l'éducation, la recherche, la coopération dans le travail, les relations intergénérationnelles, la gestion des espaces communs et la biodiversité (exemple des semences).

4. Enrayer la logique de l'illimitation : vers l'institution des biens communs mondiaux (global commons).

5. La détermination collective des limites et l'invention de nouvelles formes de vie, deux aspects d'une seule et même question.

2 Article complet en anglais à l'adresse URL suivante :

http://www.garretthardinsociety.org/articles/art_tragedy_of_the_commons.html

3 Cf. le livre d'Isabelle Stengers Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, éd. La Découverte, Coll. Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 2009

VII. Conclusion

De la résistance à la concurrence au nouveau gouvernement des hommes.

Pierre Dardot

La raison du commun est un principe actif, créateur y compris en termes de richesses et de liens humains. Elle est présente dans notre société mais elle est sous l'égide de la logique dominante. Nous savons tous que les entreprises fonctionnent avec une mémoire et des relations informelles qui sont de l'ordre de l'intelligence collective. Les techniques et la logique dominante entravent et gênent l'émergence de l'intelligence collective. L'éducation, la recherche, les rapports entre personnes privées, etc., échappent encore à la logique concurrentielle, car ils sont du côté du don et du contre don. Pensez aux services publics qui sont animés par autre chose que la rémunération, mais plutôt par la notion de service rendu (les facteurs par exemple).

Comment penser l'institution de biens communs mondiaux pour le climat, la santé, la connaissance, etc. ? La question requiert de mettre dans la balance les déterminations politico-éthiques et les enjeux planétaires.

VIII. Débat

Intervention 1 : Vous avez présenté deux aspects qui se posent en opposition avec, d'un côté, la dimension agressive des idées spenceriennes et, de l'autre, l'idée des « commons » comme son contraire. Au centre ou en toile de fond, l'idée de concurrence contient également une caractérisation que vous n'avez pas mise en évidence, celle de la création des conditions égales pour tous. Celles-ci font vivre un espace de liberté, laissant la possibilité pour les « capabilitis 4 » de se développer. Ces conditions d'égalité ne seraient- elles pas un « common » ?

Intervention 2 : Pour ma part, j'ai l'impression que la notion de « commun » est un peu sous déterminée... Concernant Hayek, il a l'air de dire que la concurrence va créer une sorte d'intelligence collective. En effet, qu'en est-il du « common » marchand créant un pooling de savoir ?

Intervention 3 : Existe-t-il une intelligence nominative ?

Intervention 4 : Oui, le Bureau du Plan !

Christian Laval : Il faut rappeler que l'égalité des chances est précisément le résultat d'une construction, le résultat d'une action politique et non une émanation directe et a posteriori de la concurrence. Ce sont les Nouveaux Libéraux (et non les « néo ») qui tenaient à l'idée d'un Etat garant et fondateur des conditions d'égalité. C'est un contresens de notre époque que de croire que le libéralisme a toujours fait fi de la création des conditions d'égalité par l'intermédiaire de l'Etat. Aujourd'hui, la concurrence occasionne des inégalités notamment dans l'application au système scolaire ou dans les écarts salariaux.

Pierre Dardot : L'idée des « capabilities » est une idée qui mérite d'être prise en compte, à condition de préciser que l'égalité des conditions n'est pas immédiatement donnée avec le jeu de la concurrence.

Je voudrais en revenir à Hayek. Il ne faut pas oublier qu'il a été le premier à mettre en parallèle les notions de marché et d'information. Il a étudié le mécanisme de diffusion de l'information sur le marché et la prise de décision qui en résulte, en fonction même de ces informations. Pour les « commons » du savoir, il faut pouvoir définir ce qu'est la connaissance et ce qui fait sa différence essentielle d'avec l'information. Si l'on affirme que la connaissance est par nature un « bien public mondial », cela signifie qu'elle n'est pas appropriable de manière privée. Or l'économie se l'approprie déjà de diverses manières (brevets). Mais ce qu'elle s'approprie, c'est seulement la part codifiable de la connaissance.

Or on a aussi les connaissances tacites et informelles et celles-ci sont essentielles, car elles constituent la substance des relations sociales sans pour autant être réductibles à des connaissances codifiables. Le marché en a beau rêver, il n'est pas et ne peut être un mécanisme de diffusion des connaissances qui relèvent de l'intelligence collective et pas seulement de l'information ou des connaissances codifiables.

Intervention 5 : La loi de protection de la concurrence est loin d'orienter tout ce qui se fait sur le marché...

4 Amartya Sen définit la « capabilité » comme « les diverses combinaisons de fonctionnements (états et actions) que la personne peut accomplir. La capabilité est, par conséquent, un ensemble de vecteurs de fonctionnements qui indiquent qu'un individu est libre de mener tel ou tel type de vie. » in Repenser l'Inégalité, éd. Seuil, coll. L'histoire immédiate, 2000, Paris, p. 65-66

Christian Laval : Bien sûr mais il faut malgré tout pointer ce processus d'incorporation progressive de la norme de la concurrence dans la sphère publique et regarder la dynamique qui anime les réformes des institutions. Le Corporate State transforme les collectivités locales et les entreprises grâce à cette logique de concurrence qui s'intégre au fur et à mesure dans l'action publique. L'Education Nationale est prise entre deux logiques contraires, l'une prônant l'égalité des chances et l'autre, la logique de la concurrence entre établissements. Le domaine de la santé n'est pas épargné puisqu'on publie un palmarès des hôpitaux.

Intervention 6 : Le paradoxe c'est que, du moins au niveau informatif, les personnes ont intérêt à s'entendre (cf. dilemme du prisonnier).

Intervention 7 : Je vois deux définitions de la concurrence dans laquelle l'individu est, tour à tour, perçu différemment. Dans un versant, la concurrence est vue comme émancipatrice et l'individu comme un consommateur à défendre face à l'entreprise et, dans l'autre versant, la concurrence est vue comme une contrainte dans laquelle l'individu est regardé comme une force de production. Comment concilier les deux ?

Pierre Dardot : Les ordolibéraux sont les premiers à avoir compris que l'Etat doit promouvoir la souveraineté du consommateur. Mais, font-ils valoir, pour obtenir cette pleine souveraineté du consommateur, il faut constitutionnaliser le principe de la concurrence, il faut en faire la pierre angulaire d'une véritable « constitution économique », ce qui s'est traduit d'ailleurs dans le Traité constitutionnel européen. Concernant les deux définitions de la concurrence selon le consommateur ou la force productive, on peut se demander jusqu'où peut aller la schizophrénie : il n'est pas étonnant qu'apparaissent des problèmes quand le travail n'est plus ressenti et considéré comme oeuvre collective.

Intervention 8 : Comme vous le disiez, on peut être pris dans une rationalité sans y adhérer... Je pense à la création des magasins solidaires ou, à plus grande échelle, d'un village au Québec nommé « Le P'tit Bonheur 5 ». Mais si l'on veut que tous ces mondes alternatifs vivent, comment les aider à enlever le poids de l'autre monde normatif et concurrentiel (économie, Etat, etc.) ?

Christian Laval : Il faut pouvoir analyser les liens entre la notion de consommateur et le monde sociopolitique. Le politique s'ordonne de plus en plus autour du désir du consommateur et de sa satisfaction dont on peut, d'ailleurs, interroger la nature. L'on ne réfléchit pas assez à la théorie de la « filière inversée 6 » qui ne permet plus de croire à la rationalité du consommateur rationnel.

5 Cf. : http://www.ptitbonheur.org/

6 Théorie développée par l'économiste Galbraith et formulée sous un énoncé simple : « Ce sont les entreprises qui imposent des produits aux consommateurs, et non l'inverse Autrement dit, il considérait que la notion d'économie de marché n'a pas de sens. Les théories classique et néoclassique expliquent que les décisions de production des entreprises se font en fonction de la demande qui leur est adressée par les consommateurs. C'est l'idée de base de l'équilibre, idée centrale dans l'économie libérale : on aurait d'un côté une fonction dite « de demande collective (D) », de l'autre une fonction « d'offre collective (O) », et ce serait la rencontre de ces deux fonctions (lorsque O = D) qui déterminerait le niveau de la production, sous-entendu une régulation idéale de l'optimum économique satisfaisant à la fois les producteurs et les consommateurs. Or, Galbraith refuse cette théorie. Non seulement son angle d'approche serait mauvais (elle se base sur un individualisme méthodologique, introduction de l'homo economicus constituant multiple de la population et aux comportements parfaitement rationnels, donc prédictifs qui valideraient les théories classiques, alors que Galbraith est partisan du holisme méthodologique), mais en plus son caractère déductif la rendrait peu réaliste. Il propose à la place la « théorie de la filière inversée » : pour lui, 'parce qu'elles ont un poids économique, politique et médiatique énormes, les plus grandes entreprises peuvent imposer l'achat de certains produits aux consommateurs par le biais de la publicité, de certaines politiques de prix', d'un accès facilité au crédit à la consommation. De fait, les consommateurs ne dirigent plus le marché, mais sont conditionnés par le marché, lui-même guidé par les décisions de ce que Galbraith nommera ensuite, dans Le Nouvel Etat Industriel (1967, traduction française 1969), la technostructure des entreprises. » [Source Wikipédia :http://fr.wikipedia.org/wiki/John_Kenneth_Galbraith ]

Intervention 9 : C'est là que l'Homme doit se réapproprier son pouvoir.

Intervention 10 : Dans nos sociétés et en entreprises, les personnes sont littéralement dressées les unes contre les autres. Adopter une attitude de partage et activer des « commons » demandent un apprentissage. Que pensez-vous du partage (Wiki) dans l'entreprise ?

Intervention 11 : Je crois que le projet de «knowledge » commun au sein de l'entreprise a pour but un meilleur positionnement sur le marché.

Intervention 12 : Aujourd'hui, nous assistons à une situation où les universités et les chercheurs sont mis en concurrence. Les étudiants sont traités comme des consommateurs (alors que l'étudiant est bien un individu en recherche qui ne sait qu'en apprenant et en faisant à quelles formations il peut se destiner) tandis que les chercheurs sont vus comme des producteurs (d'articles, d'études, etc.). Paradoxalement, ces réaménagements au niveau des universités avaient pour mission d'enclencher une émulation créatrice de savoirs. C'est tout le contraire qui arrive puisque, avec cette logique, les connaissances baissent.

Christian Laval : Oui, si l'accroissement des connaissances est basé sur un critère quantitatif. Un article faible ou nul sur le plan scientifique mais polémique ou provocateur qui serait cité de nombreuses fois dans d'autres articles, pourrait être placé dans le top des classements des articles primés.

Intervention 13 : Il y aurait deux mouvements inverses avec, d'un côté, un commun constitué à l'origine et non concurrentiel (universités) et une plateforme concurrentielle voulant constituer un commun (entreprises).

Intervention 14 : On m'a parlé d'une communauté de singes dont les dominants avaient été empoisonnés. Les chercheurs pensaient que la communauté n'allait pas s'en sortir sans dominants. Elle s'en est bien sortie et, qui plus est, a refusé l'arrivée de nouveaux dominants.

Intervention 15 : Au Québec, les collectivités alternatives sont issues des intelligences collectives. Dans la vie politique des collectivités locales, on pratique des « accommodements raisonnables » qui réinventent du « commun ». Pour moi, créer du « commun », c'est recréer de l'espace public.

Intervention 16 : La concurrence est basée sur la notion de rareté. Quelle type d'architecture pourrait-on mettre en place pour diminuer l'impact des facteurs de rareté et de concurrence ?

Intervention 17 : Si la société d'abondance est à réaliser, elle est possible si l'on prend comme critère de l'illimité, l'information à échanger. De plus, il serait envisageable de déplacer la reconnaissance vécue sur le mode consommatif par le tissage de liens sociaux (Facebook).

Intervention 18 : Le maintien des liens sociaux virtuels pour les jeunes semble, en tous cas et selon une étude commandée par Carrefour, plus important que l'achat de denrées alimentaires sur le temps de midi. L'utilisation de l'argent de poche est prioritairement mis dans le paiement des abonnements pour entretenir les réseaux sociaux.

Intervention 19 : Quelles sont les pistes pour casser le système ?

Christian Laval : C'est bien le défi et celui-ci commence par une interrogation sur la façon de ramener les personnes vers un monde commun.

Intervention 20 : S'agirait-il de ramener les employés des entreprises de quelques centaines à une dizaine ?

Pierre Dardot : La notion d'abondance peut prendre plusieurs acceptions. Le communisme théorique voulait une émancipation par un développement illimité de la production, prétendant mieux faire que le capitalisme sur ce même terrain. Dans cette perspective, l'abondance de biens matériels supposait le développement d'une industrie moderne (ce que Owen, père fondateur du mouvement coopératif, n'aurait pas réfuté). Il y a aussi, outre cette abondance matérielle, une « abondance sociale » qui requiert d'être produite dans et de passer par une autre logique que la logique concurrentielle. Mais le problème c'est que les entreprises sont passées maître dans la création de la rareté là même où elle n'a pas lieu d'être ! Qu'on pense à la valeur symbolique attachée aux grandes « marques » ! Cela leur permet de s'assurer un avantage concurrentiel. Le premier pas consiste à s'interroger sur les finalités : faut-il faire de l'abondance matérielle la fin ultime ?

Intervention 21 : Avec le décret mixité dans l'enseignement, en restreignant le choix parental pour l'inscription dans une école, on a fabriqué et décuplé la concurrence. On a obtenu l'effet inverse de celui escompté.

Christian Laval : En effet, on constate une accentuation de la concurrence dans le domaine de l'enseignement. Pourra-t-on s'en sortir par la seule intervention politique de l'État ? Et sinon, l'issue peut-elle résider dans des processus sociaux ou économiques spontanés ?

Peut-on se baser, comme certains le font, sur le progrès de l'immatériel ? Fera-t-il passer, de lui-même, à un autre mode de fonctionnement dans lequel les personnes dotées de connaissances s'émanciperont des détenteurs des capitaux fixes? Nous ne partageons pas cette croyance.

Pierre Dardot : Prenons aussi en compte la logique de privatisation des droits d'accès au commun.

Intervention 22 : J'ai l'impression que c'est une course de vitesse en parallèle avec, de part et d'autre, l'évolution des réseaux sociaux dans le commun et l'avancée de l'appropriation privée.

Intervention 23 : Les écoles spécialisées telles qu'elles existent en Italie voyaient les enfants catalogués « débiles » s'en sortir étonnamment bien étant donné leur point de départ handicapant. On était dans une logique de l'amélioration de l'existant.

Concernant le changement de logique par le mode de fonctionnement, je citerai mon expérience en tant que spécialiste des questions environnementales et du climat. Dans une visée de réduction de la consommation énergétique dans les maisons, on se rend compte qu'une bonne isolation peut éventuellement permettre de se passer de chaudière. Le changement de logique est donc réalisable à la condition de ne pas trop quantifier car cela peut être un frein au possible changement de compréhension.

Christian Laval : Toute la question est de savoir comment nous changeons de paradigme ou de rationalité. Le changement de système viendra-t-il de communautés existentielles critiques à fonction exemplative et incitative7 ? Tout le moins, répondent-elles à un besoin de sortie du problème par l'exil (cf. le « familistère8 » de Jean-Baptiste André Godin). Le « dehors » ne laisse peut-être pas la possibilité de recréer du commun à partir de ce que l'on a déjà ?

Intervention 24 : Il me semble impossible de démarrer l'expérience par quelqu'un d'autre que par soi. Changeant de système, on peut espérer avoir un effet de halo sur les autres.

Intervention 25 : Notre société est pauvre en dons qui obligent et relègue la fraternité hors de son cercle (don et fraternité sont pourtant liés). S'il y a des créatifs culturels, n'y aurait-il pas, dans une catégorie de même nature, des créatifs économique ?

Intervention 26 : Pouvez-vous retracer le changement de logique opéré dans les universités ?

Christian Laval : Le fantasme sous-jacent à cette réorganisation consiste à penser la production et la circulation de la connaissance à l'image du fonctionnement du grand marché mondial. L'Union Européenne a adopté le fonctionnement des universités américaines suite aux impressionnants résultats de celles-ci. Mais l'UE a précisément commis l'erreur de lier « bons résultats » à « mode de fonctionnement et de financements » oubliant qu'elle était en train de se laisser ainsi subjuguer par le modèle du dominant (les universités américaines), lequel fixe les règles.

7 Dans son livre Ethique de l'existence post-capitaliste (éd. Cerf, coll. La nuit surveillée, Paris, 2009), Christian Arnspeger décrit la création de « communautés existentielles critiques » qui sont des communautés militantes expérimentant des axiomes divergents du capitalisme (croître, consommer, savoir profitable, etc.).

8 « Il installe en 1846 une industrie qui emploie en une vingtaine d'années jusqu'à 1500 personnes.

Initialement partisan de Fourier, il est sensible à l'idée de la redistribution des richesses industrielles aux ouvriers. Il souhaite créer une alternative à la société industrielle en plein développement à son époque, et offrir aux ouvriers le confort que seuls les bourgeois pouvaient alors avoir. Il crée ainsi un univers autour de son usine (le familistère), dont le mode de fonctionnement peut être considéré comme précurseur des coopératives de production d'aujourd'hui. Il favorise le logement en construisant le Palais Social (logements modernes pour l'époque), des lavoirs et des magasins d'approvisionnements, l'éducation en construisant une école obligatoire et gratuite, les loisirs et l'instruction avec la construction d'un théâtre, d'une piscine et d'une bibliothèque. Tous les acteurs de l'entreprise avaient accès aux mêmes avantages quelle que soit leur situation dans l'entreprise. » [Source Wikipédia :

http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Baptiste_Andr%C3%A9_Godin ]

Le recul scientifique des universités est prévisible si l'on suit cette ligne de pratiques car les connaissances, par nature, ne se développent pas de cette manière. Pensez à l'Open Science qui est basée sur des échanges informels. A terme, nous aurons sasn doute des chercheurs qui fonctionneront bien dans le système concurrentiel et qui auront peut-être une meilleure rémunération mais en tout cas ce ne seront pas, de facto, les meilleurs chercheurs.

Intervention 27 : Le problème n'est-il pas lié à la marchandisation de l'emploi ? En effet, pour le politique, la concurrence est un prérequis pour le développement de l'emploi.

Christian Laval : C'est certain mais pour quel type et quelle qualité de l'emploi ?

Pierre Dardot : La logique de fonctionnement du système n'est pas fondamentalement remise en cause par un tel raisonnement. La nouvelle logique devrait faire, de mon point de vue, l'objet d'une construction plutôt que d'une émergence (laquelle est de l'ordre de la création spontanée). D'ailleurs, jusqu'à quel point peut-on se fier à une émergence spontanée se faisant indépendamment de toute règle? Toute la question est de faire que les règles viennent « d'en bas », du collectif, et non imposées d'en haut, ce n'est qu'à cette condition qu'elles obligent, car elles sont alors le résultat d'une création commune.