Origine :
http://www.philosophie-management.com/php/agenda/agenda_detail.php?ag_id=10
http://www.philosophie-management.com/docs/2009/09_09_26_-_Seminaire_-_Dardot_et_Laval_-_Compte-rendu.pdf
Introduction
Pierre Dardot
Le néolibéralisme, même s'il peut se présenter
sous les traits d'une idéologie, est d'abord et avant tout,
ce que nous appelons - à la suite de Michel Foucault - une
« rationalité ». C'est un système de normes
commandant et régissant les pratiques, c'est-à-dire,
ce que les hommes font. Ceci est une différence importante
car un système de normes qui commande, de l'intérieur,
l'action des hommes, n'implique pas que ceux-ci adhèrent
intellectuellement et idéologiquement à ces normes.
Autrement dit, on peut être mis dans des situations où
l'on est amené à se conformer, dans son action, à
des normes, sans pour autant épouser celles- ci en toute
conscience ni considérer qu'elles sont une valeur. C'est
une idée importante pour nous car elle apporte à la
rationalité néolibérale toute son épaisseur.
Voici, selon nous, les 4 caractéristiques de cette épaisseur
:
Le marché, à l'intérieur de cette rationalité,
n'apparaît pas comme quelque chose de naturel (alors que pour
un Adam Smith ou d'autres auteurs du XVIIIe siècle, le marché
était quelque chose de naturel, une sorte d'espace venant
limiter l'action du gouvernement). Le néolibéralisme,
en tant que rationalité (je ne parle pas nécessairement
de l'idéologie. D'ailleurs, il y a différentes idéologies
au sein du néolibéralisme) fait du marché quelque
chose de construit. Cela implique des règles requérant
d'être respectées et appliquées.
Au sein de ces règles, il en est une, fondamentale
: la concurrence. La rationalité néolibérale
se caractérise par le fait de donner une primauté
voire une centralité à la concurrence comme norme
fondamentale du marché. Malgré ce que l'on pourrait
croire, cette donnée est assez récente dans l'histoire
de la pensée et de l'histoire socioculturelle.
Cette norme de la concurrence est une norme que l'Etat doit faire
appliquer et faire respecter par les agents du marché mais
aussi tendre à l'appliquer à lui-même. Il ne
s'agit pas de considérer que tous les Etats en sont au même
point, mais l'idée primordiale avancée est que l'Etat
ne fait pas exception. Non seulement il doit faire appliquer la
règle de la concurrence (en faisant en sorte, surtout, que
cette règle ne soit pas enfreinte ou violée) mais
il doit aussi l'appliquer à lui-même soit intégrer
dans sa propre logique de fonctionnement, la logique qui est celle
de la concurrence. Cela correspond exactement au Corporate State,
c'est-à-dire l'Etat entrepreneurial.
Ce dernier point est fondamental en ce que sans lui on ne comprendrait
pas que le néolibéralisme soit plus qu'une idéologie,
à savoir une rationalité. Il s'agit du fait que cette
norme de la concurrence doive être intériorisée
par les sujets eux-mêmes dans leur propre fonctionnement.
Par conséquent, chaque individu est plus ou moins incité
à se comporter comme une entreprise en relation avec d'autres
individus qui doivent être également vus par lui comme
d'autres entreprises. C'est l'idée reprise dans la littérature
aujourd'hui de l'individu comme entreprise de soi. La relation va
au-delà d'un simple rapport entre l'Etat et les acteurs économiques.
En effet, on a souvent tendance à limiter le prisme en considérant
uniquement la relation entre les agents économiques sur le
marché et l'Etat. Mais il nous semble qu'il existe une extension
beaucoup plus importante.
Nous rejoignions Christian Arnsperger pour dire qu'il s'agit, avec
la rationalité néolibérale, d'une extension
de la logique du marché à toutes les sphères
de l'existence humaine et tout particulièrement à
celle, intime, du fonctionnement des sujets. J'ai bien dit «
extension de la logique du marché » et je n'ai pas
parlé de « marchandisation généralisée
». Les individus doivent intégrer la norme de la concurrence
mais cela ne signifie pas que tout doit devenir marché. A
la limite, il faudrait dire que tout ne doit pas devenir marché
pour que la logique du marché soit étendue.
I. La concurrence au centre du fonctionnement capitaliste
Dans la mesure où cette rationalité est totale, c'est-à-dire
globale, tendant à prévaloir à l'échelle
mondiale et englobant les différentes sphères de l'existence
humaine, il nous semble important de revenir sur l'idée de
concurrence. Des choses très différentes se cachent
derrière le terme « concurrence ».
Chez Smith et Ricardo, vous avez une insistance sur la division
du travail et non sur la concurrence. La division du travail, avec
la spécialisation qu'elle permet, est fondamentale.
La spécialisation est à l'origine d'une complémentarité
dans laquelle tout le monde est gagnant car il y a sur le marché
une logique d'équivalence. Dans cette vision classique, la
concurrence n'est absolument pas le centre. Elle est perçue
comme une condition du bon fonctionnement des échanges marchands.
I.1. Marx et Schumpeter contre la conception des économistes
classiques et des néoclassiques
Il y a toute une série d'auteurs qui vont remettre en cause
cette façon de comprendre la logique du marché. Marx
en est le critique le plus connu. Très tôt, il repère
ce mode de fonctionnement dans sa Misère de la philosophie1
(1847) dirigée contre le philosophe Proudhon lequel, à
ce moment-là, écrit dans un texte que la concurrence
est l'émulation industrielle. Marx le reprend dans ces termes
pour affirmer que la concurrence est l'émulation commerciale
: « De nos jours, l'émulation industrielle n'existe
qu'en vue du commerce. Il y a même des phases dans la vie
économique des peuples modernes où tout le monde est
saisi d'une espèce de vertige pour faire du profit sans produire.
Ce vertige de spéculation qui revient périodiquement
met à nu le véritable caractère de la concurrence
qui cherche à échapper à la nécessité
de l'émulation industrielle. » A la différence
des économistes classiques, Marx met l'accent sur le caractère
fondamental de la concurrence comprise comme commerciale (par les
prix).
Notre seconde référence est Schumpeter. Autant Marx
est contre les économistes classiques, Schumpeter est contre
une certaine tendance de l'économie néoclassique qui
raisonne en termes d'équilibre général garanti
par le mécanisme de l'offre et de la demande.
Il a théorisé un deuxième mode de concurrence,
celle de la course à l'innovation. Notre économiste
met en avant la figure de l'entrepreneur en tant que conducteur
de l'innovation.
L'entrepreneur secoue voire détruit les routines et cherche,
le cas échéant, à détenir un monopole.
1 Version électronique de l'oeuvre à l'adresse URL
suivante :
http://www.marxists.org/francais/marx/works/1847/06/km18470615l.htm
I.2. L'essor d'un « darwinisme social » à
la fin du XIXe siècle
Cette mise en évidence de la concurrence comme moteur d'une
logique de fonctionnement du système capitaliste se trouve
pensée d'une manière singulièrement différente
à partir de la fin du XIXe siècle. Vers 1880, Herbert
Spencer père de ce que l'on appelle - à tort selon
moi « darwinisme social », réfléchit la
concurrence comme une nécessité vitale. La concurrence
est vue comme le moteur du progrès car elle permet d'éliminer
les moins aptes.
Ce qui l'intéresse, c'est la logique éliminatoire.
Cela constitue une sorte de rupture par rapport au premier libéralisme
dans la mesure où ce qui prévalait était une
logique de complémentarité dans la sphère des
échanges marchands. Ici, ce n'est pas le cas. Au contraire,
chez Spencer, il y a une valorisation de la lutte, dans la sphère
économique et autour de la concurrence. Cette valorisation
est pensée comme étant, finalement, la transposition,
à la sphère économique, de ce qui vaut généralement
dans la sphère du vivant. La compétition devient l'essence
de la vie. C'est pourquoi il est normal qu'il en soit également
ainsi dans la sphère du marché où on laisserait
jouer au maximum la logique d'élimination. Spencer a donc
été le plus loin dans le développement de cette
thèse. Dans les discours actuels, il semble qu'il y ait beaucoup
de personnes qui soient spenceriennes sans le savoir...
Les thèses de Spencer constituent donc un tournant. Non
pas que le néolibéralisme va s'en inspirer - les néolibéraux
font souvent peu de cas de Spencer, un Hayek par exemple se définira
comme un partisan de l'évolutionnisme culturel, et non d'un
évolutionnisme biologique. Spencer est donc à la fois
un tournant et un épouvantail dont la plupart des néolibéraux
ne veulent pas entendre parler, puisqu'il pèche par excès
de réductionnisme en situant la concurrence interne à
la société dans le prolongement de la biologie.
Christian Laval
II. La concurrence construite et encadrée par l'intervention
publique
Ce qu'il faut retenir, c'est donc le glissement de sens de la concurrence.
J'insisterai sur une expression très spencerienne «
la survie des plus aptes ». Elle sera diffusée sur
le plan de la culture, des opinions et des évidences, en
particulier dans le monde anglo-saxon. La concurrence est comprise
comme un principe de sélection et d'élimination avec
des effets « favorables » puisque seuls les plus forts
survivent. C'est une thèse qui a des implications politiques
et morales extrêmement fortes (donnant lieu à la naissance
de l'eugénisme en Europe).
II.1. Les leçons de la crise de 1929 (Walter Lippmann)
Dans les années 30, quelque chose semble désormais
impossible à soutenir ouvertement pour beaucoup : l'idée
d'élimination des plus faibles (cf. nazisme). Même
si un certain nombre de thèses ne peuvent plus être
formulées, la logique profonde de sélection et d'élimination
des plus faibles ne disparaît pas pour autant. Pendant cette
période de l'entre- deux-guerres, une autre idée sera
de plus en plus difficile à soutenir, celle du laisser-faire
comme meilleur système conduisant à l'équilibre
économique. La Grande Dépression impose une révision
assez générale dans les milieux libéraux et
des responsables d'affaires.
Une refonte intellectuelle du libéralisme est requise et
sentie comme nécessaire. Ce ne sont pas seulement les économies
qui entrent en crise mais également une certaine façon
de penser, notamment l'idée qu'il faille envisager le marché
en terme de nature.
Le colloque Walter Lippmann qui a eu lieu à Paris en 1938
est un moment charnière. Il se propose, très explicitement,
de refonder le libéralisme et de repenser le capitalisme.
Et ceci dans un contexte et selon des paramètres qui ne sont
pas complètement sans rapport avec ce que nous vivons aujourd'hui,
c'est-à-dire un moment de crise où l'on se dit que
ce que l'on pensait aller dans le sens du progrès de l'histoire
et des sociétés aboutit à une catastrophe qui
n'est pas seulement économique mais sociale et politique.
Avec ce colloque, s'esquisse le profil du néolibéralisme
en tant que doctrine dont les fondements et les principes se veulent
assez différents du libéralisme classique.
II.2. L'ordolibéralisme allemand et la construction
européenne
Il faut retenir que, désormais, le libéralisme rénové
ou néolibéralisme n'opposera plus simplement le marché
et l'Etat comme si c'était deux sphères étrangères
l'une à l'autre. Il fera du cadre juridico-politique, c'est-à-dire
de l'intervention de l'Etat, une des conditions même du fonctionnement
de la concurrence. Dès lors, il s'agit de penser l'intrication
et l'interpénétration de l'Etat et du marché.
Dès cette époque, il devient évident que sans
l'intervention active de l'Etat, un ordre économique concurrentiel
ne peut pas fonctionner.
Les économistes et philosophes allemands présents
au colloque Walter Lippmann sont les principaux défenseurs
de la nécessité de ce cadre. Ils seront appelés
« ordolibéraux » (Ordnung pour « ordre
» en allemand). Ils pensent à une mise en ordre de
l'économie et de la société par l'intervention
de l'Etat. Dans les pratiques de l'après-guerre, on retrouvera
l'idée du rôle actif des institutions publiques dans
la mise en oeuvre d'un système concurrentiel et dans son
entretien. Cette vision étant souvent passée sous
silence, on reste toujours idéologiquement, les uns et les
autres, dans cette certitude qu'il y a, entre le marché et
l'Etat, une exclusion.
La doctrine ordolibérale a eu un impact certain sur l'Allemagne.
Dès 1947, les ordolibéraux ont été les
principaux inspirateurs de la reconstruction politique (côté
RFA) et économique avec, notamment, Ludwig Erhard. Plus encore,
l'ordolibéralisme a été l'un des grands courants
qui a influencé la construction européenne : la mise
en place, par les institutions, d'un marché avec des règles
qui sont juridico-politiques va tout à fait dans le sens
de l'ordolibéralisme.
Notons donc que l'ordolibéralisme n'est pas nouveau. Il
prend source dans la crise de l'entre-deux-guerres. Ensuite, il
ne vient pas comme on aurait tendance à le croire du monde
anglo-saxon. Il est issu de l'Europe et de l'Europe continentale
en particulier. Enfin, il répond à un certain nombre
de questions : il était clair qu'avec le nazisme d'un côté
et le stalinisme de l'autre, il fallait inventer quelque chose d'autre.
Pour que cela soit viable, il fallait absolument susciter l'intervention
de l'Etat et non pas l'exclure (le désordre venant aussi
du fait que l'Etat avait été mis hors jeu par l'idéologie
du laisser faire, ce qui avait contribué à créer
des déséquilibres de tous ordres).
Cette politique de la « mise en ordre » ou du cadre,
maintient au centre l'idée de la concurrence. Qu'est-ce à
dire ? C'est une intervention de l'Etat pour la concurrence, qui
l'encourage et l'organise. On veillera, par exemple, qu'il n'y ait
pas d'effet de monopole, que le marché du travail fonctionne
de façon fluide ou que les syndicats ne soient pas trop puissants.
Bref, il y aura des interventions pour que la concurrence soit bien
le principe de fonctionnement de l'économie.
Plus encore, la concurrence doit être définie comme
principe organisateur des rapports entre les groupes sociaux et
les individus. La dimension sociale est prise en compte dans l'ordolibéralisme.
Une expression typiquement ordolibérale comme « économie
sociale de marché » ne recouvre pas du tout le modèle
social caractérisé par un Etat social et un système
de redistribution, selon une erreur d'interprétation assez
courante. La visée ordolibérale, dans cette expression,
a en ligne de mire une politique de société telle
que la concurrence puisse, effectivement, être le principe
organisateur.
III. La concurrence comme norme générale
de la vie sociale et du fonctionnement subjectif
III.1. Le principe de concurrence comme forme de «
régulation mondiale »
La concurrence, au-delà de la construction européenne,
a été installée au coeur de la régulation
mondiale par étapes. Pierre Dardot a rappelé qu'au
XIXe siècle ce principe de concurrence commerciale était
déjà largement lancé. Cependant, il faut remarquer
qu'il y a des inflexions et des tournants. La crise pétrolière
des années 70, l'inflation et l'érosion des taux de
profits sont les éléments de la crise généralisée
qui affectent les capitalismes nationaux et la régulation
de type « fordiste ».
Une des principales voies de sortie, à côté
de la solution monétariste, a été la mise en
concurrence de plus en plus ouverte et directe des entreprises et
des économies. On a pris appui sur les « champions
» qui semblaient pouvoir faire sortir tous les pays de la
crise, à savoir sur les grands groupes à dimension
internationale, lesquels étaient présentés
comme un modèle de productivité et de rentabilité.
Ces groupes allaient relever toutes les économies en portant
les investissements ailleurs, en créant de l'emploi, etc.
Il est bien connu que les années 80-90 sont des années
où la mondialisation - dont ces grands groupes nationaux
ont été les vecteurs - va imposer une règle
de concurrence plus forte encore qu'avant entre les entreprises,
les économies, les systèmes étatiques, fiscaux,
de protection sociale, etc. En effet, dans ce système mondialisé
rien n'échappe à la logique de concurrence et sûrement
pas les conditions de mise sur le marché des facteurs de
production. Grosso modo, les marchés du travail et les travailleurs
(par secteurs) vont être, peu à peu, mis en concurrence.
Ainsi, ce ne sont pas seulement les biens et services qui seront
mis en concurrence par l'interpénétration des échanges
et des investissements mais l'ensemble des systèmes sociaux.
Les politiques qui seront adoptées vont toutes être
des politiques de compétitivité.
Au-delà, c'est tout le système normatif (règles,
lois de fonctionnement) qui sera affecté par
III.2. La concurrence comme forme unique du rapport social
Comme je l'ai dit, la concurrence ne peut être seulement
limitée à des relations économiques. Les économistes
font valoir tous les avantages de la concurrence pour le consommateur,
pour l'innovation, pour l'amélioration de la productivité.
Mais la question échappe, pour une large part, aux économistes
puisqu'il y a une très grande porosité entre l'activité
économique et les rapports sociaux. Une société
fonctionne aussi pour l'économie.
Cette logique de concurrence de nature économique entraîne
toute la société dans son mouvement. Elle devient
d'abord le mode de fonctionnement du monde du travail.
On a ainsi assisté, dans les années 80-90, à
une transformation du management qui a intégré cette
pression de la concurrence à l'intérieur des entreprises.
Dans ce management, les équipes et les entreprises sont mises
en concurrence par des systèmes de comparaison, et d'évaluation
ce qui aboutit à une concurrence interne, au sein même
des entreprises, des salariés entre eux. C'est ce qui fait
dire à certains que le management « rend malades les
travailleurs ». On pourrait, en effet, se demander si ce management
est pathogène. S'il l'est, il importe de savoir que ce management
n'est pas une réalité en soi car il est lui-même
pris dans une logique générale ou une rationalité
qui pousse des personnes (adhérentes ou non aux finalités
qu'elle met en avant) à y entrer et à la renforcer,
à la créer et à la constituer par leurs actions.
III.3. La concurrence comme norme de fonctionnement subjectif
La concurrence n'est pas seulement le mode du rapport entre les
personnes , elle est aussi le mode de rapport à soi-même
(c'est ce que nous traduisons par « la concurrence comme norme
de fonctionnement subjectif »). Tout ceci pourrait paraître
un peu poussé car nous ne sommes pas encore pleinement et
heureusement ! des sujets néolibéraux. On doit s'interroger,
à l'instar des psychanalystes ou des philosophes sur le changement
des subjectivités et l'émergence d'une nouvelle pathologie
chez ceux que le psychanalyste Jean- Pierre Lebrun nomme «
néo-sujets ». Ce terme renvoie à un individu
calculateur, stratégique, « maximisateur », bref,
un homme qui est de plus en plus celui de la compétition
avec pour modèle le champion sportif de haut niveau. Il faudrait
d'ailleurs se demander pourquoi, symboliquement, le sport de haut
niveau a pris une telle importance et comment, très souvent,
le management recycle le vocabulaire des commentateurs sportifs
dans l'entreprise. Il est important, je crois, de voir comment on
façonne des subjectivités de sorte que les personnes
doivent se vivre comment devant toujours dépasser le score
précédent.
C'est le management de la performance.
Au fond, on a l'impression que ces subjectivités se modifient
progressivement à partir du moment où, à un
certain degré, cette logique de performance est intégrée
et incorporée à la façon d'être de la
personne. Ces personnes développent des rapports aux autres
difficiles car ils sont, à la fois, avec les autres et contre
les autres. Cette attitude n'est pas sans conséquences sur
la morale ou la qualité de vie.
En conclusion, quand on parle de concurrence, on ne peut plus seulement
s'arrêter au niveau économique et ce à cause
de cette forme de porosité menant à l'extension au
travail et à la vie privée des logiques et des normes
qui règnet dans l'économie. .
IV. La concurrence et la crise totale de la civilisation
[Faute de temps, les orateurs n'ont pas exposé cette partie]
- Effets économiques - Effets écologiques - Effets
sociaux - Effets culturels - Effets subjectifs
Le caractère « non soutenable » du régime
concurrentiel : une logique de l'illimitation qui est profondément
destructrice. A forme totale, crise totale.
V. Réémergence de la question des «
communs »
Je passe donc directement au thème de la rationalité
alternative. Le point de départ est la réémergence
de la question des « communs ».
Nous faisons attention au vocabulaire puisque nous reprenons une
vieille expression anglaise qui a eu son importance aux XVIe_ XVIIe
siècles en Angleterre dans le cadre du démembrement
de ce que l'on a appelé « terres communales »
(ou commons en anglais).
Ce démembrement s'est fait dans l'optique d'avantager les
personnes qui pratiquaient l'élevage du mouton. En effet,
à cette époque, on a commencé à mettre
des clôtures (enclosures). Deux chercheurs ont mis l'accent
sur l'importance de cette réappropriation du vocabulaire
avec ce mot de commons dans un contexte extrêmement différent
(il ne s'agit pas de terres laissées à des paysans
pauvres afin qu'ils puissent faire paître leur bêtes
ou récolter).
C'est dans le milieu de l'informatique que la question des «
communs » a été reposée et renouvelée.
Les Anglo-saxons se sont mis à parler des new commons à
propos des logiciels libres. Des réflexions ont été
menées non pas forcément par des universitaires mais
par des personnes qui étaient directement impliquées
dans ces mouvements. Le fait de dire « nouveaux communs »
implique qu'il y ait une référence aux « anciens
communs », ce qui a été critiqué et contesté.
Ce qui importe, c'est ce mouvement de redécouverte d'une
tradition dans un contexte complètement différent
où il ne s'agit plus de champs, de terres, etc. Une réflexion
sur une rationalité alternative ne peut pas faire abstraction
de la question de savoir pourquoi et comment on en est venu à
parler de « nouveaux communs », notamment en ce qui
concerne la connaissance (logiciels, wiki) en opposition aux nouveaux
enclosures (brevets, droits de propriété intellectuelle).
Ce qui nous paraît décisif est que, dans les anciens
« communs », il n'était pas seulement question
de terres et de bêtes, mais également de la mise en
oeuvre d'une intelligence collective des paysans qui utilisaient
ces terres.
Ce qui s'est perdu avec ces anciens « communs », c'est
donc cette intelligence collective.
C'est l'idée que, derrière tout commun, il y a une
intelligence collective à préserver et à enrichir
par ceux-là même qui en sont les bénéficiaires.
Les concepteurs de logiciels libres se sont dit qu'on assistait,
avec la mise en place du système de droits de propriété
intellectuelle, à l'émergence d'une intelligence collective
à défendre. Notez que le rapport entre les anciens
et les nouveaux communs est un rapport d'analogie (structurel).
Garrett Hardin dans son livre The Tragedy of the Commons 2 dresse
une fausse représentation des « communs » : ces
derniers sont envisagés comme des biens dont on peut disposer
à sa guise. Gaspillage et surexploitation seraient donc de
mise. Cet article est manifestement écrit pour justifier
l'appropriation et la privatisation des biens. Or, c'est oublier
l'étymologie du mot « commun ». Il est formé
de deux mots latins : cum signifiant « avec » et munus
signifiant « obligation », « devoir » et
« don ». La racine munus dit le pouvoir d'obliger qui
procède du don et non la licence de gaspiller (l' «
im-munité » comme exemption de l'obligation est le
contraire du « commun »). Les « communs »
obligent ceux qui en usent et en bénéficient, ceux
qui travaillent à leur promotion (les commoners 3). La rationalité
qui les poussent à agir en gardiens de ces communs est une
rationalité forte. Les commoners deviennent ainsi les coparticipants
d'une gestion collective des ressources naturelles, de la connaissance,
etc.
VI. Une rationalité alternative : la raison du commun
Ci-dessous, les lignes de force d'une rationalité alternative
permettant de repenser la notion de concurrence :
1. Prendre appui sur des rationalités subordonnées
pour combattre la rationalité dominante.
2. La coopération comme mise en commun versus la «
coopétition ».
3. Les pratiques sociales de coopération et de mise en commun
: l'éducation, la recherche, la coopération dans le
travail, les relations intergénérationnelles, la gestion
des espaces communs et la biodiversité (exemple des semences).
4. Enrayer la logique de l'illimitation : vers l'institution des
biens communs mondiaux (global commons).
5. La détermination collective des limites et l'invention
de nouvelles formes de vie, deux aspects d'une seule et même
question.
2 Article complet en anglais à l'adresse URL suivante :
http://www.garretthardinsociety.org/articles/art_tragedy_of_the_commons.html
3 Cf. le livre d'Isabelle Stengers Au temps des catastrophes. Résister
à la barbarie qui vient, éd. La Découverte,
Coll. Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 2009
VII. Conclusion
De la résistance à la concurrence au nouveau gouvernement
des hommes.
Pierre Dardot
La raison du commun est un principe actif, créateur y compris
en termes de richesses et de liens humains. Elle est présente
dans notre société mais elle est sous l'égide
de la logique dominante. Nous savons tous que les entreprises fonctionnent
avec une mémoire et des relations informelles qui sont de
l'ordre de l'intelligence collective. Les techniques et la logique
dominante entravent et gênent l'émergence de l'intelligence
collective. L'éducation, la recherche, les rapports entre
personnes privées, etc., échappent encore à
la logique concurrentielle, car ils sont du côté du
don et du contre don. Pensez aux services publics qui sont animés
par autre chose que la rémunération, mais plutôt
par la notion de service rendu (les facteurs par exemple).
Comment penser l'institution de biens communs mondiaux pour le
climat, la santé, la connaissance, etc. ? La question requiert
de mettre dans la balance les déterminations politico-éthiques
et les enjeux planétaires.
VIII. Débat
Intervention 1 : Vous avez présenté deux aspects
qui se posent en opposition avec, d'un côté, la dimension
agressive des idées spenceriennes et, de l'autre, l'idée
des « commons » comme son contraire. Au centre ou en
toile de fond, l'idée de concurrence contient également
une caractérisation que vous n'avez pas mise en évidence,
celle de la création des conditions égales pour tous.
Celles-ci font vivre un espace de liberté, laissant la possibilité
pour les « capabilitis 4 » de se développer.
Ces conditions d'égalité ne seraient- elles pas un
« common » ?
Intervention 2 : Pour ma part, j'ai l'impression que la notion
de « commun » est un peu sous déterminée...
Concernant Hayek, il a l'air de dire que la concurrence va créer
une sorte d'intelligence collective. En effet, qu'en est-il du «
common » marchand créant un pooling de savoir ?
Intervention 3 : Existe-t-il une intelligence nominative ?
Intervention 4 : Oui, le Bureau du Plan !
Christian Laval : Il faut rappeler que l'égalité
des chances est précisément le résultat d'une
construction, le résultat d'une action politique et non une
émanation directe et a posteriori de la concurrence. Ce sont
les Nouveaux Libéraux (et non les « néo »)
qui tenaient à l'idée d'un Etat garant et fondateur
des conditions d'égalité. C'est un contresens de notre
époque que de croire que le libéralisme a toujours
fait fi de la création des conditions d'égalité
par l'intermédiaire de l'Etat. Aujourd'hui, la concurrence
occasionne des inégalités notamment dans l'application
au système scolaire ou dans les écarts salariaux.
Pierre Dardot : L'idée des « capabilities »
est une idée qui mérite d'être prise en compte,
à condition de préciser que l'égalité
des conditions n'est pas immédiatement donnée avec
le jeu de la concurrence.
Je voudrais en revenir à Hayek. Il ne faut pas oublier qu'il
a été le premier à mettre en parallèle
les notions de marché et d'information. Il a étudié
le mécanisme de diffusion de l'information sur le marché
et la prise de décision qui en résulte, en fonction
même de ces informations. Pour les « commons »
du savoir, il faut pouvoir définir ce qu'est la connaissance
et ce qui fait sa différence essentielle d'avec l'information.
Si l'on affirme que la connaissance est par nature un « bien
public mondial », cela signifie qu'elle n'est pas appropriable
de manière privée. Or l'économie se l'approprie
déjà de diverses manières (brevets). Mais ce
qu'elle s'approprie, c'est seulement la part codifiable de la connaissance.
Or on a aussi les connaissances tacites et informelles et celles-ci
sont essentielles, car elles constituent la substance des relations
sociales sans pour autant être réductibles à
des connaissances codifiables. Le marché en a beau rêver,
il n'est pas et ne peut être un mécanisme de diffusion
des connaissances qui relèvent de l'intelligence collective
et pas seulement de l'information ou des connaissances codifiables.
Intervention 5 : La loi de protection de la concurrence est loin
d'orienter tout ce qui se fait sur le marché...
4 Amartya Sen définit la « capabilité »
comme « les diverses combinaisons de fonctionnements (états
et actions) que la personne peut accomplir. La capabilité
est, par conséquent, un ensemble de vecteurs de fonctionnements
qui indiquent qu'un individu est libre de mener tel ou tel type
de vie. » in Repenser l'Inégalité, éd.
Seuil, coll. L'histoire immédiate, 2000, Paris, p. 65-66
Christian Laval : Bien sûr mais il faut malgré tout
pointer ce processus d'incorporation progressive de la norme de
la concurrence dans la sphère publique et regarder la dynamique
qui anime les réformes des institutions. Le Corporate State
transforme les collectivités locales et les entreprises grâce
à cette logique de concurrence qui s'intégre au fur
et à mesure dans l'action publique. L'Education Nationale
est prise entre deux logiques contraires, l'une prônant l'égalité
des chances et l'autre, la logique de la concurrence entre établissements.
Le domaine de la santé n'est pas épargné puisqu'on
publie un palmarès des hôpitaux.
Intervention 6 : Le paradoxe c'est que, du moins au niveau informatif,
les personnes ont intérêt à s'entendre (cf.
dilemme du prisonnier).
Intervention 7 : Je vois deux définitions de la concurrence
dans laquelle l'individu est, tour à tour, perçu différemment.
Dans un versant, la concurrence est vue comme émancipatrice
et l'individu comme un consommateur à défendre face
à l'entreprise et, dans l'autre versant, la concurrence est
vue comme une contrainte dans laquelle l'individu est regardé
comme une force de production. Comment concilier les deux ?
Pierre Dardot : Les ordolibéraux sont les premiers à
avoir compris que l'Etat doit promouvoir la souveraineté
du consommateur. Mais, font-ils valoir, pour obtenir cette pleine
souveraineté du consommateur, il faut constitutionnaliser
le principe de la concurrence, il faut en faire la pierre angulaire
d'une véritable « constitution économique »,
ce qui s'est traduit d'ailleurs dans le Traité constitutionnel
européen. Concernant les deux définitions de la concurrence
selon le consommateur ou la force productive, on peut se demander
jusqu'où peut aller la schizophrénie : il n'est pas
étonnant qu'apparaissent des problèmes quand le travail
n'est plus ressenti et considéré comme oeuvre collective.
Intervention 8 : Comme vous le disiez, on peut être pris
dans une rationalité sans y adhérer... Je pense à
la création des magasins solidaires ou, à plus grande
échelle, d'un village au Québec nommé «
Le P'tit Bonheur 5 ». Mais si l'on veut que tous ces mondes
alternatifs vivent, comment les aider à enlever le poids
de l'autre monde normatif et concurrentiel (économie, Etat,
etc.) ?
Christian Laval : Il faut pouvoir analyser les liens entre la notion
de consommateur et le monde sociopolitique. Le politique s'ordonne
de plus en plus autour du désir du consommateur et de sa
satisfaction dont on peut, d'ailleurs, interroger la nature. L'on
ne réfléchit pas assez à la théorie
de la « filière inversée 6 » qui ne permet
plus de croire à la rationalité du consommateur rationnel.
5 Cf. : http://www.ptitbonheur.org/
6 Théorie développée par l'économiste
Galbraith et formulée sous un énoncé simple
: « Ce sont les entreprises qui imposent des produits aux
consommateurs, et non l'inverse Autrement dit, il considérait
que la notion d'économie de marché n'a pas de sens.
Les théories classique et néoclassique expliquent
que les décisions de production des entreprises se font en
fonction de la demande qui leur est adressée par les consommateurs.
C'est l'idée de base de l'équilibre, idée centrale
dans l'économie libérale : on aurait d'un côté
une fonction dite « de demande collective (D) », de
l'autre une fonction « d'offre collective (O) », et
ce serait la rencontre de ces deux fonctions (lorsque O = D) qui
déterminerait le niveau de la production, sous-entendu une
régulation idéale de l'optimum économique satisfaisant
à la fois les producteurs et les consommateurs. Or, Galbraith
refuse cette théorie. Non seulement son angle d'approche
serait mauvais (elle se base sur un individualisme méthodologique,
introduction de l'homo economicus constituant multiple de la population
et aux comportements parfaitement rationnels, donc prédictifs
qui valideraient les théories classiques, alors que Galbraith
est partisan du holisme méthodologique), mais en plus son
caractère déductif la rendrait peu réaliste.
Il propose à la place la « théorie de la filière
inversée » : pour lui, 'parce qu'elles ont un poids
économique, politique et médiatique énormes,
les plus grandes entreprises peuvent imposer l'achat de certains
produits aux consommateurs par le biais de la publicité,
de certaines politiques de prix', d'un accès facilité
au crédit à la consommation. De fait, les consommateurs
ne dirigent plus le marché, mais sont conditionnés
par le marché, lui-même guidé par les décisions
de ce que Galbraith nommera ensuite, dans Le Nouvel Etat Industriel
(1967, traduction française 1969), la technostructure des
entreprises. » [Source Wikipédia :http://fr.wikipedia.org/wiki/John_Kenneth_Galbraith
]
Intervention 9 : C'est là que l'Homme doit se réapproprier
son pouvoir.
Intervention 10 : Dans nos sociétés et en entreprises,
les personnes sont littéralement dressées les unes
contre les autres. Adopter une attitude de partage et activer des
« commons » demandent un apprentissage. Que pensez-vous
du partage (Wiki) dans l'entreprise ?
Intervention 11 : Je crois que le projet de «knowledge »
commun au sein de l'entreprise a pour but un meilleur positionnement
sur le marché.
Intervention 12 : Aujourd'hui, nous assistons à une situation
où les universités et les chercheurs sont mis en concurrence.
Les étudiants sont traités comme des consommateurs
(alors que l'étudiant est bien un individu en recherche qui
ne sait qu'en apprenant et en faisant à quelles formations
il peut se destiner) tandis que les chercheurs sont vus comme des
producteurs (d'articles, d'études, etc.). Paradoxalement,
ces réaménagements au niveau des universités
avaient pour mission d'enclencher une émulation créatrice
de savoirs. C'est tout le contraire qui arrive puisque, avec cette
logique, les connaissances baissent.
Christian Laval : Oui, si l'accroissement des connaissances est
basé sur un critère quantitatif. Un article faible
ou nul sur le plan scientifique mais polémique ou provocateur
qui serait cité de nombreuses fois dans d'autres articles,
pourrait être placé dans le top des classements des
articles primés.
Intervention 13 : Il y aurait deux mouvements inverses avec, d'un
côté, un commun constitué à l'origine
et non concurrentiel (universités) et une plateforme concurrentielle
voulant constituer un commun (entreprises).
Intervention 14 : On m'a parlé d'une communauté de
singes dont les dominants avaient été empoisonnés.
Les chercheurs pensaient que la communauté n'allait pas s'en
sortir sans dominants. Elle s'en est bien sortie et, qui plus est,
a refusé l'arrivée de nouveaux dominants.
Intervention 15 : Au Québec, les collectivités alternatives
sont issues des intelligences collectives. Dans la vie politique
des collectivités locales, on pratique des « accommodements
raisonnables » qui réinventent du « commun ».
Pour moi, créer du « commun », c'est recréer
de l'espace public.
Intervention 16 : La concurrence est basée sur la notion
de rareté. Quelle type d'architecture pourrait-on mettre
en place pour diminuer l'impact des facteurs de rareté et
de concurrence ?
Intervention 17 : Si la société d'abondance est à
réaliser, elle est possible si l'on prend comme critère
de l'illimité, l'information à échanger. De
plus, il serait envisageable de déplacer la reconnaissance
vécue sur le mode consommatif par le tissage de liens sociaux
(Facebook).
Intervention 18 : Le maintien des liens sociaux virtuels pour les
jeunes semble, en tous cas et selon une étude commandée
par Carrefour, plus important que l'achat de denrées alimentaires
sur le temps de midi. L'utilisation de l'argent de poche est prioritairement
mis dans le paiement des abonnements pour entretenir les réseaux
sociaux.
Intervention 19 : Quelles sont les pistes pour casser le système
?
Christian Laval : C'est bien le défi et celui-ci commence
par une interrogation sur la façon de ramener les personnes
vers un monde commun.
Intervention 20 : S'agirait-il de ramener les employés des
entreprises de quelques centaines à une dizaine ?
Pierre Dardot : La notion d'abondance peut prendre plusieurs acceptions.
Le communisme théorique voulait une émancipation par
un développement illimité de la production, prétendant
mieux faire que le capitalisme sur ce même terrain. Dans cette
perspective, l'abondance de biens matériels supposait le
développement d'une industrie moderne (ce que Owen, père
fondateur du mouvement coopératif, n'aurait pas réfuté).
Il y a aussi, outre cette abondance matérielle, une «
abondance sociale » qui requiert d'être produite dans
et de passer par une autre logique que la logique concurrentielle.
Mais le problème c'est que les entreprises sont passées
maître dans la création de la rareté là
même où elle n'a pas lieu d'être ! Qu'on pense
à la valeur symbolique attachée aux grandes «
marques » ! Cela leur permet de s'assurer un avantage concurrentiel.
Le premier pas consiste à s'interroger sur les finalités
: faut-il faire de l'abondance matérielle la fin ultime ?
Intervention 21 : Avec le décret mixité dans l'enseignement,
en restreignant le choix parental pour l'inscription dans une école,
on a fabriqué et décuplé la concurrence. On
a obtenu l'effet inverse de celui escompté.
Christian Laval : En effet, on constate une accentuation de la
concurrence dans le domaine de l'enseignement. Pourra-t-on s'en
sortir par la seule intervention politique de l'État ? Et
sinon, l'issue peut-elle résider dans des processus sociaux
ou économiques spontanés ?
Peut-on se baser, comme certains le font, sur le progrès
de l'immatériel ? Fera-t-il passer, de lui-même, à
un autre mode de fonctionnement dans lequel les personnes dotées
de connaissances s'émanciperont des détenteurs des
capitaux fixes? Nous ne partageons pas cette croyance.
Pierre Dardot : Prenons aussi en compte la logique de privatisation
des droits d'accès au commun.
Intervention 22 : J'ai l'impression que c'est une course de vitesse
en parallèle avec, de part et d'autre, l'évolution
des réseaux sociaux dans le commun et l'avancée de
l'appropriation privée.
Intervention 23 : Les écoles spécialisées
telles qu'elles existent en Italie voyaient les enfants catalogués
« débiles » s'en sortir étonnamment bien
étant donné leur point de départ handicapant.
On était dans une logique de l'amélioration de l'existant.
Concernant le changement de logique par le mode de fonctionnement,
je citerai mon expérience en tant que spécialiste
des questions environnementales et du climat. Dans une visée
de réduction de la consommation énergétique
dans les maisons, on se rend compte qu'une bonne isolation peut
éventuellement permettre de se passer de chaudière.
Le changement de logique est donc réalisable à la
condition de ne pas trop quantifier car cela peut être un
frein au possible changement de compréhension.
Christian Laval : Toute la question est de savoir comment nous
changeons de paradigme ou de rationalité. Le changement de
système viendra-t-il de communautés existentielles
critiques à fonction exemplative et incitative7 ? Tout le
moins, répondent-elles à un besoin de sortie du problème
par l'exil (cf. le « familistère8 » de Jean-Baptiste
André Godin). Le « dehors » ne laisse peut-être
pas la possibilité de recréer du commun à partir
de ce que l'on a déjà ?
Intervention 24 : Il me semble impossible de démarrer l'expérience
par quelqu'un d'autre que par soi. Changeant de système,
on peut espérer avoir un effet de halo sur les autres.
Intervention 25 : Notre société est pauvre en dons
qui obligent et relègue la fraternité hors de son
cercle (don et fraternité sont pourtant liés). S'il
y a des créatifs culturels, n'y aurait-il pas, dans une catégorie
de même nature, des créatifs économique ?
Intervention 26 : Pouvez-vous retracer le changement de logique
opéré dans les universités ?
Christian Laval : Le fantasme sous-jacent à cette réorganisation
consiste à penser la production et la circulation de la connaissance
à l'image du fonctionnement du grand marché mondial.
L'Union Européenne a adopté le fonctionnement des
universités américaines suite aux impressionnants
résultats de celles-ci. Mais l'UE a précisément
commis l'erreur de lier « bons résultats » à
« mode de fonctionnement et de financements » oubliant
qu'elle était en train de se laisser ainsi subjuguer par
le modèle du dominant (les universités américaines),
lequel fixe les règles.
7 Dans son livre Ethique de l'existence post-capitaliste (éd.
Cerf, coll. La nuit surveillée, Paris, 2009), Christian Arnspeger
décrit la création de « communautés existentielles
critiques » qui sont des communautés militantes expérimentant
des axiomes divergents du capitalisme (croître, consommer,
savoir profitable, etc.).
8 « Il installe en 1846 une industrie qui emploie en une
vingtaine d'années jusqu'à 1500 personnes.
Initialement partisan de Fourier, il est sensible à l'idée
de la redistribution des richesses industrielles aux ouvriers. Il
souhaite créer une alternative à la société
industrielle en plein développement à son époque,
et offrir aux ouvriers le confort que seuls les bourgeois pouvaient
alors avoir. Il crée ainsi un univers autour de son usine
(le familistère), dont le mode de fonctionnement peut être
considéré comme précurseur des coopératives
de production d'aujourd'hui. Il favorise le logement en construisant
le Palais Social (logements modernes pour l'époque), des
lavoirs et des magasins d'approvisionnements, l'éducation
en construisant une école obligatoire et gratuite, les loisirs
et l'instruction avec la construction d'un théâtre,
d'une piscine et d'une bibliothèque. Tous les acteurs de
l'entreprise avaient accès aux mêmes avantages quelle
que soit leur situation dans l'entreprise. » [Source Wikipédia
:
http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Baptiste_Andr%C3%A9_Godin
]
Le recul scientifique des universités est prévisible
si l'on suit cette ligne de pratiques car les connaissances, par
nature, ne se développent pas de cette manière. Pensez
à l'Open Science qui est basée sur des échanges
informels. A terme, nous aurons sasn doute des chercheurs qui fonctionneront
bien dans le système concurrentiel et qui auront peut-être
une meilleure rémunération mais en tout cas ce ne
seront pas, de facto, les meilleurs chercheurs.
Intervention 27 : Le problème n'est-il pas lié à
la marchandisation de l'emploi ? En effet, pour le politique, la
concurrence est un prérequis pour le développement
de l'emploi.
Christian Laval : C'est certain mais pour quel type et quelle qualité
de l'emploi ?
Pierre Dardot : La logique de fonctionnement du système
n'est pas fondamentalement remise en cause par un tel raisonnement.
La nouvelle logique devrait faire, de mon point de vue, l'objet
d'une construction plutôt que d'une émergence (laquelle
est de l'ordre de la création spontanée). D'ailleurs,
jusqu'à quel point peut-on se fier à une émergence
spontanée se faisant indépendamment de toute règle?
Toute la question est de faire que les règles viennent «
d'en bas », du collectif, et non imposées d'en haut,
ce n'est qu'à cette condition qu'elles obligent, car elles
sont alors le résultat d'une création commune.
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