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Origine : http://regulation.revues.org/7722
Éditeur : Association Recherche & Régulation
1. Le néolibéralisme a-t-il tout emporté
?
Le néolibéralisme a-t-il tout emporté au
point de faire de l'État social et de la démocratie
des figures du passé ? C'est ce que soutiennent Pierre Dardot
et Christian Laval (2009) dans La nouvelle raison du monde. Essai
sur la société néolibérale. Dans cet
ouvrage sont exposées, avec force et arguments, des thèses
que l'on peut juger à bien des égards pertinentes.
L'importance, tout d'abord, qu'il y a à ne pas confondre
l'ancien libéralisme et le néolibéralisme (cf.
aussi Laval, 2009). Aux antipodes du laisser-faire et de l'État
minimal, « l'un des traits les plus marquants du néolibéralisme
est [...] son constructivisme » (p. 66).
Le marché et plus encore la concurrence, puisque c'est elle
qui est posée comme première1, ne sont plus conçus
comme des ordres naturels qu'il suffirait de respecter. Ils demandent
à être institués par l'intervention publique
2. Partant de là, il importe de saisir la cohérence
d'ensemble du néolibéralisme : plus que le simple
plaidoyer en faveur du marché et des privatisations, il est
porteur d'une vision d'ensemble, d'un modèle de gouvernementalité
3, entendu comme un modèle global de rationalité qui
prétend soumettre au principe de la concurrence l'ensemble
des sphères d'activités, de l'État (réorganisé
sur un mode managérial selon les principes du New Public
Management), à la conception même de l'individu (conçu
et porté comme entrepreneur de soi) 4.
L'État n'est pas synonyme, n'est pas réductible à
l'État social. Cela n'est pas nouveau, mais le néolibéralisme
donne à cette vérité une nouvelle actualité
: il pose l'intervention publique comme un instrument privilégié
de démantèlement de l'État social et de promotion
du nouvel ordre concurrentiel.
À trop vouloir prouver que le néolibéralisme
ne signifie pas nécessairement moins d'État, P. Dardot
et C. Laval en arrivent à soutenir qu'il « ne cherche
pas tant le "recul" de l'État et l'élargissement
des domaines de l'accumulation du capital que la transformation
de l'action publique en faisant de l'État une sphère
régie, elle aussi, par des règles de concurrence »
(p. 354). Ce à quoi on peut rétorquer que le programme
néolibéral recherche bien plutôt, de toute évidence,
autant le premier volet que le second. Plus fondamentalement, le
fait que le néolibéralisme plaide en faveur d'une
certaine forme d'intervention publique enlève-t- il, comme
le suggèrent P. Dardot et C. Laval, toute pertinence à
l'alternative entre marché et État et, partant, à
la revendication d'un certain retour de l'État 5 ? C'est
oublier, ou du moins fortement sous-estimer, la portée du
point suivant : le néolibéralisme promeut uniquement
une certaine forme d'intervention publique. D'un point de vue théorique,
à l'instar de ce qu'on trouve dans le programme dit néo-keynésien
6, l'État n'y a pas, à proprement parler, de consistance
propre. Il est pensé à l'aune du marché. Au
départ (de l'analyse) sont les marchés, l'État
vient ensuite comme complément nécessaire pour instituer
certaines règles ou afin de surmonter certaines imperfections
sur les marchés. La mission même qui lui est assignée
est de réaliser le programme du marché (baisser le
coût du travail avec les aides publiques à l'emploi
par exemple), et son fonctionnement doit, de même, relever
des règles de la concurrence.
Si, avec les keynésiens cette fois, on accepte de considérer
que l'intervention publique a, au contraire, une positivité
propre, alors l'alternative marché / intervention publique
retrouve sa pertinence. Cette positivité propre procède,
au fond, de l'idée que le tout n'est pas réductible
au jeu des parties, l'intérêt général
à celui des intérêts particuliers. Pour la saisir,
encore faut- il donc accepter que la notion d'intérêt
général ait elle-même une épaisseur,
une consistance propre, ce qui est incompréhensible pour
les libéraux, mais ce qui ne va pas de soi non plus, et on
a là l'une des raisons qui explique que l'État social
n'est pas sa théorie, pour toute une tradition critique (cf
Ramaux, 2009). Le néolibéralisme invite sans aucun
doute à préciser ce qu'on entend par retour de l'État.
Quant à soutenir que ce plaidoyer est vain...
Saisir la cohérence du néolibéralisme ainsi
que les changements bien réels qu'il a réussi à
imposer à bien des niveaux, que ce soit avec la construction
européenne 7 ou en termes de réformes de l'État
(LOLF, RGPP, LRU à l'université, T2A à l'hôpital,
etc.), est une chose.
En déduire que le néolibéralisme a totalement,
ou du moins quasiment entièrement, réalisé
son projet en est une autre. Or c'est ce que soutiennent P. Dardot
et C. Laval (2009). Pour ce faire, ils sous-estiment assez étonnamment
la portée de la crise ouverte en 2007. Avec celle- ci, n'est-ce
pas la légitimité même du néolibéralisme,
ce qui n'est évidemment pas rien, qui se trouve profondément
et durablement affectée ? P. Dardot et C. Laval préfèrent
insister sur le fait ¬ pour une part avérée (cf.
le sauvetage du secteur financier et bancaire sans profonde réorganisation
réglementaire pour l'heure)... mais cela épuise-t-il
les enjeux de la période ? ¬ que la crise conduit au
renforcement du « rôle actif de l'État néolibéral
» (p. 288).
Plus problématique encore, mais cela n'est évidemment
pas sans lien avec ce qui précède, est le jugement
porté par les auteurs sur l'État social et sur la
démocratie. Le néolibéralisme, indiquent-ils,
porte le « démantèlement de l'État social
» (p. 275). Mais ce n'est pas pour autant la réhabilitation
de ce dernier que les forces critiques doivent faire leur. Empruntant,
pour le coup, un langage parfaitement dans l'air du temps, les auteurs
vont jusqu'à soutenir que la « pire des attitudes »,
ni plus ni moins,« consisterait à préconiser
un retour au compromis social-démocrate, keynésien
[...], dans un cadre national ou européen, sans réaliser
que la mondialisation du capital a détruit jusqu'aux bases
d'un tel compromis » (p. 475) 8. Ce qui vaut pour l'État
social, vaut pour la démocratie, que les auteurs qualifient
bien hâtivement de démocratie libérale 9. Avec
le néolibéralisme, l'heure serait à la «
dé-démocratisation » (p. 462) généralisée
de nos sociétés 10. La défense de la démocratie
serait donc elle aussi vaine :
il ne s'agit même pas d'en revenir à la « critique
marxiste de la "démocratie formelle", puisque ce
serait ignorer que l'épuisement de la démocratie libérale
prive cette critique de tout fondement : la gouvernementalité
néolibérale n'est justement pas démocratique
dans la forme et antidémocratique dans les faits ; elle n'est
plus démocratique du tout » (p. 469). Bref, autant
que la défense de l'État social, celle de la «
démocratie représentative », même soutenue
par les « étais bancals de la "démocratie
participative"», est d'une piètre portée.
Un leurre, pour tout dire, qui revient à « redonner
souffle à des systèmes vieillissants » (p. 469).
Que faire ? P. Dardot et C. Laval invitent à opposer à
la rationalité néolibérale, les valeurs de
coopération, de partage, de « raison du commun »
(p. 481). Mais comment illustrer, équiper, ancrer dans le
réel, cette rationalité alternative après avoir
jeté par-dessus bord l'État social et la démocratie
? Les auteurs en sont réduits à des formules pour
le moins évasives, assez individualistes au demeurant, puisqu'elles
n'ont trait qu'à la vision que l'individu est susceptible
de se faire de lui-même et de son rapport à autrui
: « la seule voie praticable est de promouvoir dès
à présent des formes de subjectivation alternatives
au modèle de l'entreprise de soi », via le déploiement
des « contre-conduites » (p. 476). Bref, l'alternative
serait dans la « subjectivation par les contre-conduites »
(p. 479).
2. L'émancipation peut-elle être pensée
sans la démocratie ?
On retrouve une problématique à bien des égards
similaire à celle présentée par P. Dardot et
C. Laval (2009) dans le dernier ouvrage de L. Boltanski, De la critique
(2009). L'auteur s'y fixe un « objectif de pacification »
(p. 14) entre la sociologie critique de Bourdieu, avec laquelle
il avait rompue, et la sociologie pragmatique de la critique qu'il
avait, à la suite de cette rupture, promue 11. Cette volonté
de réconciliation peut être jugée féconde,
si du moins on accepte de considérer, ce qui est notre cas,
que le programme de la sociologie pragmatique de la critique, à
l'instar de celui, étroitement lié, de l'économie
des conventions, permet de mettre l'accent sur des questions essentielles
telles que le rôle des représentations et des justifications
12. On peut juger tout aussi féconds certains développements
: la distinction entre domination ¬ qui réfère
à des « ordres sociaux » ¬ et pouvoir ¬
qui réfère à des « relations sociales
» (p. 18) ; l'invitation à définir la classe
dominante (mais ne serait-il pas préférable d'utiliser
le pluriel : les classes dominantes ?) comme celle qui, tout simplement,
« rassemble des responsables » (p. 217), entendus comme
ceux qui, entre autres, « peuvent mettre en oeuvre une large
gamme d'actions concourant à modifier non seulement leur
propre vie, mais également la vie d'un nombre plus ou moins
élevé d'autres personnes » (p. 218) 13 ; la
mise en valeur du caractère « aliéné
» de la critique en termes de soupçon ou de complot,
incapable de ce fait « de transformer des peines et des rêves
en revendications et en attentes » (p. 172-173).
Non sans raison, et après bien d'autres, L. Boltanski pointe
la diversité des formes de domination et partant la nécessaire
diversité des formes de la critique et de ses supports.
Son ambition, comme en témoigne le sous-titre de son ouvrage,
Précis de sociologie de l'émancipation, est de redonner
des armes à la critique. Assez étonnamment cependant,
la démocratie est l'un des grands absents de l'ouvrage 14.
Elle aurait pu permettre ¬ avec son corrélat qu'est l'égalité
¬ de mettre du raccord, du liant, entre la perspective surplombante
de la sociologie critique et le caractère souvent fragmenté,
local, de la sociologie pragmatique de la critique. Mais cette voie
n'est pas empruntée : à l'instar de P. Dardot et C.
Laval (2009), dont il reprend d'ailleurs explicitement les thèses,
L. Boltanski se refuse à considérer qu'elle puisse
être un appui pour critiquer le capitalisme. Il assimile au
contraire systématiquement capitalisme et démocratie
15, via la mobilisation récurrente du concept, ou plutôt
de l'expression, tant son usage n'est à aucun moment justifié,
de « sociétés capitalistes- démocratiques
» 16.
Avec la démocratie, l'État social est l'autre grand
absent de l'ouvrage. La mondialisation n'est- elle pas un fantastique
moyen, pour les élites dominantes, de ce soustraire aux règles
(sociales, fiscales, environnementales, etc.) ? Il n'empêche,
« on peut espérer que la première victime de
ce réaménagement » du rapport aux institutions,
ne soit « autre que l'État-nation » (p. 233).
En amont, d'un point de vue théorique, L. Boltanski pointe
le rôle des institutions dans la qualification et donc la
« constitution de la réalité » (p. 149).
Un rôle nécessaire même si les institutions exercent
de ce fait simultanément un « effet de domination »
(p. 149). Partant de là, il reconnaît que le «
renoncement à l'idée même d'institution [...]
reviendrait à se priver des fonctions positives qu'elles
assument » (p. 229). Mais cette précaution est balayée
dès qu'il s'agit de préciser le programme assigné
à la critique. Le rôle des institutions devrait être
reconnu comme « nécessaire », mais « faible
» (p. 233). Et si l'État est certes « encore
l'instrument qui, par l'intermédiaire de politiques publiques,
rend possible un genre de vie à l'écart, si précaire
et difficile soit-il » (p. 234), il « commence aussi
à être de plus en plus consciemment mis en cause au
sein de ces ensembles flous, dont le mode d'existence est caractérisé
par la précarité, correspondant plutôt, actuellement,
à ce que l'on peut appeler des collectifs affinitaires »
17 (p. 234). Et ce « désintérêt »
pour l'État est salutaire : il peut donner lieu « à
des boucles courtes donnant prise à l'action, ce qui suppose,
sinon l'abandon total de la forme État, au moins sa profonde
transformation » (p. 235).
L. Boltanski est bien conscient des critiques qui peuvent être
opposées à cette lecture : « on peut objecter
qu'un tel désintérêt pour l'État [...]
risque d'avoir pour premier effet de libérer le capitalisme
des maigres contraintes que lui imposent encore les vieux États,
surtout dans leurs formes sociales-démocrates (de plus en
plus rares et de plus en plus mal en point). Cela est vrai »
(p. 235). Mais il persévère néanmoins avec
deux arguments. Le premier est que « le capitalisme a toujours
partie liée avec l'État ». L'État social
ne montre-t-il pas que l'État peut aussi avoir une dimension
non pas seulement antilibérale mais anticapitaliste ? La
question serait de toute façon dépassée puisque
l'État contemporain, avec le « tournant néolibéral
des vingt dernières années », a subit une véritable
« transformation, sur le modèle de l'entreprise, pour
s'ajuster aux nouvelles formes de capitalisme » 18.
Le second argument est le suivant :
« la perte de confiance dans l'État aurait au moins
pour vertu de mettre le capitalisme à nu », de sorte
qu'« on pourrait peut-être alors rendre au mot de communisme
¬ devenu presque imprononçable ¬ une orientation
émancipatrice » (p. 235). La lecture des termes du
retour radical de L. Boltanski a au moins ce mérite : elle
confirme que les institutions et l'État restent de véritables
« trous noirs » pour la pensée communiste.
La propension à noircir la situation 19, comme si celle-ci
n'était pas suffisamment sombre, comme si une telle posture
n'aboutissait pas à insécuriser et partant désarmer
un peu plus, comme si elle ne témoignait pas d'une forme
de désarroi, avec un tableau toujours plus noir comme succédané
d'une pensée cohérente de l'alternative, cette propension
a indéniablement le vent en poupe.
Alors même que l'État social et le suffrage universel
ne s'étaient pas vraiment déployés de son vivant,
Marx invitait à prendre appui sur les éléments
concrets de socialisation pour remettre en cause le capitalisme.
Face à la crise du capitalisme néolibéral et
loin des déplorations de la critique funèbre, n'est-ce
pas ce sillon qu'il importe de creuser ? Emplois publics (30 % des
salariés en France en dépit des privatisations), protection
sociale (dont la part est passée de 16 % à 21 % du
PIB entre 1980 et 2005 en moyenne dans les pays de l'OCDE), droit
du travail (jamais le monde n'a eu autant de salariés), politiques
macroéconomiques de soutien à l'activité (afin
de combattre le fléau néolibéral du chômage),
aporie à présent avérée du primat accordé
(dans le public mais aussi dans le privé) à la concurrence
généralisée entre les salariés au détriment
de leur coopération, principe de démocratie (un homme,
une voix) qu'il est possible d'opposer au pouvoir du capital (une
action, une voix), etc. : les leviers ne manquent pas.
Bibliographie
Boltanski L. (2009), De la critique. Précis de sociologie
de l'émancipation, Gallimard, nrf essais, 294 p., août.
Boltanski L. et Chiapello E. (1999), Le nouvel esprit du capitalisme,
Gallimard, nrf essais.
Chauvel L. (2006), Les classes moyennes à la dérive,
Seuil, La République des idées, octobre.
Dardot P. et Laval C. (2009), La nouvelle raison du monde. Essai
sur la société néolibérale, La Découverte,
janvier, 498 p.
Denord F. et Schwartz A. (2009), L'Europe sociale n'aura pas lieu,
Raisons d'agir, mai.
Gauchet M. (2007a), L'avènement de la démocratie
(I). La révolution moderne, Gallimard, 210 p.
Gauchet M. (2007b), L'avènement de la démocratie
(II). La crise du libéralisme, Gallimard, 312 p.
Laval C. (2009), L'Homme économique. Essai sur les racines
du néolibéralisme, Gallimard, nrf essais, mai, 396
p.
Ramaux C. (1996), « Les asymétries et les conflits
sont-ils solubles dans la cognition ? Une lecture critique des Économies
de la grandeur de L. Boltanski et L. Thévenot (1991) »,
Économie et Société, Série D, Débats,
septembre.
Ramaux C. (2001), « La critique est-elle soluble dans le
capitalisme ? Le nouvel esprit du capitalisme de L. Boltanski et
E. Chiapello », L'Année de la régulation, Économie,
Institutions, Pouvoirs, n° 5, p. 279-308.
Ramaux C. (2009), « État social, économie mixte
et démocratie », Forum de la Régulation, «
Les défis analytiques et pratiques posés en économie
par les crises et les problèmes de régulation »,
1er et 2 décembre, Paris. http://webu2.upmf-grenoble.fr/regulation/Forum/Forum_2009/RAMAUX.pdf
Rigaudiat (2007), Le nouvel ordre prolétaire. Le modèle
social français face à l'insécurité
économique, Autrement, mars, 198 p.
Notes
1 Pour les néolibéraux « l'essence de l'ordre
du marché » ne réside pas d'abord dans l'échange
(lequel peut prendre de multiples formes dont celle du dialogue),
mais dans la concurrence (p. 457-458).
2 Les auteurs soulignent le rôle qu'a joué le colloque
Lippmann d'août 1938 dans l'affirmation du néolibéralisme.
Ils indiquent que les différents courants réunis à
cette occasion divergent d'emblée et divergeront plus encore
ensuite sur certains points. Mais ne sous-estiment-ils pas la portée
de ces divergences entre, en particulier, Von Mises et Hayek, d'un
côté, et les partisans de l'ordolibéralisme
et de l'économie sociale de marché, de l'autre ? On
laisse à plus compétent, et notamment aux historiens
de la pensée économique, le soin de répondre
à cette question.
3 Les auteurs se réfèrent ici aux travaux de M. Foucault
qu'ils se proposent de prolonger.
4 Lacan évoquait les « managers de l'âme »
(cité p. 423). Sous L. Erhard, qui fut l'une des figures
politiques majeures de l'Allemagne d'après-guerre (Ministre
des finances de 1949 à 1963 puis chancelier de 1963 à
1966) et qui a fortement contribué à la diffusion
de l'ordolibéralisme, était évoqué,
au sujet de la fabrique par l'État du sujet néolibéral,
le « Seelen Massage », soit littéralement le
« massage des âmes » (cité p. 200).
5 À suivre P. Dardot et C. Laval ¬ on retrouve cette
idée dans l'ouvrage de L. Boltanski (2009) (cf. infra) l'État
est tout entier devenu néolibéral. Ce qui reste de
l'intervention publique est une « entreprise au service des
entreprises » (p. 370). Il serait donc vain et même
contreproductif (cela renforcerait le néolibéralisme)
de plaider pour son retour.
6 Les néokeynésiens (ou nouveaux keynésiens)
préconisent une certaine forme d'intervention publique (d'où
la filiation revendiquée à Keynes) : afin de réaliser
le programme du marché, que celui-ci ne peut réaliser
lui-même en raison de l'existence d'imperfections. Pour Keynes
et les postkeynésiens, l'État a, au contraire, une
positivité propre. La concurrence parfaite ne dessine pas
un optimum de premier rang dont l'État devrait chercher à
se rapprocher (optimum de second rang). Le marché libre est
à la fois injuste et inefficace. Le marché a certes
des vertus, mais il est des choses qu'il ne sait, par construction,
pas faire : réaliser le plein emploi, réduire les
inégalités, assurer la stabilité économique
et financière, ou bien encore, doit-on aujourd'hui ajouter,
permettre un développement soutenable. En conséquence,
l'économie qu'il convient de promouvoir est non pas une économie
de marché, mais une économie mixte avec du marché
et de l'intervention publique.
7 Les auteurs soulignent à quel point la construction européenne
a été dès l'origine (cf. les termes du Traités
de Rome) marquée du sceau du néolibéralisme.
Voir aussi, en ce sens, le roboratif ouvrage de F. Denord et A.
Schwartz (2009).
8 C. Laval (2009), dans la conclusion de son ouvrage, invite, de
même, à ne pas « céder à la nostalgie
des univers sociaux du passé » (p. 345).
9 M. Gauchet (2007a et b), de façon autrement plus stimulante,
insiste sur le fait que la démocratie moderne a deux volets.
Un volet libéral certes, qui promeut la liberté individuelle
de penser, de se réunir, de contracter ou bien encore de
s'associer. Ce volet a été porté historiquement
par le libéralisme politique.
Mais il est un autre volet qui, s'il suppose le premier, ne s'y
réduit pas. Il met en jeu, avec le suffrage universel et
le primat de la loi, une certaine conception du collectif, du pouvoir,
de l'intérêt général et finalement de
la vie en commun en société. Nombre de partisans du
libéralisme économique, mais aussi du libéralisme
politique (cf. les préventions de Tocqueville ou Constant
par exemple), ont pendant longtemps été dubitatifs
et pour certains ouvertement opposés au principe de la souveraineté
du peuple et partant au suffrage universel. Certains, du côté
du libéralisme économique en particulier, le sont
toujours.
On le conçoit de leur point de vue : si la loi s'applique
à tous, cela signifie qu'elle peut opérer contre certaines
volontés individuelles. Si elle prime, cela signifie qu'elle
prévaut, y compris sur le marché, qui perd pour le
coup sa prétention à être le grand organisateur
du social. Hayek invite en ce sens, comme le rappellent P. Dardot
et C. Laval (2009, p. 268) à abandonner la démocratie,
susceptible de conduire à la « tyrannie de la majorité
», au profit de la « démarchie », avec
les marchés au coeur, simplement complétés
par une assemblée composée de nomothètes (soit
des hommes de plus de 45 ans élus pour 15 ans). La théorie
néoclassique du Public Choice voit, de même, dans la
démocratie représentative le plus sûr moyen
de développer la bureaucratie. 10 Le néolibéralisme
ne laisserait « subsister de la démocratie libérale
qu'une enveloppe vide condamnée à se survivre sous
la forme dégradée d'une rhétorique alternativement
"commémorative" ou "martiale" »
(p. 465).
11 L'ouvrage de L. Boltanski et E. Chiapello Le nouvel esprit du
capitalisme (1999), s'interrogeait déjà sur le statut
de la critique. Cf. Ramaux (2001) pour une critique de cette première
tentative.
12 Et cela en dépit de limites importantes (cf. Ramaux,
1996 et 2001).
13 Même si l'on peut juger un peu courte la précision
selon laquelle « appartenir à la classe dominante,
c'est d'abord être convaincu que l'on peut transgresser la
lettre de la règle sans en trahir l'esprit » (p. 218).
14 L'index du livre, pourtant particulièrement fourni, ne
compte pas d'entrée pour « démocratie »,
et lorsque le mot est prononcé,c'est quasiment systématiquement
(cf. les « sociétés capitalistes- démocratiques
») en association avec capitalisme. Un précis d'émancipation
qui ne mobilise pas la démocratie : le tour de force mérite
d'être salué.
15 P. Dardot et C. Laval (2009) concèdent, pour leur part,
qu'au cours des derniers siècles « deux grandes poussées
parallèles ont eu lieu : la démocratie politique et
le capitalisme. L'homme moderne s'est alors dédoublé
: le citoyen doté de droits inaliénables et l'homme
économique guidé par son intérêt ».
Il y a bien reconnaissance d'une tension. Mais celle-ci est ensuite
écrasée : le capitalisme a tout emporté.
« Si l'on voulait privilégier le développement,
même heurté, de la démocratie, comme le font
certains auteurs », M. Gauchet étant explicitement
visé ici, « on raterait l'axe majeur [...] : le déploiement
d'une logique générale des rapports humains soumis
à la règle du profit maximal » (p. 404-405).
À l'encontre de cette lecture, on peut soutenir que nous
ne vivons pas dans des sociétés mono-capitalistes
(Ramaux, 2009). Il y a toujours une tension, et celle-ci est nodale,
entre la dimension capitaliste et la dimension démocratique
de nos sociétés. L'ordre économique lui-même
n'est pas réductible à celui du capital. Près
de la moitié des emplois s'exercent hors les entreprises
capitalistes : 20 % de fonctionnaires, 10 % d'emplois publics hors
fonction publique (sécurité sociale, entreprises publiques,
etc.), près de 10 % dans l'économie sociale et 10
% d'indépendants. Et cette tension dans l'ordre économique
n'est pas sans rapport avec la précédente.
16 Le diable se niche parfois dans les détails. La phrase
suivante est en apparence anodine : les dominés, nous dit
L. Boltanski, sont tenus à distance du « pouvoir économique
et de l'action politique » (p. 227).
Mais pourquoi ne pas avoir utilisé le terme pouvoir politique,
si ce n'est parce que le suffrage universel est ?
17 Ainsi, « le désintérêt dont l'État
en tant que tel fait l'objet, puisqu'il est traité comme
une simple ressource susceptible d'être mise à profit,
parmi d'autres, pour mener un genre de vie marqué par l'écart
[...], se développe au profit de thématiques visant
d'autres formes de constitution du monde commun, si vagues soient-elles,
empruntant le langage des communautés ou des communes, ou
encore celui des réseaux » (p. 234).
18 En un sens, pour une certaine critique, le néolibéralisme
a finalement du bon : il permet de revenir au discours selon lequel
l'État est un État bourgeois, sans ne plus avoir à
concéder que la chose est autrement plus contradictoire.
19 Cf. notamment L. Chauvel (2006) qui table sur « une déliquescence
prochaine et inéluctable » des classes moyennes. L'argument
familier de l'auteur sur la guerre des générations
est au passage recyclé.
Ce n'est pas le néolibéralisme qui crée problème,
ce sont les avantages acquis des retraités qui empêchent
la promotion sociale des jeunes. Ceux-ci sont victimes « d'un
faux socialisme qui ne les a pas soutenus, qui leur fait payer par
leurs impôts [...] le prix d'un État-providence obèse
qui ne leur bénéficie guère et au bout du compte
qui leur fera supporter longtemps les dettes accumulées par
leur heureux prédécesseurs ».
Sur un autre registre, J. Rigaudiat (2007) soutient qu'on assisterait
à la « fin de la condition salariale », ce qui
« signale le retour de la condition prolétarienne »
(p. 188).
L'État social ?
À plusieurs reprises, l'auteur soutient que celui-ci serait
finalement dépassé : « Rien ne semble devoir
subsister de ce que l'État providence a pu édifier
hier pour apporter de la sécurité à ce qui
constituait alors un prolétariat » (p. 168). D'où
le diagnostic de « retour à la nudité de l'ordre
prolétaire » (p. 53).
Christophe Ramaux, « Pierre Dardot et Christian Laval, La
nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale,
(2009) et Luc Boltanski, De la critique. Précis de sociologie
de l'émancipation, (2009). »,
Revue de la régulation [En ligne], 7 1er semestre 2010, mis
en ligne le 02 juin 2010,
URL : http://regulation.revues.org/7722
Christophe Ramaux
Université Paris I, Centre d'Économie de la Sorbonne,
Maison des Sciences économiques, 106 boulevard de l'Hôpital,
75013 Paris,
ramaux at univ-paris1.fr
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