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Origine : http://www.laviedesidees.fr/Comment-nous-sommes-tous-devenus.html
Pour Christian Laval, le néolibéralisme contemporain
poursuit un projet non seulement économique et politique,
mais également moral et in fine anthropologique. Les principes
libéraux de l’intérêt et de l’utilité
ont opéré une « transvaluation des valeurs »,
dont les ressorts se mettent en place entre le XVIIe et le XIXe
siècle, en bouleversant les représentations que l’homme
occidental se fait du monde et de lui-même.
Qu’on ne s’y trompe pas, si l’ouvrage de Christian
Laval s’intitule L’homme économique, ce titre
n’est pas une simple traduction du fameux homo œconomicus,
cher aux économistes et à leurs détracteurs.
L’expression est à prendre au sérieux : selon
l’auteur, le développement de l’économie
libérale s’est accompagné d’une transformation
radicale des fondements anthropologiques de l’Occident.
L’homme en est sorti transformé : il est devenu
économique.
À une ancienne anthropologie, héritière de
l’antiquité et du christianisme, a succédé
une nouvelle normativité, dont le libéralisme contemporain
est aujourd’hui le descendant. L’ancienne anthropologie
valorisait une forme de passivité, de gratuité ou
même de désœuvrement, typiquement chrétiens,
ou bien une forme d’honneur, attachée aux valeurs guerrières
de la noblesse. La nouvelle anthropologie valorise un moi actif
et productif, intéressé et calculateur. Ces valeurs
se sont développées à partir de la sphère
économique mais se sont plus largement répandues dans
l’ensemble de la vie sociale. Ses expressions se donnent à
lire aux confins de la morale, de la religion, de l’économie,
de la philosophie et de la politique. Christian Laval les débusque
chez des auteurs canoniques, comme Bernard Mandeville, Adam Smith,
Claude-Adrien Helvétius ou Jeremy Bentham, aussi bien que
chez des auteurs moins fréquentés, comme Giovanni
Botero, Jacques Esprit ou Dugald Stewart.
Avec cet ouvrage dense, Christian Laval s’inscrit dans une
longue tradition. Après des auteurs classiques comme Karl
Marx, Max Weber ou Werner Sombart, ou plus contemporains, comme
Michel Foucault ou Albert O. Hirschman, il explore les liens qui
associent l’émergence du capitalisme, du libéralisme
et de l’utilitarisme à la formation de nouvelles valeurs
et de nouvelles représentations. Cette généalogie
morale et intellectuelle du libéralisme donne une certaine
ampleur aux travaux que Christian Laval consacre depuis plusieurs
années à l’histoire de l’utilitarisme,
et plus généralement à l’histoire des
sciences sociales. Elle éclaire des transformations intervenues
entre le Moyen-Âge et la période contemporaine, le
cœur de l’analyse portant sur une période allant
du XVIIe au XIXe siècle.
Composé de chapitres en partie indépendants, l’ouvrage
s’articule autour de deux principaux moments. Partant du capitalisme
médiéval, une première série de chapitres
explore les origines sociales et intellectuelles de l’utilitarisme.
La seconde partie analyse ses principales expressions intellectuelles,
jusqu’à la contribution de Jeremy Bentham. Les travaux
d’auteurs postérieurs sont convoqués ponctuellement,
au titre de prolongements.
Aux sources de l’intérêt
Christian Laval commence par reprendre à son compte l’épopée
du capitalisme médiéval et de ses pratiques économiques.
Comme on sait, ces dernières font appel à des savoirs,
des techniques et des pratiques commerciales qui laissent une place
inédite au calcul. L’auteur insiste sur les valeurs
associées à ces techniques, jusque dans la recherche
pieuse du salut (chapitre 1). Les marchands ne sont pas les seuls
acteurs impliqués dans le développement d’une
logique de l’intérêt. A partir du XVIe siècle,
les théoriciens de l’Etat apportent une contribution
décisive, en instituant l’intérêt comme
véritable « intégrateur politique » (chapitre
2). Dans un contexte de guerres des religions, l’utilité
publique n’est plus directement liée à la religion,
elle est pensée en référence aux intérêts
des individus, pour lesquels l’Etat apparaît comme un
lieu politique de convergence. Placés dans des rapports de
rivalité nationale, les Etats sont eux-mêmes pensés
comme des acteurs intéressés, à travers la
doctrine de la souveraineté. Enfin, la poursuite de l’utilité
devient une finalité économique collective, dont le
caractère politique est exprimé par le mercantilisme.
L’intérêt devient la clé du pouvoir et
de la paix civile.
Après les marchands et les gens d’Etat, les moralistes
installent la notion d’intérêt au cœur des
représentations. A ce propos, Christian Laval signale un
« grand retournement » – entendu dans le sens
quasi-nietzschéen d’une transvaluation des valeurs
– auquel il consacre quelques belles pages (chapitre 3 et
4). Le privilège reconnu à la notion d’intérêt
est associé à la morale du Grand siècle, singulièrement
au jansénisme et au puritanisme. L’intransigeante dépréciation
morale de l’« amour propre » et de la vanité
humaine induit une nouvelle lecture des comportements, plus facilement
perçus comme l’expression travestie de l’intérêt,
qui apparaît comme le ressort ultime des actions humaines.
Sous le regard sans complaisance des moralistes, même les
Grands, réduits à l’état de courtisans,
semblent se vautrer dans la mesquinerie des intérêts.
Prise dans son ensemble, la vie en société exige de
« régler » le jeu des convoitises et des vanités.
Bien avant les théoriciens de l’économie moderne,
les principes explicatifs et normatifs du « marché
de l’estime » et des intérêts personnels
prennent forme et consistance, sur un terrain de moins en moins
moral, de plus en plus réaliste. Forçant le trait
jusqu’à la polémique, le calviniste rigoriste
Bernard Mandeville n’a plus qu’à montrer, au
début du XVIIe siècle, dans sa fameuse Fables des
abeilles, à quel point la logique de l’intérêt
est non seulement partout présente, mais aussi avantageuse,
sinon moralement du moins socialement. Les principes de l’utilitarisme
sont posés. Leur développement est l’affaire
des décennies suivantes.
Les logiques de l’utilité
L’utilitarisme fait fonds sur une valorisation inédite de l’action.
Avant d’être économique ou politique, l’action
est une valeur morale, déclinée à travers le
statut singulier reconnu aux passions (Chapitre 5). Certes la logique
de l’intérêt appelle en principe la régulation
bien tempérée, et pour ainsi dire « bourgeoise
», d’un système de mesures associant poids et
contre-poids. Mais elle se fonde aussi sur le souci moral –
moins souvent relevé – de renforcement du plaisir,
de « maximisation », allant parfois jusqu’à
la passion et à l’excès. Au XVIIIe siècle,
la nouvelle valeur de l’action est en outre associée
à des principes matérialistes, qui lui offrent un
support concret, le corps. C’est à partir du corps
que sont indexés les mesures et calculs de l’intérêt.
La sensibilité humaine, la souffrance et les jouissances,
les plaisirs et les peines apparaissent comme les marqueurs les
plus sûrs de l’intérêt. C’est à
travers eux que toute valeur peut être appréciée.
Et Christian Laval de reprendre les débats classiques sur
la valeur, en soulignant la tension entre les théories de
la valeur intrinsèque, liée à la quantité
de travail incorporée, et celles de la valeur d’usage,
rapportée à la jouissance qui peut en être dérivée
(chapitre 6). L’appréciation de la valeur passe par
un calcul monétaire, qui permet non seulement la mensuration
adéquate des états sensibles mais rend aussi possible
la prise en compte des anticipations, des peines et des plaisirs
imaginés. La mise en relation du calcul et des « expectations
» débouche sur une représentation probabiliste
de l’action, développée par Hume et par Bentham.
Elle s’applique à la sensibilité propre de l’individu
comme au comportement d’autrui. Elle peut le cas échéant
être reprise à son compte par l’Etat, en cas
de défaillance des individus. A ce stade, le raisonnement
économique ne se limite plus à la sphère des
biens matériels ou des échanges marchands, il s’étend
à l’ensemble des comportements humains, appréhendés
dans toute leur généralité (chapitre 7).
A cette nouvelle anthropologie, sont associés de nouveaux
principes d’organisation sociale. Ils se traduisent par un
déplacement : des principes anciens, caractérisés
par la verticalité de la transcendance divine et du regard
asymétrique que les gouvernants portent sur les gouvernés,
sont remplacés par de nouveaux principes, plus immanents.
Ces derniers consacrent l’autonomie des relations sociales
« spontanées », tissées au sein du marché,
et des rapports de pouvoir horizontaux, soutenus par la surveillance
réciproque des individus dans une société aspirant
à la transparence (chapitre 8 et 9). Ces principes s’accompagnent
d’un usage renouvelé de certains « instruments
», dont le statut d’outils est spécifiquement
mis en avant. Le rôle de la monnaie est à cet égard
bien connu. Christian Laval souligne aussi celui du langage, à
travers la théorie des fictions de Bentham en particulier.
Dans des pages captivantes, l’auteur montre comment Bentham
abandonne une « conception strictement référentielle
du mot isolé » pour une conception holistique prenant
en compte les usages pratiques du langage, et envisageant la possibilité
de le réformer à des fins pratiques. W.V.O. Quine
y a vu rien moins qu’une « révolution copernicienne
».
Le libéralisme, et après ?
Cette savante mise au jour des racines du libéralisme conduit
à revisiter une histoire familière aux sciences sociales,
en insistant sur sa dimension morale, normative et finalement anthropologique.
Cette fresque recomposée, Christian Laval se demande en conclusion
quelle posture critique imaginer.
Pour ce faire, il propose de distinguer le néolibéralisme
de ses racines, car ces dernières offrent des ressources
critiques dont témoigne la variété des expressions
du libéralisme au cours des derniers siècles. Indispensable
compagnon de route du libéralisme, l’Etat est tout
d’abord l’objet de considérations cycliques,
qui conduisent à le réhabiliter de manière
régulière. A un autre niveau, les principes anthropologiques
du libéralisme accordent une place à des conceptions
moralement et politiquement libérales du lien social, dont
témoignent des expressions progressistes de l’utilitarisme,
confinant parfois au socialisme. Au-delà de l’identification
des ressources internes au retournement anthropologique libéral,
l’auteur entend aussi caractériser les spécificités
du moment actuel, au sein duquel le libéralisme n’est
plus tant conçu comme une voie d’émancipation,
attachée à l’idée de progrès,
que comme une dynamique désenchantée, lourde de contractions
et de difficultés. Enfin, le caractère anthropologique
du libéralisme conduit Christian Laval à situer la
critique sur un terrain proprement anthropologique, ouvert par Marcel
Mauss dans son Essai sur le don et aujourd’hui prolongé
par le courant anti-utilitariste. En lieu et place d’un lien
social fondé sur l’intérêt des individus,
l’auteur défend une conception de l’homme appréhendé
comme « sujet de désir », engagé, dans
ses relations avec autrui, dans le régime de la réciprocité,
du don et du contre-don.
Au total, l’ouvrage est animé par une véritable
ambition intellectuelle. S’inspirant des grands textes sociologiques,
et se référant souvent à Marx, y compris pour
s’en démarquer, il identifie un processus historique
capable de rendre raison de grandes transformations sociales. Il
se distingue à ce titre d’une littérature sociologique
souvent rivée à des objets partiels, aussi bien que
d’une prose post-moderniste prenant facilement congé
des grands récits. Pour autant, la thèse générale
est desservie par quelques limites. Soucieux de faire converger
les ressources qu’il mobilise dans un récit dont il
reconstitue les étapes, Christian Laval présente une
thèse bien plus qu’il ne la démontre. Les auteurs
mobilisés sont choisis et interprétés dans
un sens systématiquement favorable à la thèse
avancée. Si des éléments contradictoires sont
parfois signalés, c’est seulement pour indiquer le
caractère non linéaire des « trends »
identifiés. La même limite apparaît à
travers le matériau pris en compte. Alors que les premiers
chapitres accordent une certaine place aux transformations sociales
et historiques, liées aux pratiques médiévales,
la réalité empirique disparaît dès le
second chapitre derrière les propos des auteurs convoqués.
Bien qu’elle vise une transformation anthropologique, intéressant
en principe non seulement les représentations savantes, mais
aussi les représentations profanes et les réalités
mêmes, la thèse se fonde sur une enquête presque
exclusivement internaliste, appuyée sur les seules productions
intellectuelles d’esprits généralement éminents,
mais de ce fait même assez singuliers. Enfin, la conclusion
ne manque pas d’étonner, tant l’appel ultime
à l’anti-utilitarisme paraît quelque peu dérisoire
au regard de la forte empreinte laissée par la lecture historique
de l’emprise de l’utilitarisme dans nos sociétés
occidentales et au-delà. De manière plus incidente,
on remarquera que l’auteur consacre au fil des développements
des pages passionnantes à certains auteurs, comme Helvétius,
ou à certaines thématiques, comme la philosophie du
langage de Bentham. L’ouvrage se distingue plus généralement
par la maîtrise des textes composant la tradition utilitariste,
et par le souci remarquable de les interroger et de les mettre en
perspective pour notre temps.
par Daniel Benamouzig [15-11-2007]
Daniel Benamouzig, « Comment nous sommes tous devenus libéraux
», La Vie des idées, 15 novembre 2007. ISSN : 2105-3030.
URL : http://www.laviedesidees.fr/Comment-nous-sommes-tous-devenus.html
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