Origine : http://questionmarx.typepad.fr/files/le-monde-interview-manifeste.pdf
1. Rédigé au moment où la révolution
de 1848 éclate en France, le Manifeste du parti communiste
est le texte occidental le plus lu et traduit après la Bible.
Comment expliquez-vous son formidable succès ?
Ce succès est dû en grande partie au caractère
performatif du texte, comme l'a bien montré le philosophe
Jacques Derrida, dans Spectres de Marx (1993) : le Manifeste, loin
de constater une situation (la montée des révolutions,
le « spectre du communisme » brandi par la Sainte- Alliance
formée par les trois monarchies européennes victorieuses
de la France révolutionnaire) en appelle à un avenir
qu'il accomplit lui-même par sa publication. Les communistes
« opposent à la légende du spectre du communisme
un manifeste du parti lui- même » et, ce faisant, font
littéralement exister le communisme comme parti. Le «
parti » dont il est question n'est pas la Ligue des communistes
elle-même, qui n'en est qu'une incarnation éphémère,
mais justement quelque chose qui n'existe pas encore, à savoir
une association internationale de travailleurs agissant au grand
jour.
2. Pourquoi Marx et Engels ont-ils choisi la forme du manifeste
alors que prédominait à l'époque celle du «
catéchisme révolutionnaire » ?
Le catéchisme est l'exposé d'une doctrine sous la
forme de demandes et de réponses. Moses Hess, surnommé
le « rabbin communiste », publie en 1844 un «
Catéchisme communiste par questions et réponses ».
On discutait alors beaucoup de divers projets de « profession
de foi communiste ». Lui-même auteur d'un contre-projet
intitulé « Principes du communisme », qui sacrifie
encore à la forme des questions et des réponses, Engels
suggéra à Marx dès novembre
1847 « de laisser tomber la forme catéchisme et d'appeler
ça Manifeste communiste ». A la différence du
catéchisme, destiné à des cercles de propagande
ou à des sociétés secrètes, le manifeste
se veut une proclamation « à la face du monde entier
». Son titre initial, « Manifeste du parti communiste
», ne devient « Manifeste communiste » qu'à
partir de l'édition allemande de 1872. Marx, qui proposa
lui-même de dissoudre la Ligue des communistes en 1852, faisait
très bien la différence entre « le parti compris
dans le sens tout à fait éphémère »
et le parti qui « naît partout spontanément du
sol de la société moderne », c'est-à-dire
de l'organisation spontané du prolétariat en classe.
3. « Un spectre hante l'Europe : c'est le spectre
du communisme »...
La dramaturgie du texte, qui résume toute l'histoire mondiale
par la lutte entre oppresseurs et opprimés, est saisissante.
Pourquoi une telle mise en scène du mouvement historique
?
Le Manifeste veut montrer que le communisme s'identifie au mouvement
historique en cours, « le mouvement réel qui abolit
l'état actuel des choses ». D'où le tranchant
des formules et le souffle qui le traverse. Il met en scène
la « révolution en permanence » : la bourgeoisie
a inauguré un bouleversement qui finira par la supprimer
elle-même. Il noue et condense des idées de diverses
provenances. L'idée de la lutte entre les classes est bien
antérieure à 1848.
C'est l'historiographie libérale qui, durant la Restauration,
en a fait la clé des progrès de la civilisation européenne.
Marx ne s'est jamais caché de cet emprunt à Guizot
ou à Thierry.
L'idée du remplacement de l'antagonisme des classes et des
nations par l'association universelle des travailleurs vient des
disciples de Saint-Simon. Mais l'énergie qui porte tout le
texte tient à l'objectif qu'il assigne au mouvement prolétarien
: la suppression de la propriété privée et
la destruction de l'Etat.
4. En quel sens les régimes qui se sont réclamés
du Manifeste peuvent-ils être considérés comme
communistes ?
Dans quelle mesure les pays dits « marxistes-léninistes
» ont-ils selon vous entaché le communisme ?
On serait tenté de répondre : en aucun sens. En effet,
les moyens de production devinrent propriété de l'Etat,
mais l'Etat devint la propriété privée du Parti.
Il y avait donc peut-être une propriété d'Etat,
mais en aucun cas une « propriété commune ».
La seule chose « commune » était sans doute la
misère et l'oppression, comme si s'incarnait là tragiquement
ce que le jeune
Marx avait appelé le communisme « grossier »,
celui qui institue la communauté en unique propriétaire
privée et nie toute individualité. Si le « marxisme-léninisme
» a « entaché » le communisme, c'est donc
en parvenant à persuader que le « commun » se
confondait avec ce qui était imposé par l'Etat. Cependant,
on ne peut ignorer qu'il y a chez Marx lui-même une conception
réductrice de la politique comme violence, notamment comme
exercice de la coercition par le moyen de l'Etat, qui a pesé
lourd jusque dans la pratique des régimes qui se sont réclamés
de lui.
5. Après la chute du Mur de Berlin, il était
d'usage de proclamer la mort de Marx.
Or aujourd'hui, avec la crise économique, Marx revient, de
Jacques Attali à Toni Negri, d'Alain Minc à Alain
Badiou.
Comment expliquez-vous ce retour qui s'effectue aussi bien du côté
des essayistes libéraux que des penseurs radicaux ?
Signe des temps, le marketing éditorial recycle les proscrits
d'hier, Marx en tête. On célèbre en lui le prophète
de la mondialisation, négligeant en cela sa critique implacable
du capitalisme. Mais on peut aussi relire sérieusement Marx,
non pour le « sauver » ou pour « l'actualiser
», mais pour s'expliquer avec lui. On perdrait aussi quelques
précieuses leçons politiques à l'ignorer ou
à le contourner. La simplification de l'antagonisme entre
bourgeoisie et prolétariat, idée que l'on a prise
un peu vite pour une prédiction sociologique, relève
plutôt de la polarisation des camps qui s'affrontent et du
travail de composition des forces qui s'impose dans le combat. Cette
polarisation requiert, comme Marx l'avait compris, un objectif stratégique,
celui qui a tant manqué au chartisme anglais. Un tel objectif
fait aujourd'hui cruellement défaut.
6. Quels sont les usages théoriques et politiques
de Marx les plus féconds aujourd'hui ?
Et quel sens le communisme est-il une hypothèse,
une idée à réactiver ?
Le plus fécond chez Marx, c'est l'idée que, loin
d'être la simple projection d'une conscience ou d'une volonté,
les pratiques ont leur logique propre qui fait que leur résultat
échappe souvent au contrôle des acteurs eux-mêmes
: les hommes font leur propre histoire, mais ils la font dans des
circonstances données. Si l'on reste fidèle à
ce « matérialisme des pratiques », on ne peut
que s'interdire de faire du communisme une hypothèse indéterminée
ou une idée éternelle indifférente aux contingences
de l'histoire réelle. Cette conception, [notamment défendue
par Alain Badiou et Slavoj Zizek aujourd'hui], nourrit un «
marxisme d'invocation » qui, sous couvert d'un hommage purement
rhétorique, en revient à un idéalisme à
forte dimension religieuse.
7. De quoi le communisme est-il, selon vous, le nom ?
Il faut être prudent s'agissant de l'avenir d'un nom qui
a désigné et désigne encore des pouvoirs d'Etat
d'autant plus monstrueux qu'ils font régner l'exploitation
capitaliste la plus féroce. S'il peut devenir de nouveau
un mot de l'émancipation, c'est à la seule condition
de défaire l'identification du « commun » à
l'étatique longtemps perpétuée par les partis
« communistes ». Le commun compris en ce sens ne désigne
pas un « bien » dont on fait un usage commun (l'air,
l'eau, ou l'information), il est d'abord et avant tout ce que des
individus font exister par leurs pratiques lorsqu'ils mettent en
commun leur intelligence, et ce qu'ils défendent contre toute
tentative de privatisation et de mise en marché. «
Communisme » doit donc faire entendre l'idée que l'émancipation
ne peut procéder que des pratiques de « mise en commun
».
Propos recueillis par Nicolas Truong
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