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Origine : http://www.pratiques.fr/Un-livre-qui-fera-date-Christian.html
Revue : Christian Laval, vous êtes l’auteur, avec Pierre
Dardot, d’un essai paru récemment aux éditions
de la Découverte et intitulé : La nouvelle raison
du monde. Essai sur la société néo-libérale
Pouvez-vous d’abord nous expliquer en quelques mots la genèse
de votre essai : comment se replace-t-il au sein de vos travaux
et ceux de Pierre Dardot ? Quid de la filiation revendiquée
avec Michel. Foucault ?
CL : Nous travaillons, Pierre Dardot et moi-même, à
un effort de renouveau de la pensée critique. Le groupe d’études
et de recherches que nous animons depuis 2004, Question Marx, a
pour objet, comme son intitulé l’indique d’interroger
les analyses critiques qui ont été faites de la société
capitaliste, à commencer par celles de Marx. Il s’agit
pour nous de relancer ce que le jeune Marx voulait faire, la critique
de l’ordre existant, mais cela suppose aujourd’hui un
regard critique sur le marxisme, son legs théorique, doctrinal
et organisationnel.
Nous avons commencé par un travail sur certaines formes
qui se veulent les plus novatrices du marxisme contemporain, en
premier lieu les travaux de Michael Hardt et Toni Negri (Empire,
Multitudes). Cela a donné un premier ouvrage collectif en
2007 : Sauver Marx ? écrit avec notre ami El Mouhoub Mouhoud.
Michel Foucault : une formidable capacité d’anticipation,
sur le virage que représentait le néolibéralisme
au regard des formes classiques du libéralisme
Cela suppose également d’examiner si, pour comprendre
le capitalisme néolibéral, les concepts et modes d’interprétation
du marxisme suffisent, s’ils sont assez pertinents pour capter
la spécificité des processus et des phénomènes
auxquels nous sommes confrontés. C’est là que
nous avons rencontré sur notre chemin le très beau
cours de Michel Foucault au Collège de France, Naissance
de la biopolitique, qu’il a fait en 1978 et 1979, et qui portait
dès cette époque, avec une formidable capacité
d’anticipation, sur le virage que représentait selon
lui le néolibéralisme au regard des formes classiques
du libéralisme. La façon dont il a placé la
problématique de la « gouvernementalité »
au cœur de son analyse nous a paru d’une très
grande fécondité. Ceci dit, nous entretenons un rapport
très libre avec Foucault, nous ne sommes pas « foucaldiens
», nous nous servons librement de ses concepts en les puisant
dans sa « boîte à outils ».
Revue : Vous placez votre entreprise sous le signe de la généalogie
: en quoi une telle démarche vous semble-t-elle indispensable
pour comprendre notre présent ?
CL : Pour comprendre le présent, il faut introduire partout
ce que Nietzsche appelait « l’esprit historique »,
c’est-à-dire la perspective généalogique.
Et spécialement là où nous prenons les choses
pour données éternellement, pour des réalités
naturelles. Pour prendre un exemple, mais non des moindres, il nous
paraît très important de considérer, comme le
fait Foucault, la subjectivité comme l’effet d’un
procès historique, d’une subjectivation propre à
une époque.
Qu’est-ce à dire ? La subjectivation, la constitution
historique d’un certain sujet spécifique à une
période, a quelque chose d’un assujettissement, d’une
assignation, d’une objectivation. Pour devenir le sujet d’une
époque donnée, le sujet est objet de processus de
séparation dans le discours, d’inscriptions, d’enregistrements,
de classements, de dressage disciplinaire, de surveillance, etc.
Il est à la fois cerné et nommé, il est classé
dans des catégories, il est donc objet d’un discours,
religieux, philosophique, politique, et il est modelé dans
son corps et dans son esprit par des techniques de pouvoir.
Un sujet est amené à se conduire de lui-même
comme ce que le discours social attend qu’il fasse.
Mais la subjectivation, c’est encore autre chose, c’est
la manière dont on devient sujet, dont un sujet est amené
à se conduire de lui-même comme ce que le discours
social attend qu’il fasse. Ce qui suppose un rapport actif
à soi, ce qui réclame que le sujet entretienne avec
lui-même un rapport tel qu’il soit amené à
se transformer, à se réformer. En d’autres termes,
cette dimension active de la subjectivation se confond avec la nature
même de la subjectivité comme rapport à soi,
à ceci près qu’il n’y a pas de sujet qui
ne soit le produit d’un procès de subjectivation spécifique
à certaines périodes historiques, lequel procès
suppose des techniques, des « exercices » des «
ascèses ». C’est l’enjeu politique des
cours de Foucault sur le gouvernement de soi et des autres. C’est,
dans les derniers cours de Foucault, l’objet de l’examen
de la notion grecque de « souci de soi » et des pratiques
et techniques qui lui sont liées.
S’occuper de soi-même, se transformer, se réformer,
c’est ce qui court des Grecs jusqu’à la spiritualité
chrétienne. Et c’est ce qui sera repris, mais sous
une forme nouvelle, à partir de l’époque du
libéralisme, cette fois sous la forme du gouvernement de
l’homme économique. La conduite de marché deviendra
à partir de ce moment-là la grande source de questionnement
et de préconisation de la norme sociale. Le néolibéralisme
accentue, généralise et modifie ce mode de subjectivation,
il provoque, parfois très délibérément,
des effets subjectifs en engageant les individus dans des logiques
de compétition, de course à la performance, d’auto-contrôle.
M.Thatcher disait superbement : « l’économie
est la méthode, l’objet est de changer l’âme
et le coeur ».
Revue : Empruntant le mot à M. Foucault, vous qualifiez
le néolibéralisme de « rationalité ».
Pouvez-vous expliciter ce terme, ses parentés avec le mot
« norme » que vous utilisez également et enfin
la frontière mise avec l’idéologie ?
CL : Une rationalité, sur le plan historique, est un système
de normes porté par un discours, incarné dans des
institutions, mis en œuvre dans des techniques, des procédés
et des dispositifs qui orientent les pratiques. Une rationalité
est comme un maillage dans lequel les individus ont à agir
sans même avoir à réfléchir aux principes,
aux causes et aux effets de leurs pratiques. Bentham avait une expression
superbe pour dire cela : il faut, disait-il, conduire les hommes
par « des fils de soie qui s’enroulent autour de leurs
affections et se les approprient ». Ce n’est donc pas
la coercition brutale qui marche ordinairement, et ce n’est
pas non plus l’adhésion consciente à un système
de représentations plus ou moins illusoires, que l’on
appelle une « idéologie ». Celle-ci importe sans
doute au niveau des producteurs de théories, pour justifier
telle ou telle mesure, mais ce n’est pas l’idéologie
qui fait fondamentalement agir. Bien souvent même, on agit
selon un certain système de normes de conduite sans consentir
à un principe idéologique correspondant. Le marché
est là pour nous le prouver : il n’est nul besoin de
consentir à l’idéologie du marché pour
être obligé de fonctionner au mieux selon la logique.
Revue : A vous lire, le néolibéralisme agirait sur
les esprits par aliénation : il substituerait au gouvernement
par la contrainte un gouvernement par soi-même, autrement
plus efficace. Pouvez-vous nous en dire davantage ?
CL : Nous n’utilisons pas le terme d’aliénation,
qui renvoie à l’idée d’un être qui
serait authentiquement lui-même et qui deviendrait «
étranger » à lui-même par un effet d’illusion.
Un sujet est toujours le sujet d’une époque, d’une
culture, d’un système de normes. Pas de sujet sans
un certain régime de normativité, donc pas de sujet
pur, qui serait « aliéné » par le pouvoir.
Par contre, la manière dont on agit sur un sujet, dont on
le fait agir, change d’un régime de normativité
à un autre.
…le sujet est conduit d’agir comme s’il
le désirait lui-même.
Foucault, avec ses analyses de la « gouvernementalité
» libérale et néolibérale, nous a aidés
à voir plus clair dans la façon dont fonctionnait
le pouvoir aujourd’hui. Gouverner, c’est faire agir,
c’est « conduire la conduite » par des dispositifs
d’incitation et par des « mises en situation »
tels que le sujet est conduit d’agir comme s’il le désirait
lui-même. Il s’agit en réalité d’agir
au niveau du désir. Le sujet doit désirer ce qu’il
doit chercher, doit loger son désir dans son devoir social
et il ne peut le faire que si l’on met en place des dispositifs
qui l’amènent immanquablement à désirer
selon la norme. Bentham, le grand philosophe utilitariste du XVIIIe
siècle, avait déjà compris cette logique qui
devait présider à l’exercice du pouvoir moderne
et avait préconisé tout un appareillage de surveillance,
de sanctions et de récompenses, pour faire agir les individus
de sorte à « joindre intérêt et devoir
». C’est ce qu’il appelait la « législation
indirecte » et les « méthodes obliques »
de gouvernement.
La pratique néolibérale de gouvernement a perfectionné
ces premières intuitions en faisant de la concurrence la
logique normative généralisée et en introduisant
partout des mécanismes qui agissent comme un équivalent
de la sanction du marché. Je pense en particulier à
ces petits dispositifs d’évaluation quantitative que
les administrateurs et responsables politiques, qui s’identifient
désormais à la figure du manager et du petit chef
d’entreprise, entendent implanter partout pour créer
de la concurrence entre les salariés.
Revue : Vous avancez également que le néolibéralisme
est a-démocrate, sinon même anti-démocrate.
Qu’entendez-vous par là ?
CL : La rationalité néolibérale étend
la logique du marché à toutes les sphères de
l’existence humaine, y compris à la sphère politique
qui perd ainsi sa relative autonomie. Elle soumet l’action
de l’Etat aux impératifs de la « performance
» et du « résultat » ainsi qu’à
la logique comptable qu’ils imposent. Elle tend à transformer
l’Etat en une entreprise soumise comme toutes les autres aux
règles du droit privé. Toutes les réformes
de la Poste, de l’université ou de l’hôpital
montrent cette logique à l’œuvre. Ce qui veut
dire que l’exécutif se comporte comme un état-major
de groupe industriel ou financier soumis à la règle
de la comptabilité privée.
Sur le plan politique, c’est le régime de normalisation
de l’entreprise qui s’applique partout et qui détruit
peu à peu tout ce qui relevait de la logique démocratique.
La conjonction entre le contrôle des comportements, la mesure
des compétences à l’école, le fichage
de la population, la gestion sécuritaire des problèmes
sociaux, les techniques d’évaluation au travail tout
cela a un sens si on rapporte ces processus non pas au « totalitarisme
» mais à un mode de gouvernement nouveau, le «
gouvernement entrepreneurial ».
Ce qui advient est un régime de contrôle des comportements
propre à la rationalité néolibérale.
Il s’agit bien de faire prévaloir en tout domaine les
considérations de gestion, les calculs de coût et la
mesure des résultats. Il s’agit partout de faire de
la concurrence la norme des conduites, le principe des institutions.
Cela signe tout simplement la fin de la démocratie libérale.
Nulle place pour le « citoyen ». L’individu est
un consommateur qui arbitre indifféremment entre services
publics ou privés, puisqu’ils sont tous régis
par les mêmes principes. Les pleurnicheries sur la «
défiance » du citoyen envers les politiques, le vœux
pieux sur la réanimation d’une « nouvelle démocratie
» passent étrangement à côté de
ce phénomène massif que la philosophe américaine
Wendy Brown appellent la « dé-démocratisation
».
Revue : En conclusion de votre livre, vous appelez à la
résistance par l’invention de « contre-conduites
», qu’il s’agisse du « gouvernement de soi
» ou de celui des autres. Vue de l’esprit ou voie praticable
? Avez-vous des illustrations à proposer, dans le domaine,
par exemple, de la Recherche, ou autres ?
CL : La résistance s’organise à différents
niveaux. En France, l’Appel des appels, qui a constitué
depuis le mois de décembre 2008 un point de ralliement pour
un certain nombre de professions concernées par le rapport
social, est un moment important.
Cette résistance touche un point stratégique. Puisqu’il
s’agit de savoir si les professionnels en question vont entrer
dans une logique de contrôle de leur activité qui les
fera accepter d’être les contrôleurs de la population,
les relais d’une transformation généralisée
des comportements de la population dans le sens de la logique de
marché. Car tout est là. L’enjeu des réformes
ne concerne pas seulement « l’économie »,
le rendement et la performance. Il s’agit de réformer
des gens, de « changer l’âme et le cœur »
à commencer par tous ceux qui, dans leur fonction, peuvent
être des leviers d’une transformation générale
des « âmes et des cœurs ».
…il s’agit de savoir si les professionnels vont entrer
dans une logique de contrôle de leur activité qui les
fera accepter d’être les contrôleurs de la population
Réformer les professeurs, les faire entrer dans une logique
entrepreneuriale, c’est permettre la réforme de leurs
élèves et étudiants selon les mêmes principes.
C’est modifier très profondément en eux le regard
qu’ils portent à leurs études, la valeur qu’ils
accordent à leur formation, le sens qu’ils attribuent
à la culture et à leur intelligence.
Réformer les médecins en changeant leurs comportements,
c’est non seulement ruiner les valeurs de l’hôpital
public, c’est aussi modifier le rapport des patients à
l’hôpital, aux soins , à leur santé, à
leur corps et à leur esprit. C’est les transformer
en « clients », en « consommateurs d’hôpital
» comme il doit y avoir des consommateurs d’école.
Le refus des universitaires et des médecins a une portée
éthique et politique fondamentale. Ce refus est sans aucun
doute de longue portée : il interroge le genre de vie que
nous voulons mener, le rapport aux autres que nous voulons entretenir,
et finalement, le style d’individu que nous acceptons d’être.
Bibliographie (ATTAC 93sud)
La nouvelle raison du monde. Essai sur la société
néolibérale Pierre Dardot, Christian Laval
Des psychologues sur le front de l’insertion. Souci clinique
et question sociale Christian Laval
L’homme économique. Essai sur les racines du néolibéralisme
Christian Laval
Sauver Marx ? Empire, multitude, travail immatériel Pierre
Dardot, Christian Laval, El Mouhoub Mouhoud
La santé mentale en actes. De la clinique au politique Jean
Furtos, Christian Laval
Enseigner l’entreprise. Nouveau catéchisme et esprit
scientifique Christian Laval, Régine Tass.i
L’école n’est pas une entreprise. Le néo-libéralisme
à l’assaut de l’enseignement public Christian
Laval
L’économie est l’affaire de tous. Quelle formation
des citoyens ? Christian Laval, Régine Tassi.
Jeremy Bentham, les artifices du capitalisme Christian Laval
Le nouvel ordre éducatif mondial. OMC, Banque mondiale,
OCDE, Commission européenne Louis Weber, Christian Laval
L’ambition sociologique. Saint-Simon, Comte, Tocqueville,
Marx, Durkheim, Weber Christian Laval
Le vocabulaire de Bentham Jean-Pierre Cléro, Christian Laval
Jeremy Bentham. Le pouvoir des fictions Christian Laval
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