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Origine : http://dupublicaucommun.blogspot.com/2011/03/contribution-de-christian-laval.html
Introduction
Que peut apporter dans notre réflexion du « commun
» que nous tentons dans ce séminaire, les avancées
qui ont été produites à la lisière de
la science économique et de la science politique, sur les
« communs » (commons) ? Plus précisément,
que peut nous enseigner la « nouvelle économie politique
des communs », dont l’une des représentantes
les plus connues est Elinor Ostrom, « prix Nobel d’économie
» en 2009 ? Mon propos visera à faire ressortir ce
qui dans cette élaboration pointe vers un aspect décisif
pour nous, la dimension d’institution des pratiques du commun,
tout en montrant les limites de cette théorisation qui reste
enfermée dans les cadres de la pensée économique
dominante.
Une posture classique dans les mouvements hostiles au néolibéralisme
consiste à dénoncer la marchandisation du monde que
ce même néolibéralisme conduirait de façon
offensive et à lui opposer en guise de défense les
services publics nationaux pour les uns et les biens publics mondiaux
pour les autres. Autant dire que la lutte politique se maintient
sur un terrain bien connu où s’affrontent le Marché
et l’État. Les « antilibéraux »,
sans trop le savoir ou sans trop s’en inquiéter, s’installent
en fait sur le terrain de l’adversaire lorsqu’ils prennent
fait et cause pour la production de services par l’État
au nom d’une opposition qui s’est constituée
précisément pour faire du marché la règle
et de l’État l’exception. C’est qu’en
effet la théorie standard, reconnaît parfaitement l’existence
de biens issus de l’intervention de l’État. Certains
biens relèvent par nature de l’appropriation privée,
d’autres relèvent de l’intervention gouvernementale
étatique. D’où le parallélisme de la
théorie économique et de la philosophie politique
depuis Hobbes, quant à la double fonction de Etat qui alloue
et protège des droits individuels d’utilisation et
de propriété d’un côté, et qui
fournit de l’autre des biens publics que les atomes égoïstes
sont incapables de fournir. Marché et Etat sont les deux
seuls pôles nécessaires et complémentaires envisageables.Ce
travers est aussi pénalisant que l’aveuglement volontaire
à l’égard des pratiques bureaucratiques étatiques
au prétexte, selon certains, qu’il ne faudrait pas
faire le « jeu du marché ». Sortir de ce double
jeu du Marché et de l’État, telle est précisément
l’ambition de ce séminaire.
La question des services et des biens publics
En opposant les « biens publics » aux « biens
marchands », nombre d’« antilibéraux »
emploient le langage même de leurs adversaires et, plus encore
que leur langage, leur mode de raisonnement. En ce sens, «
l’antilibéralisme » relève pour une bonne
part de l’économie publique la plus traditionnelle.
Pour le dire vite, tout se passe comme si pour combattre un «
ultralibéralisme » supposé vouloir tout privatiser,
la seule ligne de défense résidait dans l’argument
économique qui distingue les types de biens selon leurs caractéristiques
intrinsèques. La seule « originalité »
de la position, présentée parfois comme d’une
extrême « radicalité », consisterait dès
lors à étendre la problématique et la gestion
des biens publics à l’échelle mondiale, ce qui
ne veut rien dire d’autre que l’appel à la création
d’un État mondial.
Il faut rappeler ici que la théorie des biens publics qui
fonde une telle revendication n’est jamais qu’une partie
d’une doctrine générale des biens économiques
pour laquelle la plupart des biens doivent être produits pour
des marchés concurrentiels. Ce sont leurs qualités
propres, techniques et économiques, qui les destinent «
naturellement » au marché . De la même manière,
il existe des biens qui sont « naturellement » voués
à être des biens publics. Comme l’indique la
doctrine aujourd’hui en vigueur, les biens privés sont
exclusifs et rivaux. Un bien est dit exclusif lorsque son détenteur
ou son producteur peut empêcher par l’exercice du droit
de propriété sur ce bien l’accès à
toute personne qui refuse de l’acheter au prix qu’il
en exige. Un bien est rival lorsque son achat ou son utilisation
exclut toute consommation par une autre personne. On en déduit
donc qu’un bien non exclusif est un bien qui ne peut être
réservé par son détenteur à ceux qui
sont prêts à payer et qu’un bien non rival est
un bien ou un service qui peut être consommé ou utilisé
par un grand nombre de personnes sans coût de production supplémentaire
car la consommation de l’une ne diminue en rien la quantité
disponible pour les autres.
Ce sont ces caractéristiques économiques et techniques
qui justifient l’intervention de l’Etat selon les thèses
classiques de Richard Musgrave et de Paul Samuelson formulées
dans les années 1950 . Selon Richard Musgrave, l’une
des fonctions de l’État est de veiller à l’allocation
optimale des ressources économiques, ce qui l’oblige
à produire les biens qui ne pourraient pas être produits
par le marché du fait de leurs particularités. D’où
précisément l’appellation qu’on peut leur
donner de biens publics. Mais observons bien le raisonnement qui
est tenu. C’est parce que certains biens sont en quelque sorte
défectueux ou déficitaires au regard de la norme qu’ils
doivent être produits par le gouvernement. Un bien public
est donc déterminé négativement. Quel est son
défaut, quelle est sa déficience ? C’est que
l’on ne peut individualiser suffisamment ses bénéficiaires,
c’est qu’il bénéficie à un ensemble
non divisible d’individus. Lorsque le bien par contre peut
être divisé et faire l’objet d’une consommation
individuelle sans effets externes, on a alors affaire à un
bien qui peut et qui doit être produit sur un marché
concurrentiel.
Les biens publics sont des biens qui présentent des caractéristiques
particulières opposées aux biens privés. L’économie
des biens publics est ainsi dans une relation de miroir avec celle
des biens privés. On n’entrera pas ici dans la discussion
pour savoir si ces caractéristiques spécifiques suffisent
à justifier l’intervention publique. Les néolibéraux
ont depuis lors cherché à montrer que certains services
pouvaient bien être d’une nature spéciale mais
que cela ne rendait pas nécessaire pour autant leur production
par l’État. La doctrine de l’Union européenne,
pour ne prendre que cet exemple, a renoncé pour sa part à
utiliser les vocables de bien ou de service public, préférant
employer les termes de « service d’intérêt
général » ou de « service économique
d’intérêt général », ce qui
laisse la place pour une production privée sous contrainte
d’un cahier des charges fixé par des autorités
publiques.
Brève histoire de la renaissance des communs
En réalité, cette présentation qui oppose
deux types de biens privés et publics, s’est avérée
très insuffisante. On doit à un courant de la pensée
politique et économique américain la réhabilitation
des communs comme objet d’enquête et de théorie.
On l’appellera ici « la nouvelle économie politique
des communs ».
Si l’on combine comme cela a été fait dans
les années 1970 les deux qualités des biens économiques,
on distingue quatre types de biens. A côté des biens
purement privés (rivaux et exclusifs) comme les doughnuts
achetés au supermarché et des biens purement publics
(non rivaux et non exclusifs) comme l’éclairage, la
défense nationale ou les phares, on rencontre des biens hybrides
ou mixtes, à la fois exclusifs et non rivaux, comme les ponts
et les autoroutes sur lesquels on peut établir des péages,
ou encore des clubs, des spectacles artistiques ou sportifs payants
mais dont la consommation individuelle n’est pas diminuée
par celle des autres spectateurs. Mais on peut encore rencontrer
un autre type de biens mixtes qui sont à la fois non exclusifs
et rivaux, comme des zones de pêche, des pâturages,
des systèmes d’irrigation, c’est-à-dire
des biens dont on peut difficilement interdire ou restreindre l’accès,
mais qui peuvent faire l’objet d’une exploitation individuelle
pour une utilité personnelle. Ce sont ces biens qu’Elinor
Ostrom a désignés comme des « pools de ressources
communes » (common-pool ressouces) et qui sont susceptibles
de faire l’objet d’une gestion collective pour leur
usage et partage. Ces pools de ressource commune comme des forêts,
des réserves de chasse ou de pêche, des nappes phréatiques
pour des systèmes d’irrigation, ont pour caractéristique
d’être des biens non exclusifs (on ne peut interdire
l’accès à personne) en même temps que
rivaux (leur usage par l’un diminue la consommation de autres).
La rencontre de cette problématique économique avec
la mobilisation écologique à partir des années
1980 a donné un relief particulier à la théorie
des « commons » comme formes de gestion commune : parmi
les ressources communes, on trouve en effet tous les « biens
naturels » aujourd’hui menacés de dégradation
ou de destruction, comme l’atmosphère, l’eau,
les forêts. Un vaste débat s’est noué
autour d’un article de Garrett Hardin qui, en 1968, dans la
Tragedy of Commons , avait cru pouvoir montrer, à partir
de considérations sur la surpopulation, que les terres communales,
avant même le mouvement des enclosures, avaient été
détruites par la surexploitation auxquelles elles avaient
été soumises par des paysans mus par leur seul intérêt
égoïste, considérés tous comme des «
resquilleurs » ou des « passagers clandestins »
: « Freedom in a commons brings ruin to all », concluait
Hardin. Une littérature abondante, d’inspiration néolibérale,
a pris appui sur cet argument pour montrer les avantages de la propriété
privée et l’inefficacité de la gestion collective
en général. L’échec des services publics
et des systèmes de protection sociale tenait au fait qu’ils
sont la proie des passagers clandestins qui jouissent gratuitement
des avantages sans payer et qui ne veulent surtout pas révéler
cette jouissance pour ne pas avoir à en surmonter le coût.
Mais au-delà de cet aspect des choses, l’article d’Hardin
a réintroduit sans le vouloir la dimension des communs dans
la discussion théorique, ce qui n’est pas un mince
paradoxe lorsqu’on sait le discrédit de tout ce qui
touchait de près ou de loin au communisme à cette
époque. Mais il l’a fait en niant totalement l’existence
de règles coutumières collectives comme condition
d’usage des commons, c’est-à-dire en confondant
le libre accès à des ressources et l’organisation
collective des ressources. Le principal apport de « l’économie
politique des communs » est précisément de faire
apparaître dans le commun la forme et la dimension de gestion
collective.
Enfin, dans les années 1990, le développement de
l’informatique et de l’Internet, a suscité un
regain d’intérêt pour des communs d’un
nouveau genre, les « communs de la connaissance » .
La connaissance, en un sens très large, est alors conçue
comme une « ressource partagée » non seulement
entre universitaires et scientifiques mais entre tous les coproducteurs
susceptibles d’intervenir sur des réseaux qui peuvent
s’élargir indéfiniment. Si Wikipedia est devenu
l’exemple le plus visible de ces nouveaux types de ressources,
il en existe de multiples formes correspondant à des communautés
de coproduction digitale de toutes formes et de toutes tailles.
Le mouvement des logiciels libres ou celui des« creative commons
» en sont d’autres tout aussi significatifs.
Ces communs de la connaissance qui sont l’objet d’un
vif intérêt aux Etats-Unis depuis une dizaine d’années
ont des particularités qui ont été mises en
évidence par E.Ostrom et qui les distinguent des communs
dits naturels. Alors que les ressources naturelles sont des ressources
rares, à la fois non exclusives et rivales, les communs de
la connaissance sont des biens non rivaux dont l’utilisation
par les uns non seulement ne diminue pas celle des autres, mais
a plutôt tendance à l’augmenter.
C’est ainsi que progressivement un nouvel objet est apparu
dans la littérature anglo-saxonne, les « commons ».
Ce terme a été traduit en français tantôt
par « biens publics » tantôt par « biens
communs ». C’était pour la première traduction
commettre une confusion théorique puisque l’intérêt
de la théorie est précisément de faire apparaître
à côté des biens publics de nouvelles sortes
de biens. Pour la seconde, c’était oublier que les
« commons » ne sont pas nécessairement des biens
au sens strict du terme, mais plutôt des systèmes de
règles régissant des actions collectives, des modes
d’existence et d’activité de communautés.
C’est pourquoi il vaut sans doute mieux traduire le terme
par « communs » pour faire entendre la dimension institutionnelle
du concept et le lien étroit de son institution et de sa
pratique avec l’existence de communautés non réductibles
à un agrégat d’individus intéressés.
Ce qui permet de mettre sur le même plan les « commons
» dits naturels et les « commons » de la connaissance,
c’est la prise de conscience des différentes menaces
qui pèsent sur l’environnement et sur le partage libre
des ressources intellectuelles par des règles d’usage
explicites ou implicites, formelles ou informelles, actuelles ou
potentielles, qui les détruisent ou empêchent leur
développement. Ce qu’il y a de commun dans les «
commons », si l’on peut ainsi s’exprimer, c’est
le caractère anti-productif des règles en usage pour
l’exploitation des ressources naturelles et des risques de
privatisation qui pèsent sur la production de la connaissance.
Pour les unes, ce sont les comportements de prédation sans
contrôle, favorisés par la compétition, qui
sont les principaux dangers car ils épuisent les ressources
naturelles. Pour les autres, ce sont les processus de privatisation
et de marchandisation qui menacent la créativité dans
le domaine de la connaissance en imposant de « nouvelles enclosures
» et en brisant la coproduction des idées et des œuvres.
C’est la « tragédie des anti-communs »
selon l’expression du juriste américain Michael Heller
à propos de la privatisation de la recherche biomédicale.
La théorie des communs de la connaissance est de ce point
de vue une réponse à l’expansion de la propriété
intellectuelle et à la place qu’elle occupe dans le
nouveau capitalisme. Les dangers ne sont évidemment pas les
mêmes, mais dans les deux cas, il est besoin d’imposer
des règles qui permettent d’instituer et de «
gouverner » les communs et d’identifier le groupe qui
gère le commun.
« Comment gouverner les communs » ?
La démarche d’Ostrom est très empirique. Il
s’agit à travers des enquêtes de terrain sur
des pratiques de gestion collective de communs de dégager
des critères et des conditions de fonctionnement d’une
gestion durable. La question qu’elle pose est la suivante
: Comment sont fixées et de quelle nature sont les règles
collectives d’engagement, d’utilisation, de surveillance
qui ont permis la pérennité de certains communaux
agricoles en Suisse ou au Japon ou de certains systèmes d’irrigation
en Espagne ou aux Philippines ?
Les communs sont gérés par des groupes qui peuvent
être de tailles différentes et peuvent obéir
à des logiques variées . Mais la gestion de la production
des ressources communes doit respecter un certain nombre de principes
institutionnels que la théorie cherche à mettre en
évidence. C’est le cœur du projet théorique
de cette nouvelle économie politique : définir les
caractères du système de règles qui permet
de gérer de façon durable un commun.
Il n’y a pas une seule bonne manière de conduire les
communs transposable partout. Au contraire, il existe une très
grande variété de systèmes de gestion. Mais
un certain nombre de questions fondamentales doivent absolument
être traitées et résolues par le système
de règles pour rendre un commun pérenne.
Selon ces deux auteurs, le commun doit avoir des limites nettement
définies car il convient d’identifier la communauté
concernée par le commun ; des règles doivent être
bien adaptées aux besoins et conditions locales et conformes
aux objectifs ; les individus concernés par ces règles
doivent participer régulièrement à la définition
et à la modification des règles ; leur droit à
fixer et à modifier ces règles leur est reconnu par
les autorité extérieures ; un système d’auto-contrôle
(self-monitoring) du comportement des membres est collectivement
fixé, ainsi qu’un système gradué de sanctions
; les membres de la communauté ont accès à
un système peu coûteux de résolution des conflits
et peuvent compter sur un ensemble d’activités qui
sont réparties entre eux pour accomplir les différentes
fonctions de régulation.
Cette liste des conditions de la gestion collective du commun a
sans doute à première vue quelque chose de décevant.
On peut penser qu’il n’y a rien de très original
dans les résultats des travaux empiriques qui montrent que
les communs auto-organisés requièrent un engagement
volontaire, des liens sociaux denses, des normes fortes et claires
de réciprocité. On peut même tenir que les concepts
utilisés par cette théorie des communs restent insuffisants,
cantonnés qu’ils sont à décrire la «
gouvernance » collective des ressources partagées.
Issus du corpus de l’économie appliquée aux
rapports sociaux (capital social, passager clandestin, action collective,
etc), ils peinent à rendre compte des logiques et des normes
de l’action qui permettent de faire fonctionner un commun
et de penser l’articulation entre des ressources et des communautés
humaines.
Apports et limites de la nouvelle économie politique
des communs
On doit néanmoins réfléchir aux implications
politiques des conditions nécessaires énoncées
par E.Ostrom et C.Hess pour la gestion des communs à partir
de l’examen des situations qui ont réussi ou qui ont
échoué. Cette approche permet de souligner une dimension
essentielle, que la théorie économique standard ne
permet pas de concevoir : le lien étroit entre la norme de
réciprocité, la gestion démocratique et la
participation active dans la production d’un certain nombre
de ressources. C’est qu’un commun ne réunit pas
des consommateurs du marché ou des usagers d’une administration
extérieurs à la production, ce sont plutôt des
coproducteurs qui oeuvrent ensemble. En ce sens, la problématique
des communs ne remet pas seulement en question l’économie
des biens privés mais aussi celle des biens publics, qui
lui est complémentaire. Entre le marché qui ne connaît
que des biens privés et l’État qui ne connaît
que des biens publics, il y a des formes d’activité
et de production qui relèvent de communautés éminemment
productrices, mais que l’économie politique a été
radicalement incapable de penser jusqu’à présent.
La nouvelle économie politique des communs permet, par contraste,
de remarquer que, dans la recherche sociale et économique
dominante, les modèles utilisés ne prennent pas en
compte la capacité des individus à créer des
institutions auto-gouvernées des communs. Soit il faut un
régime de propriété privée garantie
par l’État, soit il faut l’intervention d’une
autorité politique qui « fournit la solution ».
Dans tous les cas de figure, la pensée économique
dominante est telle que « les solutions doivent être
imposées par le gouvernement sur la base de modèles
de marchés idéalisés ou d’Etats idéalisés
». Quant aux « individus utilisant les ressources communes,
ils sont perçus comme capables d’une maximisation à
court terme mais jamais à long terme et « les institutions
que les individus ont éventuellement établies sont
ignorées ou rejetées sous le prétexte qu’elles
sont inefficaces ». Et pourtant l’enquête empirique
montre bien que de nombreux systèmes de ressources communes
de par le monde sont exploités en commun depuis des dizaines
d’années , voire depuis des siècles et qu’ils
ont résisté à toutes sortes de calamités
naturelles, sociales, économiques et politiques.
Les limites de la nouvelle économie politique des communs
tiennent au fait que cette théorie ne s’est pas complètement
affranchie des hypothèses économiques fondamentales
qui fondent la théorie des biens publics . Elle reste en
effet prisonnière du postulat selon lequel la forme de la
production des biens dépend des qualités intrinsèques
des biens eux-mêmes. De ce point de vue, la réponse
que la théorie économique des communs a apportée
à la thèse de Garret Hardin reste problématique.
En un certain sens, la nouvelle théorie des communs n’est
qu’un raffinement de la théorie des biens publics des
années 1950 qui reconduit les limitations propres à
la conception néo-classique des « biens publics »
qui n’en fait qu’une exception aux biens marchands.
Sur ce point, la critique doit porter sur une catégorisation
en vertu de laquelle on attribue à un certain type de biens
des propriétés intrinsèques ou une nature qui
ferait d’eux des « biens communs » ou des «
biens publics mondiaux ». Aucune chose n’est par nature
un « bien commun ». Le commun ne saurait relever de
l’ontologie.
Mais la nouvelle théorie des communs ne reconduit les limites
de l’économie dominante qu’en un certain sens
seulement. Car outre le fait qu’elle prend en considération
des questions nouvelles réelles et des transformations majeures
comme l’environnement ou les technologies de l’information,
cette théorie introduit, en dépit même des postulats
et des catégories économiques traditionnels, la dimension
fondamentale des institutions dans la gestion des communs, en montrant
par l’enquête elle-même, que ce n’est pas
tant la qualité intrinsèque du bien qui importe que
le système organisé de gestion qui institue une activité
comme un commun. Par là, elle répond à l’argument
économique dominant selon lequel une économie ne peut
fonctionner sans un système de droits bien définis
par un contre-argument qui montre qu’un système institutionnel
organisant la gestion commune peut être plus efficace dans
un certain nombre de domaines que le marché.
La théorie des communs permet ainsi de souligner le caractère
construit des communs. Rien ne peut laisser penser comme les libertariens
seraient tentés de le croire au vu de l’expansion de
l’Internet qu’un commun pourrait fonctionner sans règles
instituées qu’il pourrait être considéré
comme un objet naturel, que le « libre accès »
est synonyme du laisser faire absolu. Pas de spontanéisme:
la réciprocité n’est pas un don inné,
pas plus que la démocratie n’est une donnée
humaine éternelle. Le commun doit plutôt être
pensé comme la construction d’un cadre réglementaire
et d’institutions démocratiques qui organisent la réciprocité
afin d’éviter les comportements de type passager clandestin
mis en évidence par Garret Harvin ou la passivité
des usagers des « guichets » de l’État.
D’une certaine manière, la théorie des communs
est parfaitement contemporaine du néolibéralisme qui
pense, accompagne et favorise la création des objets marchands
et la construction des marchés par le développement
des droits de propriété, des formes de contrats, des
modes construits de la concurrence. Elle permet d’envisager,
à son tour, mais dans une voie opposée, un constructivisme
théorique et invite à une politique de construction
des communs.
Les communs ne sont pas des « choses » qui préexisteraient
aux règles, des objets ou des domaines naturels auxquels
on appliquerait de surcroît des règles d’usage
et de partage, que des relations sociales régies par des
règles d’usage, de partage, ou de coproduction de certaines
ressources. En un mot, ce sont des institutions parfois multiséculaires
qui structurent la gestion commune. Tout l’apport de la nouvelle
économie politique des communs réside dans cette insistance
sur la nécessité des règles et sur la nature
des règles elles-mêmes qui permettent de produire et
de reproduire les ressources communes.
D’où une conclusion radicale qui va au-delà
des formulations souvent équivoques de cette économie
: seul l’acte d’instituer les communs fait exister les
communs, à rebours d’une ligne de pensée qui
fait des communs un donné préexistant qu’il
s’agirait de reconnaître et de protéger, ou encore
un processus spontané et en expansion qu’il s’agirait
de stimuler et de généraliser.
Les communs sont avant tout affaire de normes, normes qui doivent
procéder d’un acte collectif d’institution. En
d’autres termes, ces communs relèvent du droit, ils
montrent qu’existe un droit du commun au niveau local, une
propriété commune, qui a ceci de particulier qu’elle
ne sépare pas l’acte de fixer les règles, de
délimiter la communauté des membres, les principes
et l’organisation de la surveillance et de la mise en pratique
de sanctions. La propriété commune en particulier
ne va pas sans la reconnaissance des droits d’organisation
d’une collectivité.
La gestion des communs ne peut être que le fait des praticiens,
producteurs et usagers, qui ont l’intelligence collective
des pratiques. D’où la nécessité d’institutions
démocratiques directes vouées à la gestion
des communs. Mais chaque communauté locale ou productive
ne peut définir ses propres règles de production et
d’usage sans tenir compte du bien commun qui intéresse
les citoyens bien au-delà des praticiens directs. La gestion
des communs pose donc la question de la démocratie.
La question que pose cette nouvelle économie des communs
reste pour nous la suivante. Est-ce que les communs auto-gouvernés
dont nous parle cette économie politique sont voués
à rester des enclaves à l’intérieur d’un
vaste ensemble hybride de productions de biens marchands et de biens
publics administrativement produits, un peu à la manière
dont les socialistes dits utopiques avaient envisagé leurs
créations locales et isolées, ou bien ces «
communs » dessinent-ils un tout autre horizon, celui du commun
au singulier comme principe dominant d’organisation sociale
fondée sur la co-production de biens et de services dans
des unités obéissant à des règles et
à des normes définies démocratiquement ?
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