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Origine : http://lectures.revues.org/1194
Il faut saluer la publication de cet ouvrage de poche, initialement
paru en 2009 dans la collection « Cahiers libres » de
la Découverte. Objet de nombreux commentaires 1, ce livre
érudit éclaire le néolibéralisme qui
constituerait la rationalité du capitalisme contemporain
et qui, loin de signifier le retour à un capitalisme classique
ou « pur », s'appuie sur l'action de l'Etat pour créer
un marché et faire de l'entreprise le modèle du gouvernement
des sujets.
Cet ouvrage dense rappelle dans un premier temps combien la limitation
de l'Etat est au cœur du projet libéral classique, qui
mobilise à cette fin deux séries d'arguments, juridico-politiques
et scientifiques, des droits des individus et des intérêts.
Au tournant du XIXe siècle, confrontés à l'apparition
de grands groupes cartellisés marginalisant les petites unités
de production, certains théoriciens, dont Spencer, tentent
de refonder le libéralisme dans une version providentialiste,
darwinienne et malthusienne, en faisant prévaloir la lutte
pour la survie dans la vie sociale. Ainsi, le spencérisme
constituerait un tournant pour la pensée libérale,
en déplaçant son centre de gravité «
du modèle de la division du travail à celui de la
concurrence comme nécessité vitale » (p. 137).
Cet évolutionnisme biologique va marquer d'une empreinte
profonde le cours ultérieur de la pensée libérale,
notamment lors de la « grande transformation » 2 caractérisant
les années 1930 et 1940. Celle-ci, forme de « réaction
à la tentative ultime et désespérée
de rétablissement du marché dans les années
1920 » (p. 149), se manifeste par une resocialisation de l'économie,
qui est cependant loin de constituer l'acte de décès
du libéralisme économique. En effet, deux types de
réponses sont proposées à la « crise
du libéralisme » : le « nouveau libéralisme
» visant à « réaliser une « société
de liberté individuelle » profitant à tous »
(p. 153) dont l'une des expressions tardives est celle de John Meynard
Keynes, et le « néolibéralisme » qui,
apparu plus tardivement, s'oppose à toute action entravant
la concurrence entre intérêts privés.
Les deux parties suivantes orientent le regard sur la rupture que
constitue le néolibéralisme. La refondation intellectuelle
néolibérale intervient lors du colloque Walter Lippmann
de 1938, qui voit se heurter deux tendances : celle, représentée
par Hayek, von Mises, Robbins et Rueff, souhaitant rétablir
le laisser-faire, favoriser la libre activité de l'entrepreneur
opposée au collectivisme et à la bureaucratie et limiter
à cette fin l'intervention étatique et celle, incarnée
par Von Rüstow, Lippmann, Louis Rougier, qu'on appellera ensuite
l'ordolibéralisme, qui souhaite un « interventionnisme
libéral », la liberté n'existant pas par elle-même
et devant donc être instituée par l'Etat. Qualifié
de « politique de société » et plus tard
« d'économie sociale de marché », l'ordolibéralisme
vise à promouvoir un ordre social basé sur une concurrence
protégée par l'Etat. Pierre Dardot et Christian Laval
éclairent l'influence de ses théoriciens sur la République
fédérale allemande de l'immédiat après-guerre
L'école autrichienne, les thèses de Hayek en particulier,
influenceront pour leur part les politiques néolibérales
à partir de la fondation de la Société du Mont-Pèlerin
en 1947. La troisième partie de l'ouvrage aborde notamment
l'extension des idées néolibérales et les raisons
de ce succès idéologique, dont le crédit nouveau
accordé à d'anciennes critiques contre l'Etat, l'affaiblissement
des doctrines de gauche et de toute alternative au capitalisme.
Car « on ne saurait [...] oublier que ce n'est pas la seule
force des idées néolibérales qui a assuré
leur hégémonie » (p. 290). L'emprise des différents
courants du néolibéralisme sur la construction de
l'Allemagne fédérale puis de la Communauté
européenne, sur les politiques mises en œuvre par Reagan
et Thatcher 3, puis leur extension mondiale, y sont détaillées.
Depuis le début des années 1980, les Etats s'attellent,
par la privatisation et la mise en concurrence de services publics,
à construire les marchés et non à les laisser
faire, contrairement à ce que prétendent les discours
sur le dépérissement de l'Etat. Cherchant à
attirer les investissements étrangers en créant les
conditions fiscales et sociales les plus avantageuses pour la valorisation
du capital, ils contribuent paradoxalement à créer
un ordre qui, les soumettant à de nouvelles contraintes,
les conduisent à réduire les salaires, les dépenses
publiques, des « droits acquis » jugés trop coûteux,
et à « affaiblir les mécanismes de solidarité
qui échappent à la logique assurantielle privée.
» A la fois acteurs et objets de la concurrence mondiale,
les Etats « sont de plus en plus soumis à la loi d'airain
d'une dynamique de mondialisation qui leur échappe très
largement » (p. 283) ; les dirigeants des gouvernements et
des organismes internationaux oeuvrent ainsi à la création
de la supposée fatalité que constitue la mondialisation.
Les auteurs insistent sur le rôle joué par la libéralisation
financière et la mondialisation des technologies dans la
diffusion de la norme néolibérale. Largement favorisés
par des Etats, elles ont contraint ces derniers, par une sorte de
« choc de retour », à s'adapter à la nouvelle
donne financière internationale en privatisant et en encourageant
l'épargne individuelle, ce qui a « fini par donner
un pouvoir considérable aux banquiers et aux assurances »
(p. 287) et favorisé le dérapage des institutions
de crédit dans les années 2000.
Les auteurs inscrivent explicitement leur analyse dans le prolongement
du cours au Collège de France de Michel Foucault dont ils
déclarent s'inspirer librement. Le néolibéralisme
constituait pour l'auteur de Naissance de la biopolitique 4 un virage
vis-à-vis des formes classiques du libéralisme. Pierre
Dardot et Christian Laval reprennent les notions de « rationalité
gouvernementale » et de « subjectivation ». La
rationalité gouvernementale se définit comme une logique
normative présidant à un gouvernement des hommes qui
s'exerce directement mais aussi indirectement, en orientant le comportement
des individus. Si elle est loin de former une contrainte visible,
cette rationalité n'implique pas non plus forcément
l'adhésion consciente à une « idéologie
», l'individu agissant souvent « selon un système
de normes de conduite sans consentir à un principe idéologique
correspondant » 5. La subjectivation renvoie pour sa part
à la constitution historique des sujets par les discours
et techniques de pouvoir mais aussi à la manière dont
on devient sujet, en se conduisant, voire en se transformant et
en se réformant, conformément aux attentes du discours
social.
Abordant ainsi la façon dont le néolibéralisme
s'impose comme « rationalité », les auteurs orientent
le regard sur la fabrique du sujet néolibéral par
un « dispositif de performance-jouissance » ; loin de
libérer les individus, celui-ci demeure un mode de discipline
sociale visant à rendre le sujet performant à tout
prix et en tout domaine, en posant comme règle paradoxale
un principe d'illimitation qui « masque qu'il existe, dans
la réalité, une limite au désir, fixée
par le capital et l'entreprise » 6. La pratique néolibérale
fait de la concurrence une logique normative généralisée
et introduit partout des mécanismes qui, tels les dispositifs
d'évaluation quantitatives visant à créer de
la concurrence entre les salariés, agissent comme des avatars
de la sanction du marché. Cette « nouvelle raison du
monde » néolibérale étend ainsi la logique
du marché à toutes les sphères de la vie humaine
et sociale, y compris la sphère politique, qui perd de son
autonomie, transformant l'Etat en une entreprise soumise au droit
privé et aux impératifs de la « performance
» et du « résultat ». La normalisation
entrepreneuriale s'applique partout avec l'imposition d'un «
gouvernement entrepreneurial » soucieux de contrôler
les individus et leur comportement par des dispositifs de mesure
et d'évaluation (mesure des compétences à l'école,
évaluation du travail...), de fichage et de gestion sécuritaire
des problèmes sociaux. Les préoccupations comptables
et gestionnaires prévalent dans tous les domaines. Cette
normalisation détruit progressivement ce qui relevait de
la logique démocratique, chaque individu étant davantage
un consommateur qu'un citoyen, et devant se comporter avant tout
en « micro-entreprise » soucieux de faire fructifier
son « capital ».
Souhaitons que la réédition de cet ouvrage permettra
à ceux qui ne l'ont pas encore lu de s'y plonger. En effet,
cette somme synthétise et complète utilement les nombreux
travaux parus ces dernières années sur le néo-libéralisme,
contribuant fort opportunément à en éclairer
son histoire, ses caractéristiques et sa « logique
». Certes, l'analyse n'est pas toujours totalement originale,
notamment sur la rupture que constitue le néolibéralisme,
son caractère « illibéral » et le rôle
assigné à l'Etat dans le projet néolibéral.
On peut regretter aussi le caractère souvent abstrait des
analyses. Le lecteur a parfois le sentiment du déploiement
d'une « raison » déconnectée de ses soubassements
et implications socio-économiques. Comme le souligne fort
justement un commentateur, la question de la croissance économique
aurait mérité d'être abordée, le «
prix à payer pour éviter cette domination de la concurrence,
à savoir la perspective d'une décroissance »
constituant à cet égard un angle mort de l'ouvrage
7. C'est plus largement les alternatives qui font défaut.
Si, en conclusion, les auteurs y consacrent une quinzaine de pages,
c'est pour suggérer l'invention d'une « gouvernementalité
socialiste » (p. 473), « de gauche » (p. 475)
mais aussi de contre-conduites et de la raison alternative que constituerait
la « raison du commun » reposant sur des « pratiques
de « communisation » du savoir, d'assistance mutuelle,
de travail coopératif » (p. 481), gouvernementalité
et contre-conduites dont ils ne précisent pas toutefois le
contenu 8... La démarche est même paradoxalement assez
individualisante, les auteurs en appelant à «une subjectivation
par les contre-conduites » (p. 479) et rejetant, un peu rapidement,
la pertinence d'un retour à l'Etat, dans la mesure où
celui-ci serait devenu totalement « néolibéral
» 9. Cet ouvrage n'en constitue pas moins une contribution
importante sur le néolibéralisme et le défi
intellectuel mais aussi politique que constituent les formes contemporaines
d'assujettissement.
Notes
1 Dont le compte rendu de Jean-Luc Metzger paru sur Liens socio,
en janvier 2010 :
http://www.liens-socio.org/article.php3?id_article=5817&var_recherche=dardot+laval
2 Karl Polanyi, La grande transformation, Paris, Gallimard, 1983
3 La troisième partie s'ouvre sur ces politiques qui, marquant
le triomphe d'une politique « néolibérale »
et « conservatrice » seront ensuite dupliquées
dans de nombreux gouvernements et relayées par les grandes
organisations internationales telles que le FMI ou la Banque mondiale.
Les auteurs soulignent l'influence des thèses de Hayek sur
la lutte contre le pouvoir des syndicats, et présentent dans
le détail l'élaboration d'une véritable vulgate
fondée sur la répétition des mêmes arguments.
Sur la politique thatchérienne et le rôle des think
tanks britanniques néolibéraux, cf. Keith Dixon, Les
évangélistes du marché. Les intellectuels britanniques
et le néo-libéralisme, Paris, Raisons d'agir, 1998.
4 Cf. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Paris, Seuil/Gallimard,
2004.
5 Christian Laval, Entretien paru dans le journal électronique
Pratiques, p. 3.
http://www.pratiques.fr/IMG/pdf/Interview_Laval_V3.pdf
6 Christian Laval, in Eric Aeschmann, « Rencontre avec Pierre
Dardot et Christian Laval, auteurs de « la Nouvelle raison
du monde », http://www.liberation.fr/livres/0101320480-comment-fabriquer-un-individu-neoliberal
7 Fabrice Flippo, note de lecture, in Mouvements, le 12 janvier
2010 :
http://www.mouvements.info/La-raison-neoliberale.html
8 Christian Laval cite, dans le cadre de l'entretien, l'exemple
en France de l'Appel des appels constitué depuis décembre
2008 comme point de ralliement pour un certain nombre de professions
concernées par le rapport social, refusant de transformer
des patients ou des élèves en consommateurs et clients
: une résistance touchant le point stratégique de
« savoir si les professionnels en question vont entrer dans
une logique de contrôle de leur activité qui les fera
accepter d' être des contrôleurs de la population les
relais d'une logique de marché » (entretien Laval,
op cit, p. 5).
9 Pour une critique de ce positionnement qui sous-estimerait le
point selon lequel le néolibéralisme ne promeut qu'une
certaine forme d'intervention publique, cf. Christophe Ramaux, Pierre
Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur
la société néolibérale (2009) et Luc
Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l'émancipation
(2009), Revue de régulation, n° 71, 1er semestre 2010,
mis en ligne le 2 juin 2010. URL : http://regulation.revues.org/index7722.html
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Corinne Delmas, « Pierre Dardot, Christian Laval, La nouvelle
raison du monde. Essai sur la société néolibérale
», mis en ligne le 18 novembre 2010,
Corinne Delmas Politiste et sociologue, Maître de conférences
à l'Université Lille 2 (FSSEP) et membre du CERAPS
(Centre d'études et de recherches administratives, politiques
et sociales, UMR 8026 CNRS)
http://lectures.revues.org/1194
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