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Origine : http://institut.fsu.fr/Je-lutte-des-classes-par-Pierre.html
Paru dans l’Humanité Dimanche 7 octobre 2010 n°231
Deux à trois millions de manifestants dans la rue d’un
côté, un gouvernement inflexible qui persévère
dans son refus de négocier sa « réforme »
des retraites de l’autre. Bien stupide qui conclurait de ce
saisissant face-à-face que toute résistance serait
vaine, toute lutte vouée à l’échec. C’est
tout le contraire. Il n’est de pouvoir qui ne soit confronté
à des pratiques qui le mettent, au moins partiellement, en
échec. Mais il est vrai aussi que les pratiques de lutte,
comme les organisations qui les mènent ou les soutiennent,
ne sont pas nécessairement en phase avec des formes d’assujettissement
qui ne cessent de se modifier et, souvent, de se raffiner. Il importe
donc de ne pas faire comme si le capitalisme n’avait jamais
changé, comme si l’État ne se transformait pas,
comme si l’exercice du pouvoir était resté le
même. Prendre acte des ruptures dans les formes de pouvoir,
c’est se donner les moyens de les combattre. Le grand ressort
du gouvernement des hommes n’est plus aujourd’hui le
commandement direct des puissants, ni même le travail de persuasion
idéologique des détenteurs de la parole légitime,
c’est bien davantage ce que Michel Foucault appelait la «
conduite des conduites », soit une manière oblique
et indirecte de guider le comportement des individus en les mettant
dans des situations où leur intérêt personnel
est sollicité pour les orienter vers des choix supposés
« libres ». Non seulement ce type de pouvoir qui modèle
les conditions de l’action fait agir selon la norme, mais
il conduit chacun en agissant à renforcer les conditions
mêmes qui le contraignent. À accepter d’entrer
par exemple en concurrence avec mon collègue, je contribue
à forger mes chaînes. Bentham au XVIIIe siècle
est sans doute le grand pionnier de l’analyse de cette forme
d’exercice du pouvoir, mais c’est curieusement à
Rousseau que l’on doit dans l’Émile la formule
la mieux frappée : « Il n’y a point d’assujettissement
si parfait que celui qui garde l’apparence de la liberté
; on captive ainsi la volonté même. »
La généralisation de la concurrence à toutes
les relations sociales, l’extension de la logique de marché
à toutes les sphères d’activité jusque
dans le fonctionnement des institutions publiques, la transformation
des citoyens et des usagers en « consommateurs » de
services concurrents des autres, voilà à quoi œuvrent
les dispositifs de pouvoir mis en place par les gouvernements néolibéraux.
Les techniques d’évaluation à partir d’objectifs
quantifiés, de punitions et de récompenses en fonction
du « résultat » et du « mérite »,
n’ont en effet rien de naturel, elles visent avant tout à
agir sur les subjectivités en transplantant partout un système
analogue à celui du marché qui permettrait aux individus
de se comparer entre eux et de mieux mesurer leur propre «
valeur ». Toutes procèdent d’une méfiance
de principe envers des individus qui sont censés n’agir
qu’en vue de leur intérêt égoïste.
Toutes s’ingénient à les isoler, à les
mettre sous tension, à les dresser les uns contre les autres,
de manière à sanctionner les « bras cassés
», les « paresseux » et autres « pauvres
imméritants », comme disait cet adepte du « darwinisme
social » qu’était Herbert Spencer. Le «
nouveau management public » transpose aujourd’hui dans
le public ces techniques qui ont d’abord fait leurs preuves
dans le privé en œuvrant à détruire les
collectifs de travail et en soumettant les salariés à
des formes de pression toujours plus dures. Ce sera bientôt
le tour des fonctionnaires de subir les infantilisants « entretiens
individuels » avec des examinateurs dépendant de véritables
« DRH » . Le tryptique « objectifs quantifiés,
évaluation individualisée, primes au mérite
» commence déjà de s’appliquer de façon
autoritaire et verticale jusque dans les écoles maternelles
et primaires enjointes de s’engager par « contrats d’objectifs
» à améliorer les résultats aux tests
scolaires. Et malheur à celles et à ceux qui dévient
des « règles du jeu », manquent à la rationalité
compétitive, troublent la sécurité des échanges
: les insupportables dérangeurs de l’ordre de la performance
doivent être surveillés, enfermés, expulsés,
sans pitié ni faiblesse.
C’est précisément cette façon de «
discipliner » les individus par leur mise en concurrence que
doit déjouer aujourd’hui la lutte. En d’autres
termes, son objectif doit être d’enrayer et de bloquer
pratiquement la logique disciplinaire qui fait de chacun l’ennemi
de son collègue et de son voisin, et partant, qui fait de
chacun son propre ennemi. Bien entendu, l’action organisée,
syndicale et politique, est plus que jamais nécessaire pour
faire partout obstacle à la mise en œuvre des réformes
néolibérales. Il faut dire à cet égard
que le grand drame de la sinistre période que nous vivons
est le relais qu’a trouvé le néolibéralisme
dans l’attitude de la gauche « gestionnaire »
et du syndicalisme d’« accompagnement ». Mais
les dispositifs actuels de pouvoir ne sont pas seulement portés
par la législation et les conventions collectives entre «
partenaires sociaux ». Ils relèvent plutôt, au
niveau des activités de travail quotidiennes, du registre
de la normalisation et sont soutenus par des arguments techniques
d’efficacité. Ils continuent, accentuent et universalisent
ce travail de façonnage de la force de travail que Marx avait
remarquablement mis en évidence dans le Livre I du Capital.
La lutte de classes ne saurait donc se borner à la lutte
contre l’exploitation économique, elle doit aujourd’hui
investir le terrain même où la logique disciplinaire
produit ses plus terribles effets : celui des procédures
de travail, des relations de surveillance entre niveaux hiérarchiques,
des humiliantes séances d’entretien individuel, celui
aussi des usages qui sont faits de techniques informatiques ou communicationnelles
apparemment « neutres ». Il ne faut pas se laisser intimider
par le chantage à la modernité ou à l’efficacité
et combattre pied à pied les effets de pouvoir qui sont ainsi
produits. Par exemple, les fils qui attachent insidieusement ou
ouvertement les salariés à leur entreprise et les
soumettent tant au regard inquisiteur de leur hiérarchie
qu’au contrôle des « clients » se sont multipliés
avec la téléphonie mobile et les « espaces numériques
de travail ». C’est dire que l’action doit investir
les enjeux immenses des normes et des techniques, les transformer
en affaires « publiques » et en objets de combat.
Certes, ces dispositifs de mise en concurrence et de surveillance
ont produit des effets de « servitude volontaire »,
de zèle conformiste, ou tout simplement de résignation
et de peur qui ont affaibli les organisations et dégradé
les liens. Ils ont engendré aussi des formes nouvelles de
protestation, dont les plus dramatiques ont été les
suicides sur les lieux de travail. Mais combien compte-t-on de maladies,
reconnues ou non comme « professionnelles », combien
de « dépressions », combien de refus subjectifs
ou de manières dramatiquement individualisées de résistance
que les sourds appareils statistiques sont bien en peine d’enregistrer
faute de pouvoir entendre la parole singulière des salariés
? L’engagement désormais massif du monde psy contre
le néolibéralisme, dont témoigne par exemple
L’appel des appels, trouve là l’une de ses raisons.
Mais combien d’actes de désobéissance, parfois
aussi minuscules que nécessaires pour ceux qui en sont les
sujets, sont accomplis chaque jour, combien de détournements
de textes « débiles », de contournement de règles
inapplicables, de transgressions de consignes absurdes, combien
de gestes d’opposition et de ruse par lesquels les individus
se mettent en travers du « bon ordre des choses » ?
Si les systèmes d’incitation « au mérite
» sont supposés mesurer l’implication personnelle
des salariés dans la mise en œuvre de leur propre assujettissement,
on ne mesure pas en revanche, parce que c’est l’immesurable
même en dépit des efforts de quantification déployés,
toute la « mauvaise volonté », toute l’inertie
des comportements, la fuite mentale, la dérision et la «
grève intérieure » par lesquels les sujets résistent
à l’intensification des tâches et au redoublement
des contrôles. Les « désobéisseurs »
qui ont fait dernièrement leur apparition sur la scène
sociale et politique portent au jour la prolifération sourde
et invisible de tous les refus des sujets à participer à
leur propre servitude. Mais on se tromperait à ranger trop
vite ce mouvement dans les catégories anciennes de la «
désobéissance civile » et de « l’objection
de conscience », gestes ou postures qui invoquent la supériorité
de la conscience morale sur les lois positives. Car nous sommes
en réalité très loin de la « belle âme
» qui refuse de se souiller au contact de l’action.
La désobéissance pratiquée aujourd’hui
est, au moins dans ses formes les plus radicales, l’amorce
d’un soulèvement politique contre les normes. Elle
relève en tout cas d’un acte éthique et politique
sur le terrain des normes, qui consiste à refuser de se faire
soi-même l’agent de son propre asservissement et de
celui des autres. En ce sens, elle est de l’ordre de ce que
Michel Foucault appelait une « contre-conduite » : soit
un refus qui prend la forme d’une conduite opposant aux normes
du pouvoir d’autres normes, par exemple opposant à
la concurrence des individus la mise en commun des pratiques.
Dès lors que la logique normative vise à fabriquer
des subjectivités comptables et compétitives, coupables
et consentantes, le champ entier des phénomènes subjectifs
devient l’un des terrains privilégiés où
se joue la lutte sociale. Aussi doit-on saluer la pertinence de
la formule qui s’est répandue comme une traînée
de poudre dans les dernières manifestations : « Je
lutte des classes » ! Il serait fallacieux d’y lire,
à la suite de certains commentateurs empressés, une
proclamation d’« individualisme » se dissimulant
derrière une incantation purement rhétorique visant
à la résurrection nostalgique d’un passé
révolu. Contrairement à ce que disait en 2007 Christine
Lagarde , la lutte des classes ne relève pas de l’enseignement
de l’histoire, pas plus qu’elle n’est une «
lutte contre les autres ». Mais elle prend aujourd’hui
la forme d’un refus de « se battre pour s’imposer
soi-même » par la concurrence et la performance, selon
une autre expression de la ministre de l’économie,
ce qui n’est qu’une manière de nous inciter à
« lutter contre les autres ». Utiliser la première
personne du singulier pour décliner une lutte dont la dimension
est nécessairement collective, ce n’est pas nier cette
dimension, c’est indiquer que celle-ci ne saurait en aucun
cas s’imposer d’en haut, comme si chacun était
sommé de choisir entre des « blocs » dont les
contours seraient déjà dessinés indépendamment
de sa propre action à lui. Le « Je » de la formule
exprime la conscience que le collectif ne se construira que par
un engagement de la subjectivité individuelle dans l’action
commune : en ce sens il témoigne, non certes de ce que la
lutte des classes est une « idée neuve », mais
assurément de ce que la lutte des classes est affaire de
pratiques nouvelles.
Pierre DARDOT, Christian LAVAL
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