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Origine : http://lectures.revues.org/910
Ce fort ouvrage de 500 pages, au contenu dense et à la ligne
théorique claire, rédigé par un philosophe
- Pierre Dardot - et un sociologue - Christian Laval -, constitue
une contribution précieuse à la compréhension
des sociétés contemporaines et de leurs fondements.
Dans cette perspective, les auteurs soutiennent qu'il faut prendre
au sérieux le néolibéralisme, qu'il est urgent
d'en disséquer la formule et d'en identifier la logique.
D'où l'importance de reconstituer les étapes de la
pensée libérale, de connaître les évolutions
propre au libéralisme sous l'effet des tensions régnant
entre ses différentes variantes, et ainsi saisir combien,
loin de l'image caricaturale qui en est faite, cet ensemble de doctrines
a connu - et connaît encore - de multiples débats,
source d'une « inventivité » conquérante.
2Ce détour par l'histoire des théories et de leur
dynamique est en effet nécessaire pour situer précisément
la spécificité du néolibéralisme et
de ses courants, apparus dans l'entre-deux-guerres. Cela permet
de dégager ce qu'il contient de réellement nouveau,
ce à quoi il s'oppose et ce à quoi il ne s'oppose
pas. Plus précisément, ce n'est qu'après avoir
compris la conception néolibérale du gouvernement,
qu'il est possible d'élaborer une pensée critique
et ainsi contribuer à éclairer, orienter, une politique
objectivement de gauche.
En effet, pour les auteurs, le néolibéralisme constitue
une forme spécifique de pensée de l'Etat, de «
gouvernementalité »1 , dont les principes, peu à
peu appliqués, perfectionnés, débattus, structurent
non seulement « l'économie », mais l'ensemble
des activités sociales, au point de constituer : «
une certaine norme de vie dans les sociétés occidentales
(...). Cette norme enjoint à chacun de vivre dans un univers
de compétition généralisée, (...) [et]
transforme jusqu'à l'individu, appelé désormais
à se concevoir comme une entreprise » (p. 5).
Et tout le propos du livre va consister à montrer que ce
« fait social total » provient d'une volonté
d'imposer la concurrence comme modèle universel de comportement,
par « une action continue, omniprésente et multiforme
des Etats eux-mêmes » (p. 10). Loin de disparaître,
l'Etat néolibéral est en réalité transformé
en « une sorte de "grande entreprise" entièrement
pliée au principe général de compétition
(...) [pratiquant] un gouvernement de type entrepreneurial »
(p. 11).
Pour le montrer, Pierre Dardot et Christian Laval, procèdent
en trois temps. Dans la première partie, les auteurs, relisant
les grands penseurs du libéralisme classique, dégagent
les controverses qui ont opposé partisans du droit naturel
et de l'utilitarisme, tout particulièrement en ce qui concerne
leur conception du rôle et des fonctions de l'Etat. Dans la
deuxième partie, ils décrivent l'émergence
de la pensée néolibérale dès les années
1920, ses courants (austro-américain et ordolibéral
allemand) et son influence progressive. Dans la troisième
partie, ils montrent comment la conception néolibérale
de la société et du rôle de l'Etat s'est imposée,
non comme une pure idéologie, mais comme une rationalité
totalisante, envahissant toutes les dimensions de la société
(économique, politique, subjective). Examinons ces différents
points plus en détail.
Dans la première partie, intitulée « Des limites
du gouvernement », les auteurs s'intéressant aux principaux
penseurs du libéralisme du XVIIe au XIXe siècle et
mobilisant leurs plus récents commentateurs, cherchent à
dégager leurs conceptions du marché, du social et
du politique. Ils entendent ainsi montrer, non seulement la complexité
de cette philosophie politique, mais aussi pointer les prémices
d'une pensée néolibérale, tout particulièrement
dans le rôle dévolu à l'intervention gouvernementale.
Ainsi, pour A. Smith, la concurrence, en tant que principe fondamental
du marché, est envisagée comme essentielle et «
naturelle ». Mais l'Etat n'en a pas moins un rôle incontournable
à jouer : il « doit régler le mécanisme
périodiquement, bien qu'avec une extrême précaution
» (p. 39). L'auteur de la Richesse des nations ne cherchait
pas à limiter l'intervention de l'Etat, mais à guider
son action par rapport aux règles de l'échange et
au fonctionnement du marché. Faisant ainsi franchir à
la pensée de l'Etat une première étape, A.
Smith accordait aussi à l'éducation du peuple une
grande importance : instruire le plus grand nombre d'individus devait
permettre de contenir l'appétit des plus forts à faire
voter des lois à leur seul profit.
Ce à quoi s'opposaient les Physiocrates français2qui
paraissent plus dogmatiques, en affirmant « l'existence d'un
ordre spécifique et systématique des phénomènes
économiques soumis à des lois générales
invariables » (p. 45). Selon cette perspective, « le
gouvernement libéral ne fait pas de lois, il les reconnaît
comme étant conformes à la raison de la nature »
(p. 46).
Malgré leurs divergences, ces deux branches du premier libéralisme
entendent bien penser l'action publique, en la fondant sur la science
économique. Cette connaissance doit permettre de résoudre
le dilemme suivant : comment limiter l'action du gouvernement pour
qu'il ne bride pas l'action de la société civile,
sans pour autant l'entraver trop, car l'Etat est aussi indispensable
pour favoriser l'économie. En d'autres termes, la philosophie
politique libérale est persuadée que la « nature
humaine » est susceptible d'un perfectionnement infini (p.
70). Ce point est important car il sert de toile de fond à
la conception du gouvernement que l'on retrouvera dans le néolibéralisme,
à savoir que l'Etat doit tendre à produire perpétuellement
un homme nouveau.
L'examen de la doctrine utilitariste, opposée à celle
du droit naturel, n'est pas sans poser, elle aussi, les bases, certes
lointaines, de la raison néolibérale. En effet, pour
J. Bentham, il n'y a pas de limite donnée a priori à
l'action du gouvernement. Celle-ci demeure légitime tant
qu'elle « relève d'un calcul des coûts et des
bénéfices de l'intervention [publique] » (p.
102). Dès lors que l'on admet ce principe de base, «
la souveraineté redevient illimitée » (p. 103),
ce qui n'a pas manqué de soulever des critiques, dans le
camp libéral. C'est dans ce cadre que Bentham pense le marché
comme « instrument politique capable de répondre aux
objectifs de la société politique » (p. 105).
S'opposant frontalement aux théoriciens du droit naturel,
mais aussi aux penseurs des droits de l'homme, J. Bentham «
rappelle que la liberté, l'égalité, la sûreté
ne sont pas avant les lois, mais sont (...) des "créatures
juridiques", protégées par la force du gouvernement
» (p. 108). Plus généralement, pour l'auteur
du Panoptique, dès lors qu'il n'y pas d'antécédent
aux lois humaines, « la seule voie qui reste aux gouvernements
modernes est celle de la réforme continue réglée
par le principe d'utilité, dans une société
inégale, hiérarchique, irréductiblement divisée
entre les puissants et les masses subordonnées » (p.
110). La pensée politique de J. Bentham ouvre la voie à
un réformisme social permanent, ce qui présente un
côté subversif - l'utilitarisme ne remet-il pas en
cause l'imprescriptibilité du droit de propriété
? -, subversion que les partisans du droit naturel ont vivement
dénoncée. Mais il y a aussi une pente totalitaire,
dans la mesure où cette recherche du plus grand bonheur passe
par la mise au travail forcé, au nom de la rééducation
permanente, des populations en marge du système productif.
C'est le rôle des institutions panoptiques qui « visent
une gestion de la vie sociale et une éducation des sujets
destinées à en faire des calculateurs efficaces »
(p. 118).
Ainsi, tout au long des XVIIIe et XIXe siècle, plusieurs
conceptions du gouvernement libéral vont s'opposer et cette
tension sera au centre de la « crise du libéralisme
», qui est en réalité « une crise de la
gouvernementalité libérale selon le mot de M. Foucault
» (p. 123), bien plus ancienne et plus profonde que celle
de 1929. En effet, les théories du libéralisme classique
ne correspondaient plus, ni à la réalité économique
(grandes entreprises oligopolistiques, management scientifique,
bureaucraties rationnelles), ni à la réalité
des politiques publiques (réformes sociales). Le décalage
entre théorie et réalité avait ainsi conduit
à classer les penseurs libéraux dans la catégorie
des « conservateurs obtus et incapables de comprendre la société
de leur temps » (p. 127).
Ces critiques du libéralisme classique ont à leur
tour engendré, dès la deuxième moitié
du XIXe, une contre-offensive pour la défense du libre marché,
courant incarné par H. Spencer. Avec son « évolutionnisme
biologique », il s'est élevé contre toute intervention
de l'Etat, contre toute une série de lois portant sur l'éducation,
la santé, l'action sociale, dont il jugeait le caractère
obligatoire insupportable et rétrograde. Il faut abandonner
toute intervention en faveur des plus pauvres, des plus faibles,
des plus démunis : le progrès de la société
exige la destruction de certaines de ses composantes. Spencer fait
subir un second retournement à la conception libérale
du gouvernement : s'en prenant frontalement aux thèses de
Bentham, il soutient que la fonction du libéralisme, à
l'avenir, sera de « limiter le pouvoir du parlement soumis
à la pression impatiente des masses incultes » (p.
134). Dorénavant, « la compétition entre les
individus constituait (...) le principe même des progrès
de l'humanité. (...) Spencer va ainsi déplacer le
centre de gravité de la pensée libérale en
passant du modèle de la division du travail à celui
de la concurrence » (p. 137). C'est cette conception - la
concurrence comme moteur du progrès et le renoncement au
soutien des faibles - que les courants du néolibéralisme
vont reprendre, adapter, systématiser dans ses différentes
branches. Mais ils ne reprendront pas la conception non interventionniste
de l'Etat, lui préférant la conception « réformiste
» dérivée de l'utilitarisme.
Dans la deuxième partie du livre, Pierre Dardot et Christian
Laval entrent dans la description fine du néolibéralisme,
comme corps spécifique de doctrine. Pour eux, « l'acte
de naissance du néolibéralisme (...) [est marqué
par] le colloque Walter Lippmann qui s'est tenu à Paris à
partir du 26 août 1938 » (p. 157). Ce colloque vise
trois objectifs : fonder un groupe de réflexion/discussion
cosmopolite, qui s'incarnera par la suite dans la Société
du Mont-Pèlerin ; refondre la doctrine libérale -
et pas seulement la sauver - ; et s'appuyer sur un réseau
de think tanks pour diffuser la nouvelle pensée. Là
encore, les auteurs insistent sur la diversité des points
de vue qui divise, dès le départ, cette « internationale
libérale ».
Pour les théoriciens allemands de l'ordolibéralisme
(ou néolibéralisme allemand), W. Röpke (1899-1966)
et A. Rüstow (1885-1963), la vie économique se déroule
dans un cadre juridique qui fixe la plupart des éléments
constitutifs de l'action économique, ce qui justifie que
l'Etat intervienne pour pallier l'inefficacité du marché.
L'ordre légal doit donc être perpétuellement
adapté aux progrès de l'organisation et de la technique
économique. Pour les économistes autrichiens L. Von
Mises (1883-1973) et F. Hayek (1899-1992), la doctrine du laisser-faire
doit être rénovée, certes, mais elle doit surtout
être défendue : car la crise ne provient pas, selon
eux, d'une quelconque faillite du libéralisme, mais de l'interventionnisme
de l'Etat. Au-delà de leurs divergences, dès les années
1930, les refondateurs du libéralisme entendaient justifier
« un interventionnisme libéral (...), un dirigisme
d'Etat qu'il conviendra de distinguer d'un interventionnisme collectiviste
et planiste » (p. 171). Pour W. Lippmann, l'intervention publique
doit permettre « une adaptation permanente des hommes et des
institutions à un ordre économique intrinsèquement
variable, fondé sur la concurrence généralisée
et sans répit » (p. 175). Et pour réaliser cette
« adaptation permanente des modes de vie et des mentalités,
(...) [il faut] une intervention permanente de la puissance publique
» (p. 176).
Même si les auteurs n'emploient pas ce terme, on peut convenir
que W. Lippmann échafaude, dans la Cité libre, une
véritable utopie, avec une analyse critique lucide du présent
permettant de justifier un projet de société extrêmement
détaillé qui ne laisse rien au hasard. L'Etat est
ainsi appelé à former des hommes nouveaux, grâce
à l'eugénisme, à l'éducation et aux
mesures d'intégration sociale, à condition que ces
investissements visent l'adaptation permanente des individus à
l'économie de la concurrence. Enfin, dans la lignée
de W. Lippmann, les néolibéraux privilégient
un gouvernement à l'autorité forte, composée
d'une élite compétente, certes élue par le
peuple, mais dont l'action ne peut être laissée au
hasard des fluctuations de l'opinion publique.
Après cette phase inaugurale, le néolibéralisme
prend corps dans la République fédérale allemande
de l'immédiat après-seconde-guerre mondiale, grâce
à l'influence des théoriciens de l'ordolibéralisme3.
Leur projet consiste à instaurer un cadre institutionnel
pour mettre en ordre la société, afin qu'elle laisse
toute sa place au potentiel de croissance indéfinie que contient
le principe de concurrence. Au-delà des nuances entre courants
au sein même de l'ordolibéralisme (l'Etat doit-il ou
non agir directement pour réintégrer les individus
?), l'essentiel consiste à rechercher la stabilité
des prix et contrôler l'inflation, via la création
d'une banque centrale indépendante. Tout le reste doit y
être subordonné. Ce façonnage du cadre exige
une « surveillance constante des conditions permettant à
la concurrence de produire ses effets » (p. 200). Il doit
être complété par l'appropriation, par les individus,
du principe général de la concurrence, qui en fait
avant tout des consommateurs. L'architecture du système est
alors parfaitement ordonnée, puisque « tous les consommateurs
ont, en tant que consommateurs, un même intérêt
pour le processus concurrentiel et le respect des règles
de la concurrence » (p. 203).
Ce point mérite que l'on s'y arrête. L'ordolibéralisme
a une pensée de la société en tant que telle,
et non comme simple agrégat d'individus isolés. La
relation entre l'individu et l'Etat fort s'effectue par la médiation
de la société de droit privée (F. Böhm),
qui est la version ordolibérale de la société
civile. A cette précision près que la société
de droit privée est « une société fondée
sur la concurrence comme type de lien humain, forme de société
qu'il s'agit de construire et de défendre par l'action délibérée
de l'Etat » (p. 205).
Nous retrouvons ici le véritable sens de l'expression «
économie sociale de marché », lancée
par A. Müller-Armak en 1946 : une économie de marché
est « sociale » quand elle obéit aux choix des
consommateurs. Et c'est une telle société idéale
que cherche à mettre en place, ordonner, piloter une volonté
politique têtue, avançant sans jamais renoncer, quitte,
ici ou là, à faire provisoirement des concessions,
en donnant l'impression de battre en retraite. Dans le cadre de
cette pensée, la vraie source de la morale réside
dans la concurrence, dans la pression à améliorer
sans cesse la production pour satisfaire les consommateurs. Néanmoins,
il y a parallèlement - et de façon très ambiguë
- une volonté de développer une politique de société
pour éviter que la logique du marché ne gagne toute
la société. La solution consiste à faire de
tous les individus des propriétaires/épargnants, chacun
fonctionnant comme une petite entreprise en concurrence avec les
autres. D'où la contradiction, relevée par Foucault
et résumée par les auteurs : « ce qui est censé
fonctionner comme un dehors du marché qui le limite de l'extérieur
est pensé, précisément, sur le modèle
d'un marché atomisé composé de multiples unités
indépendantes » (p. 213).
Ces apports de l'ordolibéralisme au néolibéralisme
sont très importants, car, c'est à partir d'eux que
« cette promotion à l'universalité du modèle
de l'entreprise » prend une telle extension et conduit à
ce que « le gouvernement de soi de l'individu doive désormais
intérioriser les règles de fonctionnement de l'entreprise
» (p. 217).
Au courant ordolibéral, s'oppose, au sein même du
néolibéralisme, le courant dit autrichien (Von Mises,
Hayek), partisan d'une intervention étatique tout aussi coercitive
mais sous une autre forme. Pour eux, le marché est autoconstructif,
c'est un processus subjectif auto-éducateur et auto-disciplinaire,
il n'a pas besoin qu'une autorité extérieure intervienne.
En entreprenant, « l'être de marché » apprend
à devenir sujet, à choisir comment se conduire rationnellement,
et non à calculer/maximiser. Il apprend à trouver
les bonnes informations, les connaissances directement utilisables
sur le marché pour surpasser les autres dans la compétition
pour le profit.
L'erreur à éviter à tout prix, pour Hayek,
c'est que l'Etat intervienne dans une visée morale, de justice
« sociale » - par exemple, sous forme de redistribution
-, car l'action économique d'une multitude d'entrepreneurs
crée, spontanément, un ordre social très performant.
Dit autrement, « ce sont ces relations économiques
qui sont au fondement du lien social » (p. 248). Pour fonctionner,
cet ordre de marché n'exige que des règles générales
interdisant d'empiéter sur le domaine protégé
de chacun. En conséquence, l'exécutif doit seulement
veiller au respect des règles de juste conduite («
la liberté de contrat, l'inviolabilité de la propriété
et le devoir de dédommager autrui pour les tors qu'on lui
inflige », p. 253), quitte à mener « une action
coercitive lorsqu'il s'agit de veiller à punir les infractions
aux règles de conduite » (p. 262).
L'influence de Hayek sur les politiques néolibérales
est déterminante, à partir de la fondation de la Société
du Mont-Pèlerin. Ses propositions politiques visant à
combattre la coercition exercée par les syndicats ont directement
inspiré les programmes de Thatcher et de Reagan. Plus généralement,
plusieurs des idées qu'il a développées ont
influencé la rationalité néolibérale
(la nécessité d'un Etat libéral fort, le gouvernement
gardien du droit privé et s'appliquant à lui-même
ces principes de droit).
La troisième partie, intitulée La nouvelle rationalité,
présente ce qu'est le néolibéralisme en tant
que mode d'exercice empirique du pouvoir gouvernemental et règles
spécifiques de fonctionnement du capitalisme contemporain.
Pour les auteurs, cette réalité, loin d'être
un simple retour aux fondamentaux du libéralisme, constitue
« un nouvelle logique normative capable d'intégrer
et de réorienter durablement politiques et comportements
dans une nouvelle direction » (p. 274). Cette nouvelle logique
normative s'incarne dans le rôle particulier que le néolibéralisme
confie au gouvernement, à savoir une « fonction officielle
de surveillance des règles de concurrence dans le cadre d'une
collusion officieuse avec des grands oligopoles », à
quoi s'ajoute « l'objectif de créer des situations
de marché et de former des individus adaptés aux logiques
de marché » (p. 275).
Et dans ce sens, les auteurs examinent l'influence des différents
courants du néolibéralisme : dans la construction
de la République Fédérale d'Allemagne et dans
les différents Traités qui jalonnent l'édification
de la Communauté européenne ; dans les mesures prises
par les gouvernements Reagan et Thatcher, dupliquées un peu
partout dans le monde ; dans la financiarisation des économies,
renforcée par la privatisation de pans entiers des services
publics, et dans leur traduction en dispositifs de gestion au sein
des entreprises marchandes ; dans les transformations répétées
du fonctionnement de l'administration publique, engagées
par ses propres dirigeants, souvent avec mépris envers les
fonctionnaires ; et dans la conversion du regard porté par
l'Etat sur les formes de la solidarité.
Ces différents axes de transformation ont, chacun à
leur manière, reflété l'application des principes
d'action de l'Etat néolibéral. Ils ont tous et de
façon complémentaire, contribué à la
diffusion de la nouvelle norme, tout en la précisant, la
perfectionnant. En effet, depuis le début des années
1980, les Etats passent leur temps à construire les marchés
(privatisation, mise en concurrence des services publics, "mise
en marché" de l'école ou de l'hôpital,
solvabilisation par la dette privée), non à les laisser-faire,
contrairement à ce que prétend le discours sur le
dépérissement de l'Etat. Il y a plus : non seulement
l'Etat doit instituer le marché, mais, s'appliquant à
lui-même ce précepte, il met en marché l'institution
publique. Ainsi, « le marché financier a été
constitué en agent disciplinant pour tous les acteurs de
l'entreprise, depuis le dirigeant jusqu'au salarié de base
: tous doivent être soumis au principe d'accountability, c'est-à-dire
à la nécessité de "rendre des comptes"
et d'être évalué en fonction des résultats
obtenus » (p. 285). Cela a permis l'acculturation généralisée
à un habitus d'actionnaire : « chaque sujet a été
conduit à se concevoir et à se comporter dans toutes
les dimensions de son existence, comme un porteur de capital à
valoriser » (p. 285).
Et pour que l'employé se perçoive comme un «
centre de profit », tout en travaillant à son employabilité,
il a fallu qu'aient été mises au point, par expérimentations
successives, grâce à l'action publique, les disciplines
de marché, en tant que « techniques qui concourent
à conduire les conduites » (Foucault). Parmi d'autres,
les dispositifs d'évaluation ont joué un rôle
structurant, principalement en ce qu'ils naturalisent le fait d'évaluer
et d'être évalué. Une telle acceptation sous-entend
et renforce, en effet, l'adhésion à un projet de société
: « plus l'individu calculateur est supposé choisir,
plus il doit être surveillé et évalué
pour obvier son opportunisme foncier et le forcer à conjoindre
son intérêt avec celui qui l'emploie » (p. 301).
Dans cette mise en ordre progressive de toutes les composantes de
la société, plusieurs catégories d'acteurs,
experts et administrateurs dociles, ont joué un rôle
déterminant en assurant la promotion des dispositifs et en
fermant les yeux sur les conséquences, parfois mortifères,
de l'accumulation de ces transformations4.
En somme, selon Pierre Dardot et Christian Laval, l'ancrage empirique
de la raison néolibérale résulte moins d'une
conviction politique partagée (la "religion du marché")
que de la primauté accordée aux contraintes d'efficacité
et de performance, lesquelles conduisent à identifier choix
politiques et décisions techniques (p. 315).
Cette analyse serrée des sources et de l'élaboration
expérimentale du néolibéralisme, servent finalement
à éclairer le sens des politiques considérées
comme de gauche. Pierre Dardot et Christian Laval voient ainsi dans
le blairisme, théorisé notamment par A. Guiddens,
un néolibéralisme de gauche, figure emblématique
des évolutions de la social-démocratie. En effet,
« rien ne manifeste mieux la nature de la rationalité
néolibérale que l'évolution des pratiques des
gouvernements qui, depuis trente ans se réclament de la gauche
tout en menant une politique très semblable à celle
de la droite, (...) [posant a priori] l'acceptation de l'économie
de marché, les vertus de la concurrence, les avantages de
la mondialisation des marchés » (p. 318).
Ayant mal interprété les fondements du néolibéralisme,
les tenant de cette « nouvelle gauche » se croient dans
l'opposition alors qu'ils se réfèrent aux mêmes
idéaux que ceux de leurs adversaires politiques, qu'on les
nomme conservateurs, de droite ou républicains. En sorte
que, « la conception de la société et de l'individu
qui sert d'appui à cette troisième voie est très
semblable à celle qui structure les orientations de la droite
néolibérale. Primauté de la concurrence sur
la solidarité, habileté à saisir des opportunités
pour réussir, responsabilité individuelle sont regardées
comme les fondements principaux de la justice sociale » (p.
321). Raisonner en termes de gouvernance, de capital social, d'égalité
des chances, de responsabilité individuelle - notamment des
chômeurs, des exclus -, de capacité d'arbitrage des
citoyens-consommateurs entre produits et services, voilà
comment se traduit cette conversion qui parfois s'ignore, parfois
est revendiquée comme telle.
Le néolibéralisme a fini par incarner la raison même,
ce qui explique qu'il est très difficile de le critiquer,
particulièrement dans ses réalisations concrètes.
Pourtant, il « subvertit radicalement les fondements modernes
de la démocratie, c'est-à-dire la reconnaissance de
droits sociaux attachés au statut de citoyen » (p.
356). Au point que les auteurs n'hésitent pas à soutenir
que le « néolibéralisme est, en tant que doctrine,
non pas accidentellement, mais bien essentiellement, un antilibéralisme
» (p. 464). Dit autrement, il y a une pente autoritaire, si
ce n'est totalitaire, dans la conception néolibérale
du politique, comme cela se voyait déjà dans les œuvres
de Bentham et de Lippmann.
Est-il dès lors seulement possible d'inventer une autre
gouvernementalité ? L'ouvrage, d'une grande érudition
et consacré à établir une généalogie
du néolibéralisme, ne livre pas vraiment de réponse,
se contentant de pointer les impasses empruntées par les
penseurs et les partis de gauche. Est-ce pour éviter de tomber
à leur tour dans la position utopique-dogmatique de penser
un nouvel homme nouveau ? Tout juste propose-t-il, pour «
sortir de la rationalité libérale, (...) de promouvoir,
dès à présent, des formes de subjectivation
alternative au modèle de l'entreprise de soi » (p.
476). Selon Pierre Dardot et Christian Laval, il faut travailler
à faire connaître les « contre-conduites »
(Foucault), celles par lesquelles les individus se soucient d'eux
et des autres, sans se considérer comme des entreprises en
concurrence. Et dans ce sens, paraissent particulièrement
pertinentes les travaux conduits en sociologie de la gestion et
qui traitent précisément des articulations entre politiques
macro-économiques et phénomènes de gestionnarisation
de la société 5 .
Notes
1 Les auteurs se réfèrent ici, aux recherches de
Michel Foucault publiées dans Naissance de la biopolitique.
Cours au collège de France. 1978-1979, Gallimard et Seuil,
2002. La gouvernementalité désigne l'activité
qui permet aux puissants de « gouverner par la liberté
», de manière à ce que les individus «
en viennent à se conformer d'eux-mêmes à certaines
normes » (p. 15).
2 En plus de F. Quesnay mentionné plus haut, les auteurs
s'intéressent à P. S. Mercier de la Rivière
(1719-1793) et à Dupont de Nemours (1739-1817).
3 Outre W. Röpke (1899-1966) et A. Rüstow (1885-1963),
déjà mentionnés, il faut compter sur Franz
Böhn (1895-1977), Walter Eucken (1891-1950) et Hans Grossman-Doerth
(1884-1944).
4 Voir, par exemple, l'article rédigé par Pierre
Dardot et Christian Laval sur les effets des politiques néolibérales
sur les salariés de France Télécom disponible
à l'adresse : http://www.mediapart.fr/club/edition/les-invites-de-mediapart/article/061009/france-telecom-un-cas-d-ecole-dans-un-systeme-m
5 Voir, notamment, Salvatore Maugeri (dir.), Au nom du client.
Management néolibéral et dispositifs de gestion, L'Harmattan,
2006. Jean-Luc Metzger et Marie Benedetto-Meyer (dir.), Gestion
et sociétés, L'Harmattan, 2008. Voir, plus généralement,
le site
Jean-Luc Metzger, « Pierre Dardot, Christian Laval, La nouvelle
raison du monde. Essai sur la société néolibérale
», Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2010, mis en ligne
le 18 janvier 2010.
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URL : http://lectures.revues.org/910
Jean-Luc Metzger Sociologue, chercheur associé au CNAM-LISE et au Centre
Pierre Naville
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