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Origine : questionmarx.typepad.fr/files/mauss-public-commun.pdf
La posture classique d’un certain « anti-libéralisme
» consiste à dénoncer dans l’offensive
néolibérale une marchandisation du monde et à
lui opposer la défense des services publics nationaux pour
les uns et des biens publics mondiaux pour les autres. Autant dire
que la lutte politique se maintient sur un terrain bien connu où
s’affrontent le Marché et l’État. Les
« antilibéraux », sans trop le savoir ou sans
trop s’en inquiéter, s’installent en fait sur
le terrain de l’adversaire lorsqu’ils prennent fait
et cause pour la production de services par l’État
au nom d’une opposition qui s’est constituée
précisément pour faire du marché la règle
et de l’État l’exception. Ce travers est aussi
pénalisant que l’aveuglement volontaire à l’égard
des pratiques bureaucratiques étatiques au prétexte
qu’il ne faudrait pas faire le « jeu du marché
». On sait pourtant que ce genre de raisonnement a coûté
historiquement aux « forces de progrès » : un
discrédit durable. Sortir du capitalisme néolibéral,
c’est aussi sortir de ce double jeu du Marché et de
l’État c’est définir une politique qui
ne confondrait plus l’opposition à la marchandisation
et la promotion de l’administration bureaucratique. Cette
tâche est aujourd’hui d’autant plus nécessaire
que le néolibéralisme montre tous les jours que le
Marché et l’État désignent, non des entités
indépendantes engagées dans un « face à
face » planétaire pour la suprématie, mais des
processus profondément enchevêtrés et des logiques
étroitement imbriquées.
Pour oeuvrer à la définition de cette politique,
on peut s’appuyer sur la problématique de l’association,
de la solidarité, de la mutualité, qui a nourri toute
la réflexion du mouvement ouvrier au cours de son histoire
1.
1 Cf. Philippe Chanial, La délicate essence du socialisme,
L’association, l’individu & la République,
Au bord de l’eau, 2009.
Aujourd’hui, cette problématique semble trouver un
nouveau souffle et peut-être de nouveaux fondements dans la
résurgence de la thématique du commun. Rien n’est
joué cependant, tant l’emprise de la doctrine économique
dominante tend à s’exercer sur ceux qui, aujourd’hui,
tentent de penser la question des « biens » communs.
La question des services et des biens publics « Défendre
les services publics » est une tâche politique nécessaire
pour endiguer autant que possible les politiques de privatisation
directe ou indirecte que les gouvernements successifs mènent
depuis au moins trois décennies. On ne mettra donc pas ici
sur le même plan les administrations publiques et les entreprises
privées, tant du point de vue de leurs logiques d’action
que du point de vue de leurs résultats. Il va sans dire que
la production de services non marchands permet des avantages collectifs
qu’il convient de défendre contre l’extension
de l’accumulation du capital. Avec la poste, l’hôpital,
l’école, il en va des liens sociaux, de la qualité
de la vie, du bien-être, de la liberté de pensée.
Mais il faudrait aussi interroger les limites de cette « défense
des services publics » et se demander si, à demeurer
sur le terrain de cette opposition du marché et de l’État,
du bien privé et du bien public, on ne se condamne pas à
une éternelle et stérile position défensive.
Plus encore, il faudrait se demander si, en défendant l’État
contre le Marché, on n’oublie pas un peu trop que l’État
est aujourd’hui en train de se transformer profondément
en entreprise selon les canons de la gouvernance du « corporate
state ». La question est par conséquent de savoir de
quel principe se soutient la défense de ces « services
» : s’agit-il de les défendre au nom de l’Etat
« impartial » et « redistributeur » ou bien
au nom d’une certaine idée du lien social que l’action
de l’Etat entrepreneurial tend à remettre en cause
? Il convient ainsi de remarquer que les « antilibéraux
» qui dénoncent l’emprise des processus marchands
emploient bien trop souvent le langage même de leurs adversaires
et, plus encore que leur langage, leur mode de raisonnement, relève
très fréquemment de l’économie publique
la plus traditionnelle. Pour le dire vite, tout se passe comme si
pour combattre un « ultralibéralisme » supposé
vouloir tout privatiser, la seule ligne de défense résidait
dans l’argument économique qui distingue les types
de biens selon leurs caractéristiques intrinsèques.
La seule « originalité » de la position, présentée
parfois comme d’une extrême « radicalité
», consisterait dès lors à étendre la
problématique et la gestion des biens publics à l’échelle
mondiale, ce qui ne veut rien dire d’autre que l’appel
à la création d’un État mondial.
Il faut rappeler ici que la théorie des biens publics qui
fonde une telle revendication n’est jamais qu’une partie
d’une doctrine générale des biens économiques
pour laquelle la plupart des biens doivent être produits pour
des marchés concurrentiels. Ce sont leurs qualités
propres, techniques et économiques, qui les destinent comme
naturellement au marché 2. De la même manière,
il existe des biens qui sont comme naturellement voués à
être des biens publics. Comme l’indique la doctrine
aujourd’hui en vigueur, les biens privés sont exclusifs
et rivaux 3. Un bien est dit exclusif lorsque son détenteur
ou son producteur peut empêcher par l’exercice du droit
de propriété sur ce bien l’accès à
toute personne qui refuse de l’acheter au prix qu’il
en exige. Un bien est rival lorsque son achat ou son utilisation
exclut toute consommation par une autre personne. On en déduit
donc qu’un bien non exclusif est un bien qui ne peut être
réservé par son détenteur à ceux qui
sont prêts à payer et qu’un bien non rival est
un bien ou un service qui peut être consommé ou utilisé
par un grand nombre de personnes sans coût de production supplémentaire
car la consommation de l’une ne diminue en rien la quantité
disponible pour les autres.
Ce sont ces caractéristiques économiques et techniques
qui justifient l’intervention de l’Etat selon les thèses
classiques de Richard Musgrave et de Paul Samuelson formulées
dans les années 1950 4. Selon Richard Musgrave, l’une
des fonctions de l’État est de veiller à l’allocation
optimale des ressources économiques, ce qui l’oblige
à produire les biens qui ne pourraient pas être produits
par le marché du fait de leurs particularités. D’où
précisément l’appellation qu’on peut leur
donner de biens publics. Mais observons bien le raisonnement qui
est tenu. C’est parce que certains biens sont en quelque sorte
défectueux ou déficitaires au regard de la norme qu’ils
doivent être produits par le gouvernement. Un bien public
est donc déterminé négativement. Quel est son
défaut, quelle est sa déficience ? C’est que
l’on ne peut individualiser suffisamment ses bénéficiaires,
c’est qu’il bénéficie à un ensemble
non divisible d’individus. Lorsque le bien par contre peut
être divisé et faire l’objet d’une consommation
individuelle sans effets externes, on a alors affaire à un
bien qui peut et qui doit être produit sur un marché
concurrentiel.
L’économie des biens publics est ainsi dans une relation
de miroir avec celle des biens privés, comme le souligne
avec pertinence Luc Weber. On n’entrera pas ici dans la discussion
pour savoir si ces caractéristiques spécifiques suffisent
à justifier l’intervention publique. Les néolibéraux
ont depuis lors cherché à montrer que certains services
pouvaient bien être d’une
2 Les distinctions économiques sont sur ce point des héritages
du droit civil romain et de sa division des biens selon leur nature.
3 Cf. pour un exposé de la doctrine Luc Weber, L’Etat
acteur économique, Economica, 1997.
4 Cf. Richard Musgrave, The Theory of Public Finance, 1959, et
sa présentation canonique par Paul Samuelson, in L’économique,
I, Armand Colin, 1982, p. 224.
Les néolibéraux ont depuis lors cherché à
montrer que certains services pouvaient bien être d’une
nature spéciale mais que cela ne rendait pas nécessaire
pour autant leur production par l’État.
La doctrine de l’Union européenne, pour ne prendre
que cet exemple, a renoncé pour sa part à utiliser
les vocables de bien ou de service public, préférant
employer les termes de « service d’intérêt
général », ce qui laisse la place pour une production
privée sous contrainte d’un cahier des charges fixé
par des autorités publiques.
La renaissance des communs En réalité, cette présentation
qui oppose deux types de biens privés et publics, s’est
avérée très insuffisante. Si l’on combine
comme cela a été fait dans les années 1970
les deux qualités des biens économiques, on distingue
quatre types de biens. A côté des biens purement privés
(rivaux et exclusifs) comme les doughnuts achetés au supermarché
et des biens purement publics (non rivaux et non exclusifs) comme
l’éclairage, la défense nationale ou les phares,
on rencontre des biens hybrides ou mixtes, à la fois exclusifs
et non rivaux, comme les ponts et les autoroutes sur lesquels on
peut établir des péages, ou encore des clubs, des
spectacles artistiques ou sportifs payants mais dont la consommation
individuelle n’est pas diminuée par celle des autres
spectateurs. Mais il est encore possible de rencontrer un autre
type de biens mixtes qui sont à la fois non exclusifs et
rivaux, comme des zones de pêche, des pâturages, des
systèmes d’irrigation, c’est-à-dire des
biens dont on peut difficilement interdire ou restreindre l’accès,
mais qui peuvent faire l’objet d’une exploitation individuelle
pour une utilité personnelle. Ce sont ces biens qu’Elinor
Ostrom a désignés comme des« common-pool ressources
»), c’est-à-dire des mises en commun de ressources
qui donnent lieu à une gestion collective pour leur usage
et partage.
La rencontre de cette problématique économique avec
la mobilisation écologique à partir des années
1980 a donné un relief très particulier à la
théorie des « commons » ( que l’on traduit
ici par le mot « communs »), comme formes de gestion
commune : parmi les ressources communes, on trouve en effet tous
les « biens naturels » aujourd’hui menacés
de dégradation ou de destruction, comme l’atmosphère,
l’eau, les forêts. Un vaste débat s’est
noué autour d’un article de Garrett Hardin qui, en
1968, dans la Tragedy of the Commons 5, avait cru pouvoir montrer,
à partir de considérations sur la surpopulation, que
les terres communales, avant même le mouvement des enclosures,
avaient été détruites par la surexploitation
auxquelles elles avaient été soumises par des paysans
mus par leur seul intérêt égoïste, considérés
tous comme des « resquilleurs » ou des « passagers
clandestins » : « Freedom in a commons brings ruin to
all », concluait Hardin.
5 Science, 13 décembre 1968, disponible en ligne
http://www.sciencemag.org/cgi/content/full/162/3859/1243
Une littérature abondante, d’inspiration néolibérale,
a pris appui sur cet argument pour montrer les avantages de la propriété
privée et l’inefficacité de la gestion collective
en général. L’échec des services publics
et des systèmes de protection sociale tenait au fait qu’ils
sont la proie des passagers clandestins qui jouissent gratuitement
des avantages sans payer et qui ne veulent surtout pas révéler
cette jouissance pour ne pas avoir à en supporter le coût.
Mais au-delà de cet aspect des choses, l’article de
Hardin a réintroduit sans le vouloir la dimension des commons
dans la discussion théorique, ce qui n’est pas un mince
paradoxe lorsqu’on sait le discrédit de tout ce qui
touchait de près ou de loin au « communisme »
à cette époque. Mais il l’a fait en niant totalement
l’existence de règles coutumières collectives
comme condition d’usage des commons, c’est-à-dire
en confondant le libre accès à des ressources et l’organisation
collective des ressources. A cet égard, le principal apport
de l’économie politique des communs est précisément
d’être parti de la définition du commun comme
forme de gestion collective 6.
Enfin, dans les années 1990, le développement de
l’informatique et de l’Internet, a suscité un
regain d’intérêt pour des communs d’un
nouveau genre, les « communs de la connaissance ».
La connaissance, en un sens très large, est alors conçue
comme une « ressource partagée » non seulement
entre universitaires et scientifiques mais entre tous les coproducteurs
susceptibles d’intervenir sur des réseaux qui peuvent
s’élargir indéfiniment. Si Wikipedia est devenu
l’exemple le plus visible de ces nouveaux types de ressources,
il en existe de multiples formes correspondant à des communautés
de coproduction digitale de toutes formes et de toutes tailles.
Le mouvement des logiciels libres ou celui des« creative commons
» en sont d’autres tout aussi significatifs. Ces communs
de la connaissance, qui sont l’objet d’un vif intérêt
aux Etats-Unis depuis une dizaine d’années, ont des
particularités qui ont été mises en évidence
par E.Ostrom et qui les distinguent des communs dits naturels. Alors
que les ressources naturelles sont des ressources rares, à
la fois non exclusives et rivales, les communs de la connaissance
sont des biens non rivaux dont l’utilisation par les uns non
seulement ne diminue pas celle des autres, mais a plutôt tendance
à l’augmenter.
6 L’ouvrage désormais classique de Jared Diamond,
Effondrement, Folio essais, 2009, est symptomatique de la façon
dont une certaine écologie entend répondre à
l’objection de G.Hardin en se référant aux travaux
de E.Ostrom (p.843-844) : on tente de parer à l’argument
de la « tragédie des communs » (p. 25 et 663)
en mettant l’accent sur l’attitude responsable des «
consommateurs » et non sur la co-production de règles.
Cette approche révèle ainsi indirectement les limites
de ces travaux.
C’est ainsi que progressivement un nouvel objet est apparu
dans la littérature anglo-saxonne sous l’appellation
de « commons ». Ce terme a été traduit
en français tantôt par « biens publics »
tantôt par « biens communs ». C’était
pour la première traduction commettre une confusion théorique,
puisque l’intérêt de la théorie est précisément
de faire apparaître à côté des biens publics
de nouvelles sortes de biens. Pour la seconde, c’était
oublier que les « commons » ne sont pas nécessairement
des biens au sens strict du terme, mais plutôt des systèmes
de règles régissant des actions collectives, des modes
d’existence et d’activité de communautés.
C’est pourquoi il vaut sans doute mieux traduire le terme
par « communs » pour faire entendre la dimension institutionnelle
du concept et le lien étroit de l’ institution et de
la pratique des « commons » avec l’existence de
communautés non réductibles à un agrégat
d’individus intéressés.
Les communs comme institutions Les limites de la nouvelle économie
politique des communs à laquelle le nom d’E. Ostrom
est désormais attachée tiennent au fait que cette
théorie ne s’est pas complètement débarrassée
des hypothèses économiques fondamentales qui fondent
la théorie des biens publics 7. Elle reste en effet prisonnière
du postulat selon lequel la forme de la production des biens dépend
des qualités intrinsèques des biens eux-mêmes.
De ce point de vue, la réponse que la théorie économique
des communs a apportée à la thèse de Garret
Hardin reste problématique. Car s’il est une réalité
historique dont les économistes doivent tenir compte c’est
bien que le mouvement des enclosures ne relève pas de la
soudaine prise de conscience par les propriétaires fonciers
de la nature de la terre comme bien exclusif et rival mais de la
transformation en Angleterre des rapports sociaux à la campagne
comme l’ont encore montré récemment les remarquables
travaux de Ellen Meiksins Wood 8.
7 On trouve cette typologie dès 1977 in Vincent Ostrom et
Elinor Ostrom , « Public Goods and Public Choices”,
in E.S Savas, Alternatives for Delivering Public services, Boulder
Westview press, 1977.
8 Cf. Ellen Meiksins Wood, L'origine du capitalisme, Une étude
approfondie, Lux Humanités, 2009.
En un certain sens, la nouvelle théorie des communs n’est
donc qu’un raffinement de la théorie des biens publics
des années 1950 qui reconduit les limitations propres à
tout économisme. En un certain sens seulement. Car outre
le fait qu’elle prend en considération des questions
nouvelles réelles et des transformations majeures comme l’environnement
ou les technologies de l’information, cette théorie
introduit la dimension fondamentale des institutions dans la gestion
des communs, en soulignant que ce n’est pas tant la qualité
intrinsèque du bien qui peut déterminer sa nature
que le système organisé de gestion qui institue une
activité comme un commun. Par là, elle répond
à l’argument économique dominant selon lequel
une économie ne peut fonctionner sans un système de
droits bien définis par un contre-argument qui montre qu’un
système institutionnel organisant la gestion commune peut
être plus efficace dans un certain nombre de domaines que
le marché.
Ce qui permet de mettre sur le même plan les « commons
» dits naturels et les « commons » de la connaissance,
c’est la prise de conscience des différentes menaces
qui pèsent sur l’environnement et sur le partage libre
des ressources intellectuelles en raison des règles d’usage
explicites ou implicites, formelles ou informelles, actuelles ou
potentielles, qui les détruisent ou empêchent leur
développement. C’est donc la prise de conscience de
leur fondamentale vulnérabilité. Ce qu’il y
a de commun dans les « commons », si l’on peut
ainsi s’exprimer, c’est le caractère destructeur
des règles en usage pour l’exploitation des ressources
naturelles et des risques de privatisation qui pèsent sur
la production de la connaissance. Pour les unes, ce sont les comportements
de prédation sans contrôle, favorisés par la
compétition, qui sont les principaux dangers car ils épuisent
les ressources naturelles.
Pour les autres, ce sont les processus de privatisation et de marchandisation
qui menacent la créativité dans le domaine de la connaissance
en imposant de « nouvelles enclosures » et en brisant
la coproduction des idées et des oeuvres. C’est la
« tragédie des anti-communs » selon l’expression
du juriste américain Michael Heller à propos de la
privatisation de la recherche biomédicale. La théorie
des communs de la connaissance est de ce point de vue une réponse
à l’expansion de la propriété intellectuelle
et à la place qu’elle occupe dans le nouveau capitalisme.
Les dangers ne sont évidemment pas les mêmes, mais
dans les deux cas, il est besoin d’imposer des règles
qui permettent d’instituer et de « gouverner »
les communs et d’identifier le groupe qui gère le commun.
Ce qu’il y a donc de commun dans les communs, le point commun
de tous les communs, est le fait qu’ils sont toujours utilisés
collectivement et gérés par des groupes qui peuvent
être de tailles différentes et obéir à
des logiques variées 9.
9 Charlotte Hess et Elinor Ostrome (eds.), Understanding Knowledge
as a Commons,
Les communs ne sont pas des « choses » qui préexisteraient
aux règles, des objets ou des domaines naturels auxquels
on appliquerait de surcroît des règles d’usage
et de partage, que des relations sociales régies par des
règles d’usage, de partage, ou de coproduction de certaines
ressources. En un mot, ce sont des institutions qui structurent
la gestion commune. Tout l’apport de la nouvelle économie
politique des communs réside dans cette insistance sur la
nécessité des règles et sur la nature des règles
elles-mêmes qui permettent de produire et de reproduire les
ressources communes.
Il faut en tirer une conclusion radicale qui va au-delà
des formulations souvent équivoques de cette économie
: seul l’acte d’instituer les communs fait exister les
communs, à rebours d’une ligne de pensée qui
fait des communs un donné préexistant qu’il
s’agirait de reconnaître et de protéger, ou encore
un processus spontané et en expansion qu’il s’agirait
de stimuler et de généraliser 10.
Une politique des communs La gestion de la production des ressources
communes doit obéir à un certain nombre de principes
institutionnels que la théorie cherche à mettre en
évidence. Certes, on peut penser qu’il n’y a
rien de très original dans les résultats des travaux
empiriques qui montrent que les communs auto-organisés requièrent
un engagement volontaire, des liens sociaux denses, des normes fortes
et claires de réciprocité. On peut même tenir
que les concepts utilisés par cette théorie des communs
restent insuffisants, cantonnés qu’ils sont à
décrire la « gouvernance » collective des ressources
partagées. Issus du corpus de l’économie appliquée
aux rapports sociaux (capital social, passager clandestin, action
collective, etc.), ils peinent à rendre compte des logiques
et des normes de l’action qui permettent de faire fonctionner
un « commun » et de penser l’articulation entre
des ressources et des communautés humaines. On doit néanmoins
réfléchir aux implications politiques des conditions
nécessaires énoncées par The MIT Press Cambridge,
Massachusetts, London, 2007, p. 5.
10 La thèse de Michael Hardt et Toni Negri est précisément
que le commun est spontanément produit par l’action
de la multitude comme sa propre condition, de telle manière
que l’Empire échoue à capturer ce commun continuellement
produit (Multitude, La Découverte, 2004).
Dans leur dernier ouvrage, Commonwealth, Belknap Harvard, 2009,
les deux auteurs valorisent à juste titre la lutte organisée
dans la « Coordination pour la défense de l’eau
» à Cochabamba en 2000 en soulignant le fait que, dans
cette expérience, le commun est considéré «
non comme une ressource naturelle mais comme un produit social »
(Ibid., p. 111). Toute la question est de savoir si ce « produit
social » relève encore d’une production spontanée.
E.Ostrom et C.Hess pour la gestion des communs à partir
de l’examen des situations qui ont réussi ou échoué.
Ce n’est pas qu’il y a une seule bonne manière
de conduire les communs transposable partout. Au contraire, il existe
une très grande variété de systèmes
de gestion. Mais un certain nombre de questions fondamentales doivent
être traitées et résolues par le système
de règles pour faire exister un commun et le rendre pérenne.
Selon ces deux auteurs, le commun doit avoir des limites nettement
définies car il convient d’identifier la communauté
concernée par le commun ; des règles doivent être
bien adaptées aux besoins et conditions locales et conformes
aux objectifs ; les individus concernés par ces règles
doivent participer régulièrement afin de modifier
ces règles ; leur droit à fixer et à modifier
ces règles leur est reconnu par les autorité extérieures
; un système d’auto-contrôle du comportement
des membres est collectivement fixé, ainsi qu’un système
gradué de sanctions ; les membres de la communauté
ont accès à un système peu coûteux de
résolution des conflits et peuvent compter sur un ensemble
d’activités réparties entre eux pour accomplir
les différentes fonctions de régulation.
Cette liste des conditions du commun a sans doute à première
vue quelque chose de décevant.
Elle permet pourtant de souligner une dimension essentielle, que
la théorie économique standard ne permet pas de voir
: le lien étroit entre la norme de réciprocité,
la gestion démocratique et la participation active dans la
production d’un certain nombre de ressources.
C’est qu’un commun ne réunit pas des consommateurs
du marché ou des usagers d’une administration extérieurs
à la production, ce sont plutôt des coproducteurs qui
oeuvrent ensemble à l’édiction de règles
ainsi qu’à leur mise en œuvre 11. En ce sens,
la problématique des communs ne remet pas seulement en question
l’économie des biens privés mais aussi celle
des biens publics, qui lui est complémentaire. Entre le marché
qui ne connaît que des biens privés et l’État
qui ne connaît que des biens publics, il y a des formes d’activité
et de production qui relèvent de communautés éminemment
productrices, mais que l’économie politique a été
radicalement incapable de penser jusqu’à présent.
11 En ce sens, la traduction de commoners par « usagers »
qui est retenue par Isabelle Stengers est malheureuse, même
si elle s’accompagne de la distinction entre « usager
» et « utilisateur » : un commoner est non un
usager, mais le gardien en acte d’une intelligence collective,
comme elle le montre d’ailleurs elle-même très
bien. Cf. Cf. Isabelle Stengers dans Au temps des catastrophes,
résister à la barbarie qui vient, Les empêcheurs
de penser en rond/La Découverte, 2009.
Plus encore, si l’on suit les résultats des travaux
empiriques sur les communs de la connaissance, cette activité
de production doit répondre à des conditions sociales
et politiques précises. La production économique des
ressources y est inséparable de l’engagement civique,
elle est étroitement liée au respect des normes de
réciprocité, elle suppose des rapports entre égaux
et des modes d’élaboration démocratique des
règles. L’économie politique des communs renoue
ainsi avec les traditions de pensée du socialisme et de la
sociologie.
La théorie des communs permet de souligner le caractère
construit des communs. Rien ne peut laisser penser, comme les libertariens
seraient tentés de le croire au vu de l’expansion de
l’Internet, qu’un commun pourrait fonctionner sans règles
instituées, qu’il pourrait être considéré
comme un objet naturel, que le « libre accès »
est synonyme du laisser faire absolu.
Pas de spontanéisme: la réciprocité n’est
pas un don inné, pas plus que la démocratie n’est
une donnée humaine éternelle. Le commun doit plutôt
être pensé comme la construction d’un cadre réglementaire
et d’institutions démocratiques qui organisent la réciprocité
afin d’éviter les comportements de type « passager
clandestin » mis en évidence par Garret Hardin ou la
passivité des usagers dépendants des « guichets
» de l’État. D’une certaine manière,
la théorie des communs est parfaitement contemporaine du
néolibéralisme qui pense, accompagne et favorise la
création des objets marchands et la construction des marchés
par le développement des droits de propriété,
des formes de contrats, des modes construits de la concurrence.
Elle permet d’envisager, à son tour, mais dans une
voie opposée, un constructivisme théorique fondant
une politique de construction des communs.
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