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Origine : http://www.forumdesalternatives.org/FR/print.php?type=A&item_id=23787
Le fait incontestablement nouveau est que plus personne ne conteste
que la lutte de classes a fait son grand retour en France. Certes
depuis quelques années, il se disait ici et là qu’avec
le chômage, la précarité et la pauvreté,
la «question sociale» se reposait, et certains audacieux
prétendaient même que les classes n’avaient pas
totalement disparu du paysage.
Le courage académique n’allait pas toujours jusquà
tenir que, s’il existait toujours des classes, il y avait
aussi une «lutte des classes, comme le faisait si simplement
remarquer un philosophe comme Merleau-Ponty: «Il y a une lutte
des classes et il faut quil y en ait une, puisquil y a, et tant
quil y a, des classes» [1].
Par la voix de Christine Lagarde [ministre de l’Economie,
des Finances et de l’ Industrie], le gouvernement Fillon avait
lui-même donné le ton au début du quinquennat
en reléguant la lutte des classes au musée des archaïsmes:
«La lutte des classes, c’est une idée essentielle.
Essentielle pour les manuels d’histoire. Il faudra certainement
un jour en enseigner les aspects positifs. Mais en attendant, elle
n’est plus d’aucune utilité pour comprendre notre
société.» [2]
L’ironie du sort est que le grand retour de la lutte des
classes est d’abord dû à la guerre ouverte et
déclarée méthodiquement conduite par le gouvernement
contre les travailleurs salariés. Marx avait déjà
averti que si la lutte des classes est bien une guerre, qu’il
faut penser comme toute guerre en termes de stratégie, cette
guerre est d’abord le fait du capital et de ses représentants.
A tous ceux qui l’avaient oublié, le milliardaire américain
Warren Buffet l’avait rappelé depuis quelques années
en mettant les points sur les i: «Il y a une guerre de classe,
c’est certain, mais c’est ma classe, la classe riche
qui fait la guerre et nous sommes en train de la gagner» [3].
Il oubliait dans sa jubilation que, si ceux à qui l’on
fait cette guerre de classe venaient à s’en apercevoir
un jour et à trouver les moyens de s’y opposer, les
choses pourraient tourner autrement. C’est bien ce que signifie
en profondeur le mouvement social en France de la fin 2010.
L’enjeu d’aujourd’hui n’est certes pas
pour le «prolétariat» de prendre le pouvoir,
selon la dramaturgie ancienne de la Révolution, mais il est
pour tous les salariés de parvenir à bloquer la machine
de pouvoir du néolibéralisme. «Blocage»:
tel est en effet le maître mot du mouvement, le dénominateur
commun des nombreuses actions locales auxquelles il a donné
lieu, l’horizon des luttes futures. Comment arrêter
un processus de transformation de la société qui a
commencé voici une trentaine d’années, qui fait
de plus en plus sentir ses effets au travail, mais aussi dans tous
les domaines de l’existence, et qui paraît détruire
les ressorts et les principes les plus profonds de la vie sociale
? Cette question n’est bien sûr pas nouvelle, mais ce
qui est nouveau en revanche, c’est qu’elle commence
à trouver des réponses qui sont à la hauteur
de sa nouveauté.
De l’usage de la crise comme instrument de légitimation
de la guerre de classe
En même temps qu’elle jouait comme à son habitude
sur les arguments «raisonnables» et «réalistes»
mis en scène par des experts disposés à la
servir, la droite française n’a pu s’empêcher
ces dernières années d’exposer sans complexe
et au grand jour les avantages qu’elle accorde aux «amis»
et aux «parents», les passe-droits de toute nature,
la corruption la plus vile, les multiples intérêts
croisés qui dessinent les frontières de plus en plus
visibles d’une oligarchie, la brutalité idéologique
et la stigmatisation des «populations à risque».
Le «bouclier fiscal», qui couronne deux décennies
d’allégements fiscaux pour les bénéficiaires
des plus hauts revenus, est devenu ainsi le symbole de l’avidité
irréfragable de richesses illimitées, et d’une
politique qui substitue la protection fiscale des plus riches à
la protection sociale des plus pauvres. Les apparences «républicaines»
du régime, les références à «l’intérêt
général», enfin tout ce que la droite classique
– aujourd’hui incarnée par Dominique de Villepin
[Premier ministre sous Chirac de 2005 à 2007] et hier par
François Bayrou [Ministre de l’Education sous les gouvernements
de Balladur et Juppé, animateur du centriste MoDem] pouvait
opposer à la contestation du système économique
et politique – a été remplacé par l’exhibition
sans scrupule de la réussite individuelle, par l’autosatisfaction
collective des parvenus, par le cynisme le plus brutal des riches,
par la force policière contre les plus faibles et par la
vulgarité généralisée dans tous les
domaines.
La vitrine des beaux principes est brisée, et c’est
la droite sarkozyste qui a joué les casseurs. Sarkozy, après
avoir été pour la droite le magicien de 2007 qui a
réussi à rallier une fraction de l’électorat
populaire, fait aujourd’hui figure d’apprenti sorcier
dangereux [4].
Mais s’arrêter au sarkozysme ou à Sarkozy lui-même
reviendrait à privilégier abusivement un seul aspect,
certes important, de la contestation sociale et politique actuelle.
Car le gouvernement sarkozyste n’est jamais que la filiale
locale d’un «consortium» politique plus ancien
et plus vaste. On ne peut oublier que le démantèlement
progressif des institutions de l’État social et éducateur
a commencé bien avant 2007 et que la mise en question du
système des retraites, la baisse progressive des pensions
dans le privé comme dans le public, en même temps que
l’allongement de l’âge au travail, ne constituent
pas des orientations spécifiquement françaises, mais
s’inscrivent dans une politique générale, en
particulier à l’échelle de l’Europe.
La «stratégie de Lisbonne» élaborée
au Conseil européen de mars 2000, à laquelle ont largement
œuvré les partis socialistes européens, a défini
comme priorité des gouvernements l’augmentation de
la part des actifs dans les tranches d’âge des «seniors»
et l’allongement de la durée de cotisation. Les embarras
et les hypocrisies du parti socialiste français ne prennent
tout leur sens que si l’on se rappelle des engagements pris
alors par un Lionel Jospin, premier ministre, et une Martine Aubry,
ministre du travail…
On peut ainsi comprendre que les personnes interrogées dans
les sondages d’opinion, qui n’ont pas la mémoire
aussi courte qu’on le pense parfois, jugent que la gauche,
si elle revenait au pouvoir, ne ferait pas autre chose que la droite
! Ce grand compromis historique entre la «nouvelle droite»
et la gauche de la «troisième voie» marquait
le triomphe d’un néolibéralisme «à
l’européenne». La réforme des retraites
de 2003, sur laquelle le parti socialiste et la CFDT n’entendent
pas revenir, relevait déjà d’une telle orientation.
Mais le fait nouveau, qui donne son caractère spécifique
au mouvement de 2010, tient au fait que les gouvernements occidentaux
sont entrés dans une phase de radicalisation du néolibéralisme,
aux antipodes de toutes les promesses et illusions des quelques
mois qui ont suivi la crise financière de 2008. Les discours
politiques et les dissertations savantes sur la «réforme
de la finance», la «moralisation du capitalisme»,
la «fin du néolibéralisme», la «gouvernance
mondiale», le «retour de l’Etat keynésien»,
ont débouché, surtout en Europe, sur des «politiques
d’austérité» bien réelles, qui
ont pour principe de faire rembourser par la grande masse des salariés
et des retraités les sommes engagées pour sauver le
système financier et pour relancer l’économie.
Moins de services publics, moins de prestations sociales, moins
de fonctionnaires, plus d’impôts et moins de revenus
pour le plus grand nombre. En l’espace de deux ans, le retournement
du discours est à peu près complet: de la crise comme
appel à ne pas répéter les anciennes démissions
on est vite passé à la crise comme principal levier
du renforcement des politiques néolibérales. Ces politiques
constituent toutes des moyens de tourner la crise à l’avantage
des classes qui vivent de la rente financière à l’échelle
mondiale (les «marchés financiers») et qui ont
comme priorité absolue de maintenir les conditions les plus
favorables à leur prélèvement sur la richesse,
fut-ce au risque de nuire à la croissance économique
dans les vieux pays industrialisés.
Il est à noter que les gouvernements eux-mêmes n’ont
en rien caché leur soumission à ces «marchés»
et à ces «agences» qu’ils prétendaient,
il y a peu encore, vouloir soumettre à des critères
de transparence et d’honnêteté. Bien au contraire,
ils n’ont eu de cesse d’ériger ces marchés
et ces agences en une force terrifiante, ils leur ont même
accordé une volonté absolue pour mieux faire la preuve
de leur propre impuissance à leur résister, pour mieux
affirmer la nécessité de leur obéir en réformant
les marchés du travail, les systèmes de santé,
les universités, les systèmes de retraite.
C’est ici qu’il convient de rappeler que les politiques
néolibérales ne sont pas seulement des adaptations
à des logiques objectives qui s’imposeraient de l’extérieur
telles des lois naturelles, mais qu’elles s’ingénient
plutôt à construire des situations comme à renforcer
des dynamiques qui obligent, par effet indirect, les gouvernements
à obéir aux conséquences des politiques antérieures
qu’ils ont eux-mêmes conduites. En un mot, les politiques
néolibérales font paraître leurs propres résultats
pour des nécessités indiscutables qui engagent à
aller plus loin encore dans la même voie. De sorte que l’opposition
factice entre l’État et le marché n’est
plus d’aucune pertinence pour comprendre des enchaînements
entre les décisions politiques et les contraintes économiques.
L’hypothèse d’une «stratégie du
choc» avancée par Naomi Klein approche de cette réalité:
toute catastrophe naturelle, toute crise économique, tout
conflit militaire, est systématiquement instrumentalisé
par les gouvernements néolibéraux pour approfondir
et accélérer la transformation des économies,
des systèmes sociaux et des appareils étatiques, à
cette réserve près qu’il faut voir dans cette
stratégie moins le fruit d’une conspiration mondiale
que le développement, par voie d’autoentretien et d’autorenforcement,
d’une logique normative qui a irréversiblement modelé
les conduites et les esprits de tous ceux qui ont quelque part aux
pouvoirs politiques et économiques.
Il est frappant de constater que la réforme sur les retraites,
qui a certes été justifiée comme en 2003 par
des arguments démographiques, a été durcie
dans son contenu comme dans son agenda par des «impératifs»
qui n’avaient rien à voir avec le vieillissement de
la population, mais tenaient au creusement des déficits engendré
par la crise et le chômage, et de façon encore plus
significative, à la «crédibilité de la
politique française» aux yeux des «agences de
notation» que Sarkozy prétendait mettre au pas quelques
mois auparavant.
Il est apparu plus clairement que jamais que le gouvernement n’était
au fond que le factotum du capitalisme financier. Cela explique
aussi pourquoi la bataille contre la réforme des retraites
a pris la dimension d’une lutte sociale totale contre le néolibéralisme.
Un mouvement interprofessionnel nourri par l’accumulation
des résistances
Le gigantesque plan d’ajustement structurel qui s’impose
au niveau européen n’a pas été sans provoquer
des mobilisations importantes en Grèce en Espagne et au Portugal
notamment, sans que ces mouvements ne soient néanmoins parvenus
à s’installer dans la durée et encore moins
à réaliser leur coordination au niveau européen.
Il a rencontré également une franche contestation
intellectuelle de la part d’économistes critiques,
tels Stieglitz et Krugman, qui ne cachent pas les risques déflationnistes
d’une telle purge généralisée, sans toutefois
que cette critique savante soit relayée au niveau politique.
La situation française paraît cependant faire exception,
comme ne s’y trompe pas la presse internationale. Le mouvement
social a placé la France en pointe de la résistance.
Ce n’est pas un fait nouveau, la contestation, si elle varie
d’intensité, y est continue depuis le milieu des années
1990. Elle a mobilisé par rotation des milieux différents
et elle les a reliés aussi de plus en plus étroitement,
elle a fait sortir de leur apathie des salarié•e•s
de plus en plus nombreux à mesure que les politiques néolibérales
ont pénétré en profondeur le tissu social et
la sphère du travail. 1995, 2003, 2006: le mouvement contre
la réforme des retraites s’inscrit dans cette série.
Plus proches encore, les grandes manifestations syndicales de l’année
2008-2009, déjà conduites par une intersyndicale unitaire,
ont eu pour originalité qu’elles ne s’opposaient
pas à une loi ou à une réforme en particulier,
mais qu’elles entendaient anticiper et prévenir les
mauvais coups contre le salariat. A ces grandes séquences,
il faudrait ajouter les multiples mobilisations plus ponctuelles
et plus sectorielles.
De ce point de vue, une place toute particulière doit être
faite au long mouvement des enseignants-chercheurs durant l’hiver
et le printemps 2009, non seulement parce qu’il a montré
que des catégories professionnelles peu habituées
à la rébellion ouverte pouvaient entrer dans des formes
de mobilisation durables et souvent originales, mais aussi, et peut-être
surtout, parce qu’il a fait mûrir la conscience qu’un
blocage purement sectoriel était voué à l’échec.
De nouvelles professions intellectuelles sont également
entrées dans des formes de dissidence. En 2008 et 2009, le
monde des psychologues, psychiatres et psychanalystes s’est
dressé, par pétitions et appels multiples, contre
l’approche sécuritaire et intrusive du gouvernement
dans le domaine du soin psychique, de la petite enfance, de la politique
hospitalière, des pratiques thérapeutiques. Plus généralement,
c’est contre la transformation qui atteint le cœur des
métiers, contre la mise en place de nouvelles techniques
de pouvoir visant à réformer les conduites, que se
sont mobilisés ces derniers mois les professionnels qui font
de «l’évaluation» quantitative la cible
de leur action.
Le scandale des techniques de management de France Telecom a joué
sur ce point un rôle de cristallisation en mettant en évidence
la violence des attaques des directions d’entreprises contre
la santé et la subjectivité des salariés.
Le caractère de plus en plus interprofessionnel de la lutte
est pour une part le résultat d’une prise de conscience
des acteurs pour lesquels il devient de plus en plus manifeste que
la transformation imposée par les politiques de l’État
relève d’une logique globale, qu’il n’y
a pas lieu de dénoncer séparément la politique
sécuritaire dirigée contre les pauvres et la mutation
des institutions d’éducation et de santé, qu’il
y a là un ensemble de mesures et de dispositifs qui visent
à discipliner la population afin de l’incorporer à
la grande machine de pouvoir.
La révolte de ces professions enseignantes, sociales, sanitaires
de ces derniers mois n’est pas d’abord ou seulement
idéologique, elle tient à l’injonction qui leur
est faite de modifier leur rôle auprès de la population,
de se muer en purs agents de contrôle social pour mieux assurer
performance, compétitivité et, in fine, profits des
grandes entreprises et des groupes capitalistes.
Les changements qui se sont opérés au sein du mouvement
social et qui sont devenus visibles à l’automne 2010
tiennent à ce que les acteurs perçoivent mieux les
rapports entre la nature du capitalisme, ses conséquences
générales et les effets très concrets qu’ils
subissent dans leur travail et dans leur vie quotidienne. Maturité
et radicalité sont ici le fruit accumulé de toutes
les mobilisations de ces dernières années, du croisement
des différentes formes de la critique sociale et politique,
comme de la fécondation réciproque des expériences
vécues sur le terrain professionnel. La concentration sur
les grèves d’un jour et sur les grandes manifestations
contre la réforme des retraites sous un angle essentiellement
quantitatif tend précisément à faire oublier
que le mouvement social enferme aussi en lui des enjeux qui sont
de nature qualitative, relationnelle, subjective.
Derrière la question des retraites l’assujettissement
à la discipline du travail
Certains analystes l’ont bien mis en évidence, l’actuelle
réforme des retraites s’inscrit dans le prolongement
de dispositifs visant à assujettir les individus à
la discipline du travail la plus féroce qui soit.
A cet égard, toutes les mesures autorisant l’allongement
systématique du temps de travail sont parmi les plus significatives
en ce qu’elles relèvent d’une véritable
«inversion de la hiérarchie des normes sociales. [5].
La réforme élaborée en 2003 par François
Fillon, alors ministre du travail et des affaires sociales, a en
effet permis que, sous certaines conditions, l’accord d’entreprise
déroge aux accords de branche ou même aux normes prévues
par la loi. Depuis 2007, le dispositif du «forfait jour»,
qui s’applique en particulier aux cadres, a permis que des
accords d’entreprises puissent porter le nombre annuel de
jours travaillés au-delà du seuil des 235 jours fixés
par la loi [6].
On tient là un parfait exemple de ce que Michel Foucault
appelle une «utilisation tacticienne» de la loi par
laquelle la loi autorise et organise par avance son propre contournement
au nom d’une norme sociale implicite tenue pour supérieure
à la loi elle-même. Cette norme sociale, qui est très
prosaïquement celle de la discipline du travail, ne concerne
pas seulement le temps annuel de travail dans son rapport au temps
libre, elle s’applique également à la sphère
du travail elle-même et à son organisation interne.
On sait que la loi de modernisation du marché du travail
a instauré les fameux «contrats de mission» ou
contrats temporaires qui mettent à bas le droit du licenciement
et organisent la précarité [7]. Mais on aurait tort
de n’y voir qu’une pièce isolée.
De nombreux travaux, dont ceux de Danièle Linhardt, ont
bien montré les transformations introduites par les nouvelles
stratégies de management dans le privé comme dans
le public: ruptures des collectifs, individualisation, précarisation,
insécurisation psychologique. «Mettre le personnel
sous tension permanente», tel est le secret des nouvelles
techniques de pouvoir. Si le triptyque «objectifs quantifiés,
évaluation individualisée, primes au mérite»
est devenu l’outil privilégié des directions,
jusque dans les institutions publiques, c’est parce qu’il
permet de mieux «tenir» les individus, de les faire
courir toujours plus vite, de les mettre en concurrence les uns
avec les autres, de leur faire intérioriser la logique de
compétition afin qu’ils s’imposent à eux-mêmes
les objectifs de rentabilité financière des actionnaires.
Allongement de la durée annuelle du travail, report de l’âge
légal du départ à la retraite en forçant
sous peine de pénalité les salarié•e•s
à travailler jusqu’à 65 ans, postes non remplacés,
pression accrue exercée sur les salariés par les techniques
d’évaluation les plus perverses, tout converge dans
un même sens qui est de retirer aux salariés toute
possibilité de contrôle sur l’organisation du
temps de leur propre vie (entre-temps de travail et temps de loisir,
etc.) pour en faire des appendices de la machine de pouvoir condamnés
à travailler jusqu’à l’épuisement.
Ce qui était encore dissimulé sous le «volontarisme»
des heures supplémentaires défiscalisées apparaît
à présent au grand jour: il s’agit de saturer
la totalité de la vie individuelle par les contraintes du
travail afin de transformer le rapport de l’individu à
sa propre vie en transformant son rapport au travail. Il y a là
une logique qui, pour relever indiscutablement du façonnage
de la force de travail analysé par Marx dans le livre I du
Capital, n’emprunte pas pour autant la voie classique de l’extorsion
de la plus-value absolue: car c’est désormais le sujet
lui-même qui est requis de se penser et de se conduire, dans
toute l’extension de sa vie, comme valeur à valoriser.
Les modes de résistance se sont d’ores et déjà
adaptés aux dispositifs mis en œuvre dans les entreprises
et dans les administrations. Invoquer pour en rendre compte des
catégories comme celle de la «désobéissance
civile» revient à céder à une illusion
de perspective. La désobéissance pratiquée
aujourd’hui est, au moins dans ses formes les plus radicales,
l’amorce d’un soulèvement politique contre les
normes. Elle relève d’un acte éthique et politique
qui consiste à refuser de se faire soi-même l’agent
de son propre asservissement et de celui des autres.
En ce sens, elle est de l’ordre de ce que Michel Foucault
appelait une «contre-conduite»: soit un refus qui prend
la forme d’une conduite opposant aux normes du pouvoir d’autres
normes, par exemple opposant à la concurrence des individus
la mise en commun des pratiques. Dès lors que la logique
normative vise à fabriquer des subjectivités comptables
et compétitives, coupables et consentantes, le champ entier
des phénomènes subjectifs devient l’un des terrains
privilégiés où se joue la lutte sociale. Aussi
doit-on saluer la pertinence de la formule qui s’est répandue
comme une traînée de poudre dans les dernières
manifestations contre la réforme des retraites: «Je
lutte des classes».
Il serait fallacieux d’y lire, à la suite de certains
commentateurs empressés, une proclamation d’«individualisme»
se dissimulant derrière une incantation purement rhétorique
visant à la résurrection nostalgique d’un passé
révolu. Utiliser la première personne du singulier
pour décliner une lutte dont la dimension est nécessairement
collective, ce n’est pas nier cette dimension, c’est
indiquer que celle-ci ne saurait en aucun cas s’imposer d’en
haut, comme si chacun était sommé de choisir entre
des «blocs» dont les contours seraient déjà
dessinés indépendamment de sa propre action à
lui.
La fortune de cette formule est en particulier révélatrice
d’une nouvelle configuration des forces sociales dans laquelle
aucune «avant-garde» ne joue plus le rôle d’entraînement
traditionnellement dévolu à certaines catégories.
Plus largement, le «Je» de la formule exprime la conscience
que désormais la «lutte de classes» concerne
le terrain subjectif lui-même à mesure que les nouvelles
formes de pouvoir au travail mobilisent et façonnent les
subjectivités, et aussi que le collectif ne se construira
que par un engagement de la subjectivité individuelle dans
l’action commune.
Le blocage total comme seule réponse à l’innégociable
Par certains côtés le mouvement pourrait sembler très
classique: à une réforme gouvernementale s’oppose
une mobilisation syndicale. Pourtant, la rupture est encore plus
nette qu’en 2006, pour le CPE [Contrat première embauche],
et même plus qu’en 2003: le pouvoir ne transige pas
comme il le faisait devant une mobilisation, il fait mine d’incarner
un processus inéluctable et irrésistible, inscrit
dans la marche même du monde comme sa raison la plus implacable.
Il ne saurait y avoir de «Grenelle» [allusion à
la négociation des 25 et 26 mai 1968] que voulu et dirigé
unilatéralement par le pouvoir au nom de cette «raison»,
non pas en fonction d’un rapport de forces.
«Non négociable», tel est justement le premier
et le dernier mot de ce pouvoir sarkozyste, ce qui n’est pas
sans bousculer le rôle problématique des syndicats
dans la nouvelle situation. Car il importe ici de rappeler que les
règles ont changé: les syndicats sont considérés
moins comme des «partenaires sociaux» avec lesquels
il convient de négocier un «partage des bénéfices»
que comme des «accompagnateurs» et des «relais»
de la nouvelle rationalité.
A défaut d’accepter ce rôle, ils ne sont plus
alors regardés que comme des obstacles à la saine
raison du marché. Le pouvoir les met alors au défi
«d’aller jusqu’au bout» afin de les affaiblir
[8]. Tout ou rien. Telle était bien la recommandation la
plus constante des sociétaires du Mont-Pèlerin dirigé
par Hayek. Ce dernier, lors de la première séance
de la société davril 1947 dont le thème était
«Entreprise "libre" et ordre concurrentiel»,
il faisait des syndicats une cible privilégiée de
la construction d’un ordre de la concurrence: «Sil y
a un seul espoir de revenir à une économie libre,
la question de comment la force des syndicats peut être délimitée
de façon appropriée aussi bien dans la loi que dans
les faits est un des thèmes les plus importants de tous ceux
auxquels nous devons dédier notre attention» [9].
On oublie à cet égard trop souvent que les néolibéraux
sont tout autant les ennemis des impôts que de l’organisation
des salariés en lesquels ils ne voient que des monopoles
dangereux qui créent du chômage. Cette rupture dans
le «jeu entre partenaires sociaux», qui a déjà
eu lieu aux Etats-Unis et en Angleterre, est aujourd’hui le
fait d’un président qui en a fait une marque d’originalité.
A cet égard, il vaut la peine de rappeler que le dispositif
de réquisition expérimenté pendant le mouvement
contre les salariés des raffineries a été mis
au point en 2003 par Nicolas Sarkozy lui-même, alors ministre
de l’Intérieur. La réquisition par les préfets
a pu ainsi être étendue à «tout bien et
service», comme à «toute personne nécessaire
au fonctionnement de ce service ou à l’usage de ce
bien», et ce au nom de la «tranquillité et de
la sécurité publiques». C’est dire à
quel point l’actuelle action de guerre sociale a fait en amont
l’objet d’une préparation minutieuse.
Dans ces conditions, on comprend que le blocage s’impose
comme la seule réponse à la nouvelle pratique gouvernementale
de l’innégociable. On se tromperait à ne voir
dans la multiplicité des actions qui ont été
menées ces dernières semaines qu’une forme inaccomplie
et inaboutie de la grève générale reconductible
que les éléments et les groupes les plus radicaux
brandissent contre la mollesse supposée des directions syndicales.
Ce qui fait de plus en plus son chemin, c’est l’idée
que l’on peut parvenir à tout bloquer sans avoir à
déclencher une grève générale. Le blocage
était jusqu’à présent un effet de la
lutte de certains secteurs: cheminots, travailleurs de la route,
etc. Il avait d’ailleurs fait preuve de son efficacité
à plusieurs reprises, en particulier en 1995, quoique dans
un contexte fort différent. Dans le milieu universitaire
et chez les lycéens, le blocage est devenu non seulement
une forme normale d’action pour interrompre le fonctionnement
des cours, mais un mode d’intervention hors des murs de la
fac: trains, autoroutes, villes même, ont été
ainsi les cibles des blocages étudiants et lycéens.
L’originalité du mouvement de l’automne 2010
est que le blocage est devenu un moyen de lutte interprofessionnel
visant à interrompre les flux de circulation indispensables
à une économie et à une société
qui ne peuvent fonctionner sans la circulation des voitures, des
camions, des avions, des trains. Les blocages des dépôts
de carburant, des gares et des aéroports, au niveau local,
n’ont pas été le fait des seuls travailleurs
des secteurs concernés, mais des modes d’action réfléchis
en fonction de leur impact sur les flux et organisés sur
une base interprofessionnelle. Que l’on pense en particulier
à cette pratique exemplaire des piquets interprofessionnels
aux portes des raffineries. Il ne s’agit plus, comme dans
la grève classique, d’interrompre le travail et la
production d’une usine ou d’une administration particulières,
dans la mesure où, comme le disait Sarkozy et comme le pensent
beaucoup de salariés, «ça ne se voit pas»,
et donc «ça ne sert à rien».
Pourquoi en effet perdre des jours de salaires en pure perte ?
Le blocage ne consiste pas non plus à faire le siège
des lieux ou des symboles du pouvoir: préfecture, mairie,
commissariat, ou encore locaux du Medef ou chambres du commerce,
locaux du parti au pouvoir, etc. sont délaissés par
les manifestants comme si le pouvoir n’était plus là.
Bloquer, c’est interrompre les flux à certains points
névralgiques, c’est investir les carrefours routiers,
les gares de triage, les aéroports, les dépôts
de raffinerie.
La lutte sociale totale ne vise pas tant à obtenir des «avancées
sociales», des progrès, ou des salaires plus élevés
qu’à bloquer ce qui est donné comme l’inéluctable
et l’imparable, qu’à faire échec à
une logique censée s’imposer d’elle-même
par la seule «force des choses». Avec la pratique du
blocage s’inventent donc des formes de lutte et des façons
communes de résister en adéquation avec la perception
du caractère total de la rationalité néolibérale,
en même temps que se cherche et s’élabore une
réponse aux moyens coercitifs employés par le pouvoir
pour rendre la grève inefficace: services minimums, réquisitions
des travailleurs, etc.
Et s’il est vrai que dans une lutte stratégique les
leçons tirées de l’expérience importent
au moins autant que les résultats immédiats, pour
autant qu’elles sont traduites et transmises en termes de
conscience collective, alors on a toutes raisons de penser que le
mouvement de l’automne 2010 n’est pas défait,
mais seulement suspendu.
Notes
1. Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, Œuvres,
Quarto Gallimard, 2010, p. 616.
2. Présentation du projet de loi en faveur du travail, de
l’emploi et du pouvoir d’achat, Assemblée nationale,
2007.
3. «There’s class warfare, all right, but it’s
my class, the rich class, that’s making war, and we’re
winning», cité par BEN STEIN, «Class Warfare,
Guess Which Class Is Winning», The New York Times, November
26, 2006.
4. Le succès public des travaux sociologiques de Michel
Pinçon et de Monique Pinçon-Charlot (cf. Le Président
des riches) montre suffisamment que le pouvoir sarkozyste, par sa
stratégie «décomplexée» de restauration
de l’argent comme valeur suprême, a grandement favorisé
le déchiffrement «à livre ouvert» des
inégalités grandissantes entre les classes sociales
en France et le rétablissement d’un discours social
dans lequel les mots de «classe», de «capitalisme»,
ou le nom de «Marx», ne sont plus tabous.
5. Selon l’expression de Laurent Mauduit dans Médiapart
(15 novembre 2010): «Sarkozy change d’équipe,
pas de politique sociale».
6. Laurent Mauduit montre bien ce que ce seuil signifie déjà
en lui-même comme régression sociale: on l’obtient
en retirant des 365 jours de l’année les 25 jours de
congés annuels légaux, les 104 samedis et dimanches
et le 1er mai. Il s’agit donc de donner aux entreprises la
possibilité de faire travailler leurs cadres tous les autres
jours fériés de l’année.
7. Ibid.
8. On se reportera ici au livre de Rick Fantasia et de Kim Voss,
sur la lutte des directions d’entreprises et du gouvernement
américain contre les organisations syndicales: Des syndicats
domestiqués Répression patronale et résistance
syndicale aux Etats-Unis, Raisons d’agir, 2003.
9. Citée par Richard Cockett, Thinking the Unthinkable -
Thinks-Tanks and the Economic Counter-Revolution 1931-1983, Harper
Collins Publishers, 1994, p. 114 (repris par Charles-André
Udry, «Von Hayek: des postulats largement diffusés,
un pèlerin prosélyte»).
http://www.forumdesalternatives.org/FR/print.php?type=A&item_id=23787
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