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Origine http://jaidulouperunepisode.org/006_Laval_toutes_les_interviews.htm
Pascale Fourier : On nous a dit que la crise finalement sonnait
le glas du néolibéralisme et annonçait le retour
de l'État.... C'est effectivement votre sentiment ?
Crise: la fin du néolibéralisme?
Christian Laval : Non. Précisément non. Je crois
que il y a là une erreur de diagnostic. Je crois qu'on se
tromperait lourdement, à la fois sur le plan théorique
et sur le plan politique, à croire que nous en avons terminé
avec le néolibéralisme.
Je crois que cette erreur relève d'une mauvaise lecture
de ce qu'a été le néolibéralisme et
de la façon dont il s'est constitué historiquement.
On oppose le marché et l'Etat de façon assez simpliste.
Et selon ce schéma, on croit que le néolibéralisme
est une doctrine, une idéologie ou une politique économique
qui consiste simplement dans l'expansion de la sphère marchande
au détriment de la sphère publique et on fait comme
si nous avions affaire à un simple retour du libéralisme
disons classique, un retour du laisser-faire tel qu'il a été
défini au XVIIIe siècle.
Pour dire les choses extrêmement simplement, au fond beaucoup
de gens, et en particulier à gauche mais aussi à droite,
expliquent que ce à quoi nous avons à faire depuis
une vingtaine d'années, où une trentaine d'années,
c'est au retour triomphal d'Adam Smith.
Adam Smith est celui qu'on considère comme le fondateur
de l'économie politique classique, le fondateur du libéralisme
économique. Pour aller vite, Adam Smith aurait dit que la
société la plus prospère, celle qui apportait
le meilleur bien-être à tous, était une société
dans laquelle on laissait agir librement les intérêts
privés et que ces intérêts privés, en
se coordonnant donc par le marché, aboutiraient à
un bien-être collectif supérieur à toute autre
forme d'organisation économique sociale. Et toujours selon
Adam Smith, ou du moins selon la vision que l'on en donne, l'État,
le gouvernement, au fond, devrait réduire ses fonctions à
quelques actions, en particulier à la défense des
frontières, au maintien de l'ordre, au respect des contrats
etc. En somme, c'est un grand marché et un petit État...
Et on a cru que le néolibéralisme, c'était
cela. C'était ce retour, assez aveugle il faut bien le dire,
ce retour, je dirais par certains côtés fanatique,
à ce laisser-faire. Et l'interprétant ainsi, on en
vient à penser que tous les errements, toutes les difficultés
auxquelles nous sommes confrontés, tiennent à cette
idéologie du laisser-faire qui se serait traduite par des
politiques économiques systématiquement favorable
à la sphère marchande.
Et on en vient très logiquement à penser que la crise
actuelle, la crise financière et économique, c'est
la crise du laisser-faire et qu'elle appelle comme remède
le retour de l'État. Et au fond, on en voit de multiples
signes dans les politiques actuelles qui sont menées et qui
font par exemple appel à des remèdes keynésiens.
Voilà en gros la doxa, c'est-à-dire au fond, l'idée
dominante, l'idée commune, qui aujourd'hui est en vigueur
et on la retrouve dans la presse dans les éditoriaux, etc.
Je crois que ce n'est pas totalement faux, mais que c'est largement
faux. Et je vais essayer d'expliquer rapidement pourquoi.
La « rupture » de 1930 dans la pensée
libérale.
On se trompe parce qu'on ne voit pas que, à partir des années
1930, donc ça ne date pas d'aujourd'hui, il s'est passé
quelque chose de tout à fait fondamental. Il s'est passé
une sorte sinon de rupture, du moins d'inflexion extrêmement
importante dans l'histoire du libéralisme. Ce qui s'est passé
dans les années 30, c'est que, dans une situation qui était
assez comparable à la nôtre puisqu'on était
dans les suites de la crise de 1929, eh bien un certain nombre de
théoriciens qui se réclamaient du libéralisme,
en tout cas qui pensaient que le marché avait beaucoup de
vertus, que la concurrence avait beaucoup de vertus, en tout cas
qui ne voulaient absolument pas des régimes disons totalitaire,
qui se définissaient contre les régimes totalitaires
- un certain nombre de théoriciens donc ont essayé
de refonder le libéralisme en s'éloignant, en rompant,
avec le laisser-faire, en disant même, et là ils étaient
vraiment presque plus audacieux que ceux qu'on entend aujourd'hui,
que c'était le laisser-faire qui avait conduit à la
crise de 1929 et qui avait conduit en tout cas à des phénomènes
sociaux et économiques extrêmement pathologiques.
Et que disent-ils? Que disent ces théoriciens néolibéraux,
qu'ils soient allemands comme en Walter Eucken par exemple, le fondateur
du courant ordo-libéral, ou que ce soient des Américains
comme le journaliste et politologue Walter Lipmann ou encore le
philosophe français oublié aujourd'hui qui s'appelle
Louis Rougier? Que disent ces théoriciens qui se sont réunis
en 1938 dans un colloque à Paris ?
Eh bien ils disent que l'ordre de la concurrence, l'ordre du marché
n'est pas un ordre naturel, n'est pas un produit de la nature humaine
comme le dogmes du laisser-faire pouvaient le prétendre,
qu'il s'agit au contraire d'une création, d'un artifice juridico-politiques
et qu'il nécessite donc une intervention de l'État.
L'ordre de la concurrence est un ordre construit.
Donc, ces néolibéraux des années 30 nous expliquent
quelque chose de tout à fait important qu'on doit écouter
aujourd'hui. Ils nous disent que l'ordre de la concurrence est un
ordre construit. Evidemment je passe les détails, la complexité
puisqu'ils ne sont pas absolument tous sur cette ligne-là,
mais enfin c'est quand même l'idée que le néolibéralisme,
le règne du marché, ce n'est absolument pas le règne
de la jungle. Ce n'est pas la sauvagerie, ce n'est pas la spontanéité
où l'on fait ce que l'on veut. C'est un ordre construit,
ce qui évidemment a des implications importantes pour la
suite.
Parce que ce n'est pas seulement quelques individus qui expliquent
cela... Ceci va donner lieu à des pratiques, à un
certain nombre de politiques et on pourrait prendre par exemple
comme illustration la construction européenne, l'Union européenne
qui, dès les années 50, va se construire sur l'idée
que l'ordre de la concurrence est le produit d'une politique et
doit être la production en quelque sorte d'un droit, d'un
droit économique - et c'est bien ce qui sera inscrit dans
le traité de Rome de 1957 sous la forme d'un principe à
valeur constituante qui est donc la concurrence libre et non faussée.
C'est là où l'on voit sans doute mieux ce qu'est
le néolibéralisme, en tout cas une de ses expressions
la plus pure, la plus épurée. On a affaire à
des gens, un ensemble de politiques plus exactement, qui veulent
mettre en place un marché, mais marché institutionnalisé.
Un marché qui suppose tout un appareillage juridique, qui
suppose à la fois des principes et qui suppose une législation
entière, et plus encore qui suppose des politiques qui vont
entretenir cet ordre concurrentiel.
C'est un exemple parmi d'autres mais qui vous montre au fond que
si l'on cherche un peu, on voit que ce qui s'est passé depuis
les années 30 jusqu'à aujourd'hui, ce n'est pas seulement
l'extension de la sphère marchande et le retrait de l'État,
c'est autre chose: c'est la construction juridico- politique d'un
ordre de la concurrence. Et pas seulement à l'échelle
nationale, pas seulement même à l'échelle européenne,
à l'échelle mondiale. Et vous voyez que ça
change un peu les perspectives. Parce qu'à ce moment-là,
on ne peut plus opposer simplement le marché et l'État
selon le schéma dominant aujourd'hui.
L'Etat néolibéral
Il faut bien comprendre à quel point l'État a mis
la main dans cette construction. Nous avons eu affaire à
un État néolibéral, insistons sur ce terme-là,
État néolibéral, c'est-à-dire un État
dont les principes et dont les objectifs sont précisément
ceux de la concurrence, c'est-à-dire au fond ceux du marché.
Tout s'est passé comme si l'État était un instrument
de création, de construction du marché et comme si
l'État avait lui-même incorporé les normes du
marché dans son propre fonctionnement. Vous voyez en quelque
sorte qu'à la fois la dynamique et la géographie de
ce que nous décrivons dans notre livre n'a pas grand-chose
à voir avec cet espèce de petit mécanisme élémentaire
d'un marché en expansion et un État qui se rétrécit.
Pascale Fourier : On pourrait peut-être vous dire que c'est
une bonne chose que l'État ait pris en compte justement la
concurrence, puisque la concurrence est une bonne chose, non ?
La concurrence, principe universel d'organisation du monde...
Christian Laval : La question pour moi n'est pas là....
Est-ce que c'est une bonne ou une mauvaise chose ? Est-ce que la
concurrence c'est mieux que le monopole? Est-ce que la concurrence
est mieux que le cartel ?... Ce qui nous intéresse, c'est
plutôt de voir que la concurrence est érigée
en principe universel de relations entre Etats, entre systèmes
sociaux, entre entités économiques et entre individus.
Si vous vous contentez de regarder le fonctionnement d'une économie
de marché, vous pouvez vous dire que la concurrence a des
vertus pour le consommateur. Mais en fait, il s'agit de tout autre
chose. Ce dont il s'agit, c'est finalement un principe du lien humain.
Et ça va beaucoup plus loin que la question de la seule efficacité
économique. Ce dont on est en train de parler, ce n'est pas
simplement d'une politique économique, c'est d'une politique
sociale. C'est d'une société, c'est la façon
dont les gens s'organisent les uns par rapport aux autres. Il se
trouve que cette concurrence est interprétée depuis
la fin du XIXe siècle - je crois qu'il faut revenir un peu
en arrière- comme un principe de sélection et d'élimination.
Vous me dites que la concurrence, c'est bien... Je vais vous citer
un philosophe très important pour comprendre ce qui est en
jeu au XXe siècle. Ce philosophe et sociologue anglais s'appelle
Albert Spencer, c'est celui dont on dit qu'il est un « darwiniste
social » ( l'expression est assez fallacieuse puisque Darwin
n'a pas grand-chose à voir avec ça). Albert Spencer,
donc à la fin du XIXe siècle, explique que, finalement,
la concurrence entre les individus va permettre la survie des plus
aptes, c'est-à-dire qu'en fait il fait semblant d'incorporer,
de récupérer, le principe de la sélection naturelle
comme un principe d'organisation sociale. Eh bien cette sorte de
concurrentialisme va être le socle des édifices doctrinaux
et politiques du XXe siècle. Il s'agit au fond de savoir
qui a le droit en quelque sorte de survivre. Et que ça soit
des entreprises, que ce soit des systèmes politiques et sociaux,
que ce soient des individus, il est question de savoir si un tel
va pouvoir survivre parce qu'il est plus fort et tel autre va devoir
être éliminé. Je pense qu'il y a là-dedans
un principe absolument terrifiant qui est aussi celui qui anime
pour une part le racisme.
Je crois que ce qu'il faut bien saisir, c'est que la concurrence
est un principe général d'organisation des sociétés
et je dirais même du monde. Ce qui a été mis
en place à partir des années 80 spécialement,
ce que nous appelons « le grand tournant », c'est la
mise en place d'une norme mondiale de la concurrence avec comme
agent actif les grandes organisations internationales bien connues
l'OMC, l'OCDE, le FMI. Au fond, l'opération a consisté
à faire en sorte que tous les Etats, et pas seulement les
organisations politiques, mais aussi tous les systèmes sociaux
les systèmes de protection sociale ou les systèmes
fiscaux, soient mis en concurrence, selon un principe qui est celui
de la sélection. On a supposé que les agents privés,
d'une certaine façon, allaient être en position d'arbitrage
pour choisir le meilleur système. Quels agents ont été
mis en position d'arbitrage ? Évidemment ceux qui sont les
détenteurs des facteurs mobiles, en particulier du capital.
Il est absolument clair que ce qui s'est joué dans les 20
ou 30 dernières années, c'est le fait qu'on a donné
aux détenteurs de capitaux un pouvoir absolument considérable
d'arbitrage entre les systèmes sociaux fiscaux et sociaux.
Et d'ailleurs on peut même dire que ça a été
théorisé comme le grand avantage de la mondialisation,
c'est cette mise en concurrence, évidemment au détriment
d'agents économiques, de couches entières de la société,
des salariés qui ont été de moins en moins
protégés par les systèmes sociaux, ou en tout
cas ces salariés ont été précarisés,
menacés de plus en plus, justement par cette mise en concurrence.
Tout le monde n'est pas à égalité dans cette
concurrence: évidemment ce sont ceux qui sont les plus forts
qui général emportent la lutte. Le mot « lutte
» est très important me semble-t-il. La norme néolibérale
est une norme qui est fondée sur la lutte, la lutte généralisée
de gens inégaux dans cette lutte. Le néolibéralisme
est donc foncièrement une rationalité inégalitaire
qui fonctionne à l'inégalité et qui produit
de l'inégalité.
Néolibéralisme: la transformation de la nature
de l'Etat lui-même
Cette concurrence n'a pas été seulement le produit
de l'intervention politique des Etats. Ça a été
plus encore le principe d'organisation de l'État, et ce qui
caractérise peut-être le mieux cette rationalité
néolibérale dont nous parlons, c'est le fait que le
gouvernement, l'activité gouvernementale a eu comme logique
celle de l'entreprise.
Et ce qui est particulièrement intéressant, c'est
de voir que le droit public, le droit administratif, s'est de plus
en plus calqué, modelé, sur cette figure, cette logique
de l'entreprise privée qui a été, non seulement
sur le plan idéologique mais sur le plan même des formes
d'activités, érigée en une espèce de
modèle absolu. Les Américains, par exemple, à
la fin des années 80 expliquent que, l'action gouvernementale,
c'est en fait une activité entrepreneuriale. Le mot d'«entrepreneur
» n'est plus seulement appliqué aux agents privés.
C'est désormais le modèle de l'action publique. Et
cette logique de l'entreprise, on la voit à l'œuvre
aujourd'hui partout, et elle a des effets politiques majeurs.
On la voit partout? Il suffit de regarder comment, en France, on
essaie de transformer l'administration par ce qu'on appelle la «
gestion », la « nouvelle gestion publique », en
fait l'introduction de principes de management, des principes d'évaluation,
qui consiste à faire en sorte que l'on introduise des modèles,
des techniques de calcul de comptabilité de ce que font les
agents publics; et on essaie de les mettre en concurrence les uns
avec les autres pour les stimuler, pour faire en fait comme si tous
ces agents publics ne devaient fonctionner qu'à l'intérêt
privé. On transforme au fond les administrations en espèce
d'entreprises qui auraient à agir dans des situations de
marché. En somme, on considère que désormais
nous n'avons plus affaire à des citoyens, mêmes plus
à des usagers, mais à des consommateurs. Des consommateurs
d'école, des consommateurs d'hôpitaux, des consommateurs
de services postaux, etc.
Donc finalement, avec cette rationalité néolibérale,
nous avons affaire à quelque chose qui n'a pas été
souvent souligné ou pas suffisamment : nous avons affaire
à une transformation de l'État lui-même. Si
je voulais résumer, je dirais que l'État a désormais
pour fonction de transformer la société en instaurant
partout où c'est possible des situations de marché.
Mais pour ce faire, l'État est amené à se transformer
lui-même selon des logiques d'entreprise de sorte que finalement,
de la tête de l'État jusqu'à la base, nous avons
affaire à quelque chose de nouveau: une chaîne managériale,
et c'est le terme qui est maintenant utilisé dans la fonction
publique, une chaîne managériale qui va du Président
jusqu'au plus humble des agents publics. Et ne nous étonnons
pas à ce moment-là que les maximes les plus anciennes,
que les principes constitutionnels, que le droit public soient mis
à mal et que l'on puisse aujourd'hui repérer toute
une série de violations ou de transgressions de ce qui faisait
autrefois la démocratie libérale, c'est-à-dire
par exemple la division des pouvoirs ou le respect d'un certain
nombre de normes déontologiques.
Pourquoi ne faut-il pas s'étonner ? Eh bien simplement si
l'État fonctionne aujourd'hui comme une entreprise, à
sa tête, il y a un super PDG, qui va faire passer avant toute
chose, avant toutes les normes de droit public, avant même
je dirais tous les principes constitutionnels et tous les principes
moraux si je puis dire, qui va faire passer une logique d'efficacité.
Et c'est ce que nous voyons partout. À l'hôpital, à
l'école, à la Poste, dans les chemins de fer, partout,
on oppose à la logique du choix citoyen, de la délibération
démocratique, partout on oppose la même logique qui
est celle de l'efficacité qui doit primer sur toute autre
considération. Et cette logique d'efficacité, qui
suppose donc une situation de marché et la logique de la
concurrence, est en train de faire effondrer la démocratie
telle que nous l'entendions dans les démocraties libérales.
On peut même voir un certain nombre de modèles de cela.
Le modèle berlusconien par exemple qu'il est un peu le pendant
du modèle sarkozien, finalement c'est celui, je reprends
l'expression de Berlusconi, c'est celui d'une « démocratie
compétitive ». C'est-à-dire qu'au fond ce qui
importe, c'est que le système politique, le système
des partis, le système des médias, soit compétitif,
efficace, et surtout puisse reconduire toujours les mêmes
au pouvoir, puisque derrière il y a évidemment des
logiques de reconduction des élites au pouvoir.
Alors au fond, au début nous parlions de la crise économique...
Non seulement la crise économique ne met en cause définitivement
le néolibéralisme, mais on peut même craindre
que cette crise économique invite à une sortie néolibérale,
vers une certaine radicalisation dans le sens que j'ai indiqué.
Pourquoi ? Eh bien parce que, en situation de crise, on a besoin
de mesures d'urgence, de mesures de sauvegarde, et d'une certaine
logique d'efficacité justement. On est en train de nous dire
que nous sommes en état d'urgence, dans un espèce
d'état d'urgence économique. Et bientôt peut-être
cet état d'urgence économique, qui pousse par exemple
à transgresser un certain nombre de dogmes du laisser faire,
peut-être que demain cet état d'urgence sera un état
d'urgence social ou politique. Et qu'on pourra peut-être invoquer
justement une logique d'efficacité contre des principes démocratiques.
Donc moi je crois, si vous voulez, qu'on aurait tort, comme on
l'entend trop souvent aujourd'hui, de dire que la page du néolibéralisme
est tournée. On chante trop tôt victoire. Et par là
même, on se désarme. Et en se désarmant, on
ne prépare pas la véritable alternative. Et c'est
bien de cela qu'il s'agit, et tout le travail que nous avons fait
de ré-interprétation, de relecture du néolibéralisme
conduit à cela.
Au fond la question est posée, je dirais, à la Gauche.
Soit cette Gauche se contente de penser que, le libéralisme,
ça a été le laisser-faire et qu'au fond on
peut s'appuyer sur les bonnes vieilles recettes de l'Europe et qu'il
s'agit de faire une Europe plus efficace qui répondra mieux
aux problèmes... Soit on se contente de ça, soit on
se dit: « Au fond, nous sommes trompés , nous nous
sommes trompés: ce à quoi nous avions à faire,
c'est à un État qui est en train de se transformer
selon cette logique de concurrence et il faut maintenant penser
à tout à fait autre chose ».
Alors est-ce que ça sera le retour à la bonne vieille
solution social-démocrate du compromis entre les classes
appuyé sur l'État social et l'État éducateur
? Ça peut être pour certains une voie. Mais, ça
peut-être aussi l'invention d'une autre rationalité.
Nous l'appelons « la rationalité du commun »,
la « raison du commun », c'est-à-dire essayer
de repenser une organisation sociale, une organisation du lien humain,
qui soit fondée sur des pratiques de solidarité, de
coopération, non pas organisée de façon administrative
comme ça été le cas avec le compromis social-démocrate,
mais une organisation du commun qui puisse prendre en charge les
activités humaines et qui soit en quelque sorte la logique
contraire à celle du néolibéralisme. Non pas
la logique de la concurrence partout, mais la logique de la pratique
coopérative, la pratique du commun maximal. Et c'est peut-être
en pensant dans cette voie-là - nous ne prétendons
aucunement avoir un programme défini et ce n'est pas du tout
notre propos -, mais je crois que c'est en essayant de penser dans
ces horizons-là, selon ces pistes-là que l'on aura
le plus de chances d'éviter les pièges qui nous sont
aujourd'hui tendus.
Le principal piège aujourd'hui qui nous est tendu, c'est
celui du retour de l'État, ce que nous appelons « le
fétichisme de l'État ». C'est au fond de croire
que c'est le marché qui est en crise et que le salut viendra
de l'État. Il me semble que là c'est une impasse et
qui pourrait être une impasse dangereuse parce que l'État,
ça peut être aussi des logiques de contraintes et de
forces qui ne sont pas tout à fait souhaitables
L'UE, une construction ordo-libérale
Pascale Fourier : À entendre certains hommes de Gauche, j'ai l'impression
qu'ils pensent que l'Union européenne est libérale
de façon circonstancielle. Est-ce que c'est vrai ou est-ce
que c'est constitutif ?
Christian Laval: Je crois qu'il y a une mécompréhension
des bases de la construction de l'Europe. Évidement, on pourrait
dire qu'il y a des responsables de la Commission européenne
qui sont plus ou moins libéraux: on peut effectivement considérer
que Barroso est plus libéral que ne l'était Jacques
Delors par exemple, mais enfin ce n'est encore que des appréciations
superficielles. Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que l'histoire
de l'Europe et l'histoire du néolibéralisme sont complètement
liées. Il ne s'agit pas ici d'un slogan, il ne s'agit pas
de dire que l'Europe a dérivé à un certain
moment vers l'ultralibéralisme, quelque chose de ce genre.
Non. Il s'agit de bien comprendre que la construction de l'Europe
s'est faite sur un certain nombre de bases doctrinales qui ont été
posées dans les années 30 par ce que l'on appelle
« l'école de Fribourg » en Allemagne. Ce courant
de pensée a été également qualifié
de « ordo-libéralisme ». « Ordo »
pour reprendre ici le nom d'une revue qui s'appelait Ordo et qui
était la revue de ces néolibéraux allemands,
dont l'une des figures de proue a été Walter Eucken.
Ce courant de pensée, extrêmement important, bien connu
évidemment en Allemagne, a été moins bien connu
ailleurs et en particulier en France. Pourtant, c'est ce courant
de pensée qui a édicté, produit, les grands
principes sur lesquels ont été bâti l'Europe
moderne. Et ce que nous voyons se développer, se déployer,
depuis la fin des années 50, c'est la mise en pratique de
ces principes qui ont été d'abord très actifs
en Allemagne et puis qui ensuite ont été mis en place
en Europe.
Peut-être faudrait-il rappeler ce que disent ces néolibéraux
allemands, qu'on appelle les « ordo-libéraux ».
Ce qu'ils expliquent, c'est que l'ordre de marché n'est absolument
pas une création naturelle; ce n'est pas un ordre naturel,
c'est un ordre construit. Ça, c'est déjà un
point extrêmement important. Le marché, ce n'est pas
ce que les laisser-fairistes du XVIIIe siècle disaient, quelque
chose qui viendrait spontanément et qui serait issu de la
nature humaine, non, au fond, c'est lié, c'est dépendant,
d'une intervention politique, d'une intervention publique. Donc
il n'y a pas du tout cette opposition assez schématique qu'on
trouve entre le marché et l'État. C'est l'État
qui est créateur du marché. Et pas seulement créateur
du marché: c'est l'État qui a la responsabilité
de l'entretien et du fonctionnement du marché.
Comment ? Eh bien par une série de politiques. Au fond ce
qu'ils faut mettre en place, ce sont des politiques qui vont permettre
le fonctionnement de l'ordre de la concurrence parce que, pour eux,
le marché, c'est d'abord la concurrence. Ces politiques sont
de plusieurs sortes.
Il y a une politique qu'ils appellent une politique « ordonnatrice
» ou une politique du cadre: au fond il s'agit de créer,
de mettre en place, une législation qui fera fonctionner
l'économie et peut-être plus encore la société
selon le principe général de la concurrence. Il faut
un droit économiques, en gros si vous voulez. L'une des expressions
de cela, c'est ce qu'on peut appeler le droit de la concurrence.
C'est aussi finalement la mise en place d'organismes qui vont lutter
contre les cartels, contre les monopoles. Ce sont tous les dispositifs
qui vont permettre à un système de prix de fonctionner.
Cette politique du cadre, c'est donc une législation économique.
Et il s'agit de constitutionnaliser le principe de la concurrence:
ça, c'est un point extrêmement important. C'est l'idée
que, dans l'État de droit qu'il faut construire, il n'y a
pas seulement la mise en place le respect des libertés fondamentales:
dans la constitution elle-même, on doit trouver les principes
de la concurrence économique. Et c'est bien d'ailleurs ce
qu'ont pu reprocher les opposants au Traité constitutionnel
de 2005. C'est bien ce qu'ils reprochaient, mais sans toujours savoir
qu'ils touchaient là un point essentiel de la doctrine. C'est
que lorsqu'on veut construire des institutions politiques, etc,
il faut toujours y inclure des principes économiques considérés
comme des principes constitutionnels.
Ca, c'est la première idée. La constitution de la
concurrence. La constitution de l'économie de marché.
L'économie de marché comme principe constitutionnel.
D'une certaine façon, ça veut dire que les citoyens
font un choix fondamental au départ et définitif.
Ils font un choix fondamental et définitif pour l'économie
de marché. Et donc l'État, les institutions politiques,
les responsables politiques etc. ont le devoir constitutionnel de
mener des politiques qui seront toujours conformes au marché
et à la concurrence. Je veux dire que c'est leur devoir fondamental.
Aucune politique ne doit être menée qui ne serait pas
conforme au marché. Je dis « conforme au marché
» puisque c'est l'expression consacrée par les ordo-libéraux.
On peut mener toutes sortes de politiques, d'une certaine façon
le champ d'intervention peut être extrêmement vaste:
on peut s'occuper de l'égalité hommes/femmes, on peut
s'occuper des handicapés, on peut s'occuper de plein de choses,
on peut même dans certains cas essayer de mettre en place
une fiscalité qui sera favorable aux plus démunis,
etc. Ce n'est pas forcément une politique toujours favorable
aux riches et qui serait tout à fait odieuse, non : on peut
mener toutes sortes de politiques, mais le point fondamental, le
critère fondamental d'une bonne politique, c'est qu'elle
respectera toujours le système de marché concurrentiel
érigé en principe suprême qui a toutes les vertus.
Et cette politique du cadre, elle implique également l'indépendance
de la banque centrale puisque il s'agit de retirer aux pouvoirs
politiques trop influencés par des intérêts
privés ou des intérêts collectifs comme les
syndicats, il s'agit de retirer au fond aux pouvoirs politiques
le pouvoir de l'émission monétaire. Pourquoi ? Parce
que, pour que les agents économiques puissent fonctionner
dans cette économie de marché, il faut qu'ils aient
une monnaie qui soit stable. Il faut en gros que les prix n'augmentent
pas pour qu'ils aient un système de prix, un système
d'information, qui fonctionne.
Alors, une fois qu'on a compris que l'État, finalement,
avait comme principale mission la construction de ce cadre de la
concurrence, vous voyez pourquoi nous avons affaire à une
Europe fondamentalement néolibérale. Ce qui s'est
fait en Europe depuis les années 50 respecte, disons dans
sa tendance dominante, les principes ordo-libéraux. Dans
la réalité, c'est un petit peu plus compliqué
bien sûr puisqu'il a fallu faire des compromis et des compromis
par exemple avec des positions françaises qui étaient
des politiques qui étaient celle des politiques intégrées
: c'était par exemple la politique agricole commune, c'était
des choses de ce genre qui n'était pas foncièrement
ordo-libérale. Donc si vous voulez l'Europe est en effet
un grand compromis. Mais dans ce compromis, ce qui l'emporte c'est
cette logique dont je parle.
Je crois que les ordo-libéraux ont défini une politique
du cadre d'un côté, une politique de l'ordre, mais
ils ont aussi admis qu'il y avait des politiques qui étaient
des politiques d'interventions ponctuelles dans ce qu'ils appellent
le « processus ». Au fond ils opposent le « cadre
», le cadre législatif, disons l'ensemble de l'armature
juridique qui permet de fonctionner, et puis aussi la monnaie dont
j'ai parlé, ils opposent ce cadre au « processus économique
», c'est-à-dire finalement à l'activité
spontanée des individus, des agents économiques, dans
le cadre justement qui a été fixé par la législation.
Ce processus n'est pas forcément équilibrant: il
peut y avoir des perturbations diverses, et par exemple il peut
y avoir des déséquilibres entre l'offre et la demande
soit sectorielle soit générale. Et donc on ne s'interdit
pas d'intervenir ponctuellement dans ce processus. Là aussi
avec beaucoup de précautions puisque les interventions doivent
être conformes au marché.
Au fond, la logique ordo-libérale est simple. Plus la politique
du cadre, c'est-à-dire une politique qui permettra le fonctionnement
d'une économie concurrentielle, sera efficace, plus le cadre
sera bien posé, installé, respecté, moins on
aura besoin d'intervenir dans le processus économique.
Je crois que là on a dessiné quelque chose qui ressemble
fort, quand même, à ce qui a été mis
en place. Je pense par exemple à la primauté en Europe
de la politique de la concurrence. Je veux dire que c'est quand
même l'axe central, ça a été justement
un principe constitutionnalisé - non seulement le traité
de 2005 mais en fait depuis 1957. Et puis deuxièmement avec
la mise en place d'une banque centrale indépendante qui correspond
complètement, pleinement, à ce que les ordo-libéraux
avaient dessiné comme organisation d'une économie
de marché.
Pascale Fourier : J'ai peut-être une question bête,
mais comment ça se fait que des hommes de Gauche aient accepté
cela? Il y a deux possibilités: soit ils ne savaient pas
du tout que l'ordo-libéralisme existait et franchement ils
se sont faits avoir; soit ils savaient et ils ont accepté
que finalement l'Europe soit mise en mouvement selon ces principes
qui étaient complètement antinomiques avec leur propre
pensée....
Christian Laval : Ce qui est assez curieux, c'est que l'ordo-libéralisme
a été identifié assez tôt, en particulier
en Allemagne, vraiment comme une politique de droite. Des gens qui
étaient ministre des finances puis ensuite chancelier comme
Ludwig Erhart, qui étaient au pouvoir après la guerre,
c'était la droite allemande, la droite allemande à
laquelle s'opposait la social-démocratie allemande. Et par
exemple, ce qu'on a appelé « l'économie sociale
de marché », c'était le mot d'ordre de qui ?
Des ordolibéraux, c'est-à-dire de la droite.
Le phénomène le plus curieux sur lequel les historiens
doivent se pencher, c'est en effet celui de savoir comment les principes
de l'ordo-libéralisme, qui étaient les principes de
la droite libérale allemande, ont été progressivement
diffusés et acceptés par les formations politiques
sociale-démocrates, par les syndicalistes, par tout un ensemble
de formations politiques, en Allemagne et dans le reste de l'Europe
- et en particulier en France.
Prenons le cas de la France. Ceux qui vont être les principaux
relais de cette pensée néolibérale, comme l'avait
très bien vu Michel Foucault dans ses cours du collège
de France, ceux qui prennent le relais, ce sont Giscard let Raymond
Barre dans les années 70. Raymond Barre, par ses fonctions
à la Commission européenne ( il a était longtemps
commissaire européen), était quelqu'un qui était
vraiment l'un des convertis parmi les économistes, qui a
été un des plus adeptes de cet ordo-libéralisme,
mais sans le dire comme tel... Il l'a dit dans les marges en quelque
sorte...., mais enfin c'est quelqu'un qui a vraiment pris à
son compte cet ordo-libéralisme.
Alors la gauche, dans les années 70, s'oppose évidemment
au néolibéralisme de Giscard et de Barre. Qu'est-ce
qui se passe ? Qu'est-ce qui se passe avec l'arrivée de la
gauche au pouvoir ? Il se passe que, au bout de deux ans, trois
ans, on arrive à une pause. Et Jacques Delors va être
le grand promoteur de cette pause économique. Et changement
total d'orientation à ce moment-là: la construction
de l'Europe sur des bases ordo-libérale va être le
nouvel objectif que se donne le parti socialiste. Et avec lui une
partie de la gauche.
Pourquoi ? Quelles ont été les justifications ? Les
justifications ont été des justifications fallacieuses,
on peut le dire, puisqu'il s'agissait au fond de dire que cette
construction de l'Europe avec du droit à la concurrence,
avec de la loi du cadre, c'était le meilleur rempart contre
le méchant, le mauvais capitalisme anglo-saxon.
Au fond le libéralisme « ultra », il était
au-delà de la Manche, il était au-delà de l'Atlantique.
En Europe, nous construisions au contraire un rempart, une barrière,
sans comprendre en réalité que ce que nous faisions
en Europe, c'était finalement de construire une autre version
du néolibéralisme. Nous développions la branche
européenne du néolibéralisme.
Donc, si vous voulez, moi je vois ça comme un jeu de dupes
en quelque sorte. De mensonge en mensonge, de tromperie en tromperie,
on en est venu à gauche, dans une partie de la gauche, à
prétendre que par exemple l'économie sociale de marché
était au fond un mot d'ordre de gauche, était quasiment
équivalent au socialisme.
Alors là, c'est vraiment l'ironie de l'histoire, et on essaie
de le montrer justement dans notre livre, l'économie sociale
de marché, c'est très précisément ce
qui doit se mettre en place à la place de l'État-providence
même. Je veux dire que c'est fondé sur la responsabilisation
individuelle, sur la logique du petit entrepreneur, beaucoup plus
que sur des logiques sociales. Il y a bien une composante morale,
oui, mais laquelle ? Il s'agit au fond de tout faire reposer sur
l'individu, petit chef d'entreprise, qui devra assumer l'ensemble
des risques sociaux etc. au détriment précisément
de logique de solidarité.
En d'autres termes, on a changé jusqu'au sens des mots,
on les a renversés d'une certaine façon. Ainsi, à
un moment donné, avec un livre de Michel Albert, on a essayé
de prétendre qu'il y avait un capitalisme rhénan complètement
opposé à un capitalisme anglo-saxon et que, la construction
de l'Europe, c'était au fond l'extension de ce capitalisme
rhénan qui était beaucoup plus social etc. etc. En
fait, il y a eu des opérations de confusion.
Je crois qu'aujourd'hui l'important c'est de refaire l'histoire.
Refaire l'histoire de tout cela, pour bien montrer que la construction
européenne n'est pas une construction de gauche, c'est le
moins qu'on puisse dire. La tendance dominante est celle de la construction
d'un ordre concurrentiel, avec des tentatives qui n'aboutiront pas
nécessairement, avec des développements radicaux ces
dernières années qui ont consisté non seulement
à faire que la concurrence soit l'objectif des institutions,
mais que la concurrence devienne même un principe de construction.
Je m'explique. Au fond, les ordo-libéraux des deuxième
et troisième générations ont commencé
à dire que ce, qu'il fallait, c'était mettre en concurrence
les systèmes sociaux et les systèmes fiscaux, c'est-à-dire
faire en sorte que les pays qui avaient les systèmes de protection
sociale les moins développés, qui avaient et les systèmes
fiscaux les moins lourds pour le capital l'emportent sur les autres.
Et ce genre de concurrence entre systèmes sociaux et fiscaux,
on le trouve par exemple dans la fameuse des directives Bolkestein
qui consiste précisément à mettre en concurrence
des travailleurs qui n'étaient pas régis par les mêmes
lois sociales et évidemment de donner ainsi une prime aux
entreprises et aux artisans qui auraient le moins de charges à
payer etc. etc. On voit donc bien qu'il y a cette pente-là,
qui continue, qui reste toujours active...
Je pense que ces ordo-libéraux « radicaux »,
si je puis dire, n'ont pas tout à fait abandonner la lutte,
même si aujourd'hui, je crois qu'ils vont peut-être
se faire plus discrets, étant donné les questions
que tout le monde se pose sur la viabilité d'un système
de marché concurrentiel. Mais on peut se demander peut-être
également si une partie de la gauche ne va pas reprendre
ces esprits, si je puis dire, et ne va pas réévaluer
au moins une partie de ses thèses sur l'Europe. Ce qui sera
difficile, c'est de revenir sur les 20 ou 30 ans de renoncement...
Il faut bien quand même assumer toutes les politiques qui
ont été menées depuis au moins 1983....
Mise en concurrence généralisée et
démocratie
Pascale Fourier : Après vous avoir écouté
d'une part et vous avoir lu d'autre part, notamment par ce que vous
dites de la mise en concurrence des systèmes sociaux etc.,
j'ai fort l'impression que le néolibéralisme, et vous
le dites de toute façon, est opposé à la démocratie,
voire est a-démocratique... Est-ce que vous pourriez nous
spécifier les choses ?
Christian Laval : Oui. Je crois qu'on le montre dans le livre.
Par de multiples aspects, ce qui faisait le fondement en quelque
sorte de la démocratie libérale reposait d'abord sur
une certaine division des pouvoirs et reposait sur des principes
qu'on appelait « principes de citoyenneté »,
principes de citoyennetés qu'on a su souvent différencié
en citoyenneté civique, politique, sociale. En tout cas avec
l'Etat social, il est certain que le citoyen était doté
non seulement de droit à l'expression, aux libertés,
mais de droit au suffrage et droit à la délibération,
et troisièmement qu'il avait des droits sociaux, droits à
l'existence sociale.
Eh bien c'est l'ensemble de ses droits qui sont aujourd'hui mis
en question par le néolibéralisme de sorte que je
crois que nous pouvons parler avec la philosophe américaine
Wendy Brown d'un processus de « dé-démocratisation
». D'autres auteurs parlent de « post-démocratie
». Peu importe finalement les termes, ils reviennent à
peu près au même, puisque on peut revenir au point,
à mon avis, clé : la rationalité néolibérale,
c'est-à- dire celle qui impose partout de façon universelle
la norme du marché et le modèle de l'entreprise, ce
néolibéralisme-là, cette rationalité
néolibérale est un processus destructeur, dans tous
les domaines, de la démocratie libérale qui vient
d'être défini.
Pourquoi ? Eh bien parce que ce qui prime, ce n'est plus justement
l'expression de citoyens dotés de droits, ce qui prime, c'est
la logique du calcul économique et la logique de l'efficacité.
Ce n'est plus tant le citoyen qui est le sujet actif de nos sociétés,
c'est le consommateur qui désormais doit jouir du seul droit
qui lui reste, c'est-à-dire le choix entre une offre diversifiée.
Car à partir du moment où on dit que l'ensemble de
la société, l'ensemble des institutions, doit fonctionner
selon le régime de la concurrence, quel est le droit fondamental
qui reste ? C'est le droit du consommateur à choisir dans
une espèce de grand supermarché. Qui doit choisir
quoi ? Qui doit choisir ce qu'il veut. Il doit choisir ses produits,
bien sûr, dans les magasins, mais il doit pouvoir choisir
son école, il doit pouvoir choisir son hôpital, il
doit pouvoir choisir sa Poste, il doit pouvoir choisir l'heure de
son train, etc. etc. C'est un ensemble finalement de service commerciaux.
Il a en face de lui des institutions qui sont des entreprises qui
fournissent des services de nature commerciale.
Donc ce n'est plus tant le citoyen qui exerce des droits, par exemple
des droits politiques, et qui va par l'intermédiaire de ses
représentants décider des grandes orientations du
pays ou de la Nation, non, c'est le consommateur qui lorsqu'il a
des décisions privés à prendre le fera donc
en toute liberté. Et au fond, la politique est réduite
finalement à une logique d'offre et de demande. En d'autres
termes, l'électeur va progressivement être considéré
comme un consommateur qui doit choisir entre des offres concurrentes.
A cela s'ajoutent du côté des pouvoirs constitués,
si je puis dire, deux logiques complémentaires. Premièrement,
le fait que, désormais, dans cette logique de l'efficacité,
dans cette logique entrepreneuriale, il n'y a plus de différentiation,
il n'y a plus de division de pouvoir: finalement, ce qui prime,
c'est l'exécutif, mais un exécutif qui lui même
est régi comme un exécutif d'entreprise, c'est-à-dire
au fond un état-major d'entreprise avec des cadres supérieurs
et un PDG qui décide en fonction des résultats à
obtenir. C'est ce qu'on appelle la « logique de résultats
». C'est l'ensemble des outils de management qui doivent désormais
régir les institutions publiques. jusque et y compris les
institutions parlementaires. Par exemple, on n'a peut-être
pas assez relevé que les débats autour du droit d'amendement
étaient en fait tous articulés autour d'une logique
d'efficacité. Et ils étaient très symptomatique.
Jj'insiste un peu là-dessus, parce qu'au fond, qu'est ce
qui était dit ? Il était dit qu'un certain nombre
de procédures, un certain nombre d'exercices de droits devenaient
coûteux, devenaient trop longs par exemple, alors qu'il faut
prendre des décisions rapidement, alors qu'il faut prendre
des décisions efficaces rapides et ne pas trop passer de
temps à discuter. Et ceci au fond éclaire, me semble-t-il,
ce qui se passe maintenant dans l'ensemble de la sphère publique.
Ne nous embarrassons pas finalement de procédures trop lourdes,
trop coûteuses, ne respectons pas nécessairement l'ensemble
des statuts, des droits etc. parce que tout cela est à la
fois coûteux, long etc. Partout allons à l'efficacité,
c'est-à-dire appliquons des normes d'entreprise et des normes
de droit privé parce qu'elles sont plus efficaces moins coûteuses
etc. etc.
Ce que je veux dire, c'est que, en incorporant des normes de droit
privé et des logiques de management du secteur de l'entreprise,
au fond, c'est l'ensemble de ce qui faisait de la fonction publique,
avec des défauts immenses, nombreux, que l'on connaît,
mais qui faisait quand même de la fonction publique un ensemble
institutionnel qui échappait à la logique privée,
qui faisait qu'il y avait tant bien que mal un certain respect de
que ce qu'on pourrait appeler l'intérêt général,
en tout cas d'une certaine soumission à des logiques politiques,
à des volontés au moins politiques émises par
les citoyens. Tout ceci est mis en cause au nom du primat absolu
de l'efficacité sur toute autre considération. En
gros l'économie, au sens de la logique économique,
l'emporte sur toute autre considération.
Alors, voyez-vous, on est maintenant entré dans une logique
qui peut aller très loin. À partir du moment où
cette logique de l'efficacité prime, le cynisme, l'opportunisme,
la manipulation peuvent devenir des règles de fonctionnement
quasi-normal du système politique. Une bonne politique, ce
sera une politique qui arrivera comme une bonne stratégie
marketing à convertir une partie d'une clientèle,
ou une clientèle suffisamment nombreuse, pour se faire réélire.
Pour cela, il faut des outils efficaces, des outils médiatiques
par exemple; il faut pouvoir contrôler des chaînes de
télévisions qui vont diffuser le bon message et qui
vont le matraquer. Il faut donc effectivement que les présidents
des chaînes de télévision soient à la
disposition du grand chef, du PDG...Ainsi de suite...
Donc finalement les pays eux-mêmes se transforment en entreprises.
Berlusconi en Italie gère l'Italie comme une entreprise et
le dit comme tel: il parle d'une « démocratie compétitive
». Mais finalement Nicolas Sarkozy ne fait pas autre chose
que de gouverner la France comme une entreprise. Je lisais récemment
un rapport sur l'économie de l'immatériel de Jean-Pierre
Jouyet et Maurice Lévy: dans ce rapport qui a été
très bien reçu, on explique que, ce qu'il s'agit de
vendre, c'est la marque France. La France est devenue une sorte
de marque qu'il faudrait vendre à l'extérieur, il
faudrait pouvoir rentabiliser, enfin on ne dit pas ça comme
ça, on dit « valoriser économiquement son patrimoine
», considéré comme des actifs qui doivent être
vendus qui sont source de rendement. Au fond maintenant, et le langage
de ce point de vue-là est extrêmement intéressant,
on considère que non seulement les institutions, mais aussi
le patrimoine, mais aussi un pays, doit se regarder, se concevoir
comme une entreprise ou comme un stock de biens - enfin peu importe
le type de métaphore qu'on utilise. Et ceci est assez indicatif
de cette logique a-démocratique. Parce que, simplement, on
le sait, une entreprise capitaliste ne se gère pas comme
des institutions démocratiques. D'ailleurs, les patrons le
disent très bien: la démocratie s'arrête en
gros à la porte de l'usine. Il y a un chef, et ce chef est
élu par les détenteur de capital. Et les salariés
sont des subordonnées comme l'indique le contrat de travail.
Eh bien, ce à quoi nous avons affaire, c'est à des
pays qui vont devenir des espèces de grandes entreprises,
avec une masse de gens qui ne seront plus des citoyens, mais qui
seront à la fois des consommateurs, des salariés et
éventuellement des actionnaires.
Et donc de ce point de vue là, je crois que ce à
quoi nous avons affaire, sur le plan symbolique, ça c'est
très net sur le plan symbolique, mais déjà
et de plus en plus sur le plan pratique, nous avons affaire donc
à une logique d'effondrement des logiques démocratiques,
au sens de la démocratie libérale.
Pascale Fourier : Est-ce que ça veut dire, si je vous suis
bien, que par exemple, si la France, la grande entreprise France,
choisissait un modèle social protecteur, avec des bonnes
retraites, un système éducatif payé par l'ensemble
des habitants du pays, est-ce que ça veut dire que, de fait,
elle se mettrait en situation délicate parce d'autres pays
ne feront pas ce choix-là ?
Christian Laval : Alors ça, c'est encore une chose importante:
au fond, un pays n'est pas seul. Pourquoi l'entreprise France, pourquoi
l'entreprise Italie, pourquoi l'entreprise Belgique, etc., pourquoi
les pays se vivent, peuvent-ils se dirent déjà dans
le langage, comme des entreprises ? Parce qu'au fond la norme néolibérale
n'est pas une norme nationale, c'est une norme justement qui s'applique
aux relations entre les pays. Je crois qu'il faut bien comprendre
ceci, c'est pour ça que nous avons parler de la nouvelle
raisons du monde, au sens de la nouvelle rationalité du monde.
La « raison » ici, ce n'est pas du toute une faculté,
c'est une logique. Cette logique, c'est celle de la concurrence.
Les pays, les Etats, sont en concurrence les uns avec les autres.
Et lorsqu'on lit dans un rapport que la France doit devenir une
marque qui se vend, c'est bien parce qu'on conçoit que les
autres pays vont être aussi des sortes de grandes entreprises
qui vont se vendre. Tout le monde se vend en fait.
Et vous voyez bien aussi que dans cette logique-là, la relation
normale, c'est une relation de concurrence et une relation d'achat
et de vente, une relation regardée comme une relation marchande.
Les pays , et plus concrètement, les systèmes politiques,
les systèmes institutionnels, les systèmes sociaux
dont vous parliez, les systèmes fiscaux, vont être
évalués selon quels critères ? Eh bien selon
le critère justement de l'efficacité économique.
Selon que tel ou tel système permettra par exemple d'attirer
plus ou moins les capitaux. Qu'est-ce que c'est que le bouclier
fiscal ? C'est déterminant le bouclier fiscal, mais quel
était le motif du bouclier fiscal ? C'était que le
capital ne s'en aille pas. C'était de retenir les grandes
fortunes en France pour qu'elles n'aillent pas mettre leur argent
dans d'autres pays plus accueillants sur le plan fiscal du capital.
Il s'agit de ça. Les paradis fiscaux c'est cela aussi. Mais
c'est bien un indice que la politique nationale est conduite en
fonction, justement, de cette norme de concurrence.
Cette norme de concurrence, elle s'applique aux pays, mais qui
l'a mise en place ? Ce sont les Etats eux-mêmes. Je veux dire
que c'est une production politique, elle n'est pas venu spontanément.
Et c'est ça qui est le plus frappant. C'est qu'aujourd'hui
on a l'air de dire, de façon extraordinairement hypocrite,
que les Etats, les sociétés, sont victimes d'un phénomène
qui n'aurait été voulu par personne. Il faut avoir
la mémoire bien courte pour dire ça puisque finalement
on se rappelle d'une part qu'un certain nombre, et même beaucoup,
d'idéologues et de médias nous ont expliqué
pendant 30 ans que la mondialisation était la plus merveilleuse
des choses. Et que deuxièmement on a oublié que cette
mondialisation, cette norme de la concurrence mondiale, avait bel
et bien été construite politiquement. Je veux dire
qu'on avait peut-être à certains égards délégué
cette action des gouvernements à des instances internationales
ou intergouvernementales... mais il n'empêche que, au FMI,
à l'OMC, etc., ce sont bien des Etats qui sont présents
et qui ont défendu cette politique.
Et deuxièmement, cette norme de concurrence mondiale, elle
ne va pas sans la constitution de normes de toutes sortes, des normes
techniques, des normes commerciales, des normes monétaires,
des normes financières etc. Eh bien ces normes ont été
produites, ou plutôt coproduites entre les instances, entre
les puissances publiques, entre les Etats, dans beaucoup de domaines,
que ce soit l'informatique, Internet, la banque, etc., donc ont
participé à l'élaboration des propres normes
qui devaient régir leur comportement les unes vis-à-vis
des autres.
Tout cela pour dire que nous sommes entrés finalement dans
un drôle de jeu où les Etats et les oligopoles ont
construit un univers régi par la concurrence qui les oblige
de plus en plus à l'adapter au système que ces entités
publiques et privées ont mis en place, donc à s'adapter
et à faire passer à l'égard de la population
des politiques d'adaptation. Au fond, on nous dit que, puisque la
mondialisation est une logique qu'on ne peut pas arrêter,
il faut céder sur tel ou tel point, il faut travailler plus
longtemps, il faut donc réduire les prétentions salariales
etc. La déflation salariale qui a été l'une
des causes de la crise financière est bien le produit de
cette concurrence mondiale qu'on a mise en place. Mais ça
ne s'arrête pas là puisque, au nom de cette mondialisation,
les Etats sont conduits à se transformer eux-mêmes
de plus en plus, c'est-à-dire à introduire dans leur
propre fonctionnement les mêmes logiques de fonctionnement
de concurrence qu'elles ont mise en place niveau mondial. Finalement,
de la concurrence entre les écoles jusqu'à la concurrence
entre les Etats et les systèmes économiques et sociaux,
on a une continuité. Et c'est bien ce qui caractérise
la rationalité néolibérale.
C'est pourquoi nous parlons de « La nouvelle raison du monde
». D''une certaine façon, nous avons quelque chose
d'exceptionnel. Nous avons affaire à une logique qui concerne
jusqu'à l'intimité du sujet puisque chacun de nous
est amené à fonctionner dans un système concurrentiel,
dans un système de compétition: c'est bien le message
que l'on transmet aux enfants. Donc depuis le plus intime du sujet
jusqu'à l'organisation du monde, au fond c'est la même
logique qui est à l'œuvre.
Et donc j'en reviens à la question des Etats. Les Etats
sont bien obligés de se redéfinir finalement comme
des entreprises dans cette logique-là. Et donc de détruire,
ou d'auto-détruire les mécanismes démocratiques
qui avaient été mis en place au cours des derniers
siècles parce qu'en effet il y a contradiction, pratique
et symbolique, entre la logique du management de la performance,
comme on dit, et la logique de la délibération démocratique.
Elle peut avoir des défauts et des avantages, mais en tout
cas cette délibération démocratique n'est absolument
pas régie par les mêmes principes, les mêmes
logiques, elle ne cherche pas les mêmes effets qu'une entreprise,
c'est bien évident. Mais à partir du moment où
on accepte finalement d'avoir un gouvernement entrepreneurial, on
peut pas en même temps avoir des mécanismes démocratiques
comme on les a connus avec tous leurs défauts jusqu'à
présent.
Pascale Fourier : Et si un gouvernement de bonne volonté
décidait de s'abstraire de la concurrence ? Imaginons qu'on
vote et qu'on élise un gouvernement qui prône l'exact
inverse de ce qui est susceptible de convenir pour faire de la concurrence
aux pays extérieurs. Est-ce que c'est possible? Impossible
?
Christian Laval : Évidemment, on ne peut pas savoir ce qui
va se passer. Ce que nous essayons de montrer dans « La nouvelle
raison du monde », notre livre,c'est qu'évidemment
ce système connaît des ratés, des ratés
extrêmement importants: le raté de la crise financière
et économique en est l'exemple, mais c'est un raté
un dysfonctionnement majeur parmi d'autres... Les conflits sociaux
montent, des crises politiques extrêmement violentes peuvent
se produire... Tout est donc ouvert. L'avenir est complètement
ouvert. Nous ne disons surtout pas que le monde va continuer ainsi.
On peut même penser que, justement, ce à quoi nous
avons affaire aujourd'hui, c'est à une modification des conditions
de mise en place de cette rationalité néolibérale.
Nous sommes peut-être entrés, enfin on peut le penser,
dans une zone de tempête, et ce qui se constitue aujourd'hui,
c'est un terrain d'affrontement nouveau qui peut être effectivement
radical, au sens ou il peut poser des questions radicales: quel
mode d'organisation, non seulement de l'économie, mais quel
mode d'organisation politique, quel mode d'organisation sociale
voulons-nous ? Moi, je ne crois pas du tout que les citoyens ont
complètement disparu du monde justement. Derrière
le consommateur, derrière le salarié, il y a toujours
cette exigence citoyenne.
Alors la question que vous me posez, c'est de savoir si un pays
pourrait construire tout seul une autre logique. Ça fait
penser un petit peu à Staline et la construction du socialisme
dans un seul pays... Et on a vu que finalement la construction du
socialisme dans un seul pays n'avait pas eu toutes les réussites...
Au fond, c'est pareil. Un autre monde est possible. Mais quand on
dit « un autre monde est possible », ce n'est justement
pas un autre pays. Une autre organisation du monde est certainement
possible. Et la fonction historique des alter-mondialistes, du mouvement
alter-mondialiste, je crois, a consisté à dire, finalement
assez tôt, que les enjeux étaient maintenant à
l'échelle mondiale. Donc la question, c'est de savoir quel
type de relations on peut mettre en place aussi bien au niveau des
Etats, des relations entre les peuples avec une autre logique et
en se demandant si cette autre logique d'organisation du monde ne
devrait pas trouver son répondant en cascade, en quelque
sorte, dans chacune des sociétés - et je dirais même
dans les relations les plus élémentaires entre les
individus.
Je crois que c'est ça que nous a montré la rationalité
néolibérale, je dirais que c'est cela son apport historique
principal : il a été de montrer que finalement depuis
les relations inter-subjectives jusqu'aux relations entre les États-nations,
il y avait une continuité. La rationalité alternative,
l'autre monde finalement, qui pourrait se construire devrait au
fond répondre à la même exigence. Quel type
de rationalité d'ensemble peut-on envisager qui donnerait
finalement une continuité entre les relations entre le sujet
et les relations entre les Etats et entre les peuples ?
Nous, de façon extrêmement elliptique, parce que ce
n'est pas notre propos, ce n'est pas le sujet du jour- ça
viendra- , notre fin, notre conclusion, consiste à dire que,
à la rationalité néolibérale de la concurrence
généralisée, peut s'opposer, s'opposent déjà
d'autres pratiques. D'autres pratiques que l'on peut repérer,
d'autres zones, d'autres sphères, d'autres types de relations,
dans la société que l'on peut déjà repérer,
qui sont des relations de coopération, des relations d'entraide,
de solidarité, des logiques du commun. Nous appelons ça
« le commun ». On peut entendre aussi bien communauté
que communisme. Nous voulons dire par là que ce n'est pas
d'aujourd'hui qu'un certain nombre de gens se posent la question
d'agir en commun, de délibérer en commun, pour définir
le bien commun.
Et les enjeux aujourd'hui sont ceux-là. Ce n'est pas seulement
principalement me semble-t-il la question de l'État. Avant
de poser la question de l'État, il faut poser la question
des buts et de l'organisation sociale. De quoi s'agit-il ? Il s'agit
de faire émerger quelque chose qui concerne chacun de nous.
On peut appeler « le bien commun » ce qui concerne l'humanité
en tant que telle. Ce bien commun, est-ce que ça sera des
experts, des administrateurs, des chefs politiques qui vont le définir
? Ou est-ce que ce seront les citoyens eux-mêmes, disons les
membres des sociétés, qui devront le définir
?
Je crois que l'enjeu est là: le bien commun, son élaboration,
sa définition, doit passer par des pratiques, des mises en
action communes. Je crois que c'est dans ce sens-là qu'il
faut chercher. C'est plutôt les pistes à explorer,
aussi bien sur le plan théorique, sur le plan intellectuel,
que sur le plan pratique. Je crois que chacun là où
il est dans la société, aussi banale, locale, sectorielle,
que soit son expérience, peut, et doit sans doute, commencer
à expérimenter d'autres logiques que celles de la
concurrence.
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