"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
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Le néolibéralisme, ce n'est pas moins d'Etat, mais un Etat au service de la concurrence...
Christian Laval, docteur en sociologie,
auteur avec Pierre Dardot de La nouvelle raison du monde, éditions La Découverte, 2009
Interview du 24 Mars 2009
J'ai dû louper un épisode... les interviews de Pascale Fourier
Thème: Néolibéralisme !

Origine http://jaidulouperunepisode.org/006_Laval_toutes_les_interviews.htm

Pascale Fourier : On nous a dit que la crise finalement sonnait le glas du néolibéralisme et annonçait le retour de l'État.... C'est effectivement votre sentiment ?

Crise: la fin du néolibéralisme?

Christian Laval : Non. Précisément non. Je crois que il y a là une erreur de diagnostic. Je crois qu'on se tromperait lourdement, à la fois sur le plan théorique et sur le plan politique, à croire que nous en avons terminé avec le néolibéralisme.

Je crois que cette erreur relève d'une mauvaise lecture de ce qu'a été le néolibéralisme et de la façon dont il s'est constitué historiquement. On oppose le marché et l'Etat de façon assez simpliste. Et selon ce schéma, on croit que le néolibéralisme est une doctrine, une idéologie ou une politique économique qui consiste simplement dans l'expansion de la sphère marchande au détriment de la sphère publique et on fait comme si nous avions affaire à un simple retour du libéralisme disons classique, un retour du laisser-faire tel qu'il a été défini au XVIIIe siècle.

Pour dire les choses extrêmement simplement, au fond beaucoup de gens, et en particulier à gauche mais aussi à droite, expliquent que ce à quoi nous avons à faire depuis une vingtaine d'années, où une trentaine d'années, c'est au retour triomphal d'Adam Smith.

Adam Smith est celui qu'on considère comme le fondateur de l'économie politique classique, le fondateur du libéralisme économique. Pour aller vite, Adam Smith aurait dit que la société la plus prospère, celle qui apportait le meilleur bien-être à tous, était une société dans laquelle on laissait agir librement les intérêts privés et que ces intérêts privés, en se coordonnant donc par le marché, aboutiraient à un bien-être collectif supérieur à toute autre forme d'organisation économique sociale. Et toujours selon Adam Smith, ou du moins selon la vision que l'on en donne, l'État, le gouvernement, au fond, devrait réduire ses fonctions à quelques actions, en particulier à la défense des frontières, au maintien de l'ordre, au respect des contrats etc. En somme, c'est un grand marché et un petit État...

Et on a cru que le néolibéralisme, c'était cela. C'était ce retour, assez aveugle il faut bien le dire, ce retour, je dirais par certains côtés fanatique, à ce laisser-faire. Et l'interprétant ainsi, on en vient à penser que tous les errements, toutes les difficultés auxquelles nous sommes confrontés, tiennent à cette idéologie du laisser-faire qui se serait traduite par des politiques économiques systématiquement favorable à la sphère marchande.

Et on en vient très logiquement à penser que la crise actuelle, la crise financière et économique, c'est la crise du laisser-faire et qu'elle appelle comme remède le retour de l'État. Et au fond, on en voit de multiples signes dans les politiques actuelles qui sont menées et qui font par exemple appel à des remèdes keynésiens.

Voilà en gros la doxa, c'est-à-dire au fond, l'idée dominante, l'idée commune, qui aujourd'hui est en vigueur et on la retrouve dans la presse dans les éditoriaux, etc. Je crois que ce n'est pas totalement faux, mais que c'est largement faux. Et je vais essayer d'expliquer rapidement pourquoi.

La « rupture » de 1930 dans la pensée libérale.

On se trompe parce qu'on ne voit pas que, à partir des années 1930, donc ça ne date pas d'aujourd'hui, il s'est passé quelque chose de tout à fait fondamental. Il s'est passé une sorte sinon de rupture, du moins d'inflexion extrêmement importante dans l'histoire du libéralisme. Ce qui s'est passé dans les années 30, c'est que, dans une situation qui était assez comparable à la nôtre puisqu'on était dans les suites de la crise de 1929, eh bien un certain nombre de théoriciens qui se réclamaient du libéralisme, en tout cas qui pensaient que le marché avait beaucoup de vertus, que la concurrence avait beaucoup de vertus, en tout cas qui ne voulaient absolument pas des régimes disons totalitaire, qui se définissaient contre les régimes totalitaires - un certain nombre de théoriciens donc ont essayé de refonder le libéralisme en s'éloignant, en rompant, avec le laisser-faire, en disant même, et là ils étaient vraiment presque plus audacieux que ceux qu'on entend aujourd'hui, que c'était le laisser-faire qui avait conduit à la crise de 1929 et qui avait conduit en tout cas à des phénomènes sociaux et économiques extrêmement pathologiques.

Et que disent-ils? Que disent ces théoriciens néolibéraux, qu'ils soient allemands comme en Walter Eucken par exemple, le fondateur du courant ordo-libéral, ou que ce soient des Américains comme le journaliste et politologue Walter Lipmann ou encore le philosophe français oublié aujourd'hui qui s'appelle Louis Rougier? Que disent ces théoriciens qui se sont réunis en 1938 dans un colloque à Paris ?

Eh bien ils disent que l'ordre de la concurrence, l'ordre du marché n'est pas un ordre naturel, n'est pas un produit de la nature humaine comme le dogmes du laisser-faire pouvaient le prétendre, qu'il s'agit au contraire d'une création, d'un artifice juridico-politiques et qu'il nécessite donc une intervention de l'État.

L'ordre de la concurrence est un ordre construit.

Donc, ces néolibéraux des années 30 nous expliquent quelque chose de tout à fait important qu'on doit écouter aujourd'hui. Ils nous disent que l'ordre de la concurrence est un ordre construit. Evidemment je passe les détails, la complexité puisqu'ils ne sont pas absolument tous sur cette ligne-là, mais enfin c'est quand même l'idée que le néolibéralisme, le règne du marché, ce n'est absolument pas le règne de la jungle. Ce n'est pas la sauvagerie, ce n'est pas la spontanéité où l'on fait ce que l'on veut. C'est un ordre construit, ce qui évidemment a des implications importantes pour la suite.

Parce que ce n'est pas seulement quelques individus qui expliquent cela... Ceci va donner lieu à des pratiques, à un certain nombre de politiques et on pourrait prendre par exemple comme illustration la construction européenne, l'Union européenne qui, dès les années 50, va se construire sur l'idée que l'ordre de la concurrence est le produit d'une politique et doit être la production en quelque sorte d'un droit, d'un droit économique - et c'est bien ce qui sera inscrit dans le traité de Rome de 1957 sous la forme d'un principe à valeur constituante qui est donc la concurrence libre et non faussée.

C'est là où l'on voit sans doute mieux ce qu'est le néolibéralisme, en tout cas une de ses expressions la plus pure, la plus épurée. On a affaire à des gens, un ensemble de politiques plus exactement, qui veulent mettre en place un marché, mais marché institutionnalisé. Un marché qui suppose tout un appareillage juridique, qui suppose à la fois des principes et qui suppose une législation entière, et plus encore qui suppose des politiques qui vont entretenir cet ordre concurrentiel.

C'est un exemple parmi d'autres mais qui vous montre au fond que si l'on cherche un peu, on voit que ce qui s'est passé depuis les années 30 jusqu'à aujourd'hui, ce n'est pas seulement l'extension de la sphère marchande et le retrait de l'État, c'est autre chose: c'est la construction juridico- politique d'un ordre de la concurrence. Et pas seulement à l'échelle nationale, pas seulement même à l'échelle européenne, à l'échelle mondiale. Et vous voyez que ça change un peu les perspectives. Parce qu'à ce moment-là, on ne peut plus opposer simplement le marché et l'État selon le schéma dominant aujourd'hui.

L'Etat néolibéral

Il faut bien comprendre à quel point l'État a mis la main dans cette construction. Nous avons eu affaire à un État néolibéral, insistons sur ce terme-là, État néolibéral, c'est-à-dire un État dont les principes et dont les objectifs sont précisément ceux de la concurrence, c'est-à-dire au fond ceux du marché. Tout s'est passé comme si l'État était un instrument de création, de construction du marché et comme si l'État avait lui-même incorporé les normes du marché dans son propre fonctionnement. Vous voyez en quelque sorte qu'à la fois la dynamique et la géographie de ce que nous décrivons dans notre livre n'a pas grand-chose à voir avec cet espèce de petit mécanisme élémentaire d'un marché en expansion et un État qui se rétrécit.

Pascale Fourier : On pourrait peut-être vous dire que c'est une bonne chose que l'État ait pris en compte justement la concurrence, puisque la concurrence est une bonne chose, non ?

La concurrence, principe universel d'organisation du monde...

Christian Laval : La question pour moi n'est pas là.... Est-ce que c'est une bonne ou une mauvaise chose ? Est-ce que la concurrence c'est mieux que le monopole? Est-ce que la concurrence est mieux que le cartel ?... Ce qui nous intéresse, c'est plutôt de voir que la concurrence est érigée en principe universel de relations entre Etats, entre systèmes sociaux, entre entités économiques et entre individus.

Si vous vous contentez de regarder le fonctionnement d'une économie de marché, vous pouvez vous dire que la concurrence a des vertus pour le consommateur. Mais en fait, il s'agit de tout autre chose. Ce dont il s'agit, c'est finalement un principe du lien humain. Et ça va beaucoup plus loin que la question de la seule efficacité économique. Ce dont on est en train de parler, ce n'est pas simplement d'une politique économique, c'est d'une politique sociale. C'est d'une société, c'est la façon dont les gens s'organisent les uns par rapport aux autres. Il se trouve que cette concurrence est interprétée depuis la fin du XIXe siècle - je crois qu'il faut revenir un peu en arrière- comme un principe de sélection et d'élimination.

Vous me dites que la concurrence, c'est bien... Je vais vous citer un philosophe très important pour comprendre ce qui est en jeu au XXe siècle. Ce philosophe et sociologue anglais s'appelle Albert Spencer, c'est celui dont on dit qu'il est un « darwiniste social » ( l'expression est assez fallacieuse puisque Darwin n'a pas grand-chose à voir avec ça). Albert Spencer, donc à la fin du XIXe siècle, explique que, finalement, la concurrence entre les individus va permettre la survie des plus aptes, c'est-à-dire qu'en fait il fait semblant d'incorporer, de récupérer, le principe de la sélection naturelle comme un principe d'organisation sociale. Eh bien cette sorte de concurrentialisme va être le socle des édifices doctrinaux et politiques du XXe siècle. Il s'agit au fond de savoir qui a le droit en quelque sorte de survivre. Et que ça soit des entreprises, que ce soit des systèmes politiques et sociaux, que ce soient des individus, il est question de savoir si un tel va pouvoir survivre parce qu'il est plus fort et tel autre va devoir être éliminé. Je pense qu'il y a là-dedans un principe absolument terrifiant qui est aussi celui qui anime pour une part le racisme.

Je crois que ce qu'il faut bien saisir, c'est que la concurrence est un principe général d'organisation des sociétés et je dirais même du monde. Ce qui a été mis en place à partir des années 80 spécialement, ce que nous appelons « le grand tournant », c'est la mise en place d'une norme mondiale de la concurrence avec comme agent actif les grandes organisations internationales bien connues l'OMC, l'OCDE, le FMI. Au fond, l'opération a consisté à faire en sorte que tous les Etats, et pas seulement les organisations politiques, mais aussi tous les systèmes sociaux les systèmes de protection sociale ou les systèmes fiscaux, soient mis en concurrence, selon un principe qui est celui de la sélection. On a supposé que les agents privés, d'une certaine façon, allaient être en position d'arbitrage pour choisir le meilleur système. Quels agents ont été mis en position d'arbitrage ? Évidemment ceux qui sont les détenteurs des facteurs mobiles, en particulier du capital. Il est absolument clair que ce qui s'est joué dans les 20 ou 30 dernières années, c'est le fait qu'on a donné aux détenteurs de capitaux un pouvoir absolument considérable d'arbitrage entre les systèmes sociaux fiscaux et sociaux. Et d'ailleurs on peut même dire que ça a été théorisé comme le grand avantage de la mondialisation, c'est cette mise en concurrence, évidemment au détriment d'agents économiques, de couches entières de la société, des salariés qui ont été de moins en moins protégés par les systèmes sociaux, ou en tout cas ces salariés ont été précarisés, menacés de plus en plus, justement par cette mise en concurrence.

Tout le monde n'est pas à égalité dans cette concurrence: évidemment ce sont ceux qui sont les plus forts qui général emportent la lutte. Le mot « lutte » est très important me semble-t-il. La norme néolibérale est une norme qui est fondée sur la lutte, la lutte généralisée de gens inégaux dans cette lutte. Le néolibéralisme est donc foncièrement une rationalité inégalitaire qui fonctionne à l'inégalité et qui produit de l'inégalité.

Néolibéralisme: la transformation de la nature de l'Etat lui-même

Cette concurrence n'a pas été seulement le produit de l'intervention politique des Etats. Ça a été plus encore le principe d'organisation de l'État, et ce qui caractérise peut-être le mieux cette rationalité néolibérale dont nous parlons, c'est le fait que le gouvernement, l'activité gouvernementale a eu comme logique celle de l'entreprise.

Et ce qui est particulièrement intéressant, c'est de voir que le droit public, le droit administratif, s'est de plus en plus calqué, modelé, sur cette figure, cette logique de l'entreprise privée qui a été, non seulement sur le plan idéologique mais sur le plan même des formes d'activités, érigée en une espèce de modèle absolu. Les Américains, par exemple, à la fin des années 80 expliquent que, l'action gouvernementale, c'est en fait une activité entrepreneuriale. Le mot d'«entrepreneur » n'est plus seulement appliqué aux agents privés. C'est désormais le modèle de l'action publique. Et cette logique de l'entreprise, on la voit à l'œuvre aujourd'hui partout, et elle a des effets politiques majeurs.
On la voit partout? Il suffit de regarder comment, en France, on essaie de transformer l'administration par ce qu'on appelle la « gestion », la « nouvelle gestion publique », en fait l'introduction de principes de management, des principes d'évaluation, qui consiste à faire en sorte que l'on introduise des modèles, des techniques de calcul de comptabilité de ce que font les agents publics; et on essaie de les mettre en concurrence les uns avec les autres pour les stimuler, pour faire en fait comme si tous ces agents publics ne devaient fonctionner qu'à l'intérêt privé. On transforme au fond les administrations en espèce d'entreprises qui auraient à agir dans des situations de marché. En somme, on considère que désormais nous n'avons plus affaire à des citoyens, mêmes plus à des usagers, mais à des consommateurs. Des consommateurs d'école, des consommateurs d'hôpitaux, des consommateurs de services postaux, etc.

Donc finalement, avec cette rationalité néolibérale, nous avons affaire à quelque chose qui n'a pas été souvent souligné ou pas suffisamment : nous avons affaire à une transformation de l'État lui-même. Si je voulais résumer, je dirais que l'État a désormais pour fonction de transformer la société en instaurant partout où c'est possible des situations de marché. Mais pour ce faire, l'État est amené à se transformer lui-même selon des logiques d'entreprise de sorte que finalement, de la tête de l'État jusqu'à la base, nous avons affaire à quelque chose de nouveau: une chaîne managériale, et c'est le terme qui est maintenant utilisé dans la fonction publique, une chaîne managériale qui va du Président jusqu'au plus humble des agents publics. Et ne nous étonnons pas à ce moment-là que les maximes les plus anciennes, que les principes constitutionnels, que le droit public soient mis à mal et que l'on puisse aujourd'hui repérer toute une série de violations ou de transgressions de ce qui faisait autrefois la démocratie libérale, c'est-à-dire par exemple la division des pouvoirs ou le respect d'un certain nombre de normes déontologiques.

Pourquoi ne faut-il pas s'étonner ? Eh bien simplement si l'État fonctionne aujourd'hui comme une entreprise, à sa tête, il y a un super PDG, qui va faire passer avant toute chose, avant toutes les normes de droit public, avant même je dirais tous les principes constitutionnels et tous les principes moraux si je puis dire, qui va faire passer une logique d'efficacité. Et c'est ce que nous voyons partout. À l'hôpital, à l'école, à la Poste, dans les chemins de fer, partout, on oppose à la logique du choix citoyen, de la délibération démocratique, partout on oppose la même logique qui est celle de l'efficacité qui doit primer sur toute autre considération. Et cette logique d'efficacité, qui suppose donc une situation de marché et la logique de la concurrence, est en train de faire effondrer la démocratie telle que nous l'entendions dans les démocraties libérales. On peut même voir un certain nombre de modèles de cela. Le modèle berlusconien par exemple qu'il est un peu le pendant du modèle sarkozien, finalement c'est celui, je reprends l'expression de Berlusconi, c'est celui d'une « démocratie compétitive ». C'est-à-dire qu'au fond ce qui importe, c'est que le système politique, le système des partis, le système des médias, soit compétitif, efficace, et surtout puisse reconduire toujours les mêmes au pouvoir, puisque derrière il y a évidemment des logiques de reconduction des élites au pouvoir.

Alors au fond, au début nous parlions de la crise économique... Non seulement la crise économique ne met en cause définitivement le néolibéralisme, mais on peut même craindre que cette crise économique invite à une sortie néolibérale, vers une certaine radicalisation dans le sens que j'ai indiqué. Pourquoi ? Eh bien parce que, en situation de crise, on a besoin de mesures d'urgence, de mesures de sauvegarde, et d'une certaine logique d'efficacité justement. On est en train de nous dire que nous sommes en état d'urgence, dans un espèce d'état d'urgence économique. Et bientôt peut-être cet état d'urgence économique, qui pousse par exemple à transgresser un certain nombre de dogmes du laisser faire, peut-être que demain cet état d'urgence sera un état d'urgence social ou politique. Et qu'on pourra peut-être invoquer justement une logique d'efficacité contre des principes démocratiques.

Donc moi je crois, si vous voulez, qu'on aurait tort, comme on l'entend trop souvent aujourd'hui, de dire que la page du néolibéralisme est tournée. On chante trop tôt victoire. Et par là même, on se désarme. Et en se désarmant, on ne prépare pas la véritable alternative. Et c'est bien de cela qu'il s'agit, et tout le travail que nous avons fait de ré-interprétation, de relecture du néolibéralisme conduit à cela.

Au fond la question est posée, je dirais, à la Gauche. Soit cette Gauche se contente de penser que, le libéralisme, ça a été le laisser-faire et qu'au fond on peut s'appuyer sur les bonnes vieilles recettes de l'Europe et qu'il s'agit de faire une Europe plus efficace qui répondra mieux aux problèmes... Soit on se contente de ça, soit on se dit: « Au fond, nous sommes trompés , nous nous sommes trompés: ce à quoi nous avions à faire, c'est à un État qui est en train de se transformer selon cette logique de concurrence et il faut maintenant penser à tout à fait autre chose ».

Alors est-ce que ça sera le retour à la bonne vieille solution social-démocrate du compromis entre les classes appuyé sur l'État social et l'État éducateur ? Ça peut être pour certains une voie. Mais, ça peut-être aussi l'invention d'une autre rationalité. Nous l'appelons « la rationalité du commun », la « raison du commun », c'est-à-dire essayer de repenser une organisation sociale, une organisation du lien humain, qui soit fondée sur des pratiques de solidarité, de coopération, non pas organisée de façon administrative comme ça été le cas avec le compromis social-démocrate, mais une organisation du commun qui puisse prendre en charge les activités humaines et qui soit en quelque sorte la logique contraire à celle du néolibéralisme. Non pas la logique de la concurrence partout, mais la logique de la pratique coopérative, la pratique du commun maximal. Et c'est peut-être en pensant dans cette voie-là - nous ne prétendons aucunement avoir un programme défini et ce n'est pas du tout notre propos -, mais je crois que c'est en essayant de penser dans ces horizons-là, selon ces pistes-là que l'on aura le plus de chances d'éviter les pièges qui nous sont aujourd'hui tendus.

Le principal piège aujourd'hui qui nous est tendu, c'est celui du retour de l'État, ce que nous appelons « le fétichisme de l'État ». C'est au fond de croire que c'est le marché qui est en crise et que le salut viendra de l'État. Il me semble que là c'est une impasse et qui pourrait être une impasse dangereuse parce que l'État, ça peut être aussi des logiques de contraintes et de forces qui ne sont pas tout à fait souhaitables

L'UE, une construction ordo-libérale

Pascale Fourier : À entendre certains hommes de Gauche, j'ai l'impression qu'ils pensent que l'Union européenne est libérale de façon circonstancielle. Est-ce que c'est vrai ou est-ce que c'est constitutif ?

Christian Laval: Je crois qu'il y a une mécompréhension des bases de la construction de l'Europe. Évidement, on pourrait dire qu'il y a des responsables de la Commission européenne qui sont plus ou moins libéraux: on peut effectivement considérer que Barroso est plus libéral que ne l'était Jacques Delors par exemple, mais enfin ce n'est encore que des appréciations superficielles. Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que l'histoire de l'Europe et l'histoire du néolibéralisme sont complètement liées. Il ne s'agit pas ici d'un slogan, il ne s'agit pas de dire que l'Europe a dérivé à un certain moment vers l'ultralibéralisme, quelque chose de ce genre. Non. Il s'agit de bien comprendre que la construction de l'Europe s'est faite sur un certain nombre de bases doctrinales qui ont été posées dans les années 30 par ce que l'on appelle « l'école de Fribourg » en Allemagne. Ce courant de pensée a été également qualifié de « ordo-libéralisme ». « Ordo » pour reprendre ici le nom d'une revue qui s'appelait Ordo et qui était la revue de ces néolibéraux allemands, dont l'une des figures de proue a été Walter Eucken. Ce courant de pensée, extrêmement important, bien connu évidemment en Allemagne, a été moins bien connu ailleurs et en particulier en France. Pourtant, c'est ce courant de pensée qui a édicté, produit, les grands principes sur lesquels ont été bâti l'Europe moderne. Et ce que nous voyons se développer, se déployer, depuis la fin des années 50, c'est la mise en pratique de ces principes qui ont été d'abord très actifs en Allemagne et puis qui ensuite ont été mis en place en Europe.

Peut-être faudrait-il rappeler ce que disent ces néolibéraux allemands, qu'on appelle les « ordo-libéraux ». Ce qu'ils expliquent, c'est que l'ordre de marché n'est absolument pas une création naturelle; ce n'est pas un ordre naturel, c'est un ordre construit. Ça, c'est déjà un point extrêmement important. Le marché, ce n'est pas ce que les laisser-fairistes du XVIIIe siècle disaient, quelque chose qui viendrait spontanément et qui serait issu de la nature humaine, non, au fond, c'est lié, c'est dépendant, d'une intervention politique, d'une intervention publique. Donc il n'y a pas du tout cette opposition assez schématique qu'on trouve entre le marché et l'État. C'est l'État qui est créateur du marché. Et pas seulement créateur du marché: c'est l'État qui a la responsabilité de l'entretien et du fonctionnement du marché.

Comment ? Eh bien par une série de politiques. Au fond ce qu'ils faut mettre en place, ce sont des politiques qui vont permettre le fonctionnement de l'ordre de la concurrence parce que, pour eux, le marché, c'est d'abord la concurrence. Ces politiques sont de plusieurs sortes.

Il y a une politique qu'ils appellent une politique « ordonnatrice » ou une politique du cadre: au fond il s'agit de créer, de mettre en place, une législation qui fera fonctionner l'économie et peut-être plus encore la société selon le principe général de la concurrence. Il faut un droit économiques, en gros si vous voulez. L'une des expressions de cela, c'est ce qu'on peut appeler le droit de la concurrence. C'est aussi finalement la mise en place d'organismes qui vont lutter contre les cartels, contre les monopoles. Ce sont tous les dispositifs qui vont permettre à un système de prix de fonctionner. Cette politique du cadre, c'est donc une législation économique. Et il s'agit de constitutionnaliser le principe de la concurrence: ça, c'est un point extrêmement important. C'est l'idée que, dans l'État de droit qu'il faut construire, il n'y a pas seulement la mise en place le respect des libertés fondamentales: dans la constitution elle-même, on doit trouver les principes de la concurrence économique. Et c'est bien d'ailleurs ce qu'ont pu reprocher les opposants au Traité constitutionnel de 2005. C'est bien ce qu'ils reprochaient, mais sans toujours savoir qu'ils touchaient là un point essentiel de la doctrine. C'est que lorsqu'on veut construire des institutions politiques, etc, il faut toujours y inclure des principes économiques considérés comme des principes constitutionnels.

Ca, c'est la première idée. La constitution de la concurrence. La constitution de l'économie de marché. L'économie de marché comme principe constitutionnel. D'une certaine façon, ça veut dire que les citoyens font un choix fondamental au départ et définitif. Ils font un choix fondamental et définitif pour l'économie de marché. Et donc l'État, les institutions politiques, les responsables politiques etc. ont le devoir constitutionnel de mener des politiques qui seront toujours conformes au marché et à la concurrence. Je veux dire que c'est leur devoir fondamental. Aucune politique ne doit être menée qui ne serait pas conforme au marché. Je dis « conforme au marché » puisque c'est l'expression consacrée par les ordo-libéraux. On peut mener toutes sortes de politiques, d'une certaine façon le champ d'intervention peut être extrêmement vaste: on peut s'occuper de l'égalité hommes/femmes, on peut s'occuper des handicapés, on peut s'occuper de plein de choses, on peut même dans certains cas essayer de mettre en place une fiscalité qui sera favorable aux plus démunis, etc. Ce n'est pas forcément une politique toujours favorable aux riches et qui serait tout à fait odieuse, non : on peut mener toutes sortes de politiques, mais le point fondamental, le critère fondamental d'une bonne politique, c'est qu'elle respectera toujours le système de marché concurrentiel érigé en principe suprême qui a toutes les vertus.

Et cette politique du cadre, elle implique également l'indépendance de la banque centrale puisque il s'agit de retirer aux pouvoirs politiques trop influencés par des intérêts privés ou des intérêts collectifs comme les syndicats, il s'agit de retirer au fond aux pouvoirs politiques le pouvoir de l'émission monétaire. Pourquoi ? Parce que, pour que les agents économiques puissent fonctionner dans cette économie de marché, il faut qu'ils aient une monnaie qui soit stable. Il faut en gros que les prix n'augmentent pas pour qu'ils aient un système de prix, un système d'information, qui fonctionne.

Alors, une fois qu'on a compris que l'État, finalement, avait comme principale mission la construction de ce cadre de la concurrence, vous voyez pourquoi nous avons affaire à une Europe fondamentalement néolibérale. Ce qui s'est fait en Europe depuis les années 50 respecte, disons dans sa tendance dominante, les principes ordo-libéraux. Dans la réalité, c'est un petit peu plus compliqué bien sûr puisqu'il a fallu faire des compromis et des compromis par exemple avec des positions françaises qui étaient des politiques qui étaient celle des politiques intégrées : c'était par exemple la politique agricole commune, c'était des choses de ce genre qui n'était pas foncièrement ordo-libérale. Donc si vous voulez l'Europe est en effet un grand compromis. Mais dans ce compromis, ce qui l'emporte c'est cette logique dont je parle.

Je crois que les ordo-libéraux ont défini une politique du cadre d'un côté, une politique de l'ordre, mais ils ont aussi admis qu'il y avait des politiques qui étaient des politiques d'interventions ponctuelles dans ce qu'ils appellent le « processus ». Au fond ils opposent le « cadre », le cadre législatif, disons l'ensemble de l'armature juridique qui permet de fonctionner, et puis aussi la monnaie dont j'ai parlé, ils opposent ce cadre au « processus économique », c'est-à-dire finalement à l'activité spontanée des individus, des agents économiques, dans le cadre justement qui a été fixé par la législation.

Ce processus n'est pas forcément équilibrant: il peut y avoir des perturbations diverses, et par exemple il peut y avoir des déséquilibres entre l'offre et la demande soit sectorielle soit générale. Et donc on ne s'interdit pas d'intervenir ponctuellement dans ce processus. Là aussi avec beaucoup de précautions puisque les interventions doivent être conformes au marché.

Au fond, la logique ordo-libérale est simple. Plus la politique du cadre, c'est-à-dire une politique qui permettra le fonctionnement d'une économie concurrentielle, sera efficace, plus le cadre sera bien posé, installé, respecté, moins on aura besoin d'intervenir dans le processus économique.

Je crois que là on a dessiné quelque chose qui ressemble fort, quand même, à ce qui a été mis en place. Je pense par exemple à la primauté en Europe de la politique de la concurrence. Je veux dire que c'est quand même l'axe central, ça a été justement un principe constitutionnalisé - non seulement le traité de 2005 mais en fait depuis 1957. Et puis deuxièmement avec la mise en place d'une banque centrale indépendante qui correspond complètement, pleinement, à ce que les ordo-libéraux avaient dessiné comme organisation d'une économie de marché.

Pascale Fourier : J'ai peut-être une question bête, mais comment ça se fait que des hommes de Gauche aient accepté cela? Il y a deux possibilités: soit ils ne savaient pas du tout que l'ordo-libéralisme existait et franchement ils se sont faits avoir; soit ils savaient et ils ont accepté que finalement l'Europe soit mise en mouvement selon ces principes qui étaient complètement antinomiques avec leur propre pensée....

Christian Laval : Ce qui est assez curieux, c'est que l'ordo-libéralisme a été identifié assez tôt, en particulier en Allemagne, vraiment comme une politique de droite. Des gens qui étaient ministre des finances puis ensuite chancelier comme Ludwig Erhart, qui étaient au pouvoir après la guerre, c'était la droite allemande, la droite allemande à laquelle s'opposait la social-démocratie allemande. Et par exemple, ce qu'on a appelé « l'économie sociale de marché », c'était le mot d'ordre de qui ? Des ordolibéraux, c'est-à-dire de la droite.

Le phénomène le plus curieux sur lequel les historiens doivent se pencher, c'est en effet celui de savoir comment les principes de l'ordo-libéralisme, qui étaient les principes de la droite libérale allemande, ont été progressivement diffusés et acceptés par les formations politiques sociale-démocrates, par les syndicalistes, par tout un ensemble de formations politiques, en Allemagne et dans le reste de l'Europe - et en particulier en France.

Prenons le cas de la France. Ceux qui vont être les principaux relais de cette pensée néolibérale, comme l'avait très bien vu Michel Foucault dans ses cours du collège de France, ceux qui prennent le relais, ce sont Giscard let Raymond Barre dans les années 70. Raymond Barre, par ses fonctions à la Commission européenne ( il a était longtemps commissaire européen), était quelqu'un qui était vraiment l'un des convertis parmi les économistes, qui a été un des plus adeptes de cet ordo-libéralisme, mais sans le dire comme tel... Il l'a dit dans les marges en quelque sorte...., mais enfin c'est quelqu'un qui a vraiment pris à son compte cet ordo-libéralisme.

Alors la gauche, dans les années 70, s'oppose évidemment au néolibéralisme de Giscard et de Barre. Qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce qui se passe avec l'arrivée de la gauche au pouvoir ? Il se passe que, au bout de deux ans, trois ans, on arrive à une pause. Et Jacques Delors va être le grand promoteur de cette pause économique. Et changement total d'orientation à ce moment-là: la construction de l'Europe sur des bases ordo-libérale va être le nouvel objectif que se donne le parti socialiste. Et avec lui une partie de la gauche.

Pourquoi ? Quelles ont été les justifications ? Les justifications ont été des justifications fallacieuses, on peut le dire, puisqu'il s'agissait au fond de dire que cette construction de l'Europe avec du droit à la concurrence, avec de la loi du cadre, c'était le meilleur rempart contre le méchant, le mauvais capitalisme anglo-saxon.

Au fond le libéralisme « ultra », il était au-delà de la Manche, il était au-delà de l'Atlantique. En Europe, nous construisions au contraire un rempart, une barrière, sans comprendre en réalité que ce que nous faisions en Europe, c'était finalement de construire une autre version du néolibéralisme. Nous développions la branche européenne du néolibéralisme.

Donc, si vous voulez, moi je vois ça comme un jeu de dupes en quelque sorte. De mensonge en mensonge, de tromperie en tromperie, on en est venu à gauche, dans une partie de la gauche, à prétendre que par exemple l'économie sociale de marché était au fond un mot d'ordre de gauche, était quasiment équivalent au socialisme.

Alors là, c'est vraiment l'ironie de l'histoire, et on essaie de le montrer justement dans notre livre, l'économie sociale de marché, c'est très précisément ce qui doit se mettre en place à la place de l'État-providence même. Je veux dire que c'est fondé sur la responsabilisation individuelle, sur la logique du petit entrepreneur, beaucoup plus que sur des logiques sociales. Il y a bien une composante morale, oui, mais laquelle ? Il s'agit au fond de tout faire reposer sur l'individu, petit chef d'entreprise, qui devra assumer l'ensemble des risques sociaux etc. au détriment précisément de logique de solidarité.

En d'autres termes, on a changé jusqu'au sens des mots, on les a renversés d'une certaine façon. Ainsi, à un moment donné, avec un livre de Michel Albert, on a essayé de prétendre qu'il y avait un capitalisme rhénan complètement opposé à un capitalisme anglo-saxon et que, la construction de l'Europe, c'était au fond l'extension de ce capitalisme rhénan qui était beaucoup plus social etc. etc. En fait, il y a eu des opérations de confusion.
Je crois qu'aujourd'hui l'important c'est de refaire l'histoire. Refaire l'histoire de tout cela, pour bien montrer que la construction européenne n'est pas une construction de gauche, c'est le moins qu'on puisse dire. La tendance dominante est celle de la construction d'un ordre concurrentiel, avec des tentatives qui n'aboutiront pas nécessairement, avec des développements radicaux ces dernières années qui ont consisté non seulement à faire que la concurrence soit l'objectif des institutions, mais que la concurrence devienne même un principe de construction.

Je m'explique. Au fond, les ordo-libéraux des deuxième et troisième générations ont commencé à dire que ce, qu'il fallait, c'était mettre en concurrence les systèmes sociaux et les systèmes fiscaux, c'est-à-dire faire en sorte que les pays qui avaient les systèmes de protection sociale les moins développés, qui avaient et les systèmes fiscaux les moins lourds pour le capital l'emportent sur les autres. Et ce genre de concurrence entre systèmes sociaux et fiscaux, on le trouve par exemple dans la fameuse des directives Bolkestein qui consiste précisément à mettre en concurrence des travailleurs qui n'étaient pas régis par les mêmes lois sociales et évidemment de donner ainsi une prime aux entreprises et aux artisans qui auraient le moins de charges à payer etc. etc. On voit donc bien qu'il y a cette pente-là, qui continue, qui reste toujours active...

Je pense que ces ordo-libéraux « radicaux », si je puis dire, n'ont pas tout à fait abandonner la lutte, même si aujourd'hui, je crois qu'ils vont peut-être se faire plus discrets, étant donné les questions que tout le monde se pose sur la viabilité d'un système de marché concurrentiel. Mais on peut se demander peut-être également si une partie de la gauche ne va pas reprendre ces esprits, si je puis dire, et ne va pas réévaluer au moins une partie de ses thèses sur l'Europe. Ce qui sera difficile, c'est de revenir sur les 20 ou 30 ans de renoncement... Il faut bien quand même assumer toutes les politiques qui ont été menées depuis au moins 1983....

Mise en concurrence généralisée et démocratie

Pascale Fourier : Après vous avoir écouté d'une part et vous avoir lu d'autre part, notamment par ce que vous dites de la mise en concurrence des systèmes sociaux etc., j'ai fort l'impression que le néolibéralisme, et vous le dites de toute façon, est opposé à la démocratie, voire est a-démocratique... Est-ce que vous pourriez nous spécifier les choses ?

Christian Laval : Oui. Je crois qu'on le montre dans le livre. Par de multiples aspects, ce qui faisait le fondement en quelque sorte de la démocratie libérale reposait d'abord sur une certaine division des pouvoirs et reposait sur des principes qu'on appelait « principes de citoyenneté », principes de citoyennetés qu'on a su souvent différencié en citoyenneté civique, politique, sociale. En tout cas avec l'Etat social, il est certain que le citoyen était doté non seulement de droit à l'expression, aux libertés, mais de droit au suffrage et droit à la délibération, et troisièmement qu'il avait des droits sociaux, droits à l'existence sociale.

Eh bien c'est l'ensemble de ses droits qui sont aujourd'hui mis en question par le néolibéralisme de sorte que je crois que nous pouvons parler avec la philosophe américaine Wendy Brown d'un processus de « dé-démocratisation ». D'autres auteurs parlent de « post-démocratie ». Peu importe finalement les termes, ils reviennent à peu près au même, puisque on peut revenir au point, à mon avis, clé : la rationalité néolibérale, c'est-à- dire celle qui impose partout de façon universelle la norme du marché et le modèle de l'entreprise, ce néolibéralisme-là, cette rationalité néolibérale est un processus destructeur, dans tous les domaines, de la démocratie libérale qui vient d'être défini.

Pourquoi ? Eh bien parce que ce qui prime, ce n'est plus justement l'expression de citoyens dotés de droits, ce qui prime, c'est la logique du calcul économique et la logique de l'efficacité. Ce n'est plus tant le citoyen qui est le sujet actif de nos sociétés, c'est le consommateur qui désormais doit jouir du seul droit qui lui reste, c'est-à-dire le choix entre une offre diversifiée. Car à partir du moment où on dit que l'ensemble de la société, l'ensemble des institutions, doit fonctionner selon le régime de la concurrence, quel est le droit fondamental qui reste ? C'est le droit du consommateur à choisir dans une espèce de grand supermarché. Qui doit choisir quoi ? Qui doit choisir ce qu'il veut. Il doit choisir ses produits, bien sûr, dans les magasins, mais il doit pouvoir choisir son école, il doit pouvoir choisir son hôpital, il doit pouvoir choisir sa Poste, il doit pouvoir choisir l'heure de son train, etc. etc. C'est un ensemble finalement de service commerciaux. Il a en face de lui des institutions qui sont des entreprises qui fournissent des services de nature commerciale.

Donc ce n'est plus tant le citoyen qui exerce des droits, par exemple des droits politiques, et qui va par l'intermédiaire de ses représentants décider des grandes orientations du pays ou de la Nation, non, c'est le consommateur qui lorsqu'il a des décisions privés à prendre le fera donc en toute liberté. Et au fond, la politique est réduite finalement à une logique d'offre et de demande. En d'autres termes, l'électeur va progressivement être considéré comme un consommateur qui doit choisir entre des offres concurrentes.

A cela s'ajoutent du côté des pouvoirs constitués, si je puis dire, deux logiques complémentaires. Premièrement, le fait que, désormais, dans cette logique de l'efficacité, dans cette logique entrepreneuriale, il n'y a plus de différentiation, il n'y a plus de division de pouvoir: finalement, ce qui prime, c'est l'exécutif, mais un exécutif qui lui même est régi comme un exécutif d'entreprise, c'est-à-dire au fond un état-major d'entreprise avec des cadres supérieurs et un PDG qui décide en fonction des résultats à obtenir. C'est ce qu'on appelle la « logique de résultats ». C'est l'ensemble des outils de management qui doivent désormais régir les institutions publiques. jusque et y compris les institutions parlementaires. Par exemple, on n'a peut-être pas assez relevé que les débats autour du droit d'amendement étaient en fait tous articulés autour d'une logique d'efficacité. Et ils étaient très symptomatique. Jj'insiste un peu là-dessus, parce qu'au fond, qu'est ce qui était dit ? Il était dit qu'un certain nombre de procédures, un certain nombre d'exercices de droits devenaient coûteux, devenaient trop longs par exemple, alors qu'il faut prendre des décisions rapidement, alors qu'il faut prendre des décisions efficaces rapides et ne pas trop passer de temps à discuter. Et ceci au fond éclaire, me semble-t-il, ce qui se passe maintenant dans l'ensemble de la sphère publique. Ne nous embarrassons pas finalement de procédures trop lourdes, trop coûteuses, ne respectons pas nécessairement l'ensemble des statuts, des droits etc. parce que tout cela est à la fois coûteux, long etc. Partout allons à l'efficacité, c'est-à-dire appliquons des normes d'entreprise et des normes de droit privé parce qu'elles sont plus efficaces moins coûteuses etc. etc.

Ce que je veux dire, c'est que, en incorporant des normes de droit privé et des logiques de management du secteur de l'entreprise, au fond, c'est l'ensemble de ce qui faisait de la fonction publique, avec des défauts immenses, nombreux, que l'on connaît, mais qui faisait quand même de la fonction publique un ensemble institutionnel qui échappait à la logique privée, qui faisait qu'il y avait tant bien que mal un certain respect de que ce qu'on pourrait appeler l'intérêt général, en tout cas d'une certaine soumission à des logiques politiques, à des volontés au moins politiques émises par les citoyens. Tout ceci est mis en cause au nom du primat absolu de l'efficacité sur toute autre considération. En gros l'économie, au sens de la logique économique, l'emporte sur toute autre considération.

Alors, voyez-vous, on est maintenant entré dans une logique qui peut aller très loin. À partir du moment où cette logique de l'efficacité prime, le cynisme, l'opportunisme, la manipulation peuvent devenir des règles de fonctionnement quasi-normal du système politique. Une bonne politique, ce sera une politique qui arrivera comme une bonne stratégie marketing à convertir une partie d'une clientèle, ou une clientèle suffisamment nombreuse, pour se faire réélire. Pour cela, il faut des outils efficaces, des outils médiatiques par exemple; il faut pouvoir contrôler des chaînes de télévisions qui vont diffuser le bon message et qui vont le matraquer. Il faut donc effectivement que les présidents des chaînes de télévision soient à la disposition du grand chef, du PDG...Ainsi de suite...

Donc finalement les pays eux-mêmes se transforment en entreprises. Berlusconi en Italie gère l'Italie comme une entreprise et le dit comme tel: il parle d'une « démocratie compétitive ». Mais finalement Nicolas Sarkozy ne fait pas autre chose que de gouverner la France comme une entreprise. Je lisais récemment un rapport sur l'économie de l'immatériel de Jean-Pierre Jouyet et Maurice Lévy: dans ce rapport qui a été très bien reçu, on explique que, ce qu'il s'agit de vendre, c'est la marque France. La France est devenue une sorte de marque qu'il faudrait vendre à l'extérieur, il faudrait pouvoir rentabiliser, enfin on ne dit pas ça comme ça, on dit « valoriser économiquement son patrimoine », considéré comme des actifs qui doivent être vendus qui sont source de rendement. Au fond maintenant, et le langage de ce point de vue-là est extrêmement intéressant, on considère que non seulement les institutions, mais aussi le patrimoine, mais aussi un pays, doit se regarder, se concevoir comme une entreprise ou comme un stock de biens - enfin peu importe le type de métaphore qu'on utilise. Et ceci est assez indicatif de cette logique a-démocratique. Parce que, simplement, on le sait, une entreprise capitaliste ne se gère pas comme des institutions démocratiques. D'ailleurs, les patrons le disent très bien: la démocratie s'arrête en gros à la porte de l'usine. Il y a un chef, et ce chef est élu par les détenteur de capital. Et les salariés sont des subordonnées comme l'indique le contrat de travail.

Eh bien, ce à quoi nous avons affaire, c'est à des pays qui vont devenir des espèces de grandes entreprises, avec une masse de gens qui ne seront plus des citoyens, mais qui seront à la fois des consommateurs, des salariés et éventuellement des actionnaires.

Et donc de ce point de vue là, je crois que ce à quoi nous avons affaire, sur le plan symbolique, ça c'est très net sur le plan symbolique, mais déjà et de plus en plus sur le plan pratique, nous avons affaire donc à une logique d'effondrement des logiques démocratiques, au sens de la démocratie libérale.

Pascale Fourier : Est-ce que ça veut dire, si je vous suis bien, que par exemple, si la France, la grande entreprise France, choisissait un modèle social protecteur, avec des bonnes retraites, un système éducatif payé par l'ensemble des habitants du pays, est-ce que ça veut dire que, de fait, elle se mettrait en situation délicate parce d'autres pays ne feront pas ce choix-là ?
Christian Laval : Alors ça, c'est encore une chose importante: au fond, un pays n'est pas seul. Pourquoi l'entreprise France, pourquoi l'entreprise Italie, pourquoi l'entreprise Belgique, etc., pourquoi les pays se vivent, peuvent-ils se dirent déjà dans le langage, comme des entreprises ? Parce qu'au fond la norme néolibérale n'est pas une norme nationale, c'est une norme justement qui s'applique aux relations entre les pays. Je crois qu'il faut bien comprendre ceci, c'est pour ça que nous avons parler de la nouvelle raisons du monde, au sens de la nouvelle rationalité du monde. La « raison » ici, ce n'est pas du toute une faculté, c'est une logique. Cette logique, c'est celle de la concurrence. Les pays, les Etats, sont en concurrence les uns avec les autres. Et lorsqu'on lit dans un rapport que la France doit devenir une marque qui se vend, c'est bien parce qu'on conçoit que les autres pays vont être aussi des sortes de grandes entreprises qui vont se vendre. Tout le monde se vend en fait.

Et vous voyez bien aussi que dans cette logique-là, la relation normale, c'est une relation de concurrence et une relation d'achat et de vente, une relation regardée comme une relation marchande. Les pays , et plus concrètement, les systèmes politiques, les systèmes institutionnels, les systèmes sociaux dont vous parliez, les systèmes fiscaux, vont être évalués selon quels critères ? Eh bien selon le critère justement de l'efficacité économique. Selon que tel ou tel système permettra par exemple d'attirer plus ou moins les capitaux. Qu'est-ce que c'est que le bouclier fiscal ? C'est déterminant le bouclier fiscal, mais quel était le motif du bouclier fiscal ? C'était que le capital ne s'en aille pas. C'était de retenir les grandes fortunes en France pour qu'elles n'aillent pas mettre leur argent dans d'autres pays plus accueillants sur le plan fiscal du capital. Il s'agit de ça. Les paradis fiscaux c'est cela aussi. Mais c'est bien un indice que la politique nationale est conduite en fonction, justement, de cette norme de concurrence.

Cette norme de concurrence, elle s'applique aux pays, mais qui l'a mise en place ? Ce sont les Etats eux-mêmes. Je veux dire que c'est une production politique, elle n'est pas venu spontanément. Et c'est ça qui est le plus frappant. C'est qu'aujourd'hui on a l'air de dire, de façon extraordinairement hypocrite, que les Etats, les sociétés, sont victimes d'un phénomène qui n'aurait été voulu par personne. Il faut avoir la mémoire bien courte pour dire ça puisque finalement on se rappelle d'une part qu'un certain nombre, et même beaucoup, d'idéologues et de médias nous ont expliqué pendant 30 ans que la mondialisation était la plus merveilleuse des choses. Et que deuxièmement on a oublié que cette mondialisation, cette norme de la concurrence mondiale, avait bel et bien été construite politiquement. Je veux dire qu'on avait peut-être à certains égards délégué cette action des gouvernements à des instances internationales ou intergouvernementales... mais il n'empêche que, au FMI, à l'OMC, etc., ce sont bien des Etats qui sont présents et qui ont défendu cette politique.

Et deuxièmement, cette norme de concurrence mondiale, elle ne va pas sans la constitution de normes de toutes sortes, des normes techniques, des normes commerciales, des normes monétaires, des normes financières etc. Eh bien ces normes ont été produites, ou plutôt coproduites entre les instances, entre les puissances publiques, entre les Etats, dans beaucoup de domaines, que ce soit l'informatique, Internet, la banque, etc., donc ont participé à l'élaboration des propres normes qui devaient régir leur comportement les unes vis-à-vis des autres.

Tout cela pour dire que nous sommes entrés finalement dans un drôle de jeu où les Etats et les oligopoles ont construit un univers régi par la concurrence qui les oblige de plus en plus à l'adapter au système que ces entités publiques et privées ont mis en place, donc à s'adapter et à faire passer à l'égard de la population des politiques d'adaptation. Au fond, on nous dit que, puisque la mondialisation est une logique qu'on ne peut pas arrêter, il faut céder sur tel ou tel point, il faut travailler plus longtemps, il faut donc réduire les prétentions salariales etc. La déflation salariale qui a été l'une des causes de la crise financière est bien le produit de cette concurrence mondiale qu'on a mise en place. Mais ça ne s'arrête pas là puisque, au nom de cette mondialisation, les Etats sont conduits à se transformer eux-mêmes de plus en plus, c'est-à-dire à introduire dans leur propre fonctionnement les mêmes logiques de fonctionnement de concurrence qu'elles ont mise en place niveau mondial. Finalement, de la concurrence entre les écoles jusqu'à la concurrence entre les Etats et les systèmes économiques et sociaux, on a une continuité. Et c'est bien ce qui caractérise la rationalité néolibérale.

C'est pourquoi nous parlons de « La nouvelle raison du monde ». D''une certaine façon, nous avons quelque chose d'exceptionnel. Nous avons affaire à une logique qui concerne jusqu'à l'intimité du sujet puisque chacun de nous est amené à fonctionner dans un système concurrentiel, dans un système de compétition: c'est bien le message que l'on transmet aux enfants. Donc depuis le plus intime du sujet jusqu'à l'organisation du monde, au fond c'est la même logique qui est à l'œuvre.

Et donc j'en reviens à la question des Etats. Les Etats sont bien obligés de se redéfinir finalement comme des entreprises dans cette logique-là. Et donc de détruire, ou d'auto-détruire les mécanismes démocratiques qui avaient été mis en place au cours des derniers siècles parce qu'en effet il y a contradiction, pratique et symbolique, entre la logique du management de la performance, comme on dit, et la logique de la délibération démocratique. Elle peut avoir des défauts et des avantages, mais en tout cas cette délibération démocratique n'est absolument pas régie par les mêmes principes, les mêmes logiques, elle ne cherche pas les mêmes effets qu'une entreprise, c'est bien évident. Mais à partir du moment où on accepte finalement d'avoir un gouvernement entrepreneurial, on peut pas en même temps avoir des mécanismes démocratiques comme on les a connus avec tous leurs défauts jusqu'à présent.

Pascale Fourier : Et si un gouvernement de bonne volonté décidait de s'abstraire de la concurrence ? Imaginons qu'on vote et qu'on élise un gouvernement qui prône l'exact inverse de ce qui est susceptible de convenir pour faire de la concurrence aux pays extérieurs. Est-ce que c'est possible? Impossible ?


Christian Laval : Évidemment, on ne peut pas savoir ce qui va se passer. Ce que nous essayons de montrer dans « La nouvelle raison du monde », notre livre,c'est qu'évidemment ce système connaît des ratés, des ratés extrêmement importants: le raté de la crise financière et économique en est l'exemple, mais c'est un raté un dysfonctionnement majeur parmi d'autres... Les conflits sociaux montent, des crises politiques extrêmement violentes peuvent se produire... Tout est donc ouvert. L'avenir est complètement ouvert. Nous ne disons surtout pas que le monde va continuer ainsi. On peut même penser que, justement, ce à quoi nous avons affaire aujourd'hui, c'est à une modification des conditions de mise en place de cette rationalité néolibérale.

Nous sommes peut-être entrés, enfin on peut le penser, dans une zone de tempête, et ce qui se constitue aujourd'hui, c'est un terrain d'affrontement nouveau qui peut être effectivement radical, au sens ou il peut poser des questions radicales: quel mode d'organisation, non seulement de l'économie, mais quel mode d'organisation politique, quel mode d'organisation sociale voulons-nous ? Moi, je ne crois pas du tout que les citoyens ont complètement disparu du monde justement. Derrière le consommateur, derrière le salarié, il y a toujours cette exigence citoyenne.


Alors la question que vous me posez, c'est de savoir si un pays pourrait construire tout seul une autre logique. Ça fait penser un petit peu à Staline et la construction du socialisme dans un seul pays... Et on a vu que finalement la construction du socialisme dans un seul pays n'avait pas eu toutes les réussites... Au fond, c'est pareil. Un autre monde est possible. Mais quand on dit « un autre monde est possible », ce n'est justement pas un autre pays. Une autre organisation du monde est certainement possible. Et la fonction historique des alter-mondialistes, du mouvement alter-mondialiste, je crois, a consisté à dire, finalement assez tôt, que les enjeux étaient maintenant à l'échelle mondiale. Donc la question, c'est de savoir quel type de relations on peut mettre en place aussi bien au niveau des Etats, des relations entre les peuples avec une autre logique et en se demandant si cette autre logique d'organisation du monde ne devrait pas trouver son répondant en cascade, en quelque sorte, dans chacune des sociétés - et je dirais même dans les relations les plus élémentaires entre les individus.

Je crois que c'est ça que nous a montré la rationalité néolibérale, je dirais que c'est cela son apport historique principal : il a été de montrer que finalement depuis les relations inter-subjectives jusqu'aux relations entre les États-nations, il y avait une continuité. La rationalité alternative, l'autre monde finalement, qui pourrait se construire devrait au fond répondre à la même exigence. Quel type de rationalité d'ensemble peut-on envisager qui donnerait finalement une continuité entre les relations entre le sujet et les relations entre les Etats et entre les peuples ?

Nous, de façon extrêmement elliptique, parce que ce n'est pas notre propos, ce n'est pas le sujet du jour- ça viendra- , notre fin, notre conclusion, consiste à dire que, à la rationalité néolibérale de la concurrence généralisée, peut s'opposer, s'opposent déjà d'autres pratiques. D'autres pratiques que l'on peut repérer, d'autres zones, d'autres sphères, d'autres types de relations, dans la société que l'on peut déjà repérer, qui sont des relations de coopération, des relations d'entraide, de solidarité, des logiques du commun. Nous appelons ça « le commun ». On peut entendre aussi bien communauté que communisme. Nous voulons dire par là que ce n'est pas d'aujourd'hui qu'un certain nombre de gens se posent la question d'agir en commun, de délibérer en commun, pour définir le bien commun.

Et les enjeux aujourd'hui sont ceux-là. Ce n'est pas seulement principalement me semble-t-il la question de l'État. Avant de poser la question de l'État, il faut poser la question des buts et de l'organisation sociale. De quoi s'agit-il ? Il s'agit de faire émerger quelque chose qui concerne chacun de nous. On peut appeler « le bien commun » ce qui concerne l'humanité en tant que telle. Ce bien commun, est-ce que ça sera des experts, des administrateurs, des chefs politiques qui vont le définir ? Ou est-ce que ce seront les citoyens eux-mêmes, disons les membres des sociétés, qui devront le définir ?

Je crois que l'enjeu est là: le bien commun, son élaboration, sa définition, doit passer par des pratiques, des mises en action communes. Je crois que c'est dans ce sens-là qu'il faut chercher. C'est plutôt les pistes à explorer, aussi bien sur le plan théorique, sur le plan intellectuel, que sur le plan pratique. Je crois que chacun là où il est dans la société, aussi banale, locale, sectorielle, que soit son expérience, peut, et doit sans doute, commencer à expérimenter d'autres logiques que celles de la concurrence.