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Origine : http://www.marianne2.fr/A-l-origine-le-neo-liberalisme-etait-francais_a182989.html
Face aux fascismes, au communisme, et au planisme du Front Populaire
des années 30, un certain nombre d'intellectuels ont posé
les premières pierres de ce qu'est devenu le néo-libéralisme.
Hervé Nathan nous raconte cette genèse.
Interrogeons n’importe quel citoyen dans la rue, il nous
répondra : « un néolibéral ? C’est
un Américain ou un Anglais qui fait passer le marché
avant l’humanité ». Le bon sens populaire se
trompe rarement sur toute la ligne. D’abord parce que certains
chercheurs et non des moindres, comme le sociologue Pierre Bourdieu,
ont enseigné dans les années 90 une définition
similaire du néolibéralisme. Et ensuite, il y a bien
dans la pratique actuelle de certains de nos néolib’
la sauvagerie que décrit notre quidam du coin de la rue.
Notre homme serait bien étonné s’il découvrait
que le néolibéralisme est né…à
Paris, en août 1938, lorsque 26 économistes se réunirent
lors du colloque Walter Lippmann (du nom d’un célèbre
journaliste et intellectuel américain, auteur de «
La Cité libre »), à l’initiative du philosophe
positiviste français Jacques Rougier. Il y avait urgence.
« On était alors juste après l’Anschluss.
Le totalitarisme semblait gagner partout sur la planète.
L’ordre économique libéral qui régnait
sur le monde occidental depuis 150 ans se révélait
incapable de soutenir les démocraties », explique le
philosophe Pierre Dardot.
Drôle de colloque où un quart des participants étaient
des réfugiés politiques ayant fui le fascisme, dont
les Autrichiens Friedrich Hayek ou Ludwig von Mises, l’Allemand
Alexander Rüstow ou encore l’Espagnol Jose Castillo.
On trouve aussi deux jeunes français dont on entendra reparler
: Jacques Rueff et Raymond Aron. Beaucoup partagent alors une conviction
: le libéralisme de papa que l’on appelle alors le
«laissez-fairisme » ou libéralisme « manchestérien
», car héritier de Ricardo et de Malthus a échoué.
Rompre avec le laissez-fairisme, contenir le socialisme en pleine
ascension ou refouler le « planisme » expérimenté
par le Front populaire, voilà donc le programme que développe
l’Allemand Alexander Rüstow, contre Hayek et les tenants
de « l’école autrichienne » : « Tout
bien considéré, il est indéniable qu’ici,
dans notre cercle, deux points de vue différents sont représentés.
Les uns ne trouvent rien d’essentiel à critiquer ou
à changer au libéralisme traditionnel, tel qu’il
fut et tel qu’il est, abstraction faite, naturellement, des
adaptations et des développements courants qui vont de soi.
À leur avis, la responsabilité de tout le malheur
incombe exclusivement au côté opposé, à
ceux qui par stupidité ou par méchanceté, ou
par un mélange des deux, ne peuvent ou ne veulent pas apercevoir
et observer les vérités salutaires du libéralisme.
Nous autres, nous cherchons la responsabilité du déclin
du libéralisme dans le libéralisme lui-même
; et, par conséquent, nous cherchons l’issue dans un
renouvellement fondamental du libéralisme » (in Serge
Audier, Le Colloque Lippmann. Aux origines du néo-libéralisme,
page 333, Latresne, Éditions Le Bord de l’Eau, 2008).
Les économistes s’empaillèrent pour savoir
s’il fallait appeler leur courant « rénovation
» ou « refondation » du libéralisme, «
individualisme » ou… « néo-libéralisme
». Ils ne tranchèrent pas, mais le mot était
inventé! Et pour certains, sa signification était
bien qu’il fallait chercher à marier l’Etat et
le marché et non plus nier le rôle de l’Etat.
Une partie des économistes du colloque Lippmann, dont Jacques
Rueff (futur conseiller du général De Gaulle en 1958),
se retrouvèrent en 1947 au Mont Pèlerin autour de
Fridriech Hayek, qui venait de publier un best seller, « La
Route de la servitude » (600.000 exemplaires vendus !). Maurice
Allais qui deviendra le seul prix Nobel d’économie
français, refusa de signer le manifeste de la Société
du Mont Pélérin, qui était selon lui trop attaché
au droit de propriété. Alexander Rüstow, lui,
fonda de son côté «l’ordo-libéralisme
» aux racines du modèle allemande d’économie
sociale de marché. Les ultras de l’école autrichienne,
au premier rand desquels figure Milton Friedmann, l’animateur
de l’école de Chicago, avaient capté l’héritage
néolibéral. Ce n’étaient pas des rigolos.
Les Chicago Boys s’illustrèrent en conseillant Pinochet
après la coup d’Etat de septembre 1973 au Chili. Il
est vari que pour les théoriciens comme Hayek, la liberté
des affaires était première, voire supérieure
aux libertés politiques. En clair, il s’accomodait
d’une petit peu de dictature, pourvu que le marché
demeure libre. Il faudra attendre les années 90, et la révolution
conservatrice de Ronald Reagan et Margaret Thatcher, pour comprendre
à quel point cette branche spécifique du néolibéralisme
était en fait proche du « laissez-fairisme ».
Ces néolibéraux contemporains ont même, selon
Pierre Dardot, perfectionné l’ultra-libéralisme
: « il ne se contente plus de vouloir refouler la sphère
de l’Etat, de réduire son influence dans l’économie,
mais il exige de l’Etat qu’il abandonne ses règles
propres, pour adopter celle du marché et de la concurrence.
»
A lire :
Pierre Dardot, Christian Laval : « La nouvelle raison du
monde ». La Découverte
Michaël Laisné : «Le marché introuvable
» Syllepse
François Denord : « Néo-libéralisme,
version française. Histoire d’une idéologie
politique ». Démopolis
Alan Greenspan : « Le Temps des turbulences », JC Lattès.
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