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Origine : http://www.forumdesalternatives.org/FR/print.php?type=A&item_id=23787
Le fait incontestablement nouveau est que plus personne ne conteste
que la lutte de classes a fait son grand retour en France. Certes
depuis quelques années, il se disait ici et là qu’avec
le chômage, la précarité et la pauvreté,
la «question sociale» se reposait, et certains audacieux
prétendaient même que les classes n’avaient pas
totalement disparu du paysage.
Le courage académique n’allait pas toujours jusquà
tenir que, s’il existait toujours des classes, il y avait
aussi une «lutte des classes, comme le faisait si simplement
remarquer un philosophe comme Merleau-Ponty: «Il y a une lutte
des classes et il faut quil y en ait une, puisquil y a, et tant
quil y a, des classes» [1].
Par la voix de Christine Lagarde [ministre de l’Economie,
des Finances et de l’ Industrie], le gouvernement Fillon avait
lui-même donné le ton au début du quinquennat
en reléguant la lutte des classes au musée des archaïsmes:
«La lutte des classes, c’est une idée essentielle.
Essentielle pour les manuels d’histoire. Il faudra certainement
un jour en enseigner les aspects positifs. Mais en attendant, elle
n’est plus d’aucune utilité pour comprendre notre
société.»[2]
L’ironie du sort est que le grand retour de la lutte des
classes est d’abord dû à la guerre ouverte et
déclarée méthodiquement conduite par le gouvernement
contre les travailleurs salariés. Marx avait déjà
averti que si la lutte des classes est bien une guerre, qu’il
faut penser comme toute guerre en termes de stratégie, cette
guerre est d’abord le fait du capital et de ses représentants.
A tous ceux qui l’avaient oublié, le milliardaire américain
Warren Buffet l’avait rappelé depuis quelques années
en mettant les points sur les i: «Il y a une guerre de classe,
c’est certain, mais c’est ma classe, la classe riche
qui fait la guerre et nous sommes en train de la gagner»[3].
Il oubliait dans sa jubilation que, si ceux à qui l’on
fait cette guerre de classe venaient à s’en apercevoir
un jour et à trouver les moyens de s’y opposer, les
choses pourraient tourner autrement. C’est bien ce que signifie
en profondeur le mouvement social en France de la fin 2010.
L’enjeu d’aujourd’hui n’est certes pas
pour le «prolétariat» de prendre le pouvoir,
selon la dramaturgie ancienne de la Révolution, mais il est
pour tous les salariés de parvenir à bloquer la machine
de pouvoir du néolibéralisme. «Blocage»:
tel est en effet le maître mot du mouvement, le dénominateur
commun des nombreuses actions locales auxquelles il a donné
lieu, l’horizon des luttes futures. Comment arrêter
un processus de transformation de la société qui a
commencé voici une trentaine d’années, qui fait
de plus en plus sentir ses effets au travail, mais aussi dans tous
les domaines de l’existence, et qui paraît détruire
les ressorts et les principes les plus profonds de la vie sociale
? Cette question n’est bien sûr pas nouvelle, mais ce
qui est nouveau en revanche, c’est qu’elle commence
à trouver des réponses qui sont à la hauteur
de sa nouveauté.
De l’usage de la crise comme instrument de légitimation
de la guerre de classe
En même temps qu’elle jouait comme à son habitude
sur les arguments «raisonnables» et «réalistes»
mis en scène par des experts disposés à la
servir, la droite française n’a pu s’empêcher
ces dernières années d’exposer sans complexe
et au grand jour les avantages qu’elle accorde aux «amis»
et aux «parents», les passe-droits de toute nature,
la corruption la plus vile, les multiples intérêts
croisés qui dessinent les frontières de plus en plus
visibles d’une oligarchie, la brutalité idéologique
et la stigmatisation des «populations à risque».
Le «bouclier fiscal», qui couronne deux décennies
d’allégements fiscaux pour les bénéficiaires
des plus hauts revenus, est devenu ainsi le symbole de l’avidité
irréfragable de richesses illimitées, et d’une
politique qui substitue la protection fiscale des plus riches à
la protection sociale des plus pauvres. Les apparences «républicaines»
du régime, les références à «l’intérêt
général», enfin tout ce que la droite classique
– aujourd’hui incarnée par Dominique de Villepin
[Premier ministre sous Chirac de 2005 à 2007] et hier par
François Bayrou [Ministre de l’Education sous les gouvernements
de Balladur et Juppé, animateur du centriste MoDem] pouvait
opposer à la contestation du système économique
et politique – a été remplacé par l’exhibition
sans scrupule de la réussite individuelle, par l’autosatisfaction
collective des parvenus, par le cynisme le plus brutal des riches,
par la force policière contre les plus faibles et par la
vulgarité généralisée dans tous les
domaines.
La vitrine des beaux principes est brisée, et c’est
la droite sarkozyste qui a joué les casseurs. Sarkozy, après
avoir été pour la droite le magicien de 2007 qui a
réussi à rallier une fraction de l’électorat
populaire, fait aujourd’hui figure d’apprenti sorcier
dangereux [4].
Mais s’arrêter au sarkozysme ou à Sarkozy lui-même
reviendrait à privilégier abusivement un seul aspect,
certes important, de la contestation sociale et politique actuelle.
Car le gouvernement sarkozyste n’est jamais que la filiale
locale d’un «consortium» politique plus ancien
et plus vaste. On ne peut oublier que le démantèlement
progressif des institutions de l’État social et éducateur
a commencé bien avant 2007 et que la mise en question du
système des retraites, la baisse progressive des pensions
dans le privé comme dans le public, en même temps que
l’allongement de l’âge au travail, ne constituent
pas des orientations spécifiquement françaises, mais
s’inscrivent dans une politique générale, en
particulier à l’échelle de l’Europe.
La «stratégie de Lisbonne» élaborée
au Conseil européen de mars 2000, à laquelle ont largement
œuvré les partis socialistes européens, a défini
comme priorité des gouvernements l’augmentation de
la part des actifs dans les tranches d’âge des «seniors»
et l’allongement de la durée de cotisation. Les embarras
et les hypocrisies du parti socialiste français ne prennent
tout leur sens que si l’on se rappelle des engagements pris
alors par un Lionel Jospin, premier ministre, et une Martine Aubry,
ministre du travail…
On peut ainsi comprendre que les personnes interrogées dans
les sondages d’opinion, qui n’ont pas la mémoire
aussi courte qu’on le pense parfois, jugent que la gauche,
si elle revenait au pouvoir, ne ferait pas autre chose que la droite
! Ce grand compromis historique entre la «nouvelle droite»
et la gauche de la «troisième voie» marquait
le triomphe d’un néolibéralisme «à
l’européenne». La réforme des retraites
de 2003, sur laquelle le parti socialiste et la CFDT n’entendent
pas revenir, relevait déjà d’une telle orientation.
Mais le fait nouveau, qui donne son caractère spécifique
au mouvement de 2010, tient au fait que les gouvernements occidentaux
sont entrés dans une phase de radicalisation du néolibéralisme,
aux antipodes de toutes les promesses et illusions des quelques
mois qui ont suivi la crise financière de 2008. Les discours
politiques et les dissertations savantes sur la «réforme
de la finance», la «moralisation du capitalisme»,
la «fin du néolibéralisme», la «gouvernance
mondiale», le «retour de l’Etat keynésien»,
ont débouché, surtout en Europe, sur des «politiques
d’austérité» bien réelles, qui
ont pour principe de faire rembourser par la grande masse des salariés
et des retraités les sommes engagées pour sauver le
système financier et pour relancer l’économie.
Moins de services publics, moins de prestations sociales, moins
de fonctionnaires, plus d’impôts et moins de revenus
pour le plus grand nombre. En l’espace de deux ans, le retournement
du discours est à peu près complet: de la crise comme
appel à ne pas répéter les anciennes démissions
on est vite passé à la crise comme principal levier
du renforcement des politiques néolibérales. Ces politiques
constituent toutes des moyens de tourner la crise à l’avantage
des classes qui vivent de la rente financière à l’échelle
mondiale (les «marchés financiers») et qui ont
comme priorité absolue de maintenir les conditions les plus
favorables à leur prélèvement sur la richesse,
fut-ce au risque de nuire à la croissance économique
dans les vieux pays industrialisés.
Il est à noter que les gouvernements eux-mêmes n’ont
en rien caché leur soumission à ces «marchés»
et à ces «agences» qu’ils prétendaient,
il y a peu encore, vouloir soumettre à des critères
de transparence et d’honnêteté. Bien au contraire,
ils n’ont eu de cesse d’ériger ces marchés
et ces agences en une force terrifiante, ils leur ont même
accordé une volonté absolue pour mieux faire la preuve
de leur propre impuissance à leur résister, pour mieux
affirmer la nécessité de leur obéir en réformant
les marchés du travail, les systèmes de santé,
les universités, les systèmes de retraite.
C’est ici qu’il convient de rappeler que les politiques
néolibérales ne sont pas seulement des adaptations
à des logiques objectives qui s’imposeraient de l’extérieur
telles des lois naturelles, mais qu’elles s’ingénient
plutôt à construire des situations comme à renforcer
des dynamiques qui obligent, par effet indirect, les gouvernements
à obéir aux conséquences des politiques antérieures
qu’ils ont eux-mêmes conduites. En un mot, les politiques
néolibérales font paraître leurs propres résultats
pour des nécessités indiscutables qui engagent à
aller plus loin encore dans la même voie. De sorte que l’opposition
factice entre l’État et le marché n’est
plus d’aucune pertinence pour comprendre des enchaînements
entre les décisions politiques et les contraintes économiques.
L’hypothèse d’une «stratégie du
choc» avancée par Naomi Klein approche de cette réalité:
toute catastrophe naturelle, toute crise économique, tout
conflit militaire, est systématiquement instrumentalisé
par les gouvernements néolibéraux pour approfondir
et accélérer la transformation des économies,
des systèmes sociaux et des appareils étatiques, à
cette réserve près qu’il faut voir dans cette
stratégie moins le fruit d’une conspiration mondiale
que le développement, par voie d’autoentretien et d’autorenforcement,
d’une logique normative qui a irréversiblement modelé
les conduites et les esprits de tous ceux qui ont quelque part aux
pouvoirs politiques et économiques.
Il est frappan
t de constater que la réforme sur les retraites, qui a certes
été justifiée comme en 2003 par des arguments
démographiques, a été durcie dans son contenu
comme dans son agenda par des «impératifs» qui
n’avaient rien à voir avec le vieillissement de la
population, mais tenaient au creusement des déficits engendré
par la crise et le chômage, et de façon encore plus
significative, à la «crédibilité de la
politique française» aux yeux des «agences de
notation» que Sarkozy prétendait mettre au pas quelques
mois auparavant.
Il est apparu plus clairement que jamais que le gouvernement n’était
au fond que le factotum du capitalisme financier. Cela explique
aussi pourquoi la bataille contre la réforme des retraites
a pris la dimension d’une lutte sociale totale contre le néolibéralisme.
Un mouvement interprofessionnel nourri par l’accumulation
des résistances
Le gigantesque plan d’ajustement structurel qui s’impose
au niveau européen n’a pas été sans provoquer
des mobilisations importantes en Grèce en Espagne et au Portugal
notamment, sans que ces mouvements ne soient néanmoins parvenus
à s’installer dans la durée et encore moins
à réaliser leur coordination au niveau européen.
Il a rencontré également une franche contestation
intellectuelle de la part d’économistes critiques,
tels Stieglitz et Krugman, qui ne cachent pas les risques déflationnistes
d’une tel
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