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Le retour de la guerre sociale Pierre Dardot et Christian Laval
16 décembre 2010

Origine : http://www.forumdesalternatives.org/FR/print.php?type=A&item_id=23787

Le fait incontestablement nouveau est que plus personne ne conteste que la lutte de classes a fait son grand retour en France. Certes depuis quelques années, il se disait ici et là qu’avec le chômage, la précarité et la pauvreté, la «question sociale» se reposait, et certains audacieux prétendaient même que les classes n’avaient pas totalement disparu du paysage.

Le courage académique n’allait pas toujours jusquà tenir que, s’il existait toujours des classes, il y avait aussi une «lutte des classes, comme le faisait si simplement remarquer un philosophe comme Merleau-Ponty: «Il y a une lutte des classes et il faut quil y en ait une, puisquil y a, et tant quil y a, des classes» [1].

Par la voix de Christine Lagarde [ministre de l’Economie, des Finances et de l’ Industrie], le gouvernement Fillon avait lui-même donné le ton au début du quinquennat en reléguant la lutte des classes au musée des archaïsmes: «La lutte des classes, c’est une idée essentielle. Essentielle pour les manuels d’histoire. Il faudra certainement un jour en enseigner les aspects positifs. Mais en attendant, elle n’est plus d’aucune utilité pour comprendre notre société.»[2]

L’ironie du sort est que le grand retour de la lutte des classes est d’abord dû à la guerre ouverte et déclarée méthodiquement conduite par le gouvernement contre les travailleurs salariés. Marx avait déjà averti que si la lutte des classes est bien une guerre, qu’il faut penser comme toute guerre en termes de stratégie, cette guerre est d’abord le fait du capital et de ses représentants. A tous ceux qui l’avaient oublié, le milliardaire américain Warren Buffet l’avait rappelé depuis quelques années en mettant les points sur les i: «Il y a une guerre de classe, c’est certain, mais c’est ma classe, la classe riche qui fait la guerre et nous sommes en train de la gagner»[3]. Il oubliait dans sa jubilation que, si ceux à qui l’on fait cette guerre de classe venaient à s’en apercevoir un jour et à trouver les moyens de s’y opposer, les choses pourraient tourner autrement. C’est bien ce que signifie en profondeur le mouvement social en France de la fin 2010.

L’enjeu d’aujourd’hui n’est certes pas pour le «prolétariat» de prendre le pouvoir, selon la dramaturgie ancienne de la Révolution, mais il est pour tous les salariés de parvenir à bloquer la machine de pouvoir du néolibéralisme. «Blocage»: tel est en effet le maître mot du mouvement, le dénominateur commun des nombreuses actions locales auxquelles il a donné lieu, l’horizon des luttes futures. Comment arrêter un processus de transformation de la société qui a commencé voici une trentaine d’années, qui fait de plus en plus sentir ses effets au travail, mais aussi dans tous les domaines de l’existence, et qui paraît détruire les ressorts et les principes les plus profonds de la vie sociale ? Cette question n’est bien sûr pas nouvelle, mais ce qui est nouveau en revanche, c’est qu’elle commence à trouver des réponses qui sont à la hauteur de sa nouveauté.

De l’usage de la crise comme instrument de légitimation de la guerre de classe

En même temps qu’elle jouait comme à son habitude sur les arguments «raisonnables» et «réalistes» mis en scène par des experts disposés à la servir, la droite française n’a pu s’empêcher ces dernières années d’exposer sans complexe et au grand jour les avantages qu’elle accorde aux «amis» et aux «parents», les passe-droits de toute nature, la corruption la plus vile, les multiples intérêts croisés qui dessinent les frontières de plus en plus visibles d’une oligarchie, la brutalité idéologique et la stigmatisation des «populations à risque».

Le «bouclier fiscal», qui couronne deux décennies d’allégements fiscaux pour les bénéficiaires des plus hauts revenus, est devenu ainsi le symbole de l’avidité irréfragable de richesses illimitées, et d’une politique qui substitue la protection fiscale des plus riches à la protection sociale des plus pauvres. Les apparences «républicaines» du régime, les références à «l’intérêt général», enfin tout ce que la droite classique – aujourd’hui incarnée par Dominique de Villepin [Premier ministre sous Chirac de 2005 à 2007] et hier par François Bayrou [Ministre de l’Education sous les gouvernements de Balladur et Juppé, animateur du centriste MoDem] pouvait opposer à la contestation du système économique et politique – a été remplacé par l’exhibition sans scrupule de la réussite individuelle, par l’autosatisfaction collective des parvenus, par le cynisme le plus brutal des riches, par la force policière contre les plus faibles et par la vulgarité généralisée dans tous les domaines.

La vitrine des beaux principes est brisée, et c’est la droite sarkozyste qui a joué les casseurs. Sarkozy, après avoir été pour la droite le magicien de 2007 qui a réussi à rallier une fraction de l’électorat populaire, fait aujourd’hui figure d’apprenti sorcier dangereux [4].

Mais s’arrêter au sarkozysme ou à Sarkozy lui-même reviendrait à privilégier abusivement un seul aspect, certes important, de la contestation sociale et politique actuelle. Car le gouvernement sarkozyste n’est jamais que la filiale locale d’un «consortium» politique plus ancien et plus vaste. On ne peut oublier que le démantèlement progressif des institutions de l’État social et éducateur a commencé bien avant 2007 et que la mise en question du système des retraites, la baisse progressive des pensions dans le privé comme dans le public, en même temps que l’allongement de l’âge au travail, ne constituent pas des orientations spécifiquement françaises, mais s’inscrivent dans une politique générale, en particulier à l’échelle de l’Europe.

La «stratégie de Lisbonne» élaborée au Conseil européen de mars 2000, à laquelle ont largement œuvré les partis socialistes européens, a défini comme priorité des gouvernements l’augmentation de la part des actifs dans les tranches d’âge des «seniors» et l’allongement de la durée de cotisation. Les embarras et les hypocrisies du parti socialiste français ne prennent tout leur sens que si l’on se rappelle des engagements pris alors par un Lionel Jospin, premier ministre, et une Martine Aubry, ministre du travail…

On peut ainsi comprendre que les personnes interrogées dans les sondages d’opinion, qui n’ont pas la mémoire aussi courte qu’on le pense parfois, jugent que la gauche, si elle revenait au pouvoir, ne ferait pas autre chose que la droite ! Ce grand compromis historique entre la «nouvelle droite» et la gauche de la «troisième voie» marquait le triomphe d’un néolibéralisme «à l’européenne». La réforme des retraites de 2003, sur laquelle le parti socialiste et la CFDT n’entendent pas revenir, relevait déjà d’une telle orientation. Mais le fait nouveau, qui donne son caractère spécifique au mouvement de 2010, tient au fait que les gouvernements occidentaux sont entrés dans une phase de radicalisation du néolibéralisme, aux antipodes de toutes les promesses et illusions des quelques mois qui ont suivi la crise financière de 2008. Les discours politiques et les dissertations savantes sur la «réforme de la finance», la «moralisation du capitalisme», la «fin du néolibéralisme», la «gouvernance mondiale», le «retour de l’Etat keynésien», ont débouché, surtout en Europe, sur des «politiques d’austérité» bien réelles, qui ont pour principe de faire rembourser par la grande masse des salariés et des retraités les sommes engagées pour sauver le système financier et pour relancer l’économie.

Moins de services publics, moins de prestations sociales, moins de fonctionnaires, plus d’impôts et moins de revenus pour le plus grand nombre. En l’espace de deux ans, le retournement du discours est à peu près complet: de la crise comme appel à ne pas répéter les anciennes démissions on est vite passé à la crise comme principal levier du renforcement des politiques néolibérales. Ces politiques constituent toutes des moyens de tourner la crise à l’avantage des classes qui vivent de la rente financière à l’échelle mondiale (les «marchés financiers») et qui ont comme priorité absolue de maintenir les conditions les plus favorables à leur prélèvement sur la richesse, fut-ce au risque de nuire à la croissance économique dans les vieux pays industrialisés.

Il est à noter que les gouvernements eux-mêmes n’ont en rien caché leur soumission à ces «marchés» et à ces «agences» qu’ils prétendaient, il y a peu encore, vouloir soumettre à des critères de transparence et d’honnêteté. Bien au contraire, ils n’ont eu de cesse d’ériger ces marchés et ces agences en une force terrifiante, ils leur ont même accordé une volonté absolue pour mieux faire la preuve de leur propre impuissance à leur résister, pour mieux affirmer la nécessité de leur obéir en réformant les marchés du travail, les systèmes de santé, les universités, les systèmes de retraite.

C’est ici qu’il convient de rappeler que les politiques néolibérales ne sont pas seulement des adaptations à des logiques objectives qui s’imposeraient de l’extérieur telles des lois naturelles, mais qu’elles s’ingénient plutôt à construire des situations comme à renforcer des dynamiques qui obligent, par effet indirect, les gouvernements à obéir aux conséquences des politiques antérieures qu’ils ont eux-mêmes conduites. En un mot, les politiques néolibérales font paraître leurs propres résultats pour des nécessités indiscutables qui engagent à aller plus loin encore dans la même voie. De sorte que l’opposition factice entre l’État et le marché n’est plus d’aucune pertinence pour comprendre des enchaînements entre les décisions politiques et les contraintes économiques.

L’hypothèse d’une «stratégie du choc» avancée par Naomi Klein approche de cette réalité: toute catastrophe naturelle, toute crise économique, tout conflit militaire, est systématiquement instrumentalisé par les gouvernements néolibéraux pour approfondir et accélérer la transformation des économies, des systèmes sociaux et des appareils étatiques, à cette réserve près qu’il faut voir dans cette stratégie moins le fruit d’une conspiration mondiale que le développement, par voie d’autoentretien et d’autorenforcement, d’une logique normative qui a irréversiblement modelé les conduites et les esprits de tous ceux qui ont quelque part aux pouvoirs politiques et économiques.

Il est frappan
t de constater que la réforme sur les retraites, qui a certes été justifiée comme en 2003 par des arguments démographiques, a été durcie dans son contenu comme dans son agenda par des «impératifs» qui n’avaient rien à voir avec le vieillissement de la population, mais tenaient au creusement des déficits engendré par la crise et le chômage, et de façon encore plus significative, à la «crédibilité de la politique française» aux yeux des «agences de notation» que Sarkozy prétendait mettre au pas quelques mois auparavant.

Il est apparu plus clairement que jamais que le gouvernement n’était au fond que le factotum du capitalisme financier. Cela explique aussi pourquoi la bataille contre la réforme des retraites a pris la dimension d’une lutte sociale totale contre le néolibéralisme.

Un mouvement interprofessionnel nourri par l’accumulation des résistances

Le gigantesque plan d’ajustement structurel qui s’impose au niveau européen n’a pas été sans provoquer des mobilisations importantes en Grèce en Espagne et au Portugal notamment, sans que ces mouvements ne soient néanmoins parvenus à s’installer dans la durée et encore moins à réaliser leur coordination au niveau européen.

Il a rencontré également une franche contestation intellectuelle de la part d’économistes critiques, tels Stieglitz et Krugman, qui ne cachent pas les risques déflationnistes d’une tel

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