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Origine : http://questionmarx.typepad.fr/files/contretemps-pd-communisme-scientifique.pdf
Une telle question peut paraître totalement incongrue si
l’on considère que tous les mouvements qui se sont
réclamés du communisme au cours du siècle passé
n’ont eu de cesse d’affirmer ouvertement leur caractère
politique. Cependant, à regarder les choses de plus près,
on s’aperçoit que le communisme, du moins tel qu’il
a été refondé « scientifiquement »
par Marx, fut essentiellement, et non accidentellement, non-politique,
voire antipolitique, précisément en raison de sa revendication
de scientificité. Que ce rapport négatif au politique
procède d’une certaine idée de la politique
comme d’une certaine idée de la communauté à
venir, voilà ce que nous nous proposons ici d’établir.
La première chose qu’il faut rappeler est que, loin
de se rallier d’emblée au communisme, Marx s’en
est d’abord expressément démarqué. On
trouve ainsi dans la lettre à Arnold Ruge de septembre 1843
une critique du « communisme réellement existant »
comme « abstraction dogmatique » : sous cette dénomination
il convient d’entendre « le système tout fait
» que certains auteurs (notamment Cabet, Weitling, Dézamy)
se plaisent à imaginer en l’opposant à «
la réalité existante » 1. Il ne faut pas négliger
cette première prise de position de Marx à l’égard
du « communisme ». Non pas tant en raison de la personnalité
des auteurs cités qu’en raison de la valeur quasi-programmatique
de la critique qui s’y dessine. Certes, si l’on met
de côté Weitling, Cabet exerce alors une certaine influence
sur la Ligue des Justes 2 :
1 Karl Marx, OEuvres III, Philosophie, La Pléiade, p. 343-344.
2 La Ligue se constitue en 1836-1837 dans le milieu de l’émigration
allemande à Paris autour d’un but : « l’établissement
de la communauté des biens dans une République allemande
démocratique » (Jacques Grandjonc, Marx et les communistes
allemands à Paris, Maspero, 1974, p. 14). Si Weitling est
plutôt fouriériste, deux de ses dirigeants, Ewerbeck
et Maürer, sont des adeptes du communisme de Cabet.
les Allemands de la Ligue se dénomment eux-mêmes communistes
« depuis que Cabet par son Voyage en Icarie (1840) a donné
nom à la revendication socialiste communautaire » 3.
Certains traits de cette vision ne seront d’ailleurs pas
sans nourrir l’idée que Marx se fera plus tard du communisme.
Ainsi Cabet a-t-il le mérite de reconnaître, contre
le babouvisme 4, que la société communiste ne peut
se réaliser que sur la base de l’industrie moderne.
Sans elle aucune abondance n’est possible : l’état
de communauté ne serait alors qu’un état de
pauvreté partagée. Mais ce qui retient surtout l’attention
de Marx en 1843, c’est l’exigence abstraite d’une
égalité absolue qui conduit à réglementer
strictement l’emploi du temps des Icariens, à soumettre
les ateliers à la discipline la plus stricte, à agencer
le territoire avec une minutie sans faille, bref à dresser
un véritable plan de société 5. Quant à
Théodore Dézamy, son Code de la communauté
présente en 1842 un plan de palais communal où chaque
mètre carré est distribué en fonction des activités
économiques et sociales6. Par opposition, Marx définit
ainsi sa démarche : « nous développons pour
le monde des principes nouveaux que nous tirons des principes mêmes
du monde » 7. Au zèle des « architectes sociaux
» 8, il convient donc d’opposer une critique immanente
de l’ordre existant conduite à partir des principes
de cet ordre. Une telle critique ne peut consister à condamner
« ce qui est » au nom d’un « devoir- être
»9, elle doit découvrir à même ce qui
est la rationalité qui accomplit en acte la critique de ce
qui est.
3 Jacques Grandjonc, ibid.
4 Courant issu de Gracchus Babeuf et de son Manifeste des Egaux
(1796), qui ne tolère que l’agriculture et bannit l’industrie.
5 Yolène Dylas-Rocherieux, L’utopie ou la mémoire
du futur, Pocket Agora, 2000, p. 325-330.
6 Ibid., p. 251.
7 Op. cit., 8 Théodore Dézamy s’était
autodéclaré « archi-tecte zélé
de l’ordre social », L’utopie ou la mémoire
du futur, op.
cit, p. 249.
9 Comme le fait Weitling dans son ouvrage L’humanité
telle qu’elle est et telle qu’elle devrait être
(1838).
C’est ce qui ressort avec une netteté toute particulière
de la typologie des trois formes du communisme10 élaborée
dans les Manuscrits de 1844. La première forme est celle
du « communisme grossier » et « vulgaire ».
Sous cette dénomination, c’est Babeuf qui est visé
: ce communisme entend faire abstraction du talent et imposer un
nivellement intégral en généralisant la condition
du travailleur. Cette première forme repose sur la négation
abstraite de toute culture et de toute civilisation, l’exaltation
de la frugalité de l’homme pauvre et sans désir
11. La deuxième forme est celle du communisme « inachevé
» qui saisit son « concept », mais non encore
son « essence » : il se saisit bien comme retour de
l’homme à lui-même par la suppression de l’aliénation
humaine, mais il méconnaît « l’essence
positive de la propriété privée » ainsi
que « la nature humaine du besoin ». Cette deuxième
forme se subdivise elle- même en communisme « de nature
encore politique, démocratique ou despotique » et en
communisme « visant la suppression de l’Etat ».
Si le communisme politique désigne manifestement Cabet 12,
le communisme qui supprime l’Etat renvoie de son côté
à l’anarchisme de Proudhon. Dans Qu’est-ce que
la propriété ? (1840), ce dernier fait de l’
« anarchie » ou « absence de maître, de
souverain » « la forme de gouvernement dont nous approchons
tous les jours » 13. Cette suppression de l’Etat est
d’emblée comprise par Moses Hess comme la suppression
de la politique elle-même : selon lui, le communisme s’identifie
à ce que Proudhon appelle « l’anarchie »,
il est « la négation de toute domination politique,
la négation du concept d’Etat ou de politique »,
et en cela il est « l’athéisme politique ».
14
10 Cette typologie est étroitement inspirée des trois
étapes distinguées par Moses Hess dans le développement
historique du principe communiste. Cf. Socialisme et communisme,
in Gérard Bensussan, Moses Hess la philosophie le socialisme
(1836-1845), PUF, 1985, p. 158, note 4.
11 Karl Marx, Philosophie, Folio essais, p. 144-145.
12 Il existe en Icarie un gouvernement centralisé avec un
Président de la République soumis à une Assemblée
nationale (L’utopie ou la mémoire du futur, op. cit,
p. 329).
13 Qu’est-ce que la propriété ?, Le livre de
poche, Classiques de la philosophie, p. 421et p. 428. Si l’
« anarchisme » du premier Proudhon est bien connue,
on sait en revanche beaucoup moins que le second Proudhon, celui
du fédéralisme, continuera à faire de l’anarchie
« l’idéal du gouvernement » (Edouard Jourdain,
Proudhon Un socialisme libertaire, éditions Michalon, 2009,
p. 86-87).
14 Gérard Bensussan, op. cit., p. 156 et 170.
Pour Marx, la troisième forme du communisme, ou «
communisme achevé », réalise bien la suppression
de l’Etat, mais par le « dépassement positif
de la propriété privée » : on ne peut
donc suivre Proudhon en voulant abolir l’Etat sans abolir
la propriété privée. Quant à ceux qui
prétendent supprimer d’un seul coup la propriété
privée pour instaurer la communauté des biens, ils
cherchent à établir que le communisme a déjà
existé en exhumant des moments isolés du passé,
complètement coupés du mouvement de l’histoire
15. A l’inverse, le communisme « achevé »
comprend la suppression de la propriété privée
comme le résultat de tout le mouvement antérieur de
l’histoire. Or, dans sa forme contemporaine, ce mouvement
n’est autre que « le mouvement de la propriété
privée elle-même », tel qu’il s’accomplit
à travers l’industrie moderne. Dans sa forme accomplie,
le communisme se comprend donc comme le résultat du mouvement
historique par lequel la propriété privée se
supprime elle- même : c’est précisément
en quoi il est dépassement positif de la propriété
privée, et non abolition purement négative.
On tient là véritablement l’acte de naissance
du « communisme scientifique ». Contre l’égalitarisme
« rural » d’un Babeuf, il fait de l’industrie
moderne la « présupposition matérielle »
du communisme, suivant en cela Cabet et Owen 16. Mais en même
temps, contre eux, il se refuse à dresser un plan idéal
à des fins d’expérimentation sociale. Comme
Proudhon, il se fixe pour objectif la suppression de l’Etat
et de la politique, mais en même temps, contre Proudhon, il
fait de la suppression de la propriété privée
la condition de la suppression de l’Etat. Autrement dit, il
pose la suppression de l’Etat et de la politique comme le
résultat du mouvement de l’industrie moderne. L’inspiration
saint-simonienne 17 de cette position est manifeste. Mais sa cohérence
n’en est pas moins remarquable :
15 Karl Marx, Philosophie, op. cit., p. 147-148.
16 Robert Owen fait de l’emploi rationnel des « nouveaux
pouvoirs scientifiques de production » le fondement d’une
« pleine abondance de jouissance et de luxe » (Courte
exposition d’un système social rationnel, Paris, 1848).
Marx lui saura gré d’avoir fait « sur le plan
théorique » du système de la fabrique «
le point de départ de la révolution sociale »
(Le Capital, Livre I, PUF, 1993, p. 563, note 322).
17 Saint-Simon décèle en effet dans la société
industrielle une tendance à substituer « l’administration
des choses » au « gouvernement des hommes ».
le prolétariat est une non-classe 18, le mouvement du prolétariat
est un mouvement non-politique, et l’état de communauté
créé par ce mouvement est un non-Etat. Comme le note
Etienne Balibar, si la politique et l’Etat sont alors rejetés
du côté de la mystification et de l’illusion,
c’est parce qu’ils impliquent que l’intérêt
particulier d’une classe soit travesti en intérêt
général : le prolétariat n’ayant pas
d’intérêt particulier à faire valoir,
il est logique qu’il veuille réaliser la suppression
pure et simple de l’Etat et de la politique 19.
On objectera que cette conception toute négative précède
l’élaboration proprement « scientifique »
du communisme. En tout état de cause, ce ne sont pas les
formulations de L’Idéologie allemande qui pourraient
justifier une telle objection. Alors que dans les Manuscrits de
1844 le communisme est invariablement référé
à un état de communauté à venir, dans
l’oeuvre de 1845 le terme articule trois idées, étroitement
liées entre elles.
L’innovation conceptuelle la plus importante consiste à
identifier le communisme au « mouvement réel qui abolit
l’état actuel des choses (die wirkliche Bewegung welche
den jetzigen Zustand aufhebt). » 20 Cette formule célèbre
s’oppose bien entendu à toute « imagination »
de la société future. Mais, dans sa signification
positive, elle renvoie au mouvement de concentration par lequel
les manufactures, et plus encore la grande industrie, agglomèrent
des masses de plus en plus grandes d’ouvriers, processus objectif
qui tend à substituer à l’isolement des ouvriers
en raison de la concurrence leur union à une échelle
de plus en plus large. La seconde acception, plus étroite,
du terme de « communisme » renvoie à l’«acte»
(Tat) soudain et simultané des peuples dominants 21. De toute
évidence, comme le contexte l’indique, l’enjeu
est d’écarter toute possibilité d’un communisme
purement local :
18 Le prolétariat est défini en 1843 comme «
une classe de la société civile qui n’est pas
une classe de la société civile » (Karl Marx,
Philosophie, op. cit, p. 106), c’est-à-dire comme une
classe universelle qui réalise en elle- même la dissolution
de toutes les classes. Voir aussi ibid., p. 391.
19 La Crainte des masses, Galilée, 1997, p. 182 et p. 228.
20 Karl Marx, Philosophie, op. cit, p. 321.
21 Ibid.
si le communisme en tant qu’action (Actio) n’est concevable
que comme « existence historique- mondiale » («
weltgeschichtliche » Existenz), c’est parce qu’il
présuppose un développement des forces productives
et des échanges qui se déroule d’emblée
sur le terrain de l’histoire mondiale. En ce sens, le communisme
comme « acte » procède encore du communisme comme
« mouvement réel ». Enfin, troisième idée,
le communisme comme « état existant » (Bestehende)
créé par le communisme comme action : un tel état
a ceci d’inédit qu’il rend impossible «
l’indépendance de tout état existant à
l’égard des individus (…) » 22. Par où
il faut entendre que seul le communisme rendra possible l’épanouissement
des aptitudes individuelles dans la mesure où il permettra
à chacun de déployer « une totalité de
facultés » correspondant à la totalité
des instruments de production engendrée par le développement
mondial des forces productives. Forces productives et instruments
de production ne feront donc plus face aux individus comme «
état existant » indépendant d’eux. Le
communisme comme « état existant » est donc la
« mise en action de soi complète, et non plus bornée
(vollständige, nicht mehr bornirte Selbstbetätigung) »
des individus. Bref, il accomplit le développement de l’individu
en « individu total » 23.
En nouant ainsi ces trois idées, celles de « mouvement
réel », d’ « acte » soudain et simultané,
et d’ « état existant », L’Idéologie
allemande reprend et approfondit toujours la même thèse
: la société communiste est le résultat nécessaire
du mouvement de la propriété privée et de l’industrie.
C’est en effet la grande industrie qui crée elle-même
les « présuppositions matérielles » (materiellen
Voraussetzungen) 24 de la constitution de « l’individu
total » :
22 Nous traduisons à partir du texte allemand établi
par l’Akademie Verlag, tel qu’il est publié dans
Marx-Engels Jahrbuch 2003, Berlin 2004, p. 79. « Das Bestehende
» signifie ici l’état durable instauré
par le communisme, soit ce que Marx appellera la « société
communiste ».
23 Le texte allemand parle littéralement d’ «
individus totaux (totalen Individuen) », cf. Marx-Engels Jahrbuch
2003, op. cit., p.90-91. L’idée que la société
communiste permet la jouissance de soi de l’individu à
travers le déploiement de toutes ses facultés et de
toutes ses forces se trouve déjà exprimée dans
le Catéchisme communiste de Moses Hess de 1844 (Jacques Grandjonc,
op. cit. p. 189-191).
24 Cette expression figure à la fin du chapitre XIII du
Livre I du Capital « La Machinerie et la grande industrie
», Quadrige /Puf, 2006, p. 565 (nous retraduisons Voraussetzungen
par « présuppositions » au lieu de « présupposés
»).
si d’un côté l’industrie moderne «
reproduit sous sa forme capitaliste l’ancienne division du
travail et ses particularités ossifiées », d’un
autre côté elle fait du remplacement de « l’individu
partiel » (Teilindividuum) par « l’individu totalement
développé » (total entwickelte Individuum) «
une question de vie et de mort » 25. En cela, elle agit tel
un ferment de dissolution de la forme capitaliste de production.
Quelle place une telle conception peut-elle ménager à
la politique, sinon purement négative ? Misère de
la philosophie (1847) peut bien reconnaître à la lutte
du prolétariat contre la bourgeoisie un caractère
« politique ». Mais c’est en un sens très
précis, qui est précisément tout négatif
: c’est en ce qu’elle s’oppose comme classe par
ses « coalitions » à la classe des capitalistes,
et non en ce qu’elle serait porteuse d’une acception
positive de la politique. Cet être-politique n’est politique
que par opposition, que comme « être-contre ».
On peut aller jusqu’à parler de la révolution
elle-même comme d’un acte politique, mais cela ne change
rien à l’affaire : la révolution elle-même
n’est politique que pour autant qu’elle renverse le
pouvoir ancien, donc là encore seulement de manière
négative. Il ne s’agit là en effet que de «
l’enveloppe politique » dont le socialisme doit au plus
vite se débarrasser 26. Car, après la chute de la
vieille société, il n’y aura plus ni «
domination de classe », ni « pouvoir politique proprement
dit ». 27 Faut-il considérer que Le Manifeste de 1848
et plus encore La Guerre civile en France de 1871 opèreront
un véritable tournant, en promouvant « un concept positif
de la politique » 28 ?
25 Le Capital, op. cit., p. 547-548. La formule « l’individu
totalement développé » fait directement écho
à celle de 1845 sur les « individus totaux» :
il n’y a à cet égard pas la moindre variation.
26 Critiques en marge de l’article « Le roi de Prusse
et la réforme sociale. Par un Prussien », in Jacques
Grandjonc, op. cit. , p. 162. Le terme d’ « enveloppe
» est très significatif : du point de vue de son contenu,
l’activité du socialisme est fondamentalement et exclusivement
sociale.
27 Misère de la philosophie, Editions sociales, 1968, p.
178-179.
28 Cf. Etienne Balibar, La crainte des masses, op. cit., p. 229.
On touche là à la question si controversée
du statut de la « dictature du prolétariat ».
Il est difficile de se satisfaire en la matière d’analogies
superficielles, comme celle qui consiste à rapprocher cette
dictature de l’institution temporaire (ne devant pas excéder
6 mois) qui portait ce même nom sous la République
romaine 29. En premier lieu, cette idée, d’origine
blanquiste, se répand dans le mouvement ouvrier au lendemain
de l’écrasement de la révolution de juin 1848.
Elle s’impose alors comme un enseignement à tirer de
l’échec 30. En second lieu, la dictature du prolétariat
est d’emblée comprise comme devant se poursuivre jusqu’à
l’avènement du communisme : il s’agit de soumettre
les classes privilégiées « à la dictature
des prolétaires en maintenant la révolution en permanence
jusqu’à la réalisation du communisme, qui doit
être la dernière forme de constitution de la famille
humaine » 31. On comprend dans ces conditions qu’Engels
juge bon d’insister sur le fait que c’est là
un processus s’étendant sur une longue durée
32. Mais le plus important est ailleurs. L’élaboration
de l’idée de dictature du prolétariat n’empêchera
pas le même concept de la politique de persister jusqu’au
bout. La politique est essentiellement violence, contrainte, coercition,
tant elle est indissolublement liée à l’Etat,
soit qu’il s’agisse de s’opposer à lui
en une contre- violence visant à le conquérir, soit
qu’il s’agisse de se servir de lui une fois sa conquête
faite, en exerçant la violence par son moyen 33. Dans ces
conditions, la fin de l’Etat et du gouvernement ne peut que
coïncider avec la fin de la politique. La distinction de l’étatique
et du politique ne peut donc être ici d’aucun secours
: une politique antiétatique serait encore ordonnée
dans sa logique la plus profonde à l’étatique
auquel elle s’oppose, dans la mesure même où
elle aurait toujours pour objectif la conquête du pouvoir
d’Etat. C’est pourquoi Marx et Engels ont toujours été
dans l’impossibilité de définir la ligne de
démarcation entre l’étatique et le politique
34. Il eût fallu pour cela penser la politique indépendamment
de l’Etat, et non pas seulement par opposition à lui.
29 Comme y invitent pourtant les auteurs de l’introduction
à la Critique du programme de Gotha publié dans le
cadre de la GEME (Editions sociales, 2008, p. 39).
30 Blanqui dira ainsi dans Le communisme, avenir de la société
(1869-1870) : « Un an de dictature parisienne en 48 aurait
épargné à la France et à l’histoire
le quart de siècle qui touche à son terme. S’il
en faut dix ans cette fois, qu’on n’hésite pas.
» in Maintenant, il faut des armes, op. cit., p. 221.
31 Marx, OEuvres IV, la Pléiade, 1994, p. 559.
32 Marx et Engels, Inventer l’inconnu, La fabrique éditions,
2008, p. 293-294.
33 Engels le dira avec force dans sa lettre à Bebel de mars
1875 : l’Etat n’est qu’une institution temporaire
dont on se sert « pour réprimer de force ses adversaires
», Inventer l’inconnu, op. cit., p. 288.
34 Comme le reconnaît très justement Balibar, op.
cit., p.230
Mais cela est justement exclu par le postulat d’une coïncidence
entre la fin de l’Etat et la fin de la politique. L’idée
remonte à Saint Simon, pour qui le gouvernement le moins
mauvais est celui qui gouverne le moins, dans la mesure où
gouverner consiste toujours peu ou prou à imposer l’arbitraire
d’une volonté à d’autres volontés.
L’idéal serait celui d’un gouvernement qui gouvernerait
selon la vérité ou selon la science, c’est-à-dire
d’un gouvernement qui tendrait à sa propre suppression
35. Car c’est bien la science qui découvre dans le
« mouvement réel » de l’industrie moderne
un mouvement d’extinction de la politique dans l’administration
de la production. Pour n’avoir jamais su dépasser cette
axiomatique, le « communisme scientifique » s’est
condamné à demeurer au mieux négativement politique,
sans jamais pouvoir être positivement politique.
Pierre DARDOT
35 Proudhon épouse cette idée dans Qu’est-ce
que la propriété ?: un « gouvernement vrai »
c’est un « gouvernement selon la science », si
bien qu’avec lui, « la souveraineté de la volonté
cède devant la souveraineté de la raison, et finira
par s’anéantir dans un socialisme scientifique »
(op. cit., p. 427).
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