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Origine :
Dardot Pierre , “ La subjectivation à l'épreuve
de la partition individuel-collectif ” ,
Revue du MAUSS, 2011/2 n° 38, p. 235-258.
http://www.cairn.info/revue-du-mauss-2011-2-page-235.htm
Pourquoi parler de “ subjectivation ” plutôt
que de “ sujet ” ?
On appellera “ subjectivation ” le processus par lequel
se constitue un sujet ou, plus exactement, une subjectivité.
“ Subjectivation ” fait immédiatement entendre
un rapport à “ subjectivité ” : ce qui
est une manière de dire que la subjectivité, loin
d’être une donnée première, est toujours
le résultat d’une subjectivation. On aura donc autant
de modes de subjectivation qu’il y a de façons, pour
un tel processus, de s’accomplir. On parlera de “ subjectivité
” plutôt que de “ sujet ”, dans la mesure
où la subjectivité se défi nit d’emblée
comme un rapport à soi-même. Afi n de prévenir
toute confusion, on précisera qu’il ne s’agit
pas ici du rapport réfl exif par lequel un ego se retire
dans la solitude de son intériorité, mais d’un
rapport à soi qui est d’ordre pratique. Autrement dit,
ce qui est en question, c’est une certaine action sur soi,
plus précisément ce que chacun fait de lui-même
en faisant quelque chose en relation avec les autres, aussi bien
en faisant quelque chose avec les autres que contre les autres.
Un mode de subjectivation est ainsi le processus par lequel se constitue
un certain rapport à soi, dans certaines conditions his toriques
données, processus qui est lui-même historique en ce
qu’il opère par transformation des modes antérieurs
de subjectivation.
1. Ce texte est la mise en forme de deux interventions faites,
l’une au colloque “ Figures du collectif ” de
Saint-Martin de Vignogoul (28 mai 2010) et l’autre à
celui sur “ Pratiques de la folie ” (11 juin 2010).
Bon nombre des précisions apportées ici doivent beaucoup
à la discussion à laquelle ces interventions ont donné
lieu.
Ce qui est une manière de dire qu’au cours de leur
histoire, les hommes n’ont jamais cessé d’être
produits ou de se produire eux-mêmes comme subjectivités,
sous des formes indéfiniment multiples et renouvelées.
En ce sens, les subjectivités sont toujours inscrites dans
une histoire qui est celle de leur propre constitution et de leur
propre transformation. L’histoire des subjectivités
n’est par conséquent rien d’autre que l’histoire
des processus de subjectivation.
Cependant, une fois cette définition générale
donnée, on peut distinguer deux grands types de subjectivation.
Selon un premier type, une subjectivité se constitue en fonction
de la manière dont le pouvoir investit l’individu en
le prenant pour cible d’une intervention spécifique
: le rapport à soi est alors l’effet d’une action
exercée par le pouvoir sur l’individu qui est pris
par lui comme objet, de sorte qu’on a là, si l’on
peut dire, une subjectivation en apparence paradoxale, puisque c’est
une subjectivation qui est dérivée d’une objectivation,
qui est comme produite par cette objectivation, ce qu’on pourrait
appeler une subjectivation par objectivation. C’est en étant
objectivé par une technique de pouvoir selon telle ou telle
“ pratique divisante ” fondant une classifi cation et
s’autorisant d’un savoir de type scientifique (le fou
et le sain d’esprit, le malade et l’homme en bonne santé,
le brave homme et le criminel, etc.) que l’individu est constitué
ou produit comme subjectivité. Étant regardé
ou objectivé comme malade, il se regarde lui-même comme
malade et se comporte comme tel. En d’autres termes, il “
n’agit qu’en étant lui-même agi ”
[Macherey, 2009, p. 77] par telle ou telle norme, son action sur
lui-même n’étant jamais que l’indice d’une
passivité fondamentale. Selon un second type, le rapport
à soi résulte de l’action accomplie par l’individu
sur lui-même : on a donc un travail d’autotransformation,
un travail de soi sur soi qui est une activité de formation
de soi, et non le simple effet d’un investissement opéré
par le pouvoir. Mais il faut bien comprendre qu’un tel travail
est toujours le fait de ceux-là mêmes qui sont ciblés
par des techniques de pouvoir et qui sont par là constitués
comme sujets. Il n’y a jamais, et il ne peut y avoir, de sujets
situés dans une pure position d’extériorité
relativement aux dispositifs de pouvoir. Il n’y a pas d’En
Dehors radical dont les sujets pourraient s’autoriser pour
lutter contre de tels dispositifs, pas d’“ intériorité
sauvage ” qui échapperait totalement à leur
action. Les sujets sont, en ce sens, toujours déjà
pris dans de tels dispositifs. En revanche, il y a une possibilité
qui est celle d’un retournement, d’un renversement ou
d’une torsion, par laquelle les sujets qui sont produits par
ces dispositifs entrent en rapport avec eux-mêmes afi n de
se transformer, de se réapproprier leur rapport à
eux-mêmes : la question est alors celle des techniques par
lesquelles les individus instaurent un rapport à soi autre
que celui qui est produit par le pouvoir, sans pour autant lui être
nécessairement opposé (il y a place à cet égard
pour des rapports de composition très divers : quelqu’un
qui est regardé comme malade peut se regarder lui-même,
non pas comme en bonne santé, mais comme expérimentant
une forme de vie échappant à la partition médicale
de la maladie et de la santé [Montaigne, 1992, p. 825]).
On doit donc distinguer deux types de rapports à soi : d’un
côté, un rapport à soi produit par la soumission
à une norme qui est celle du pouvoir, et en ce sens la subjectivation
consiste en un assujettissement à la norme, de l’autre,
un rapport à soi conquis contre le premier au prix d’un
travail d’autotransformation qui est hétéronormatif,
c’est-à-dire qui procède d’une autre ou
d’autres normes que celle que met en oeuvre le pouvoir, norme
qui peut être retournée le cas échéant
contre le pouvoir. Entre les deux types de subjectivation, la différence
tient ainsi au rapport que le rapport à soi entretient avec
le pouvoir et sa norme.
Les deux figures du collectif : la collection et l’être
collectif
Quel intérêt peut-il y avoir, dans ces conditions,
à examiner la question de la subjectivation à partir
de la dualité de l’individuel et du collectif, étant
entendu que l’individuel et le collectif renvoient à
deux dimensions de l’existence humaine ? Quelle lumière
peut-on en attendre relativement à la compréhension
des processus de subjectivation en cours dans nos sociétés
? Afi n d’en décider, il convient de considérer
de plus près cette dualité de l’individuel et
du collectif : à quelles conditions une telle dualité
devient-elle une opposition ? Et en quoi cette opposition peut-elle
affecter les processus de subjectivation jusqu’à déterminer,
le cas échéant, des formes de subjectivation collectives
?
On peut, tout d’abord, mentionner le sens philosophique du
mot “ individu ”, celui qui procède directement
de l’étymologie (in-dividuum), et qui fait de l’individu
un indivisible ou un élément en deçà
duquel on ne peut plus descendre (donc le terme d’une décomposition
analytique), sans qu’il soit d’ailleurs, par là,
impliqué qu’on parle exclusivement de l’être
humain. On parlera alors de l’individu comme d’une réalité
ultime et dernière. On trouve dans la scolastique l’expression
remarquable de species infi ma qui sera reprise plus tard par Leibniz
[2001, p. 214] : l’individu c’est l’“ espèce
dernière2 ”. Si l’on opère une division
en partant d’une espèce quelle qu’elle soit,
il arrivera un moment où l’on atteindra l’espèce
de degré inférieur qui est telle qu’on ne peut
plus descendre en deçà. Selon cette acception, deux
individus diffèrent nécessairement l’un de l’autre
par quelque caractère interne, et pas seulement par le nombre
: deux individus qui seraient en tout point identiques mais qui
diffèreraient seulement par le nombre (solo numero) ne seraient
pas deux individus mais le même individu. Un individu est
en ce sens un “ être réel ”, alors qu’une
simple collection (un tas de pierres ou un troupeau) forme tout
au plus un “ être d’agrégation ”
(Leibniz). L’unicité et l’indivisibilité
caractérisent donc l’individu.
Dans cette ontologie, toute la réalité est du côté
de l’individu, un être d’agrégation n’est
pas vraiment un être3. Pour tombée en désuétude
qu’elle soit, cette signification conserve encore suffisamment
de force pour nourrir nombre d’emplois de ce terme, comme
nous aurons bientôt l’occasion de nous en convaincre.
Cependant, lorsqu’on parle sans plus, aujourd’hui,
d’“ un individu ”, et ce depuis le XVIIe siècle,
c’est pour signifi er par là une personne indéterminée,
soit un échantillon quelconque de l’espèce humaine,
littéralement “ quelque un4 ”. Il n’y a
rien là qui puisse fonder une opposition de l’individuel
au collectif
2. Leibniz généralise alors à toutes les substances
ce qui est affirmé, par saint Thomas, des anges ou des intelligences.
3. Pour reprendre la célèbre formule de Leibniz dans
sa lettre à Arnauld du 30 avril 1687 [1972, p. 252] : “
Ce qui n’est pas véritablement un être n’est
pas non plus véritablement un être. ”
4. Sur la distinction de ce sens courant d’avec le sens philosophique
hérité de la tradition, voir Vincent Descombes [1992].
. Ce qui se présente plutôt à l’esprit,
c’est une différence d’échelle qui est
avant tout fonction du nombre : on a affaire à du collectif
dès qu’on passe de l’unité numérique
à la pluralité, donc dès qu’on passe
de “ un seul ” à “ plusieurs ”, que
ce “ plusieurs ” soit seulement un “ quelquesuns
” ou qu’il soit un “ grand nombre ” ou une
“ multitude ”, ou encore qu’il soit un “
tous ”, c’est-à-dire qu’il comprenne tous
les membres de l’espèce humaine. La pluralité
qui est corrélative de l’individu est donc une pluralité
indéfi nie susceptible de degrés très variés
d’extension numérique. Toute collection d’individus,
quelle que soit son importance numérique, constitue dès
lors une telle pluralité. Sous cette première fi gure,
celle de la collection, le collectif ne s’oppose pas à
l’individu, soit parce qu’il n’a pas de réalité
propre, l’individu seul en ayant une, soit parce que le passage
de l’individu au collectif coïncide avec le passage de
l’unité à la pluralité.
Pourtant, on oppose aujourd’hui couramment l’individuel
et le collectif comme s’il y avait là, non pas simplement
deux dimensions de l’existence humaine, mais deux systèmes
de valorisation antagonistes, l’atome égoïste
d’un côté et le tout solidaire de l’autre,
ou encore, si l’on adopte un point de vue directement opposé,
l’indépendance d’un côté et le nivellement
ou l’uniformisation de l’autre. Par parenthèses,
on voit ici que l’image de l’atome renvoie encore à
l’étymologie de l’indivisible. Mais elle se trouve
cette fois-ci investie d’une signifi cation négative
qui pointe une valorisation indue : ce n’est donc pas que
l’individu soit l’unique réalité (comme
c’est le cas pour l’ontologie dont il a été
précédemment question), c’est qu’on voudrait,
par l’affirmation de l’autosuffisance de l’individu,
amputer l’existence humaine d’une dimension qui lui
est essentielle et qui est celle de la société. Inversement,
à protester contre l’écrasement de l’individu
par la société, on attribue par là, à
cette dernière, un indice de réalité d’autant
plus fort que la menace pour l’existence de l’individu
est jugée sérieuse5. On bâtit ainsi une opposition
entre l’individualisme et le collectivisme, ou encore entre
l’individualisme et le holisme, comme on aime à dire
aujourd’hui à partir de l’opposition anthropologique
construite par Louis Dumont, en donnant à entendre que l’individualisme
serait la valorisation de l’individu aux dépens du
lien social et le collectivisme la valorisation du collectif aux
dépens de l’individu.
5. D’où la difficulté, voire la contradiction
insurmontable, qu’il y a à dénier à la
société toute réalité (on se souvient
du fameux “ La société n’existe pas ”
de Margaret Thatcher) tout en la créditant d’une puissance
formidable susceptible d’anéantir l’individu.
Il ne faut pas oublier qu’un Pierre Leroux, saint-simonien
dissident, inventeur du mot “ socialisme ” en 1834,
donne tout d’abord à ce terme un sens négatif,
le socialisme était selon lui l’“ exagération
” de la société. Il faut également garder
en mémoire que, lorsqu’il fait son apparition en 1826
sous la plume d’un autre saint-simonien, P.-J. Rouen, le terme
opposé d’“ individualisme ” prend aussi
une acception négative puisqu’il renvoie à l’égoïsme
consacré par la doctrine économique du laissez-faire6,
de sorte que Pierre Leroux peut défi nir l’individualisme
comme l’“ exagération ” de l’individu
en symétrie avec sa défi nition du socialisme comme
exagération de la société [1994, p. 247-249].
Cette opposition n’est pas sans se perpétuer aujourd’hui,
sous des formes diverses : ainsi, lorsqu’on caractérise
la période ouverte à la fi n des années 1970
par le triomphe de l’individualisme et, corrélativement,
par le recul ou la perte du sens du collectif, dans la mesure où
une telle appréciation n’est pas sans impliquer une
certaine valorisation de ce sens dont on déplore la perte.
Indéniablement, ce qui se propose à nous sous cette
seconde fi gure du collectif, c’est tout autre chose que la
collection : au lieu du collectif comme collection, on a plutôt
affaire au collectif comme tout. Il faut noter que holisme vient
du grec holon qui signifi e justement “ tout ”, à
la différence de pan qui vient de pâs (sens partitif
: chaque, chacun), et qui signifi e l’ensemble, comme dans
pandémie ou panoptique, où la vision est totale en
ce sens que tous les prisonniers sont à chaque instant exposés
à la surveillance du gardien). Le tout pris en ce sens constitue
un véritable être collectif, irréductible comme
tel aux individus qui en font partie. La relation est alors celle
du tout à ses parties, non celle, plus lâche, des éléments
à un ensemble.
C’est ce que dit Aristote dans le livre ? de la Métaphysique
[1974, p. 312-314] : un tout est ce qui ne manque d’aucune
de ses parties constituantes, alors qu’une somme ou un ensemble
se dit de toutes les choses pour lesquelles la position des unités
est indifférente (ce qui est précisément le
cas du nombre).
6. Égoïsme que résume la formule : “ chacun
chez soi, chacun pour soi ” [Chanial, 2009, p. 184 et sqq.]
Si l’on résume, “ collectif ” (collectum,
supin de colligere qui signifi e “ réunir ”)
s’entend pour l’essentiel de deux manières :
1) ou bien la réunion de plusieurs éléments
forme un ensemble, littéralement une collection, quel que
soit le lien existant entre les éléments eux-mêmes,
ce qui peut fort bien signifi er que ce lien est adventice et extérieur
aux individus, c’est-à-dire uniquement le fait d’un
acte de dénombrement qui aurait pu tout aussi bien ne pas
exister ; 2) ou bien la réunion produit un être totalement
différent (toto genere) de ses éléments qui
acquiert par là une vie et une existence indépendante
en tant que tout, il s’agit donc du tout en tant qu’il
est irréductible à une simple collection, donc de
l’être collectif comme être moral ou spirituel
supérieur à l’individu : la “ Nation ”,
la “ Société ”, la “ Collectivité
”, la “ Communauté ”, de quelque nom qu’on
le baptise, l’“ Humanité ” de Pierre Leroux
ou le “ Grand Être ” d’Auguste Comte, etc.
Toute la question est alors de savoir quel est le statut qu’il
faut accorder à cet être moral. Pour toute une tradition
de philosophie politique (de Hobbes à Renan en passant par
Rousseau), un tel être est lui-même un individu de degré
supérieur : comme tout il est un individu qui est fait d’individus,
il est, très exactement, un “ individu collectif ”,
selon l’expression de Vincent Descombes [1992] reprise de
Louis Dumont. Par exemple, on dira d’une nation qu’elle
constitue, dans ses rapports avec l’étranger, c’est-à-dire
avec les autres nations, un individu (Rousseau parle même
d’“ être simple ”), alors que, dans son
rapport interne à ses membres que sont les citoyens, elle
n’est jamais qu’une “ collection d’individus7
”. D’où le problème de la réalité
d’une entité comme l’Humanité : dans la
mesure où cette dernière peut difficilement prétendre
constituer à son tour un individu composé de ces individus
que sont les nations - puisque lui fait défaut cette relation
à un autre individu du même genre qui lui serait extérieur
- faut-il se résoudre à ne voir en elle qu’une
simple fi ction ? Bref, tant que le collectif se réduit à
la pluralité indéfi ie de la collection, aucune opposition
n’est concevable entre le collectif et l’individuel.
Mais dès l’instant que le collectif prend par totalisation
et 7. Encore faut-il préciser que cela ne vaut que pour le
rapport du souverain aux citoyens (c’est-à-dire aux
individus en tant qu’ils ont une volonté générale),
et non aux particuliers (c’est-à-dire aux individus
en tant qu’ils ont une volonté particulière)
:
car si le souverain n’est rien d’autre que l’ensemble
des citoyens, il n’en forme pas moins un tout indivis relativement
à chaque particulier (il est donc irréductible à
une simple collection de particuliers).
intégration la figure d’un individu ou d’un
organisme supérieur à ses membres, l’opposition
ne peut que se cristalliser. Tout est ici fonction de la façon
dont on conçoit les deux figures du collectif : d’un
côté, une collection d’individus qui ne doivent
d’être réunis qu’au fait de partager une
propriété commune, ce que le latin exprimera par le
distributif omnis, de l’autre, un tout intégral auquel
ne manque aucune de ses parties, ce que le latin exprimera par totus
; ainsi, comme le note Vincent Descombes [ibid.], omnis homo, tout
homme au sens de chaque homme, renvoie à un tout distributif,
tandis que totus homo, un homme total, renvoie à un tout
collectif ou intégral8.
Si l’on opère cette distinction entre le collectif
comme collection et le collectif comme tout intégratif ou
comme communauté, entre le collectif comme totalisation-sommation
et le collectif comme totalisation intégrative, il faut alors
se demander dans quelle mesure la subjectivation est susceptible
de s’inscrire elle-même à l’intérieur
de cette dualité : peut-il y avoir subjectivation collective
si le collectif n’excède pas la collection ou l’ensemble
? Car comment envisager qu’une collection, qui est par elle-même
dépourvue d’unité, puisse se rapporter à
elle-même de quelque façon que ce soit ? À l’inverse,
si l’on a en vue la formation d’un tout collectif, faut-il
donc opposer entre elles subjectivation individuelle et subjectivation
collective, comme si l’opposition des deux formes de subjectivation
prolongeait l’opposition de valeur entre l’individu
et le collectif ? Plus largement, et au-delà, ne peut-on
sortir de cette alternative du collectif-collection et du collectif-être
collectif ? Ne convient-il pas, au contraire, de déplacer
les lignes et de dénoncer cette opposition comme inconsistante
?
Le “ gouvernement par l’individualisation ”
: “ omnes et singulatim ”
Gouverner définit un exercice spécifique du pouvoir,
celui qui consiste à conduire des conduites ou à agir
sur des actions possibles, mode d’action qui n’est réductible
ni à la violence ni au lien volontaire du contrat [Dreyfus
et Rabinow, 1984, p. 313-314].
8. On peut rendre sensible à cette distinction en considérant
la différence qu’il y a entre “ être un
français ” et “ être français ”
: la première expression signifie être un élément
parmi d’autres dans une collection, ici celle de la population,
la seconde appartenir à un tout supérieur, en l’occurrence
celui de la nation.
Pour Pierre-Henri Castel [2009, p. 226], cette idée est
sous-tendue par “ un concept de l’action impossible
à défendre ” : au nom de l’identité
sémantique du verbe “ faire ” dans “ faire
” et “ faire faire ”, il conteste qu’on
puisse agir sur des actions “ possibles ” ; selon lui,
on ne peut agir que sur des actions déjà faites, dont
l’issue est déjà connue9. Foucault avait pourtant
prévenu qu’il jouait intentionnellement sur l’équivoque
du verbe “ conduire ”, qui signifi e à la fois
mener les autres et se comporter dans un champ plus ou moins ouvert
de possibilités [Dreyfus et Rabinow, ibid., p. 314].
Conduire la conduite correspond par conséquent à
un mode d’action oblique et indirect : non pas commander directement
à des individus d’agir de telle ou telle manière,
mais aménager par avance un espace de possibilités
tel que les individus auront à y inscrire leur propre action.
Un tel mode d’action présuppose que l’on ait
affaire à des “ sujets libres ”, c’est-à-dire
à des sujets qui ont devant eux un champ de possibilités
où plusieurs conduites peuvent prendre place. Plus largement,
ce qui est en cause, c’est le sens élargi du terme
de “ discipline ” : non pas la discipline comme fabrique
de corps dociles (dans l’atelier, l’asile ou la prison),
mais la discipline comme structuration du champ d’action des
individus10. On aura une illustration très parlante de ce
mode d’action si l’on se reporte aux propos de Marie-Anne
Montchamp, présidente de la fondation “ FundaMental
”. Opposant deux approches des troubles psychiques, l’approche
“ curative ” classique et l’approche en termes
de “ santé mentale ”, cette dernière caractérise
ainsi cette seconde approche :
il s’agit d’“ une autre approche qui est de créer
les conditions pour que la personne puisse produire à sa
manière et avec ses stratégies propres, pour parvenir
au résultat que l’on attend d’elle ” [Borrel,
2010, p. 131]. Tout est dit : on n’entend pas dicter à
la personne ce que l’on attend d’elle, mais agir en
amont sur les conditions de son action pour l’amener à
faire par elle-même ce que l’on attend d’elle.
Nul besoin pour cela de supposer un mystérieux “ acteur
des acteurs ” ou un quelconque “ faire faire ”
transcendant au “ faire ” [Castel, 2009, p. 226] : il
s’agit simplement d’aménager un cadre à
l’intérieur duquel les actions des autres auront à
s’inscrire.
9. “ En somme, on ne peut donc pas agir sur des possibilités
d’action, mais sur des actions allant à leur dernier
terme et qui ont déjà produit leur effet. ”
10. La discipline comprise en ce sens correspond proprement à
l’acte par lequel le cadre se trouve prédéfini
et mis en place.
acteurs ” ou un quelconque “ faire faire ” transcendant
au “ faire ” [Castel, 2009, p. 226] : il s’agit
simplement d’aménager un cadre à l’intérieur
duquel les actions des autres auront à s’inscrire.
C’est là ce que Foucault appelle “ gouvernementalité
”.
Ce mode de gouvernement a pour objet les hommes pris à la
fois collectivement et individuellement. En ce sens, il implique
que soient révoquées les métaphores célèbres
du timonier et du pilote qui, dans de nombreux textes de l’Antiquité
grecque, ont pour fonction de penser le rapport de l’homme
politique à la cité. Car, ce sur quoi porte l’acte
de gouverner ce ne sont pas les individus en tant que tels, c’est
la cité considérée comme un tout (holon), c’est
donc le navire en tant que tel et seulement indirectement les membres
de l’équipage. Pour le dire avec Foucault : “
C’est la cité dans sa réalité substantielle,
dans son unité, avec sa survie possible ou sa disparition
éventuelle, c’est cela qui est l’objet du gouvernement,
la cible du gouvernement. Les hommes, eux, ne sont gouvernés
qu’indirectement, dans la mesure où ils sont embarqués
eux aussi sur le navire. ” [2004, p. 127]. Rien n’est
plus signifi catif à cet égard que la façon
dont Platon établit un parallèle constant entre l’individu
et la cité, donnant par là à entendre que la
cité, comme un individu, entre en rapport avec elle-même
et constitue en ce sens comme lui un sujet de connaissance et de
conduite11. Si la métaphore du pilote est constamment convoquée
pour signifi er ce rapport du dirigeant à la cité,
celle du pasteur est en revanche explicitement récusée
dans Le Politique. Le dirigeant commande, il prescrit, et c’est
précisément la raison pour laquelle il ne peut être
un berger et, si, du temps de Kronos, les dieux faisaient paître
les hommes, c’était précisément que la
politique n’existait pas encore.
On a donc un lien direct entre la définition de l’art
politique comme art de commander et la récusation de l’idée
du magistrat-pasteur.
Inversement, on a un lien non moins direct entre le recours au
modèle pastoral et une redéfinition de l’art
politique impliquant un abandon du primat du commandement.
11. Cf. en particulier la fin de l’Alcibiade, la récurrence
frappante du “ vous ” qui renvoie à l’expression
“ toi et la cité ” adressée par Socrate
à Alcibiade en 134d-134e [1999, p. 187-188].
En quoi consiste pour l’essentiel une telle redéfinition
? Foucault dégage trois grands traits du pouvoir pastoral
tel qu’il apparaît entre le IIIe et le VIe siècle
à travers la mise en place des églises et des communautés
monastiques chrétiennes : en premier lieu, c’est un
pouvoir qui s’exerce sur une multiplicité davantage
que sur un territoire ; en second lieu, c’est un pouvoir de
soin qui est finalisé (il vise au salut de ceux qui lui sont
confi és) ; en troisième lieu, c’est enfin un
pouvoir individualisant “ qui vise à la fois tous et
chacun dans leur paradoxale équivalence, et non pas l’unité
supérieure formée par le tout ” [ibid., p. 133],
de sorte qu’on a affaire à une totalisation distributive
et non à une totalisation par unification dans un individu
supérieur. Omnes et singulatim, telle est la formule du pouvoir
pastoral, ce qu’on pourrait traduire par “ tous et un
par un ” (omnes est le pluriel de omnis et singulatim signifie
littéralement “ individuellement ”). Il convient
de bien entendre le “ et ” de cette formule : il signifie
que “ tous ” ne peut être atteint que par le “
un par un ”, il exclut donc absolument que l’on puisse
substituer à cette formule une formule du genre totus et
singulatim, qui, de plus, ne voudrait rien dire, dans la mesure
où le tout intégral ne peut qu’exclure le “
un par un ”. Foucault distingue, à cet égard,
plusieurs modes spécifiques d’individualisation propres
au pouvoir pastoral (décompte analytique des mérites
et des démérites, inscription dans de multiples réseaux
de servitude et d’obéissance, production d’une
vérité intérieure cachée) en soulignant
que c’est notamment par là que le pastorat esquisse
la gouvernementalité [ibid., p. 187].
Si cette dernière hérite en effet du modèle
du pouvoir pastoral, c’est dans la mesure où elle s’articule
autour de deux pôles, d’un côté le pôle
“ globalisant et quantitatif ” de la population, de
l’autre le pôle “ analytique ” de l’individu,
de telle sorte qu’on a affaire à une combinaison inédite
et complexe “ de techniques d’individualisation et de
procédures totalisatrices ” [Dreyfus et Rabinow, 1984,
p. 304-308]. De même que le pasteur ou le berger dénombre
matin et soir toutes les brebis de son troupeau, a l’oeil
sur toutes et sur chacune, de même le gouvernement moderne
opère par dénombrement et par mise en série
tout en veillant au sort de chacun pris en particulier. De ce point
de vue, la statistique comme “ connaissance de l’État
” acquiert une importance décisive en faisant apparaître
une “ distribution de cas ” à l’échelle
des populations (par exemple, pour l’appréciation des
risques de mortalité entraînés par telle ou
telle maladie [Foucault, 2004, p. 62, 104, 107-108, 280]. Il convient
toutefois de préciser qu’entre les deux niveaux, celui
des individus et celui de la population, il y a une relation très
particulière qui est d’instrument à fi n : le
gouvernement des individus est le moyen du gouvernement des populations,
si bien que la formule de la gouvernementalité est précisément
“ le gouvernement de tous par le gouvernement de chacun ”.
Dans cette perspective, l’individu n’est pas un indivisible,
il n’est pas la donnée première, mais le résultat
d’une individualisation par des techniques de pouvoir, l’effet
d’un découpage opéré à l’intérieur
d’une multiplicité par la norme. Comme le fait très
justement Marx à l’encontre de l’illusion d’un
“ individu naturel ”, l’individu n’est jamais
qu’un “ individu individualisé ”, c’est-à-dire
fait ou produit comme individu à l’intérieur
d’une société donnée [Marx et Engels,
1974, p. 115]12.
Ce mode de gouvernement qui procède par individualisation
est aujourd’hui encore le nôtre. On peut même
dire que jamais l’exigence d’individualisation n’a
été poussée aussi loin depuis l’avènement
de la gouvernementalité néolibérale, c’est-à-dire
de cette forme de gouvernementalité très particulière
qui accomplit une véritable mutation à l’intérieur
du symbolique en faisant de l’entreprise le modèle
même de toute subjectivation13. On peut aujourd’hui
le vérifier aisément. Il suffi t pour cela d’opérer
une simple traduction : le “ un par un ” de singulatim
devient alors le “ au cas par cas ” de la politique
actuelle, tant à l’égard des sans-papiers qu’à
l’égard des candidats à la retraite14. Mieux,
cette exigence d’individualisation est assumée sans
complexe aucun dans le domaine de la politique de “ santé
mentale ”. La présidente de FundaMental, citée
plus haut, affirme ainsi : “ On voit aujourd’hui qu’il
est indispensable que la recherche pluridisciplinaire travaille
sur ces sujets pour arriver à proposer des diagnostics intelligents
autour du patient, en admettant que chacun est différent.
12. Marx parle précisément “ du singulier singularisé
” (des vereinzelten Einzelnen), mais au sens où le
singulier s’identifie à l’individu.
13. Cela est vrai aussi bien de la subjectivation collective à
l’échelle nationale (“ l’entreprise-France
”) que de la subjectivation individuelle (“ l’individu-entreprise
”, figure subjective que le dispositif de l’auto-entreprenariat
a pour fonction principale de stimuler et de diffuser).
14. Cette logique est toujours maintenue, en dépit d’un
recul du gouvernement sur la question des normes de régularisation
des sans-papiers, et elle continue d’inspirer en profondeur
le projet relatif aux retraites, même si c’est dorénavant
à un médecin qu’il appartiendra de vérifier
que le métier a bien été “ usant ”
pour chaque salarié pris individuellement.
Demain, il faudra qu’on puisse passer commande à des
laboratoires pharmaceutiques pour produire des molécules
configurées ou adaptées à des situations quasi
individualisées. ” [Borrel, 2010, p. 134]15.
Ce qu’il y a de remarquable dans ce propos, c’est qu’il
lie étroitement l’exigence d’individualisation
à l’impératif de la performance dans la “
compétition économique ”. Ce qui est en question
n’est en effet rien d’autre que le “ bien-être
psychique ” ou le “ mieuxêtre psychique ”
requis “ pour produire son plein résultat ” [ibid.,
p. 131-132]. Chez certains auteurs, l’exigence est explicitement
celle d’une amélioration indéfi nie de notre
fonctionnement cérébral permettant à chacun
de s’assurer un “ avantage compétitif ”
dans sa relation avec les autres ; sa formulation la plus aboutie
est “ mieux que bien ” (Better than Well)16.
On touche ici à un point fondamental. On a affaire à
une forme de pouvoir qui, d’une part, classe les individus
en catégories et les individualise sur ce mode, et qui, d’autre
part, attache chaque individu à une identité par une
certaine conscience ou connaissance de soi [Dreyfus et Rabinow,
1984, p. 302-303]. Il s’agit de deux volets parfaitement complémentaires.
La fiction naturaliste de l’“ individu-cerveau ”
(au sens précis que Bentham donne au terme de “ fiction
”) prête son appui au gouvernement par l’individualisation.
L’objectif est de transformer le rapport de chacun à
lui-même de manière à obtenir qu’il prenne
soin au mieux son cerveau. Pierre-Henri Castel [2009, p. 101] parle
très justement, à ce sujet, d’“ individualisation
cérébrale ” : le cerveau neuroscientifi que
permet d’apposer le sceau de l’objectivité sur
l’idée que l’individu est susceptible d’une
défi nition substantielle et fait du rapport personnel de
l’individu à son cerveau un enjeu essentiel, en ce
sens qu’“ il faut désormais prendre soin de son
cerveau pour pouvoir s’adapter à la vie sociale et
s’y imposer comme individu ”.
15.Nous soulignons. Au passage, on voit combien il est erroné
de dénoncer dans le néolibéralisme une méconnaissance
de cette “ vérité ” que “ chacun
est différent des autres ”.
16. Voir à ce sujet les auteurs cités par Bernard
Baertschi [2009, p. 116-117et p. 122 123]. Carl Elliott, William
Safire et Anjan Chatterjee établissent significativement
un parallèle entre neuroamélioration et chirurgie
esthétique, soit entre “ neurologie cosmétique
” et “ chirurgie cosmétique ”.
On comprend, à la lumière de toutes ces considérations,
qu’il serait parfaitement stérile et inopérant
d’opposer abstraitement le collectif à l’“
individualisme ” régnant. Il faut sortir de la fausse
alternative de l’individualisme et du communautarisme, de
l’individu coupé des autres et de la chaleur fusionnelle
de la Gemeinschaft17. Il faut lutter et contre l’individualisation
et contre la totalisation qui en est le corrélat indissociable
au lieu de dresser l’individualité contre le “
monstre froid ” de l’État ou de célébrer
les vertus de la communauté traditionnelle contre le “
chacun pour soi ” [Dreyfus et Rabinow, 1984, p. 308]18. Toute
la question est de savoir identifi er précisément
la forme du collectif produite par la gouvernementalité en
fonction du type d’individualisation qui lui est propre. Il
se dégage de ce qui a été dit qu’on a
affaire à un certain type de subjectivation collective qui
relève indéniablement de la collection19 et non du
tout supérieur de type intégratif. L’objectif
du gouvernement étant la population, cette dernière
est constituée à la fois comme objet et sujet : elle
est un objet ou une cible, ce sur quoi l’on dirige certains
mécanismes pour obtenir certains effets, mais en même
temps elle apparaît comme un “ nouveau sujet collectif
” puisque “ c’est à elle qu’on demande
de se conduire de telle ou telle façon ” [Foucault,
2004, p. 44]. Un tel sujet collectif est donc bien le résultat
d’une subjectivation collective, et, s’il est un sujet,
ce n’est pas en tant qu’il serait pourvu d’une
conscience de soi collective, mais d’abord et avant tout parce
qu’il se comporte ou conduit d’une certaine façon,
façon qui n’est jamais que l’effet d’une
intervention du pouvoir qui le vise (conformément au premier
type de subjectivation dégagé au début de ce
texte). Ce sujet collectif est donc constitué comme un sujet
agissant, de sorte que, si rapport à soi il y a, celui-ci
est fondamentalement d’ordre pratique (conformément
au sens général donné au terme même de
“ subjectivation ” au début de ce texte).
17. Ce terme a, en allemand, le sens de “ communauté
”, le plus souvent comprise comme réalité organique
et indivise.
18. Dans Le Souci de soi [1984, p. 56], Foucault distingue trois
significations du terme d’“ individualisme ” à
propos du monde hellénistique et romain : 1) la valorisation
de l’individu aux dépens de son groupe d’appartenance
; 2) la valorisation de la vie privée (par exemple la vie
de famille) ; 3) l’intensité des rapports à
soi en tant qu’ils procèdent d’une pratique de
transformation de soi. Les deux premières significations
s’inscrivent parfaitement dans la partition individuel/collectif,
bien loin qu’elles puissent la déjouer ou en perturber
le jeu. Seule la troisième ouvre sur une autre possibilité,
celle de la remise en cause de cette partition.
19. Foucault désigne expressément la population comme
“ un ensemble d’éléments ” [2004,
p. 76-77].
Cependant, ce sujet collectif n’est pas une collection comme
les autres, précisément en ce qu’il relève
d’une totalisation qui procède elle-même d’une
individualisation. Entre la collection qu’est un troupeau
d’animaux sauvages et la collection qu’est un troupeau
de brebis, il y a déjà cette différence que
le second troupeau possède une certaine unité qui
est due à l’activité de soin prodiguée
par le pasteur ou le berger à chacune des brebis. L’invocation
de la “ pulsion grégaire ” ne suffi t pas à
différencier les deux collections, comme Freud le fait remarquer
contre Trotter dans son essai sur la psychologie des foules : car
alors “ le pasteur manque au troupeau ” [Freud, 1988,
p. 185], ce qui interdit de rendre compte de la cohésion
propre à ce type de “ troupeau ”, puisque cette
dernière vient du double lien existant entre chaque membre
et le pasteur tout comme entre chaque membre et tous les autres.
Mais, de plus, s’agissant du gouvernement des populations,
il faut préciser qu’il poursuit un tout autre objectif
que le salut, celui du bien-être, de la santé, de la
sécurité, de la protection contre les accidents, etc.
Il faut aussi souligner à quel point ce mode de gouvernement
réalise une sorte d’extension du pouvoir pastoral,
lié jusque-là à une institution religieuse
particulière (l’Église), à l’ensemble
du corps social. Il faut enfi n préciser que cette extension
n’a pu se faire qu’au prix d’une multiplication
des pouvoirs : on n’a donc plus affaire à un pasteur
ou un chef, mais à un essaimage des foyers de pouvoir à
travers toute la société, ce qui exclut que la cohésion
puisse venir de la relation de soumission directe et personnelle
à un dirigeant ou gouvernant20. La gouvernementalité
moderne réalise l’individualisation en prenant appui
sur une multiplicité de pouvoirs (famille, éducation,
employeurs, médecine, psychiatrie, etc.) et non sur un pouvoir
central exercé par une seule personne. On a donc une collection
organisée à partir de techniques d’individualisation
mises en oeuvre par des pouvoirs multiples, ce qui interdit de la
réduire à une simple sommation d’éléments
indifférents les uns aux autres.
20. Sur ces trois points qui différencient la gouvernementalité
du pastorat, voir Hubert Dreyfus et Paul Rabinow [1984, p. 306-307].
On distinguera à l’intérieur de la première
figure du collectif, celle de la collection, entre la collection
constituée par simple sommation et la collection constituée
par individualisation (le “ troupeau ” du pastorat ou
la “ population ” de la gouvernementalité)21.
Les singularités et l’agir commun
Toute la question est de savoir si l’on peut sortir de l’“
alternative ” de la collection et du tout intégratif,
quelle que soit la forme prise par la collection. En réalité,
entre les deux, il n’y a pas vraiment alternative ou opposition
excluante. Il y a seulement une partition à laquelle il faut
impérativement se soustraire. En particulier, il serait vain,
et dangereux, de chercher à prendre appui sur la totalisation
par individualisation pour mieux faire échec à la
totalisation productrice d’une unité supérieure,
au motif que cette dernière serait négatrice de l’individualité,
en mettant en balance différentes formes de l’individualisation,
par exemple en préconisant un type d’individualisation
qui induirait un renforcement de l’“ autonomie ”
de l’individu. Ce qui est préconisé par là
n’est autre que la “ solution ” connue sous le
nom d’empowerment :
prenant acte de l’irréversibilité du tournant
néolibéral, on cherche à aménager un
fi let de protection sociale censé permettre à l’individu
de mieux supporter le choc de la concurrence. Accepter cette préconisation
serait accepter de se situer de fait sur le terrain de la gouvernementalité
dominante, au lieu de construire les conditions d’une véritable
résistance portée à la hauteur de cette logique
normative.
En fait, ce qui est plus profondément en cause, à
travers cette attitude, c’est la différence entre la
singularité et l’individualité, différence
qui interdit de rattacher la singularité à la partition
de l’individuel et du collectif.
Quelques distinctions s’imposent ici. La singularité
n’est pas stricto sensu le singulier. En effet, le singulier
ou bien relève de la partition grammaticale des genres (le
singulier dans sa relation au pluriel), ou bien ressortit au domaine
de la quantité logique. Dans 21. La faiblesse de la position
de Rousseau est justement d’opposer abstraitement l’“
agrégation ” à l’“ association ”
(soit la collection-sommation à la totalisation intégrative)
sans prendre la peine de distinguer entre différentes formes
de collection [Rousseau, 2001, p. 54]. Rappelons que le mot “
agrégation ” vient du latin grex qui signifie “
troupeau ”.
ce dernier cas, on convient de distinguer trois types de jugements
ou de propositions en fonction des trois statuts possibles du sujet
de la proposition : si le sujet est tout d’abord universel,
il est quantifié par un “ tous ”, et on est alors
en présence d’une proposition universelle (“
tous les hommes sont mortels ”) ; s’il est ensuite particulier,
il est quantifié par un “ quelques ”, et on a
affaire à une proposition particulière (“ quelques
hommes sont mortels ”) ; s’il est enfin singulier, son
extension est réduite à “ un seul ”, et
on a une proposition singulière (“ Caïus est mortel
”). Ce qui est donc en question ici, c’est, semble-t-il,
la pure extension numérique : “ un seul ”, “
quelques ” pris indéterminément, ou “
tous ”. “ Universelle ” qualifi e une proposition
qui attribue une certaine propriété à “
tous ” les individus membres d’un genre. “ Particulière
” une proposition qui opère cette attribution seulement
à “ plusieurs ” de ces individus.
“ Singulière ” une proposition qui restreint
explicitement cette attribution à “ un seul ”
individu. On voit qu’il existe un certain rapport entre la
singularité comme quantité logique d’une proposition
et l’individualité de l’individu dont une propriété
se trouve affirmée par cette même proposition.
Mais qu’entend-on exactement alors par “ individualité
” ? Il est entendu qu’“ il n’y a qu’un
Caïus ” [Kant, 1989, p. 112], mais que signifie au juste
ce “ un ” ? S’agit-il d’une simple unité
de compte ? On dira la même chose de n’importe quel
autre individu :
de même qu’il n’y a qu’un Caïus, il
n’y a qu’un Socrate, ou qu’un Cicéron,
etc. À s’en tenir à cette formulation, on évitera
difficilement la conclusion que tous ces “ uns ” ne
se distinguent en rien l’un de l’autre. Comme le dit
Lacan [2006, p. 356], commentant la formule “ de l’un
à l’autre ” (à entendre au sens de “
de l’un à l’autre un ”) qui résonne
comme “ un petit air de ballade ” : “ Nous sommes
strictement au niveau de ce que l’on appelle l’identité
numérique, qui marque la pure différence en tant que
rien ne la spécifi e. L’autre n’est autre en
rien, et c’est justement pour cette raison qu’il est
l’autre. ” Avec cette remarque, nous ne sommes pas sans
retrouver la question philosophique de l’individu évoquée
plus haut : en soi le fait qu’il n’y ait qu’un
Caïus ne fait pas de Caïus un véritable individu,
sauf à entendre par là une unicité qualitative
et pas simplement une identité numérique. On peut
donc en déduire que c’est une telle unicité
qui constitue l’individualité de l’individu.
Mais cette unicité est elle-même difficilement dissociable
d’une certaine identité à soi-même. Certes
un individu est différent des autres, de tous les autres,
mais c’est précisément parce qu’il est
en même temps identique à soi ou coïncide avec
soi (toujours l’indivision de l’individuum), de telle
sorte que les changements qui l’affectent ne remettent pas
en cause son unité intérieure. Cette unité
intérieure, en ce qu’elle lui est propre, fait qu’il
est réellement autre que tous les autres, à la différence
de l’un numérique indifférent qui est le même
que tous les autres uns et qui, pour cette raison, “ n’est
autre en rien ”. Ce qui change au cours de l’histoire,
c’est la détermination du lieu de cette identité
à soi. Ainsi, l’individu du libéralisme classique,
de ce qu’on a appelé “ l’individualisme
possessif ” (Mac Pherson), est l’individu “ propriétaire
de soi ” qui se possède dans ses facultés, tant
celles de son corps que de son âme, et qui, pour cette raison,
réalise une extension de soi dans les produits de son travail
à travers la mise en oeuvre de ces facultés. Certes,
cette relation de propriété ne relève pas en
toute rigueur d’une identité substantielle, mais elle
est suffisamment forte pour autoriser l’individu à
s’identifier à ce dont il est propriétaire.
L’individu “ entreprise de soi ” du néolibéralisme
est quant à lui un individu-cerveau défi ni par une
certaine identité à soi conçue en des termes
intégralement naturalistes : chacun est son cerveau et doit
en prendre soin pour l’emporter dans la compétition
sociale. Par conséquent, la définition de l’individualité
par l’unicité, c’est-à-dire la différence
par rapport à tous les autres, non seulement s’accorde
avec la gouvernementalité néolibérale, mais
est même en un sens requise par elle. On voit qu’il
est insuffisant, même si c’est nécessaire, de
distinguer, à la suite de Pierre Bruno [2010, p. 134], l’Un
en tant qu’unité qui présuppose “ l’identité
du Un à lui-même ” de l’Un en tant qu’unicité
qui implique que “ nul n’est identique à nul
autre22 ” : la question est de penser le type d’unicité
qui constitue la singularité dans sa différence d’avec
l’individualité.
Dans le mot “ singularité ”, il convient en
effet d’entendre deux choses, et non une seule : en premier
lieu, bien sûr, l’unicité ; mais, en deuxième
lieu, l’étrangeté de ce qui est “ hors
ordre ”, littéralement “ extra-ordinaire ”,
et qui échappe par là à toute comparaison et
à toute ordination (celle d’une mise en série
notamment), et est comme tel irréductible à la subjectivation
collective de type statistique.
22. L’auteur renvoie en note à Alain Badiou.
La singularité n’est pas l’unicité en
soi, mais seulement l’unicité de l’étrangeté
à soi-même, cette étrangeté à
soi par laquelle je suis destitué de mon identité
et de mon autonomie. En d’autres termes, c’est moins
la différence à tous les autres que la différence
à soi qui est ici déterminante. C’est une telle
étrangeté radicale que dit magnifiquement l’unheimlich
de Freud, c’est-à-dire l’étrangeté
de ce qui habite la maison (le Heim) et qui est familier : Lacan
[2004, p. 60] rappelle à juste titre que, chez Freud, “
la défi nition de l’unheimlich, c’est d’être
heimlich ”, ce qui signifi e que “ l’inquiétante
étrangeté ” est celle du plus intérieur
à moi-même (intimus). Elle est ce qui se soustrait
à la particularisation opérée à partir
d’un universel commun institué comme norme, et c’est
justement pourquoi elle échappe à toute comparaison,
elle est ce dont l’écart à la norme ne peut
être mesuré, tant il est vrai que l’écart
qui est susceptible d’être mesuré relève
encore de la norme. Elle est donc ce qui interdit l’identification,
aussi bien l’auto-identification de moi par moi que l’identification
de moi par autrui. Si la singularité est ce qui résiste
à l’identification, c’est parce qu’elle
consiste dans le fait de différer de soi et non simplement
dans le fait de différer de tous les autres.
En ce sens, elle ne peut que faire échec aux “ leurres
du semblable ” ou à la “ captivation imaginaire
par l’image du semblable ”, pour emprunter à
Lacan ses expressions. Il faut en effet rappeler que la similitude
du semblable n’a rien à voir avec la ressemblance :
le semblable n’est pas le ressemblant, il est l’identique,
non pas bien entendu en ce qu’il serait le même homme
que moi, mais en ce que son humanité est la même que
la mienne, de sorte que la similitude du semblable exprime l’identité
de moi et de tout autre dans la même humanité. La différence
entre l’individualité et la singularité consiste,
sous ce rapport, en ceci que l’individualité se constitue
par particularisation progressive à partir de cette identité
présumée de l’humanitas (toujours la décomposition
analytique qui se termine avec la species infi ma), alors que la
singularité est par principe inaccessible à la subdivision
de l’universel. En d’autres termes, la singularité
affirme l’altérité intérieure par laquelle
chacun diffère de soi, tandis que tant l’universel
générique de l’humanité que l’individualité
de cet homme-ci nient cette altérité au nom de l’identité
à soi.
Quelle relation la singularité, ainsi défi nie, entretient-elle
avec le collectif considéré dans la diversité
de ses figures ? On vient de le relever, elle ne peut qu’exclure
le collectif comme collection, qu’il s’agisse de la
collection comme dénombrement ou sommation ou qu’il
s’agisse de la collection constituée par individualisation.
Il est également évident qu’elle ne peut qu’exclure
la fi gure du tout supérieur de type intégratif. Dans
les deux cas, le collectif implique en effet une certaine “
communauté ”, à tout le moins sous la forme
d’une ou de plusieurs propriétés possédées
par ses éléments ou ses membres. Or la singularité
exclut toute communauté de ce genre, elle est par définition
ce qui n’est pas et ne peut être commun à plusieurs.
Il n’y a rien de commun entre des singularités. Précisons
:
la singularité exclut doublement le commun en tant qu’il
relève de l’avoir, et sous la forme de l’avoir-en-commun,
et sous la forme plus faible de l’avoir-de-commun. “
Avoir quelque chose en commun avec d’autres ” signifi
e au moins partager quelque chose avec eux, et, par là, une
certaine manière d’être ensemble, tandis que
“ avoir quelque chose de commun avec d’autres ”
signifie proprement présenter quelque point de ressemblance
extérieure avec eux.
Mais a-t-on dit avec cela le dernier mot ? Tout dépend du
sens que l’on veut bien donner au terme de “ commun
”. L’étymologie nous indique que le terme renvoie
au préfixe cum et au substantif munus. Ce dernier a en latin
trois significations :
1) la fonction, la charge, ou la tâche ;
2) l’obligation ;
3) le don.
La question est donc de savoir comment entendre ce cum-munus, c’est-à-dire
cet être-avec du munus. Disons schématiquement qu’il
est aujourd’hui deux grandes façons de l’entendre
qui se proposent à nous. La première consiste à
fonder la tâche, l’obligation et le don sur un “
être-en-commun ” qui serait le nôtre à
tous en tant qu’hommes.
La seconde consiste à faire procéder la tâche,
l’obligation et le don d’un “ être-en-commun
” qui appartiendrait par nature à une certaine catégorie
de choses (l’air, l’eau, la connaissance, etc.). La
première renoue avec une interrogation de type métaphysique
relative à l’être de l’homme, tandis que
la seconde relève de l’économie politique des
commons.
Interpréter le munus à partir d’un “
être-en-commun ” est chose délicate dans la mesure
où l’on se doit d’éviter l’écueil
d’une “ essence commune ” défi nie en termes
positifs. On sait que Marx a tenté de penser le communisme
comme la mise en oeuvre par les “ individus associés
” d’une telle essence : le mot même de Gemeinwesen
(littéralement “ être commun ” au sens
d’essence commune) en porte témoignage, lui qu’on
trouve aussi bien dans les Notes de lecture de 1844 que dans les
grands textes de la maturité23.
Invoquer une telle essence commune comme principe positif qui nous
obligerait les uns envers les autres, en nous assignant la tâche
de la réaliser dans nos productions, de telle sorte que “
nos productions seraient autant de miroirs où nos êtres
rayonneraient l’un vers l’autre ” [Marx, 1968,
p. 33], voilà une entreprise bien difficile tant le discrédit
qui atteint le concept d’essence humaine ou de nature humaine
est aujourd’hui profond. La tentative de Roberto Esposito
[2010, p. 29 et 35] est d’autant plus originale, à
cet égard, qu’elle comprend l’“ être-avec
” du munus de façon toute négative : ce qui
nous mettrait en commun, ce qui nous constituerait “ en tant
qu’êtres-en-commun ” ou “ êtres-avec
”, ne serait rien d’autre qu’un “ manque
infi ni, une dette non acquittable, un défaut irrémédiable
”, c’est-à-dire notre propre “ fi nitude
mortelle ”. Bref, la “ communauté ” serait
une communauté de la dette et de la faute, à l’opposé
d’une communauté procédant du partage d’une
ou plusieurs propriétés. Une telle interprétation
suppose l’identification de la tâche à une “
loi ” ou à un “ devoir ”, de telle sorte
que la dimension de l’activité à accomplir se
trouve effacée derrière celle d’obligation.
La seconde approche, celle qui tend à prévaloir dans
un certain courant de la pensée économique24, opère
une classification des choses en vertu de leurs supposés
caractères intrinsèques. C’est ainsi qu’un
certain nombre de critères (non-rivalité, durabilité,
etc.) viennent spécifier à quelles conditions des
choses peuvent relever de la catégorie des commons : on peut
alors ranger, dans cette catégorie, des choses aussi différentes
que les bibliothèques ou les ressources naturelles qui font
l’objet d’une gestion collective, ou encore les connaissances
diffusées via Internet. Mais cette approche entretient une
fâcheuse équivoque sur la nature du rapport à
établir entre les hommes et ces choses : la seule gestion
ou le seul usage, si “ collectifs ” soient-ils, peuvent-ils
relever de la dimension du commun ? Pour dissiper cette confusion,
il n’est d’autre voie que celle qui pose qu’il
n’y a de commons que par l’agir commun en tant qu’il
est coproduction de règles qui imposent tant un certain type
de rapport aux choses qu’un certain type de rapport des agents
entre eux. Ce qui emporte cette conséquence qu’aucune
chose n’est en elle-même commune, que ce soit la connaissance,
ou les ressources naturelles, ou encore autre chose. En d’autres
termes, seul l’agir commun donne à des choses de devenir
communes.
23. Engels le propose pour traduire le français “ commune
”, dans sa correspondance avec Marx, à propos de la
Commune de Paris.
24. Celui qu’incarnent les noms d’Elinor Ostrom et
de Charlotte Hess.
Par conséquent, c’est de l’accomplissement de
la tâche par tous que procèdent et l’obligation
et le don qui sont faits à tous : le second et le troisième
sens de munus sont subordonnés au premier, ils dérivent
de lui, loin que ce soit la “ loi ” ou l’“
obligation ” imposée par notre condition de mortels
qui soit première. Cette priorité conférée
à l’agir sur l’obligation et le don implique
un concept fort de l’action : l’agir commun est absolument
irréductible à une séquence comportementale
mesurable et quantifiable, il ne procède pas non plus d’un
projet sur lequel des individus se seraient préalablement
accordés, il n’est pas déductible de la conscience
ou de la volonté d’un ou plusieurs sujets, il est,
à l’inverse, ce qui produit comme sujets ceux qui s’engagent
à mener à bien une certaine tâche, précisément
pour autant qu’ils tiennent cet engagement. À cet égard,
et sous certaines conditions, on peut établir un parallèle
entre l’agir et ce que Lacan a nommé l’acte analytique
: de même que le savoir qui opère dans la cure ne précède
pas l’acte analytique mais en est le produit, ce qui implique
que l’acte ne puisse se déduire d’un quelconque
savoir25, de même le sujet, lui-même défi ni
par un certain “ savoir ”, ne préexiste pas à
l’agir commun dans la mesure même où il en procède.
Plus précisément, un tel agir produit un sujet collectif
en opérant une transformation des singularités qu’il
implique, mais sans que, jamais, cette transformation n’induise
un “ sujet commun ”, puisqu’un tel sujet équivaudrait
à la suppression pure et simple des singularités (à
supposer que l’idée même d’un “ sujet
commun ” ait le moindre sens). Cette transformation ne fait
en elle-même aucune difficulté : les singularités
ne sont pas des individus, elles sont prises dans un devenir-autre
ou dans une altération qui les fait sans cesse différer
d’elles-mêmes, et l’agir 25. Comme le souligne
Franck Chaumont [2006] dans un texte intitulé : “ Au
commencement (du politique) était l’acte. ” Précisons
qu’il ne s’agit là que d’une analogie,
celle qu’il y a entre la relation du savoir à l’acte
analytique et la relation du sujet à l’agir commun.
Il n’est donc pas question de comparer directement l’acte
analytique à l’agir commun.
commun les fait différer d’elles-mêmes d’une
façon si radicale que toutes ces différences à
soi produisent un nouveau sujet collectif26.
Il ne peut y avoir de communauté des singularités,
mais il y a place pour un agir commun des singularités et
pour la subjectivation collective qui en résulte.
Pour nous résumer, le commun n’est pas une détermination
de l’être (ce qui nous met en commun, fut-ce sous la
forme du manque ou du défaut), ni non plus une détermination
de l’avoir (la somme de ce qu’on a en commun ou de ce
que l’on met en commun), c’est une détermination
de l’agir (ce qu’on fait en commun, ou plutôt
l’agir commun lui-même, car “ ce qu’on fait
” pourrait renvoyer au produit ou à l’oeuvre
comme résultat) : le munus n’est pas une dette métaphysique,
c’est d’abord la tâche à accomplir et,
par suite, l’obligation qui lie tous les coparticipants qui
sont engagés dans l’accomplissement de cette tâche.
L’agir commun détermine ainsi une subjectivation collective
originale qui ne relève ni de la collection ou de l’ensemble,
ni de l’être collectif ou d’un tout intégratif
réalisant une unité supérieure, mais bien d’un
collectif de singularités : ni collection d’éléments,
ni individu supérieur, l’unité que réalise
un tel collectif ne procède que de la tâche commune
que s’imposent les singularités, par les règles
qu’elles coproduisent en l’accomplissant pour son accomplissement.
La vraie question n’est donc pas de savoir si la subjectivation
est individuelle ou collective, elle est de savoir si cette subjectivation
s’inscrit dans la partition normative individualisation/ totalisation
ou si, au contraire, elle la déjoue et la met en échec
en procédant de l’agir commun.
26. Lors du colloque “ Figures du collectif ” de Saint
Martin de Vignogoul, Patrick Chemla a attiré mon attention
sur la similitude de vue entre mon approche et la démarche
de la psychothérapie institutionnelle (Tosquelles, Oury).
Après lecture du séminaire de Jean Oury sur Le Collectif
[2005], il me semble que le collectif est ici pensé comme
“ machine ” davantage qu’en termes de subjectivation.
Références bibliographiques
ARISTOTE, 1974, Métaphysique, Vrin, Paris.
BAERTSCHI Bernard, 2009, La neuroéthique, La Découverte,
Paris.
BRUNO Pierre, 2010, Lacan, passeur de Marx, Éditions Érès,
Toulouse.
BORREL Philippe, 2010, Un Monde sans fous ?, Champ social Éditions,
Nîmes.
CASTEL Pierre-Henri, 2009, L’Esprit malade, Les Éditions
d’Ithaque, Paris.
CHANIAL Philippe, 2009, La Délicate essence du socialisme,
Le Bord de l’Eau, Paris.
CHAUMONT Franck, 2006, Psychanalyse : vers une mise en ordre ?,
La Dispute, Paris.
DESCOMBES Vincent, 1992, “ Les individus collectifs ”,
Philosophie et anthropologie, coll. “ Espace international,
Philosophie ”, Centre Georges Pompidou.
DREYFUS Hubert et Rabinow Paul, 1984, Michel Foucault, un parcours
philosophique, Gallimard, Paris.
ESPOSITO Roberto, 2010, Communauté, immunité, biopolitique,
Les Prairies ordinaires, Paris.
FOUCAULT Michel, 2004, Sécurité, territoire, population,
Gallimard-Seuil, Paris.
— 1984, Le Souci de soi, Gallimard, Paris.
FREUD Sigmund, 1988, Essais de psychanalyse, Payot, Paris.
KANT, 1989, Logique, Vrin, Paris.
LACAN, 2006, Le Séminaire. Livre XVI. D’un Autre à
l’autre, Le Seuil, Paris.
— 2004, Le Séminaire. Livre X. L’angoisse, Le
Seuil, Paris.
LEIBNIZ, 2001, Discours de métaphysique et autres textes,
Flammarion, “ GF ”, Paris.
— 1972, OEuvres, Aubier Montaigne, Paris.
LEROUX Pierre, 1994, Aux Philosophes, aux artistes, aux politiques,
trois discours et autres textes, Payot, Paris.
MACHEREY Pierre, 2009, De Canguilhem à Foucault. La force
des normes, La Fabrique Éditions, Paris.
MARX Karl, 1968, OEuvres II, La Pléiade, Paris.
MARX Karl et Engels Friedrich, 1974, Textes sur la méthode
de la science économique, Éditions sociales, Paris.
MONTAIGNE Michel (de), 1992, Les Essais, Arléa.
OURY Jean, 2005, Le Collectif, Champ social éditions, Nîmes.
PLATON, 1999, Alcibiade, Flammarion, “ GF ”, Paris.
ROUSSEAU Jean-Jacques, 2001, Du Contrat social, Flammarion, “
GF ”, Paris.
BRUNO Pierre, 2010, Lacan, passeur de Marx, Éditions Érès,
Toulouse.
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Nîmes.
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d’Ithaque, Paris.
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philosophique, Gallimard, Paris.
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Gallimard-Seuil, Paris.
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l’autre, Le Seuil, Paris.
— 2004, Le Séminaire. Livre X. L’angoisse, Le
Seuil, Paris.
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Flammarion, “ GF ”, Paris.
— 1972, OEuvres, Aubier Montaigne, Paris.
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trois discours et autres textes, Payot, Paris.
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des normes, La Fabrique Éditions, Paris.
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de la science économique, Éditions sociales, Paris.
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GF ”, Paris.
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