Origine : http://blogs.mediapart.fr/edition/contes-de-la-folie-ordinaire/article/220409/existe-t-il-un-neo-sujet
Dardot et Laval soutiennent l'hypothèse de l'existence d'un
"néosujet" produit par le néo libéralisme.
Néosujet, sujet entrepreneurial, sujet néolibéral,
sujet entrepreneur de soi. La référence à Michel
Foucault est centrale, celle à Lacan revient souvent.
"Entreprise est le nom que l'on doit donner au gouvernement
de soi à l'âge néolibéral". Le discours
managérial triomphant nous enjoint de nous penser comme des
petites entreprises. Il s'agit d'une "nouvelle forme d'assujettissement'".
Il s'agit de s'impliquer totalement dans son travail comme l'entreprise
s'implique totalement dans la concurrence généralisée
et planétaire. Cette exigence nouvelle n'a pu s'imposer que
dans le contexte de la crise entrainant une "peur sociale".
Le discours managérial.
Le discours managérial impose une nouvelle discipline, il
correspond à une "nouvelle phase de la rationnalité
bureaucratique". L'individu se doit d'être non seulement
totalement investi dans son travail, mais aussi "se perfectionnant
sans cesse", "expert de lui-même, employeur de lui-même,
inventeur de lui-même, entrepreneur de lui-même"pour
survivre dans ce monde de compétition. Ils rappellent cette
formule glaçante de M. Thatcher: "Economics are the
methods. The object is to change the soul". Changer l'âme
est donc l'objectif de ces exercices imposés par les managers.
Management des sujectivités.
La différence entre le néolibéralisme et le
libéralisme classique est la volonté d'être
une vision globale du monde. "La rationnalité entrepreneuriale
présente l'incomparable avantage de relier toutes les relations
de pouvoir dans la trame d'un même discours". C'est le
même lexique et la même grammaire pour parler du monde
de l'entreprise et du sujet, les deux plongés dans un bain
de concurrence. L'entreprise est alors conçue comme "une
entité composée de petites entreprises de soi".
Puisque le contrat salarial collectif est remplacé par un
"rapport contractuel entre entreprises de soi". Chacun
est ainsi entreprise de soi, manager de cette entreprise-de-soi.
Et fleurissent ces mots: coaching , travail sur soi (à remettre
sur le métier), estime de soi (développer l'), avoir
un bon relationnel, travailler son mental, les techniques de PNL,
etc... C'est "un management des subjectivités"
qui accompagne en un lien indissoluble le management de l'entreprise.
L'individu est alors présenté comme le "seul
"intégrateur"de la complexité et le meilleur
acteur de l'incertitude". Le risque (maladie) devient un choix
assurantiel de consommateur avisé. L'incertitude se vit à
échelle humaine en une solitude radicale.
"Le management est un discours de fer dans des mots de velours.
Son efficacité propre tient à la rationnalisation
lexicale, méthodologique, relationnelle dans laquelle le
sujet est sommé d'entrer".
"C'est la subjectivité entière, et pas seulement
"l'homme au travail", qui est convoquée à
ce mode de gestion, et c'est d'autant plus le cas que l'entreprise
recrute et évalue selon des critères de plus en plus
personnels, physiques, esthétiques, relationnels et comportementaux".
Toutes choses valables pour les gagnants. Pour les autres, ce sera
"mort aux vaincus".
Un ersatz de psychologie est nécessaire.
Il y a une philosophie vite faite pour accompagner cela. Ce discours
managérial, par ses exercices, "qui sont supposés
apporter une amélioration de la conduite du sujet" vise
à faire de l'individu "un "microcosme" en
parfaite harmonie avec le monde de l'entreprise et, au-delà,
avec le "macrocosme" du marché mondial".
C'est un recours instrumental à la psychologie, à
une certaine psychologie, qui est fait: "il s'agit, par le
recours à la psychologie et l'éthique de construire
des techniques de gouvernement de soi qui sont elles-mêmes
parties prenantes du gouvernement de l'entreprise". Une psychologie
à efficacité immédiate est donc nécessaire,
vite pensée, vite transmise, vite appliquée à
une échelle de masse. Sans aucun souci autre que celui de
la productivité.
Fabriquer un sujet "accountable". Calculable,
évaluable.
La référence est E. Pezet. Le mot anglais accountable
est traduit par trois significations complémentaires: "responsable
de ses actes", "comptable de ses actes auprès des
autres", "entièrement calculable".
"La mise en place de techniques d'audit, de surveillance,
d'évaluation de soi vise à accroitre cette exigence
de contrôle de soi et de performance iundividuelle".
L'évaluation "peut se définir comme une relation
de pouvoir exercée par des supérieurs hiérarchiques
placés en position d'expertise des résultats, relation
qui a pour effet d'opérer une subjectivation comptable des
évalués". L'"évaluation" qui
envahit tous les aspects de la vie professionnelle et sociale, nécessite
et produit des individus entièrement calculables. Nous préciserons
des individus s'efforçant d'apparaitre docilement calculables.
C'est "le supérieur immédiat" qui a la
tâche d'évaluer les résultats de façon
continue et d'une manière quantitative (décrétée
"objective"). L'"idéal de l'évaluation"
serait, sans surprise, "d'évaluer les profits produits
par chaque équipe ou chaque individu". Idéal
formidablement aliénant: "tout indique que la principale
mutation introduite par l'évaluation est d'ordre subjectif",
par une dépendance de chaque instant à la "chaîne
managériale".
Méthode qui trouve à s'appliquer dans diverses activités
humaines, nos auteurs citent: guichetier de la poste, conseiller
financier, médecin hospitalier, etc... Chacun saura ajouter
quelque autre profession.
Tout ça pour la productivité? Pas seulement. "Ce
qui est visé, c'est l'intensification des performances".
Le nouveau dispositif "performance/jouissance"
A. Ehrenberg, R. Gori et P le Coz sont cités.
L'idéal social n'est plus celui du bien accumulé,
mais celui du "franchissement idéalisé des limites".
Le sport de compétition est exemplaire de cet idéal.
Cette performance toujours plus exigeante vaut dans des domaines
devenus comparables: "sport-sexualité-travail".
Se développe un "nouvel imaginaire" où "performance
et jouissance sont indissociables", où l'on "identifie
performance et jouissance". Porno-stars, créateurs de
start up, sportifs aux performances improbables, mannequins robotisés
ont pu ainsi devenir des héros temporaires des temps néolibéraux.
"Il est demandé au nouveau sujet de produire "toujours
plus" et de jouir "toujours plus"". Lacan avait
repéré l'impératif surmoïque moderne:
"jouis!".
"C'est le double sens d'un discours managérial faisant
de la performance un devoir et d'un discours publicitaire faisant
de la jouissance un impératif". Une jouissance qui se
comptabilise, voire se monnaie, une jouissance déconnectée
du désir de l'être parlant.
Dans ce monde néolibéral, "le discours
sur le sujet a rapproché jusqu'à la fusion les énoncés
psychologiques et les énoncés économiques".
Le néosujet est un idéal monstrueux. Le sujet
est ailleurs.
C'est un idéal social. Ceux qui ne se conforment pas sont
légion. D'où l'épidémie de dépression
pour reprendre la formule de Ph. Pignarre. D'où la pratique
généralisée du dopage dans les milieux sportifs,
au travail, dans les fêtes, etc..
Il y aurait une "illusion imaginaire de la jouissance totale,
illimitée", homologue à l'illusion de l'"illimitation
de la jouissance marchande".
Mais les sujets ne se conforment pas autant que souhaité.
Aussi à "l'exposition obscène de la jouissance",
à l'"injonction entrepreneuriale de la jouissance",
s'articule nécessairement "la réticulation de
la surveillance généralisée". Sont cités:
les technologies de contrôle, la médicalisation, le
fichage, l'enregistrement des comportements y compris les plus précoces.
Médecine et psychologie sont convoquées pour "s'articuler
au discours sécuritaire et au discours économique
pour renforcer les instruments du management social".
Il existe un idéal d'homme-entreprise-de-soi portée
par le discours managérial. Ce discours, on le retrouve aux
postes de commande de l'Etat, des grandes entreprises, des hôpitaux,
des écoles et universités, etc.. C'est un idéal
porté par les élites au pouvoir, pouvoir économique
et politique. C'est un idéal valable pour leurs subordonnés;
rien ne laisse penser que la bourgeoisie ait cet idéal médiocre
comme horizon de vie, tout indique le contraire. Rien ne permet
de dire que massivement un autre être humain a été
produit, qu'un néosujet hante nos villes.
Mais ce discours managérial est devenu discours dominant.
La description que nos deux auteurs en font est précieuse.
Il est difficile d'échapper à ce discours qui se veut
universel et est propagé comme tel. Mais beaucoup s'essaient
à ces "contre-conduites" que Dardot et Laval disent
à la base de toute résistance possiblement efficace
au néolibéralisme.
Bibliographie
Dardot P. et Laval C., "La nouvelle raison du monde",
Ed. La Découverte, 2009.
Les citations proviennent du chapitre "La fabrique du dujet
néolibéral", pages 402-456.
Pascal Boissel
http://blogs.mediapart.fr/edition/contes-de-la-folie-ordinaire/article/220409/existe-t-il-un-neo-sujet
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