"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
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Existe-t-il un «néo-sujet» ?
Pascal Boissel
Edition : Contes de la folie ordinaire

Origine : http://blogs.mediapart.fr/edition/contes-de-la-folie-ordinaire/article/220409/existe-t-il-un-neo-sujet

Dardot et Laval soutiennent l'hypothèse de l'existence d'un "néosujet" produit par le néo libéralisme. Néosujet, sujet entrepreneurial, sujet néolibéral, sujet entrepreneur de soi. La référence à Michel Foucault est centrale, celle à Lacan revient souvent.

"Entreprise est le nom que l'on doit donner au gouvernement de soi à l'âge néolibéral". Le discours managérial triomphant nous enjoint de nous penser comme des petites entreprises. Il s'agit d'une "nouvelle forme d'assujettissement'". Il s'agit de s'impliquer totalement dans son travail comme l'entreprise s'implique totalement dans la concurrence généralisée et planétaire. Cette exigence nouvelle n'a pu s'imposer que dans le contexte de la crise entrainant une "peur sociale".

Le discours managérial.

Le discours managérial impose une nouvelle discipline, il correspond à une "nouvelle phase de la rationnalité bureaucratique". L'individu se doit d'être non seulement totalement investi dans son travail, mais aussi "se perfectionnant sans cesse", "expert de lui-même, employeur de lui-même, inventeur de lui-même, entrepreneur de lui-même"pour survivre dans ce monde de compétition. Ils rappellent cette formule glaçante de M. Thatcher: "Economics are the methods. The object is to change the soul". Changer l'âme est donc l'objectif de ces exercices imposés par les managers.

Management des sujectivités.

La différence entre le néolibéralisme et le libéralisme classique est la volonté d'être une vision globale du monde. "La rationnalité entrepreneuriale présente l'incomparable avantage de relier toutes les relations de pouvoir dans la trame d'un même discours". C'est le même lexique et la même grammaire pour parler du monde de l'entreprise et du sujet, les deux plongés dans un bain de concurrence. L'entreprise est alors conçue comme "une entité composée de petites entreprises de soi". Puisque le contrat salarial collectif est remplacé par un "rapport contractuel entre entreprises de soi". Chacun est ainsi entreprise de soi, manager de cette entreprise-de-soi.

Et fleurissent ces mots: coaching , travail sur soi (à remettre sur le métier), estime de soi (développer l'), avoir un bon relationnel, travailler son mental, les techniques de PNL, etc... C'est "un management des subjectivités" qui accompagne en un lien indissoluble le management de l'entreprise.

L'individu est alors présenté comme le "seul "intégrateur"de la complexité et le meilleur acteur de l'incertitude". Le risque (maladie) devient un choix assurantiel de consommateur avisé. L'incertitude se vit à échelle humaine en une solitude radicale.

"Le management est un discours de fer dans des mots de velours. Son efficacité propre tient à la rationnalisation lexicale, méthodologique, relationnelle dans laquelle le sujet est sommé d'entrer".

"C'est la subjectivité entière, et pas seulement "l'homme au travail", qui est convoquée à ce mode de gestion, et c'est d'autant plus le cas que l'entreprise recrute et évalue selon des critères de plus en plus personnels, physiques, esthétiques, relationnels et comportementaux".

Toutes choses valables pour les gagnants. Pour les autres, ce sera "mort aux vaincus".

Un ersatz de psychologie est nécessaire.

Il y a une philosophie vite faite pour accompagner cela. Ce discours managérial, par ses exercices, "qui sont supposés apporter une amélioration de la conduite du sujet" vise à faire de l'individu "un "microcosme" en parfaite harmonie avec le monde de l'entreprise et, au-delà, avec le "macrocosme" du marché mondial".

C'est un recours instrumental à la psychologie, à une certaine psychologie, qui est fait: "il s'agit, par le recours à la psychologie et l'éthique de construire des techniques de gouvernement de soi qui sont elles-mêmes parties prenantes du gouvernement de l'entreprise". Une psychologie à efficacité immédiate est donc nécessaire, vite pensée, vite transmise, vite appliquée à une échelle de masse. Sans aucun souci autre que celui de la productivité.

Fabriquer un sujet "accountable". Calculable, évaluable.

La référence est E. Pezet. Le mot anglais accountable est traduit par trois significations complémentaires: "responsable de ses actes", "comptable de ses actes auprès des autres", "entièrement calculable".

"La mise en place de techniques d'audit, de surveillance, d'évaluation de soi vise à accroitre cette exigence de contrôle de soi et de performance iundividuelle".

L'évaluation "peut se définir comme une relation de pouvoir exercée par des supérieurs hiérarchiques placés en position d'expertise des résultats, relation qui a pour effet d'opérer une subjectivation comptable des évalués". L'"évaluation" qui envahit tous les aspects de la vie professionnelle et sociale, nécessite et produit des individus entièrement calculables. Nous préciserons des individus s'efforçant d'apparaitre docilement calculables.

C'est "le supérieur immédiat" qui a la tâche d'évaluer les résultats de façon continue et d'une manière quantitative (décrétée "objective"). L'"idéal de l'évaluation" serait, sans surprise, "d'évaluer les profits produits par chaque équipe ou chaque individu". Idéal formidablement aliénant: "tout indique que la principale mutation introduite par l'évaluation est d'ordre subjectif", par une dépendance de chaque instant à la "chaîne managériale".

Méthode qui trouve à s'appliquer dans diverses activités humaines, nos auteurs citent: guichetier de la poste, conseiller financier, médecin hospitalier, etc... Chacun saura ajouter quelque autre profession.

Tout ça pour la productivité? Pas seulement. "Ce qui est visé, c'est l'intensification des performances".

Le nouveau dispositif "performance/jouissance"

A. Ehrenberg, R. Gori et P le Coz sont cités.

L'idéal social n'est plus celui du bien accumulé, mais celui du "franchissement idéalisé des limites". Le sport de compétition est exemplaire de cet idéal. Cette performance toujours plus exigeante vaut dans des domaines devenus comparables: "sport-sexualité-travail". Se développe un "nouvel imaginaire" où "performance et jouissance sont indissociables", où l'on "identifie performance et jouissance". Porno-stars, créateurs de start up, sportifs aux performances improbables, mannequins robotisés ont pu ainsi devenir des héros temporaires des temps néolibéraux.

"Il est demandé au nouveau sujet de produire "toujours plus" et de jouir "toujours plus"". Lacan avait repéré l'impératif surmoïque moderne: "jouis!".

"C'est le double sens d'un discours managérial faisant de la performance un devoir et d'un discours publicitaire faisant de la jouissance un impératif". Une jouissance qui se comptabilise, voire se monnaie, une jouissance déconnectée du désir de l'être parlant.

Dans ce monde néolibéral, "le discours sur le sujet a rapproché jusqu'à la fusion les énoncés psychologiques et les énoncés économiques".

Le néosujet est un idéal monstrueux. Le sujet est ailleurs.

C'est un idéal social. Ceux qui ne se conforment pas sont légion. D'où l'épidémie de dépression pour reprendre la formule de Ph. Pignarre. D'où la pratique généralisée du dopage dans les milieux sportifs, au travail, dans les fêtes, etc..

Il y aurait une "illusion imaginaire de la jouissance totale, illimitée", homologue à l'illusion de l'"illimitation de la jouissance marchande".

Mais les sujets ne se conforment pas autant que souhaité. Aussi à "l'exposition obscène de la jouissance", à l'"injonction entrepreneuriale de la jouissance", s'articule nécessairement "la réticulation de la surveillance généralisée". Sont cités: les technologies de contrôle, la médicalisation, le fichage, l'enregistrement des comportements y compris les plus précoces. Médecine et psychologie sont convoquées pour "s'articuler au discours sécuritaire et au discours économique pour renforcer les instruments du management social".

Il existe un idéal d'homme-entreprise-de-soi portée par le discours managérial. Ce discours, on le retrouve aux postes de commande de l'Etat, des grandes entreprises, des hôpitaux, des écoles et universités, etc.. C'est un idéal porté par les élites au pouvoir, pouvoir économique et politique. C'est un idéal valable pour leurs subordonnés; rien ne laisse penser que la bourgeoisie ait cet idéal médiocre comme horizon de vie, tout indique le contraire. Rien ne permet de dire que massivement un autre être humain a été produit, qu'un néosujet hante nos villes.

Mais ce discours managérial est devenu discours dominant. La description que nos deux auteurs en font est précieuse. Il est difficile d'échapper à ce discours qui se veut universel et est propagé comme tel. Mais beaucoup s'essaient à ces "contre-conduites" que Dardot et Laval disent à la base de toute résistance possiblement efficace au néolibéralisme.

Bibliographie

Dardot P. et Laval C., "La nouvelle raison du monde", Ed. La Découverte, 2009.

Les citations proviennent du chapitre "La fabrique du dujet néolibéral", pages 402-456.

Pascal Boissel

http://blogs.mediapart.fr/edition/contes-de-la-folie-ordinaire/article/220409/existe-t-il-un-neo-sujet