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« L'entreprise finit par "dévorer" ses salariés »
Paul Ariès, politologue, a publié "Harcèlement au travail ou nouveau management", aux Éditions Golias.


Origine : diffusion sur liste mail

http://www.humanite.fr/2008-04-15_Politique_-L-entreprise-finit-par-devorer-ses-salaries

Quelle différence entre l’entreprise paternaliste d’antan et « l’entreprise mauvaise mère » que vous dénoncez ?

Paul Ariès. À l’origine, l’entreprise était un lieu de conflits directs, exprimés en tant que tels. À présent, elle se voit comme un cocon maternel, une « grande famille » où les rapports hiérarchiques sont occultés au profit d’un rapport personnalisé et pseudo-amical. L’usage du tutoiement, par exemple, vise à accréditer l’idée que notre chef hiérarchique est notre copain.

Et que peut-on refuser à un copain ? L’objectif est d’obtenir à la fois l’allégeance et l’adhésion. On ne doit plus seulement participer au système.

Il faut faire semblant de l’aimer ! Les entreprises veulent ainsi contrôler la subjectivité des salariés qui, puisqu’ils n’ont pas le choix, font de leur mieux pour satisfaire à ces exigences. Cette « servitude volontaire », pour reprendre le terme de Bossuet, est source de souffrance et de dépréciation de soi. Telle une « mauvaise mère », l’entreprise finit ainsi par infantiliser et « dévorer » ses salariés.

Vous distinguez plusieurs types de « harcèlement » au travail…

Paul Ariès. La notion de « harcèlement » est complexe. Au sens traditionnel, c’est un comportement qui vise à exclure. Aujourd’hui, et c’est très paradoxal, ce comportement vise à intégrer le salarié dans une culture d’entreprise. Or, pour imposer cette nouvelle culture, il faut détruire l. Et vouloir retirer son identité à une profession ne peut pas se passer sans heurts. Exemple : dans de nombreuses entreprises, c’était auparavant les chefs de niveau intermédiaire qui recrutaient le personnel, fonction que se sont aujourd’hui accaparées les directions. Cette perte de responsabilité ne peut que se solder par une perte de sens et l’apparition de nouveaux types de tensions. La violence se joue aussi sur le terrain symbolique. Badges, tee-shirts, taille des cheveux, tout est bon pour uniformiser. Enfin, cette pression s’exerce dès le recrutement. En Argentine, Casino a organisé un jeu de téléréalité pour sélectionner des vendeurs. Aux État-Unis, des entreprises envisagent d’avoir recours à des tests génétiques. Il faut d’ailleurs souligner le lien entre cette mise sous contrôle des corps et le développement des technologies de surveillance. Puces RFID, logiciel espion ou système d’enregistrement automatique des conversations dans les centres d’appel. Le futur à la Orwell aura lieu dans les entreprises.

Mais quel intérêt ont les entreprises à développer de telles méthodes ?

Paul Ariès. Personne n’a intérêt à provoquer des drames, mais toute dynamique de groupe à ses effets. Avant, l’entreprise était uniquement un lieu de domination économique et d’extorsion de la plus-value. Aujourd’hui, c’est aussi un lieu de domination politique, de manipulation de masse. La disparition de la frontière entre vie privée et professionnelle, par exemple, montre bien que la problématique de l’entreprise dépasse le cadre économique. Le capitalisme a ainsi réussi un tour de force incroyable ! Auparavant, il fallait toute une vie pour forger un employé. Aujourd’hui, il suffit de quelques mois pour formater un précaire en CDD. L’entreprise étend ainsi sa domination jusqu’aux chômeurs ! Et même aux enfants, à qui l’on apprend, dès le secondaire, que faire une lettre de motivation et un CV sont de vraies compétences.

Quelles réponses peut-on apporter ?

Paul Ariès. Les solutions médicales et autres cellules psychologiques des entreprises sont des bricolages à la marge, qui visent à étouffer l’hallucinante violence à l’oeuvre dans les entreprises. On s’en rend compte maintenant : les luttes sociales, même quand elles se soldent par un échec, sont la meilleure thérapie pour les employés. Répétons-le : l’entreprise n’est pas une famille, l’entreprise n’est pas un groupe de potes, c’est avant tout un lieu de tensions entre différentes couches de la société. Et c’est très bien comme ça !

Au-delà, il faut, selon moi, remettre en cause la centralité du travail dans nos vies.

L’idée d’un « salaire socialisé », d’une « sécurité sociale professionnelle », va dans le bon sens. Car, donner aux citoyens les moyens de vivre en dehors du lien de subordination directe avec une entreprise est la seule façon d’inverser le rapport de force.

Entretien réalisé par Mehdi Fikri