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Origine : http://www.mediapart.fr/club/edition/changer-de-republique/article/310508/foucault-et-le-liberalisme
En écho au très intéressant article de Bourmeau
sur l'illibéralisme des socialistes, comment ne pas publier
ici un passage de la conférence que je dois prononcer sur
"l'actualité de Michel Foucault" dans quelques
jours à Quito (au lycée La Condamine et à la
FLASCO) ? Il y est question, de manière quelque peu didactique,
d'une pensée singulièrement fertile sur la question
du libéralisme. En voici le texte.
MF a beaucoup réfléchi au rapport entre pouvoir et
politique mais en dehors des fétiches occidentaux : la démocratie,
les droits de l’Homme, ou même l’égalité
des sexes (qu’il croit être un écran aux conceptualisations
du « genre » comme technologies du sexe). Ce rapport
a un nom : la biopolitique (Dits et Ecrits, II). Il s'agit de la
prise en compte progressive, par le pouvoir, de la vie de la population.
Cela veut dire que le pouvoir va s’adapter à la condition
des êtres vivants formant population (peu importe leur nombre),
régis par des processus et des lois biologiques (taux de
natalité, pyramide des âges, morbidité).Cette
population peut périr ou bien se développer selon
la manière dont le pouvoir résoudra ou non les nouveaux
types de problèmes qu’elle rencontre : l’habitat,
les conditions de vie en ville, l’hygiène publique.
La biopolitique serait donc l'action concertée de la puissance
commune sur l'ensemble des sujets, en tant qu'êtres vivants,
sur la vie de la population, considérée comme une
richesse de la puissance commune. Les formes de l’organisation
du pouvoir sont donc un enjeu majeur y compris dans leur expression
constitutionnelle.
MF s'est ainsi intéressé à ce qui lui semblait
une nouvelle forme d'exercice du pouvoir, qu'il a appelé
biopouvoir indiquant le moment où, autour du XVIII° siècle,
la vie (non seulement biologique mais entendue comme l'existence
tout entière:la sexualité comme les affects, l'alimentation
comme la santé, les loisirs comme la production économique)
entre comme telle dans les mécanismes du pouvoir et devient
ainsi un enjeu essentiel pour la politique : « L'homme, pendant
des millénaires, est resté ce qu'il était pour
Aristote : un animal vivant, et de plus capable d'une existence
politique ; l'homme moderne est un animal dans la politique duquel
sa vie d'être vivant est en question. » (Histoire de
la sexualité. La volonté de savoir. Gallimard, 1976).
Cette modernisation de l’organisation politique de la société
s’est faite dans ces mêmes temps selon l’imaginaire
libéral liant expansion de l’Etat de droit et généralisation
du marché, s’illustrant dans la démocratie représentative.
Il en ressortait une méfiance à l’égard
du gouvernement allant jusqu’à ériger le moindre
gouvernement possible comme une règle. Le droit était
un instrument de limitation du pouvoir : la séparation constitutionnelle
de celui-ci était un principe de fondation de la société
(voir l’article 16 de la Déclaration des Droits de
l’Homme et du citoyen de 1789). La corrélation était
si forte entre libéralisme politique et libéralisme
économique que la gauche (française en particulier)
a mené le combat contre le second au nom du premier, comme
pour résoudre la contradiction de ce dispositif, ce qui n’a
pas grand sens. Car il s’agit bien d’un dispositif au
sens de MF : une forme de rationalité politique totale qui
met en forme la société ; un ordre discursif qui informe
les sujets et les institutions politiques. En fonction de cela MF
a bien vu dans les années 70 le changement radical qu’était
l’avènement du néo-libéralisme
. Celui-ci exprime une vision inédite de l’organisation
politique de la société. Sa source, il la découvre
dans ce courant de pensée original : l’ « ordolibéralisme
» qui s’est développé dès la findes
années trente avant de connaître un succès particulier
en Allemagne dans les années cinquante. Des spécialistes
de l’histoire des idées travaillent depuis sur ce courant
contemporain de la révolution bolchevique et de la montée
du nazisme : Hayek, Röpke, Rueff mais aussi le colloque Lippmann
et la Société du Mont Pèlerin ont structuré
une doctrine nouvelle en vertu du fait que le marché étant
fragile il fallait le renforcer par tout un appareil législatif
et réglementaire. Alors qu’ont disparu les menaces
des années Trente, ce dispositif est aujourd’hui devenu
une expression planétaire. MF lui avait accordé une
attention toute particulière dans ses cours au Collège
de France (Naissance de la biopolitique.Cours au collège
de France -1978-79- .Le Seuil, 2004.). Il y voyait un système
de pensée libéral débouchant sur une technologie
de gouvernement originale parce qu’elle ne se contente pas
de faire l’apologie de la propriété et de la
liberté du marché mais parce qu’elle assigne
des missions à l’autorité publique. Celle-ci
prend en compte moins l’individu que « la population
» dont le bonheur exclut toute forme de dirigisme étatique
mais dont il faut toujours plus réguler les processus biologiques
(natalité, longévité, consommation).
Cela se fera par une élévation de l’économie
de marché au rang de principe métajuridique. L’ordolibéralismemilite
en effet pour une Constitution économique qui se distingue
du libéralisme traditionnel en ce sens qu’elle institutionnalise
l’économie de marché, encadre juridiquement
la régulation marchande, limite l’intervention publique.
Il ne s’agit plus de gouverner à cause du marché
mais par le marché. L’économie de marché
n’est plus le principe de limitation de l’Etat mais
le principe de régulation de son action. C’est un Etat
sous surveillance du marché et non plus un marché
sous surveillance de l’Etat. On passe de l’échange
à « l’égale inégalité pour
tous », à la concurrence érigée en principe
constituant. L’individu est considéré à
partir de ses intérêts économiques qui le conduisent
à essentiellement chercher à vivre dans un meilleur
système économique. C’est la soumission de l’action
individuelle et publique à la rationalité économique.
C’est l’avènement des figures de l’individu
calculateur et de l’Etat entrepreneur.
Le citoyen aura donc des intérêts constitutionnels
en tant que consommateur et non plus qu’en tant que producteur.
Les intérêts du producteur sont de l’ordre du
protectionnisme, du corporatisme et de la conflictualité.Au
contraire les intérêts du consommateur présentent
l’avantage d’être consensuels. La souveraineté
du consommateur devient le symbole du système économique
concurrentiel qui est ce meilleur système que l’Etat
doit faciliter par des arrangements institutionnels et la détermination
des règles du jeu. La promotion de la concurrence ne débouche
donc pas sur le « laissez-faire », mais sur la nécessité
d’une « gouvernementalité active » sur
le modèle de l’entreprise (terme foucaldien auquel
les neo-libéraux préfèrent celui de «
gouvernance »).Le résultat c’est un activisme
juridique qui produit un Etat procédural et une dépolitisation
de la vie sociale. C’est « l’économie sociale
de marché », concept ordolibéral prototypique.
Elle permet la neutralisation économique des effets des politiques
sociales. Le marché n’est plus perturbé par
le social.
Comme MF le remarquait, cette vision sous-entend une complète
inversion de la doxa libérale: la question n’est plus
de savoir comment limiter l’Etat au nom des mécanismes
du marché mais comment le faire exister par le marché.
Ce n’est plus l’Etat minimum mais l’étatisation
à partir de l’économie qui est l’enjeu
principal. La liberté économique peut ainsi devenir
une nouvelle souveraineté politique.
Cette représentation du monde est l’idéologie
devenue dominante après les années 68. Le Chili de
Pinochet en a été le grand laboratoire. Le coup d’Etat
de septembre 1973 n’a pas été que militaire
; il fut aussi l’amorce de cette révolution néo-libérale
masquée par la violence et la terreur. Le dispositif militaro-civil
(l’éducation supérieure et la finance) a produit
un nouvel encodage sémiotique et symbolique, une nouvelle
discipline sociale, institutionnelle et subjective corrélée
au mercantilisme généralisé des valeurs. Après
les divers appareils de répression et d’intelligence
militaire ce sont les vastes servicesdu marketing financier, commercial
et du savoir qui en usèrent. Aux Etats-Unis dans les années
80 cet idéal marchand et individualiste s’est associé
au moralisme étroit des néo-conservateurs : le néolibéralisme
étant une politique de régulation des individus fondée
sur l’exploitation de leur liberté, le meilleur moyen
de canaliser cette liberté n’est-elle pas de la moraliser
?
On retrouve également cette aspiration dans les justifications
de l’Union Européenne. Le projet de traité Constitutionnel
a officialisé en 2005 ces concepts restés intacts
dans le Traité de Lisbonne de 2007 : «L’économie
sociale de marché hautement compétitive » figure
en tête des objectifs de l’Union, tout de suite après
le « marché intérieur où la concurrence
est libre et non faussée » et « la stabilité
des prix ».La constitutionnalisation de la concurrence, la
mise au service de celle-ci d’institutions comme la Cour de
justice mais aussi la Commission et la Banque centrale, annoncent
un nouveau régime dépolitisé qui sort de l’espace
et du temps démocratiques que les peuples européens
avaient construit.
MF nous permet de penser tout cela uniment par-delà les
distinctions classiques entre régimes juridiques ou entre
familles politico-idéologiques. Il ne rend que plus stratégique
la défense des institutions démocratiques et leur
approfondissement (Il faut défendre la société.
Cours au Collège de France. Galliamard-Le Seuil, 1997). La
méthode et les catégories qu’il a construites
s’avèrent précieuses pour interpréter
le monde tel qu’il est. Il n’est pas seulement actuel
; il est une promesse de l’intelligence de notre devenir.
Paul Alliès
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