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Une version plus « idiomatique » (et un peu plus longue)
de ce texte a été publié en espagnol sous le
titre :
« Problemas de la política autónoma : pensando
el pasaje de lo social a lo político ». Il peut être
trouvé sur Indymedia Argentina :
http://argentina.indymedia.org/news/2006/03/382729.php
et sur Nuevo Proyecto Histórico
http://www.colectivonph.com.ar/autonomia/140306.htm
Première édition : mars 2006.
Première partie : 2 hypothèses sur une nouvelle
stratégie vers une politique de l'autonomie
Mon but est ici de présenter quelques hypothèses
sur des questions de stratégie des mouvements de libération
anticapitalistes. Je souhaite réfléchir sur la manière
d'arriver à une politique de libération efficace qui
nous permette de changer la société où nous
vivons. Même si je n'ai pas ici la place d'étudier
des cas concrets, ces réflexions ne sont pas seulement d'ordre
'théorique', mais elles découlent de l'observation
de mouvements auxquels j'ai eu la chance de participer : des assemblées
populaires en Argentine, du Forum Social Mondial ou d'autres mouvements
internationaux, ou des groupements que j'ai suivi pendant ces dernières
années, comme le mouvement des piqueteros (chômeurs)
en Argentine, ou des Zapatistes au Mexique.
Je prendrai comme assurés, sans les discuter, trois principes
que je considère comme suffisamment démontrés,
qui distinguent la politique anticapitaliste de celle de la gauche
traditionnelle. D'abord, que toute politique émancipatrice
doit partir de l'idée d'un sujet multiple qui s'articule
et se définit dans une action commune, plutôt que dans
un sujet unique, prédéfini, qui dirige les autres
sur la voie du changement. Ensuite, que la politique émancipatrice
doit se fonder sur des formes cohérentes de préfiguration
du futur, c'est à dire dont le fonctionnement n'implique
pas la production d'effets sociaux contraires à ceux qu'il
affirme vouloir défendre (par exemple, la concentration du
pouvoir dans un groupe minoritaire). Troisièmement, que de
l'application de ces deux premiers principes, l'on déduise
la nécessité pour chaque projet émancipateur
de s'orienter vers une politique autonomiste.
Du point de vue de la stratégie, on peut dire que les mouvements
libérateurs en cours suivent deux directions opposées
(schématiquement):
La première est celle où une énergie sociale
considérable est mobilisée en faveur d'un projet politique,
tombant alors dans le piège de la 'politique hétéronome'.
Par hétéronome, je veux parler des mécanismes
politiques qui font que toute cette énergie sociale finit
par être canalisée au profit de la classe dirigeante
ou, au mieux, de manière à réduire le caractère
radical de la mobilisation populaire. C'est ainsi le cas du PT au
Brésil sous la présidence de Lula, mais aussi de certains
mouvements sociaux (par exemple, certaines sections du mouvement
féministe) qui se transforment en groupes de pression limités
à une question, sans lien avec un mouvement radical de plus
grande ampleur.
La deuxième direction est celle de mouvements et de collectifs
qui rejettent tout contact avec l'état et les politiques
hétéronomes en général (partis, groupes
de pression, élections etc.), se retrouvant en conséquence
réduits à rester des groupuscules, sans pouvoir jamais
modifier l'existant d'une manière radicale. Tel est le cas,
par exemple, de certains mouvements anti-chômeurs en Argentine,
mais aussi de nombreux collectifs anti-capitalistes dans le monde
entier. Le coût de leur 'pureté' politique se paie
par leur incapacité de se lier à de plus importantes
sections de la société. Il s'agit bien sûr d'une
image schématique : il existe de nombreuses expérimentations
qui sortent de ces deux 'impasses' (la plus évidente est
celle des Zapatistes et de leur sixième déclaration).
J'essaie de contribuer ici à développer ces nouvelles
explorations.
Hypothèse 1 : des difficultés pour la Gauche
de réfléchir au pouvoir (ou, à quoi peut correspondre
le support populaire pour la Droite)
Confrontons cette question difficile : qu'est-ce qui fait que,
la Gauche étant certainement une meilleure option pour l'humanité,
nous arrivons difficilement à obtenir le soutien populaire
? Et même : pourquoi les gens votent-ils au contraire pour
des options si ostensiblement pro-capitalistes – parfois même
pour des candidats de l'extrême droite ? Evitons les réponses
toutes faites et paternalistes telles que « les gens ne comprennent
pas » ou « le pouvoir excessif des médias »...
etc., Ce genre d'explication peut nous donner un sens de supériorité
intellectuelle que nous ne méritons pas, et, politiquement,
il nous est de peu de secours. Bien sûr, le système
possède un pouvoir formidable de contrôle culturel
qui lui permet de repousser les sirènes révolutionnaires.
Mais là n'est pas vraiment la bonne réponse.
En laissant de côté les facteurs circonstanciels,
l'attraction constante de la Droite provient du fait qu'elle se
présente (et d'une certaine manière, elle l'est vraiment)
comme une force d'ordre. Pourquoi donc l'ordre doit-il attirer ceux
qui n'appartiennent pas à la classe dirigeante ? Nous vivons
dans un type de société qui repose (et se renforce)
sur une tension fondamentale et paradoxale. Chaque jour nous trouve
plus 'décollectivisés', c'est-à-dire, plus
atomisés, transformés en individus toujours plus isolés,
sans rien qui nous relie fortement les uns aux autres. Mais, d'un
autre côté, jamais dans l'histoire de l'humanité,
nous ne nous sommes trouvés dans un tel état d'inter-dépendance
en termes de production de vie en société. La division
du travail est désormais si profonde que chaque minute, même
sans nous en apercevoir, chacun de nous dépend du travail
de millions d'autres à travers le monde. Dans le système
capitaliste, paradoxalement, les institutions qui permettent et
organisent un tel niveau de coopération sont les mêmes
qui nous séparent les uns des autres et font de nous des
individus isolés sans responsabilité vis-à-vis
des autres. Oui, je parle du marché et de son état,
de l'état. Acheter et consommer des produits ou voter pour
des candidats aux élections, cela n'implique aucune prise
de responsabilité vis-à-vis des autres. Ce sont des
actions exécutées par des individus isolés
et seuls.
Voilà quelle est notre interdépendance actuelle :
que la Société exige, plus que jamais, que chaque
personne ne se conduise pas comme elle n'est pas supposée
se conduire. Oui, nous pouvons nous habiller comme des clowns si
nous voulons, mais nous ne pouvons rien faire qui affecte le cours
'normal' de la société. Parce qu'aujourd'hui, un petit
groupe de gens ou même une seule personne, a la possibilité
d'affecter la vie de millions de gens et de provoquer le chaos.
Pourquoi plus aujourd'hui que dans le passé ? Prenons un
exemple : si un paysan français du 17ième siècle
décidait de ne pas cultiver son champ, il ne dérangeait
pas la vie de ses voisins, mais seulement la sienne. S'il était
en colère ou fou, et qu'il décidait d'empêcher
la récolte de ses voisins, alors la communauté s'occupait
rapidement de son cas : au pire, cela causait des ennuis à
l'un ou l'autre voisin. Transférez-vous maintenant au XXIème
siècle. Si trois agents de la sécurité à
la RATP décident de ne pas faire leur travail, ou même
de mal le faire, pour s'amuser par exemple, ou si un important courtier
en bourse décide mentir sur les perspectives d'AOL, ils risquent
d'affecter la vie de milliers de gens, sans que ces gens sachent
peut-être qui est responsable de leur accident ou de leur
perte d'emploi. Le paradoxe est que l'individualisme toujours croissant
et la possibilité de ne pas devoir rendre des comptes aux
autres permettent à n'importe qui de causer des problèmes
(éventuellement très graves) aux autres, même
sans raisons valables. Demandez aux étudiants de Columbine.
Notre dépendance mutuelle va de pair, paradoxalement, avec
notre subjectivité d'individus isolés, non comptables
de leurs faits et gestes.
Nous sommes tous sujets à cette tension fondamentale ; nous
ressentons tous quelque part l'inquiétude qui accompagne
le déroulement de l'ordre social et de nos propres vies,
dont nous connaissons la fragilité. Inconsciemment, nous
savons que nous dépendons des actions commises par d'autres
individus que nous ne connaissons même pas et avec qui nous
ne pouvons communiquer. Ils sont proches et étrangers à
la fois. Il s'agit de la même anxiété que nous
retrouvons dans une myriade de films populaires dont la structure
narrative et les thèmes sont presque toujours les mêmes
: une personne ou un petit groupe menace de détruire la société
ou simplement l'existence d'autres gens – par méchanceté,
folie, goût du crime, idéologie saugrenue, peu importe
– jusqu'à ce qu'une intervention énergique restaure
l'ordre : un père courageux, Superman, la police, le président,
Charles Bronson etc. Comme le spectateur, nous sortons du cinéma
avec cette anxiété un peu assagie, mais le réconfort
ne dure que quelques minutes...
Comme dans ces films, l'attrait des appels à l'ordre de
la Droite découle de l'appréhension que ressent la
société vis-à-vis de la possibilité
croissante d'un désordre catastrophique. Du point de vue
de l'individu, peu importe si le désordre est provoqué
par un autre individu ou par le hasard, ou par un collectif progressiste
qui agit dans le cadre d'une action politique. Peu importe si le
responsable est un criminel, un fou, un gréviste ou un groupe
d'action directe anti-capitaliste : en cas de crainte d'un désordre
catastrophique ou de la dislocation de relations sociales, le rappel
à l'ordre de la Droite se trouve en terrain fertile.
Cela ne sert à rien de se plaindre de cet état de
fait : cette crainte fait partie de la société dans
laquelle nous vivons. Cela n'est pas une affectation : le soutien
populaire pour les choix réactionnaires n'est pas dû
au 'manque d'éducation politique', quelque chose qui pourrait
être corrigé avec de meilleures explications. Il n'y
a pas « d'erreur » dans le soutien populaire pour la
droite : si l'on peut estimer qu'il existe des raisons de croire
que la société est en danger (et c'est souvent le
cas), le choix du renforcement de l' « ordre » (de droite)
est un choix parfaitement rationnel en l'absence d'alternatives
réalisables et préférables,
Ce que j'essaie de dire est qu'on peut trouver une certaine vérité
dans l'attrait récurrent des appels pour plus « d'ordre
». Il est temps de considérer que peut-être,
ce que nous (la Gauche radicale) proposons n'est pas perçu
comme réalisable ou préférable parce que, eh
bien, ça ne l'est pas... La Gauche a certainement le meilleur
diagnostic sur ce qui va mal dans notre société. Nous
pouvons faire des propositions intéressantes sur ce pourrait
être le monde futur. Mais sur la question : « comment
y arriver ? », alors, nous avons soit l'alternative présentée
par les traditionnels partis léninistes de prise du pouvoir,
soit des généralisations vagues et absolument irréalisables.
Dans chaque cas, nous invitons les gens à détruire
l'ordre social existant (évidemment nécessaire) pour
construire mieux. Notre culture politique a été, jusqu'ici,
de détruire, critiquer, attaquer le présent par égard
pour le futur, plutôt que de construire, de créer de
nouvelles et efficaces formes de coopération et de solidarité
ici et maintenant. Comme nous vivons dans le futur et méprisons
le présent, et comme nous n'expliquons pas comment nous protégerons
la vie des autres du désordre catastrophique pendant que
nous tenterons de construire la société nouvelle,
il est normal que les gens perçoivent (correctement) nos
promesses comme vagues et aventureuses.
Pour des raisons qu'il serait trop long d'expliquer ici, la Gauche
traditionnelle a hérité d'une gêne certaine
sur le sujet de l'ordre social et donc, sur le sujet de la société
en général. En général, la Gauche ne
réussit pas à considérer le pouvoir comme immanent
à la vie en société. Nous tendons à
la considérer comme une chose externe, une espèce
de parasite qui colonise la société « depuis
l'extérieur ». Simultanément, on voit plutôt
la société comme un ensemble coopératif existant
avant et en dehors de cette chose externe. D'où l'idée
des marxistes selon laquelle l'état, les lois etc. ne sont
rien que la « superstructure » d'une société
définie essentiellement au niveau économique. D'où,
également, l'attitude de certains anarchistes qui tendent
à considérer toutes les règles (sauf celles
qui sont librement et individuellement acceptées) comme quelque
chose de purement extérieur et oppressif, tout en croyant
que l'état pourrait être simplement détruit,
sans qu'il en coûte à la société qui
– pensent-ils – est déjà « complète
» et existante sous la domination de l'état. D'où,
encore, la distinction proposée par certains autonomistes
entre le pouvoir « pouvoir sur » (le pouvoir de commander)
et le pouvoir comme « pouvoir de faire », comme s'il
s'agissait d'une lutte entre deux camps indépendants et clairement
identifiables – les bons et les méchants.
Ce qui compte dans ce contexte, c'est que les trois groupes mentionnés
ci-dessus développent un point de vue stratégique
(ainsi qu'une « culture militante ») basé sur
une attitude d'hostilité absolue et de rejet de l'ordre social,
les lois, les institutions. Alors que certains marxistes rejettent
cet ordre en vue de le remplacer par un nouvel ordre à créer
après la Révolution, des anarchistes et des autonomistes
rejettent cet ordre car ils pensent que la société
possède déjà un ordre prêt à se
développer dès que nous serons débarrassés
du fardeau politique-légal-institutionnel existant.
Peut-être que dans le passé, il était raisonnable
de considérer le changement de société comme
essentiellement un travail de destruction – mais ce passé
n'est pas ici l'objet du débat. De toutes façons,
la situation actuelle rend ce choix stratégique complètement
impraticable. Parce qu'aujourd'hui, il n'y a pas de société
« en-dessous » de l'état et du marché.
Bien sûr, il y a de nombreuses connexions et de formes de
coopération qui existent en dehors ; mais les principaux
liens sociaux qui organisent et produisent notre vie sociale sont
aujourd'hui structurés au moyen du marché et de l'état.
L'état-marché a déjà tellement transformé
la vie sociale, qu'il n'existe plus de « société
» en dehors. Que se passerait-il si l'on pouvait empêcher
l'état et le marché de fonctionner comme par un coup
de baguette magique ? Certainement pas une humanité libérée,
mais un chaos catastrophique pour les éléments les
plus faibles parmi les individus dé-collectivisés,
ici et maintenant, et le désordre de la société.
Il en ressort que, si nous adoptons une stratégie politique
pour un changement radical qui soit « externe » au marché
et à l'état, nous choisirons du même coup une
stratégie qui sera « externe » à la société.
En d'autres termes, une politique libératrice qui se présente
explicitement -dans son programme- ou implicitement -par «
sa culture militante » ou par « son attitude »
- comme uniquement destructrice (ou qui n'offre que de vagues promesses
de reconstruction après la destruction de l'ordre existant),
ne réussira jamais à attirer un nombre considérable
de partisans. Parce que les autres perçoivent (justement)
que cette sorte de politique menace leur vie sociale actuelle, sans
offrir d'alternative réaliste. Nous demandons aux gens de
nous faire confiance et de se jeter dans le précipice, alors
qu'ils savent (avec raison) que la complexité de notre société
est telle qu'ils ne peuvent courir ce risque. Pour conclure, le
Peuple ne fait pas confiance à la Gauche, et il a pour cela
de très bonnes raisons.
Je crois qu'il nous faut repenser la stratégie en prenant
en compte cette vérité essentielle : les règles
et institutions fondamentales qui permettent et organisent l'oppression
sont, en même temps, les règles et institutions qui
permettent et organisent la vie en société. Elles
sont immanentes et essentielles à notre société.
Bien sûr que nous pouvons avoir d'autres règles et
institutions. Mais pour le moment, l'état-marché constitue
la colonne vertébrale de la seule et unique vie en société
que nous avons. Il nous faut donc présenter une stratégie
(et la culture ou l'attitude militante qui va avec) qui annonce
le chemin que nous prévoyons de suivre pour remplacer le
marché et l'état par d'autres formes de gestion de
la vie en société. Alors que nous luttons avec l'ordre
en vigueur, il nous faut créer et développer, simultanément,
des institutions d'un type nouveau qui permettront de traiter la
complexité des tâches communes de la société
sur une échelle appropriée.
Pour conclure, je crois donc qu'aucune politique libératrice
ne pourra réussir si elle contient une stratégie qui,
implicitement ou explicitement, restera extérieure à
la question de la gestion (réelle et concrète) de
la vie en société. Il ne peut y avoir de politique
autonome, ou d'autonomie, sans la prise de responsabilité
dans la gestion globale de la société réelle
et actuelle. En d'autres mots, il n'y a pas de futur pour une stratégie
qui refuse de réfléchir à la création
de formes alternatives de gestion ici et maintenant, ou qui résout
ce problème au moyen d'un artifice autoritaire (comme dans
le cas de la Gauche léniniste) ou par une échappée
vers une rêverie utopiste ou magicienne (telle que le «
primitivisme », la croyance aux « hommes nouveaux »
angéliques et altruistes, ou par des plans abstraits de démocratie
directe, etc.). Pour éviter tout malentendu, je ne suis pas
en train de suggérer que nous, anti-capitalistes, pouvons
réussir à gérer plus gentiment le capitalisme
(ce qui serait la voie traditionnelle des « réformistes
» ou sociaux-démocrates). Ce que je crois, c'est que
devons créer et développer nos propres instruments
politiques, qui nous permettront de gérer la société
actuelle (de manière à nous éviter la dissolution
catastrophique de l'ordre social) tout en allant dans le sens d'un
monde délivré du capitalisme.
2° hypothèse : de la nécessité
d'une « interface » qui permette de passer du social
au politique
Ma position est que si nous devons présenter une nouvelle
politique stratégique qui soit à la fois destructrice
et créatrice, il nous faut explorer et dessiner collectivement
une « interface » autonome qui nous permette de relier
nos mouvements sociaux à l'étage politique de la gestion
globale de la société. Je ne veux pas ici accepter
le préjugé traditionnel de la Gauche traditionnelle,
selon lequel l'auto-organisation sociale, c'est très bien,
mais la « vraie » politique ne commence qu'au royaume
de la politique de l'état et des partis. Quand je parle du
« passage du social au politique », je ne souhaite pas
donner une plus grande valeur à ce dernier ; au contraire,
je crois qu'une politique autonomiste a besoin d'être fermement
enracinée dans les processus d'auto-organisation sociale,
mais aussi qu'elle a besoin de s'étendre, de manière
à « coloniser » l'étage politique-institutionnel.
Je vais d'essayer ici d'expliquer ce qu'une telle « interface
» pourrait être.
Dans la société capitaliste, le pouvoir se structure
à deux niveaux fondamentaux : le niveau social en général
(la bio-politique), et le niveau politique proprement dit (l'état).
J'appelle le niveau social « bio-politique » parce que,
comme Foucault l'a montré, le pouvoir l'a pénétré
si profondément - c'est-à-dire nos vies et nos relations
sociales - qu'il l'a transformé à son image et à
sa ressemblance. Les relations de marché et de classe nous
ont tellement pénétrés que nous reproduisons
par nous-mêmes les relations du pouvoir capitaliste. Chacun
de nous est un agent qui reproduit le capitalisme. Autrement dit,
le pouvoir ne nous domine pas seulement de l'extérieur, mais
aussi à l'intérieur de notre vie sociale. Mais dans
la société capitaliste, ce niveau de pouvoir bio-politique
ne suffit pas pour assurer la reproduction du système. Il
a aussi besoin du niveau que j'appelle simplement « politique
» : l'état, les lois, les institutions. Ce niveau politique
garantit que les relations de pouvoir bio-politique continuent de
fonctionner convenablement : il corrige les déviations, punit
les infractions, décide comment canaliser la coopération
sociale, traite certaines tâches sur une plus grande échelle
quand le système en ressent le besoin, il contrôle
tout. Autrement dit, le niveau politique s'occupe de la gestion
globale de la société ; et dans une société
de type capitaliste, c'est l'état qui remplit ce rôle.
Dans nos sociétés capitalistes actuelles, le niveau
social (bio-politique) et l'état (politique) ne sont pas
dissociés. Au contraire, il existe une « interface
» pour les relier : les institutions représentatives,
les partis politiques, les élections, etc. Par ces mécanismes
(souvent appelés « démocratie »), le système
acquiert un minimum de légitimité, rendant ainsi possible
la gestion globale de la société. C'est cette interface
'élective' qui assure que la société dans son
ensemble va accepter qu'un groupe de gouvernants spécifique
puisse prendre toutes les décisions importantes qui devront
ensuite être acceptées par tous. Evidemment, il s'agit
d'une interface hétéronome, car elle introduit une
légitimité non pas pour l'ensemble en coopération,
mais seulement pour le bénéfice de la classe dirigeante.
Cette interface hétéronome canalise l'énergie
politique de la société de manière à
empêcher la société de prendre ses propres décisions
et d'être autonome (c'est-à-dire, d'être autogérée).
Mon point de vue est que la nouvelle génération de
mouvements libérateurs qui émerge actuellement a déjà
fait d'étonnantes expériences dans le domaine bio-politique,
mais aussi qu'elle confronte de graves problèmes lorsqu'il
s'agit du niveau politique. Il existe une multitude de mouvements
et de collectifs dans le monde entier qui pratiquent une forme de
lutte, et des organisations qui défient l'oppression et la
domination capitalistes. Leurs bio-politiques crée –
même à une petite échelle, localement –
des relations humaines d'un type nouveau, horizontal, collectif,
productrices de solidarité et d'autonomie plutôt que
d'oppression, de concurrence. Mais nous n'avons pas encore trouvé
le moyen de permettre à ces valeurs d'être au coeur
d'une nouvelle stratégie au niveau politique. Comme j'ai
essayé de montrer plus tôt, cette démarche est
pourtant indispensable pour changer le monde. Autrement dit, il
nous faut encore développer une interface d'un autre type,
une interface autonome qui nous permette d'articuler des formes
de coopération politique à une plus grande échelle,
et ainsi de relier nos mouvements, collectifs et luttes au niveau
politique, là où la gestion globale de la société
est impliquée. Nous avons rejeté les autres modèles
d'interface que la Gauche traditionnelle offrait, c'est-à-dire
les partis – à rôle électoral ou avant-gardiste
- et les chefs éclairés, car nous avons compris qu'ils
ne sont rien d'autre que des formes (légèrement) différentes
de l'interface hétéronome. Il s'agit même d'une
interface qui au lieu de coloniser le niveau politique avec nos
valeurs et nos modes de vie, opère dans le sens inverse,
en infiltrant les valeurs hiérarchiques et compétitives
de l'élite dans nos mouvements. Leur rejet est donc sain
et nécessaire. Mais il nous faut encore explorer et mettre
en place notre propre interface autonome. Si l'on ne résout
pas cette question, j'ai bien peur que nos mouvements n'établiront
jamais de liens plus forts avec la société en général,
et ils resteront dans un état de fragilité permanent
(l'expérience de « l'autre campagne » zapatiste
apportera peut-être de nouveaux développements à
ce sujet).
* * *
2° partie : l'interface autonome d'une institution
d'un type nouveau
A quoi pourrait donc ressembler une interface autonome ? Quel type
d'organisation nouvelle, différente des partis, pourrait
nous permettre d'articuler, sur une grande échelle, de vastes
sections d'un mouvement libérateur ? Comment cela pourrait-il
être, s'il doit aussi pouvoir traiter de la gestion globale
de la société, tout en devenant un instrument stratégique
de l'abolition de l'état et du marché ? Voilà
des questions que les mouvements sociaux doivent commencer à
se poser, et qu'eux seuls peuvent résoudre. Les idées
suivantes essaient de contribuer au débat.
Première thèse : de la nécessité
d'une éthique de l'égalité
Comme cela ne sert à rien de réfléchir aux
règles et institutions pour des êtres humains abstraits,
sans tenir compte de leurs coutumes et de leurs valeurs (leur culture
spécifique), commençons par établir une thèse
sur une nouvelle culture libératrice.
Une des plus grandes tragédies de la Tradition de la Gauche
a été (elle l'est toujours) son refus de considérer
la dimension éthique de la lutte politique. D'une manière
générale, en terme de pratique et de théorie,
l'attitude typique de la Gauche en ce qui concerne l'éthique
– c'est-à-dire les principes qui doivent nous orienter
vers des actions bonnes plutôt que vers des mauvaises –
est de la considérer simplement comme une question «
épistémologique ». Autrement dit, les actions
positives sont considérées comme « bonnes »
si elles correspondent à une « vérité
» connue par avance. La question de l'éthiquement bon/mauvais
est ainsi ramenée au problème de la « ligne
» politique correcte/incorrecte à suivre. De cette
manière, la Gauche finit souvent par rejeter implicitement
toute éthique d'attention à l'autre (je veux dire
l'autre concret, les autres personnes) ; au lieu de cela, la Gauche
la remplace par un engagement envers une certaine idéologie-vérité
qui est supposée s'appliquer à un autre « abstrait
» (« l'humanité »). Les effets concrets
de cette absence d'éthique peuvent être retrouvés
dans notre pratique concrète, dans une myriade de cas où
des militants, possédant peut-être les meilleures intentions
du monde, manipulent les autres et leur font violence, au nom de
la « vérité ». (Comment se surprendre,
alors que les gens ordinaires repoussent autant que possible, ces
mêmes militants ?)
Cette attitude non éthique n'est pas seulement mauvaise
parce qu'elle manque d'éthique, mais parce qu'il s'agit souvent
d'une conduite inconsciemment élitiste qui interdit une vraie
coopération entre égaux. Si vous pensez que vous avez
la vérité, vous ne « perdrez » pas votre
temps à écouter les autres, vous n'essaierez même
pas d'arriver à un consensus. Et donc une politique vraiment
libératrice doit être fondée sur une éthique
solide et radicale d'égalité et de responsabilité
face à (et en restant attentif à) l'autre personne
réelle. Nous avons encore beaucoup de chemin à faire
dans cette direction, si nous voulons créer, diffuser et
personnifier une nouvelle éthique. Heureusement, beaucoup
de mouvements évoluent dans ce sens. Le slogan zapatiste
« nous marchons à la vitesse du plus lent » n'est
rien d'autre que le contraire de la relation entre vérité
et éthique que nous avons stigmatisée ici.
Deuxième thèse : L'horizontalité a
(fortement) besoin d'institutions
Nos institutions d'un nouveau type doivent être « anticipatrices
» : elles doivent personnifier dans leurs formes et leurs
contenus, les valeurs de la société que nous essayons
de construire.
L'un des principaux problèmes que nous rencontrons quand
il s'agit de créer de nouvelles institutions, c'est de nous
confronter à deux croyances erronées (mais fortement
enracinées) : 1/ que les structures et règles organisationnelles
conspirent en elles-mêmes contre l'horizontalité et
contre l'ouverture de nos mouvements et 2/ que toutes les divisions
du travail, les spécialisations et les délégations
de fonctions finissent par créer une nouvelle hiérarchie.
Heureusement, beaucoup de mouvements sociaux commencent à
remettre en question ces croyances.
Tous ceux qui ont participé à une organisation de
type non-hiérarchique, même petite, savent bien que,
en l'absence de mécanismes protégeant le pluralisme
et encourageant la participation, « l'horizontalité
» se transforme souvent en terrain fertile pour la survivance
du plus fort. Ils réalisent aussi combien il peut être
frustrant de participer à des organisations dont chaque membre
est obligé d'assister à une assemblée dès
qu'une décision doit être prise sur toute question
spécifique touchant le mouvement – depuis le stratégie
politique globale jusqu'à la réparation d'une fuite
dans le toit. La « tyrannie de l'absence de structure »,
comme l'appelait Jo Freeman, épuise les mouvements, subvertit
leurs principes et les rend absurdement inefficaces.
Contrairement à ce que l'on croit généralement,
les organisations autonomes et horizontales ont plus besoin d'institutions
que les hiérarchiques ; car ces dernières peuvent
toujours s'appuyer sur la volonté du chef pour résoudre
les conflits, distribuer les tâches, etc. Mon point de vue
est que nous avons besoin d'institutions d'un type nouveau. Par
institution, je ne veux pas dire une bureaucratie hiérarchique,
mais juste un ensemble d'accords démocratiques sur la façon
de fonctionner, établis formellement, avec la possibilité
pour l'infrastructure organisationnelle d'en « forcer »
le respect, si nécessaire. Parmi ces accords, seraient compris
:
a) une division du travail raisonnable, indispensable si nous devons
atteindre une plus grande échelle de coopération.
Si chacun est responsable de tout, personne n'est comptable de rien.
Il faut des règles claires qui régissent à
la fois les décisions qui doivent être prises par le
collectif dans son ensemble et celles qui doivent être adoptées
par des individus ou par des groupes moins importants. Cette division
du travail, évidement, doit répondre à nos
valeurs : les tâches et les responsabilités doivent
être distribuées afin que chacun d'entre nous remplisse,
d'une manière égalitaire, autant de rôles décisionnels
que routiniers.
b) de « faibles » formes de délégation
et de représentation. Il est vrai que les représentants
finissent souvent par « remplacer » les adhérents
de base et par accumuler des pouvoirs au détriment des autres.
Il ne s'en suit pas nécessairement que nous pouvons tirer
bénéfice de coopérations sur une grande échelle
sans aucune forme de délégation. On croit souvent
que cela est possible en convoquant une assemblée et en pratiquant
une forme (abstraite) de démocratie directe à chaque
fois que quelque chose a besoin d'être décidé
ou fait : cela relève de la pensée magique. Nous devons
développer des formes de représentation et de délégation
qui nous garantissent qu'aucun groupe de personnes ne devienne un
corps spécialisé de décisionnaires coupés
des autres. Nous devons abandonner les chefs à poigne et
nous tourner vers les « animateurs » souples, qui mettent
leurs aptitudes et leurs connaissances au service de l'organisation
de processus collectifs de délibération et de prise
de décision. Pour cela aussi, il nous faut des règles
et des procédures claires.
c) une frontière clairement tracée entre les droits
du collectif et de ses majorités, d'une part, et les droits
conservés par les individus et les minorités, d'autre
part. Croire qu'une organisation collective doit « transcender
» les besoins/intérêts divergents de ses membres,
est autoritaire et malvenu. Les individus / minorités ne
peuvent et ne doivent pas se « dissoudre » dans le collectif.
Il nous faut accepter le fait que, dans chaque collectif humain,
il subsistera toujours une tension insoluble entre la volonté
et les besoins de la personne et ceux du collectif. Au lieu de dénier
ou d'essayer de supprimer cette tension, toute organisation du type
nouveau se doit de l'accepter comme légitime. Autrement dit,
nous devons arriver à des accords collectifs sur les limites
qui séparent les droits des individus (ou des minorités)
et les impératifs du collectif. Et nous avons besoin d'institutions
qui protègent ceux-là de celui-ci, et qui défendent
la décision du collectif d'une conduite individuelle perturbante.
d) un code procédurier juste et transparent qui permette
de gérer les conflits internes, sans conduire au divisionnisme
et à la fin de toute coopération.
Thèse trois : une organisation politique qui «
mimétise » nos formes bio-politiques
Les formes d'organisation politiques ont tendance à établir
une relation de « mimétisme» avec les formes
bio-politiques. Elles cristallisent les mécanismes institutionnels
qui, d'une certaine manière, « copient » ou «
imitent » certaines formes qui sont immanentes à l'auto-organisation
de la société. Cela ne signifie pas qu'elles soient
« neutres » ; au contraire, la forme prise par les organisations
politiques peut mouvoir une coopération politique vers un
renforcement de l'hétéronomie (pouvoir-sur) ou, inversement,
privilégier l'autonomie (pouvoir-de-faire). L'organisation
politique-légale-institutionnelle du capitalisme est un bon
exemple de la première situation : sa forme pyramidale reproduit
et renforce, à la fois, les relations fondamentalement verticales
et centralisées de la domination.
Nos organisations d'un type nouveau doivent plutôt être
considérées comme des « imitations » de
la manière de fonctionner d'un réseau bio-politique
coopératif. Je prends l'exemple d'Internet. Le cadre technique
d'Internet et de sa structure réticulaire ont permis d'étendre
les potentialités de coopération sociale sur une échelle
inconcevable auparavant. On connaît bien l'existence de vastes
« communautés intelligentes » sur Internet, créées
spontanément par les utilisateurs eux-mêmes. Ces communautés
sont non-hiérarchiques et décentralisées, pourtant
elles réussissent à apprendre et à agir collectivement,
sans qu'il y ait, derrière, personne pour crier des ordres.
Ces communautés ont atteint un niveau impressionnant de coopération.
Cependant, Internet affiche aussi des tendances opposées,
vers la concentration de l'information et des échanges. Je
ne parle pas de la supervision par des gouvernements et entreprises
de certains éléments de la toile, mais de phénomènes
d'émergence de « centres de pouvoir » à
l'intérieur du cyber-espace. En théorie, dans un réseau
ouvert, tout point donné peut communiquer avec un autre,
librement et sans intermédiaire. Et pourtant, nous nous servons
de sites et de moteurs de recherche tels que Google, qui, à
la fois, facilitent la connectivité – et donc étendent
nos potentialités de coopérer et de pouvoir-faire
– et centralisent le trafic. Des sites comme Google jouent
un rôle ambigu : d'une part, ils « parasitent »
la toile, de l'autre ils participent à son architecture.
Pour le moment, les effets négatifs de centralisation du
trafic ne sont pas remarquables. Mais, potentiellement, cette centralisation
peut facilement se transformer – et c'est déjà
le cas – en formes de pouvoir-sur et en hiérarchisation
des contacts dans la toile. Prenez pour exemple les accords récents
entre le gouvernement chinois et Google ou Yahoo de censurer et
de contrôler les cybernautes chinois. Considérez aussi
la possibilité de payer Google pour apparaître en priorité
parmi les résultats de recherches. Ces exemples montrent
combien il est facile pour les sites les plus importants de restreindre
ou de canaliser la connectivité.
Comment doit-on gérer les sites du type 'Google' ? Ils nous
aident à nous retrouver ; mais par là même,
nous accordons à des multinationales un pouvoir énorme
qui pourrait facilement être retourné contre nous.
Comment s'en sortir ? Je vais répondre sous la forme d'une
boutade. La stratégie de la Gauche traditionnelle serait
que le parti doit « nationaliser Google », supprimer
ses propriétaires, détruire ses rivaux (tels que Yahoo),
et « mettre Google au service des travailleurs ». Nous
connaissons tous les conséquences délétères
et autoritaires d'une telle politique. Quelle serait plutôt
la stratégie d'un-e libertaire simpliste ? Il ou elle déclarerait
qu'il faut détruire Google, Yahoo, etc. et s'assurer qu'aucun
grand site ne puisse les remplacer en centralisant le trafic. Nous
pourrions encore, en théorie, communiquer entre nous ; mais
il nous serait très difficile de nous retrouver. En l'absence
de meilleurs choix, et dans la crainte de la disparition potentielle
de multiples possibilités de coopération, nous nous
rendrions au chantage du premier nouvel entrepreneur venu, susceptible
de nous offrir un nouveau Google...
Quelle serait la stratégie d'une nouvelle politique autonomiste
du type de celle que nous essayons de décrire dans ce texte,
si elle voulait traiter ce problème (assez sommaire)? Il
lui faudrait, sans doute, d'abord localiser les principaux points
nodaux du réseau coopératif contrôlés
par Internet, ainsi que les centres de pouvoir et de centralisation
(tels que Google), tels qu'ils sont générés
par l'existence même de la toile. Ayant identifié les
tendances immanentes susceptibles de produire des formes de pouvoir-sur,
la stratégie d'une politique autonomiste serait de créer
une alternative organisationnelle qui nous aide à remplir
les tâches jusqu'ici remplies par Google, mais cette fois,
en faveur de notre pouvoir-de-faire. Elle le ferait en inscrivant
toute concentration nécessaire de pouvoir à l'intérieur
d'un cadre institutionnel qui garantirait que cette concentration
ne risque pas de subvertir les valeurs libératrices actuelles
de la « vie quotidienne (bio-politique) » de la toile.
Il s'agirait alors de créer un instrument politico-institutionnel
(c'est-à-dire un instrument qui transcenderait les possibilités
offertes par le niveau bio-politique même de la toile) qui
protégerait le réseau de ses propres tendances centralisatrices
et hiérarchisantes. Une stratégie autonomiste ne protégerait
pas la toile en ignorant ces tendances, mais en les reconnaissant
et en leur attribuant une position subordonnée à l'intérieur
d'un cadre institutionnel « intelligent », en les maintenant
sous contrôle. La thèse de la nature « mimétique
» des institutions d'un type nouveau vis-à-vis des
formes bio-politiques à tout à voir avec ce genre
d'opérations institutionnelles « intelligentes ».
Imaginer un modèle organisationnel d'un type nouveau
Mutatis mutandis, l'exemple d'Internet peut s 'appliquer aux mouvements
libérateurs en général. Il existe aujourd'hui
un réseau brouillon de mouvements sociaux interconnectés
au niveau mondial. Il y a aussi, à l'intérieur de
ce réseau, des noeuds de centralisation et (quelquefois)
de pouvoir, comparables à Google. Le Forum Social Mondial,
les initiatives « intergalactiques » des zapatistes,
quelques ONG et même quelques gouvernements, ont participé
à l'expansion des connectivités de ces mouvements
et donc, au potentiel de renforcement de leurs possibilités
de coopération. Mais cette concentration est aussi potentiellement
dangereuse pour ces mouvements, car elle peut facilement nous conduire
au retour de la politique hétéronome.
Comment penser une stratégie autonome dans ce contexte ?
Qui pourrait le faire, et comment ? Traiter de l'hypothèse
d'une « interface autonomiste » implique que l'on cherche
de répondre à ces questions. Evidemment, toute stratégie
doit être développée pour et dans des situations
concrètes. Les réflexions qui suivent n'essaient pas
d'être un modèle ou une recette, mais un exercice d'imagination
qui nous permette d'étendre nos horizons.
Nous avons déjà énoncé qu'une organisation
d'un type nouveau susceptible d'agir comme interface autonome doit
avoir une perspective anticipatrice (c'est-à-dire qu'elle
doit être en accord avec nos valeurs fondamentales) et elle
doit être capable de « coloniser » les structures
actuelles de l'état pour les neutraliser, les remplacer ou
les insérer dans un différent cadre institutionnel,
tout en nous permettant d'emprunter le chemin de l'émancipation.
En pratique, cela signifie que la qualité fondamentale de
ce nouveau type d'organisation sera sa capacité d'articuler
des formes solides et non oppressives de coopération sur
une grande échelle. Même si cela peut sembler nouveau,
la tradition des mouvements de libération a déjà
expérimenté ce genre « d'interface autonome
». Le premier exemple célèbre est celui des
Soviets à l'époque des révolutions de 1905
et de 1917 en Russie. Comme créations autonomes des travailleurs,
les soviets sont d'abord apparus comme des entités servant
à la coordination de mouvements de grève. Mais, durant
la révolution, et sans « programmation » préliminaire,
il ont rempli des fonctions de « pouvoir dédoublé
» ou, comme on l'a appelé ici de « gestion globale
de la société ». Les soviets étaient
les réunions des députés désignés
par chaque usine ou collectif, proportionnellement à leur
taille. En 1917, ils ont offert un espace ouvert et éparpillé
à la rencontre et aux débats horizontaux de divers
groupements sociaux – travailleurs, mais aussi soldats, paysans,
minorités ethniques, etc. - de différentes tendances
politiques. A la différence des partis politiques, qui demandaient
une adhésion exclusive et qui se concurrençaient les
uns les autres, les soviets étaient des espaces de coopération
politique ouverts à tous. D'ailleurs, pendant la révolution,
ils ont traité de questions telles que la fourniture d'aliments
aux villes, le transport public, la défense contre les allemands,
etc. Leur prestige face aux masses était dû à
deux raisons essentielles : ils « représentaient »
tout le mouvement révolutionnaire d'une façon anticipatrice,
et ils offraient une véritable alternative de gestion politique.
Cette « interface » des soviets a présenté
différentes stratégies vis-à-vis du pouvoir
en 1917 : ils ont d'abord « collaboré » avec
le gouvernement provisoire, mais sans y participer ; après
on a eu la période de « coalition », quand les
soviets ont décidé de nommer certains ministres du
gouvernement ; finalement, en octobre, ils ont décidé
de se débarrasser de l'état et de le remplacer par
un gouvernement entièrement nouveau, constitué de
leurs propres « commissaires du peuple ». Au cours de
ce processus, la dynamique de l'auto-organisation des soviets les
a conduits à se multiplier : des centaines de nouveaux soviets
ont surgi dans tout le pays, qui se sont réunis dans le Congrès
des Soviets de Toutes les Russies.
C'est vrai, l'expérience des soviets devait bientôt
s'effondrer sous les poussées de la direction bolchevique,
pour des raisons que je ne peux discuter ici. Ce qui compte dans
ce contexte, c'est l'exemple historique d'une interface autonome
capable d'articuler la coopération entre ces groupes et secteurs
qui étaient en faveur de la révolution et qui, simultanément,
s'occupaient de la gestion globale de la société.
Comment imaginer une interface comparable, de nos jours ? Imaginons
une organisation destinée à devenir, comme les soviets,
un espace ouvert, c'est-à-dire une enceinte pour la délibération
de tous ces groupes dédiés au changement social (dans
certaines limites, évidemment). Autrement dit, il s'agirait
d'une organisation qui n'établirait pas « ce qu'il
faut faire » par avance, mais qui offrirait à ses membres
la place pour le décider collectivement. Imaginons que cette
organisation émerge en se définissant comme un espace
pluriel de coordination de mouvements anti-capitalistes, anti-racistes
et anti-sexistes ; appelons-le l'Assemblée des Mouvements
Sociaux (AMS).
L'AMS est constituée de portes-paroles, à raison
d'un pour chacun des collectifs acceptés comme membres (les
individus qui souhaitent y participer doivent d'abord se regrouper
en collectifs). Comme dans le cas des soviets, c'est l'assemblée
elle-même qui décide s'il faut accepter ou non des
nouveaux membres-collectifs. Les critères d'inclusion devraient
permettre l'incorporation d'une multitude de nouveaux types de membres,
de représentants collectifs de différents groupes
sociaux (travailleurs, femmes, étudiants, peuples indigènes,
lesbiennes et gays, etc.) mais aussi de divers types d'organisations
(petits collectifs, grands syndicats, ONGs, mouvements, campagnes,
partis, etc.). Au contraire des soviets, les organisations ayant
plus de membres n'auraient pas le droit d'avoir plus de portes-paroles,
mais seulement le droit d'avoir plus de « voix » en
proportion de leur importance relative dans l'AMS en général.
Par exemple, le porte-parole d'un petit collectif sur l'art politique
aurait deux voix, quand le porte-parole d'un grand syndicat de la
métallurgie aurait 200 voix. La « capacité de
voter » serait attribuée par l'assemblée à
chaque membre suivant une série de critères définis
par avance (décidés évidemment d'une manière
démocratique). Ainsi, l'AMS tiendrait compte des différences
de taille, des historiques, des valeurs stratégiques, etc.
de manière à ce qu'aucun groupe ne puisse déterminer
à lui seul le cours du processus de décision. L'AMS
essaierait de décider par consensus ou, au moins, selon la
majorité qualifiée pour les questions importantes.
S'il était nécessaire de voter, chaque groupe pourrait
utiliser comme il l'entend sa « capacité de voter ».
Ainsi, par exemple, les travailleurs métallurgistes pourraient
décider de voter leurs 200 voix en faveur de l'action directe
contre le gouvernement, ou ils pourraient aussi décider de
« représenter » leur minorité au sein
de l'AMS et voter avec 120 voix pour l'action directe, et avec 80
voix contre. De cette manière, l'AMS ne « forcerait
» pas l'homogénéisation des opinions des ses
membres (homogénéisation forcée provoquant
souvent des problèmes de division).
Des décisions importantes resteraient toujours dans les
mains de chaque membre-organisation. Chacune d'elles pourrait décider
librement du style de leur porte-parole. Certains peuvent préférer
déléguer ceux qu'ils sentent capables de prendre toutes
les décisions, et d'autres, des représentants possédant
moins de pouvoir. Dans tous les cas, l'AMS mettrait en place des
mécanismes de décision permettant à chaque
organisation de prendre le temps de discuter par avance les questions
traitées, et de donner à leur porte-parole un mandat
explicite pour son vote. Au moyen de méthodes électroniques,
les membres-organisations pourraient aussi exprimer leurs vues et
voter à distance s'ils ne peuvent être présents
pour quelque raison, ou s'ils préfèrent suivre les
débats et prendre une décision en « temps réel
».
Les décisions de chaque AMS ne remettraient pas en question
l'autonomie de chaque membre : l'AMS ne pourrait prétendre
être le représentant exclusif de toutes les luttes,
ni même demander une adhésion exclusive. Il pourrait
exister plusieurs organisations comme l'AMS qui agiraient simultanément,
avec des membres communs à plusieurs, sans que cela pose
problème. Ce serait dans l'intérêt de tous de
coopérer avec toute organisation qui représenterait
une lutte justifiée.
L'AMS n'aurait pas « d'autorité » dans le sens
fort du terme (de 'chefs'). Elle nommerait plutôt des groupes
de travail d'animateurs pour remplir les différentes fonctions,
par exemple :
* recevoir et évaluer les demandes d'adhésion et
recommander à l'AMS de les accepter ou non, et avec quelle
« capacité de voter ».
* traiter le financement et la trésorerie
* agir comme porte-parole face à la presse
* visiter d'autres organisations et les inviter à joindre
l'AMS.
* agir comme représentants de l'AMS toute entière
face à, ou à l'intérieur, d'autres organisations.
* gérer les conflits éventuels entre membres-organisations
adhérents.
* organiser une formation aux politiques libératrices.
* prendre des décisions tactiques urgentes quand l'AMS doit
réagir trop rapidement pour pouvoir consulter tous les membres
* avoir un pouvoir partiel de veto contre des décisions
qui contredisent sérieusement les principes fondamentaux
de l'AMS.
* gérer des campagnes spécifiques décidées
par l'AMS (anti-guerre, anti-OMC, etc.).
* etc.
Les positions d'animateurs seraient limitées dans la durée,
et seraient occupées par roulement par différents
membres-organisations, pour éviter l'accumulation de pouvoir
chez certains, et les luttes de pouvoir classiques entre dirigeants.
A quoi servirait une telle organisation ? Suivant le contexte politique,
à différentes choses. Imaginons un contexte dans lequel
l'AMS vient juste de commencer à s'organiser. Elle n'a qu'un
petit nombre de membres-organisations, et donc peu d'influence reconnue.
Dans ce contexte, l'AMS serait plutôt une « coopérative
politique ». Chaque membre contribuerait à ses ressources
globales – contacts, expérience, fonds, etc. - pour
des objectifs communs (par exemple, organiser une manifestation,
protéger des membres de la répression de l'état,
mener campagne contre le FMI, etc.). Le travail de cette coopérative
renforcerait, à son tour, les liens qui relient les mouvements
sociaux du réseau en général.
Imaginons maintenant un contexte plus favorable : reconnaissant
l'action de l'AMS et son assistance dans l'articulation de formes
de coopération utiles à tous - tout en respectant
les valeurs libératrices qu'elle affirmer soutenir - de nouvelles
organisations décident d'adhérer. L'AMS a grandi,
et beaucoup de gens écoutent son message avec intérêt.
Dans ce cas, la « coopérative politique » peut
servir à mobiliser ses ressources de manière à
influencer directement les politiques de l'état. L'AMS peut,
par exemple, menacer l'état de grèves et d'actions
directes s'il décide de signer un nouveau traité dérégulateur
du commerce. Si elle le juge utile, l'AMS peut appeler à
un boycott électoral lors des prochaines élections.
Parmi ses règles de base, les candidats seraient seulement
des portes-paroles de l'AMS, sans pouvoir de décision autonome,
et sans le droit d'être réélus pour un second
mandat. Si quelques uns de ces candidats devaient être élus,
la « coopérative politique » pourrait servir
à mobiliser des forces pour les élections, et distribuer
ensuite les « bénéfices » politiques (c'est-à-dire
une certaine influence dans la politique de l'état) parmi
ses membres-organisations. Comme les candidats ne se positionneraient
pas en tant qu'individus ou représentants d'organisations
particulières, mais en tant que portes-paroles de l'AMS,
« l'accumulation » politique serait en faveur de l'AMS
dans son ensemble. De plus, considérant l'immense potentiel
de coopération démontré par l'AMS, et les garanties
qu'elle prendrait pour éviter que ses candidats ne deviennent
une caste de politiciens professionnels, son prestige irait certainement
croissant aux yeux de la société civile en général.
Imaginons maintenant un contexte encore plus favorable. L'AMS possède
maintenant une longue expérience de travail en commun. Elle
a grandi encore et compte plusieurs milliers de membres-organisations.
Elle a fignolé ses procédures de prise de décision
et sa division interne des tâches. Elle a contribué
à diffuser la nouvelle culture militante et son éthique.
Elle sait désormais gérer au mieux les conflits internes
et s'assurer qu'aucune personne ou organisation n'accumule un pouvoir
excessif par rapport aux autres. Ses débats et ses positions
politiques sont suivis avec attention dans la société.
La stratégie de boycott électoral a été
efficace, le gouvernement et les partis ont perdu de leur crédibilité.
Ou autrement : la stratégie de « colonisation »
d'une partie de l'état par ses propres agents a réussi,
et l'AMS maîtrise désormais de larges sections du pouvoir
législatif, et même du pouvoir exécutif. De
toutes façons, l'état a perdu de sa crédibilité,
et un vaste mouvement social demande des changements radicaux. Des
phénomènes de désobéissance, d'action
directe ou de grève apparaissent partout. Dans ce cas, la
« coopérative politique » peut servir à
préparer la nouvelle étape stratégique, en
se proposant comme moyen alternatif (au moins comme transition)
de gestion globale de la société. La stratégie
suivante peut suivre différentes options : l'AMS peut décider
de continuer à « coloniser » les positions électorales
offertes par la politique de l'état, en occupant de plus
en plus de sections de l'état jusqu'à en contrôler
la plus grande partie, ou l'AMS peut promouvoir une stratégie
insurrectionnelle. Ou une combinaison des deux.
Evidemment, il ne s'agit ici que d'un exercice imaginaire destiné
à fournir un exemple « d'interface autonomiste »
pour l'action. Dans ce cas hypothétique, l'AMS a servi à
la fois, comme outil de coopération aux mouvements libérateurs,
et comme institution capable de prendre en main la gestion globale
de la société ici et maintenant. Sa stratégie
a consisté d'abord à développer un modèle
institutionnel qui « mimique » les formes multiples
qui structurent notre réseau de coopération (c'est-à-dire
un espace ouvert et pluriel, mais aussi encadré par des règles
claires), suivant une attitude « anticipatrice » (elle
est horizontale et autonome ; elle accroît notre pouvoir-de-faire
sans concentrer de pouvoir-sur). Ensuite, l'AMS a développé
une stratégie intelligente en « déchiffrant
» la configuration des principaux liens de coopération
de la société actuelle. Elle a ainsi identifié
les noeuds où ce pouvoir-sur tient un rôle ambigu (les
tâches exécutées par l'état qui sont,
jusqu'à un certain point, utiles ou nécessaires) et
présenté une meilleure (et autonome) alternative.
De cette manière, la stratégie de l'AMS n'a pas été
destructrice. Contrairement aux partis – y compris léninistes-
qui « colonisent » les mouvements sociaux avec les formes
et les valeurs de la politique hétéronome, l'AMS fournit
une interface entre nos mouvements et l'état, qui finit par
« coloniser » l'état avec les formes et values
des mouvements. Elle l'a fait soit en occupant les positions de
l'état, soit en évacuant leur pouvoir, soit même
en les détruisant, si nécessaire.
Encore une fois, il ne s'agit pas d'un modèle de machine
politique parfaite. L'AMS n'a pas besoin de partenaires «
angéliques ». Bien sûr, il y aurait des luttes
de pouvoir internes et des conflits de toutes sortes. Bien sûr,
une telle institution ne résoudrait et n'abolirait pas définitivement
la distance intrinsèque qui sépare le social du politique.
Une politique libératrice impliquerait encore, comme elle
le fait aujourd'hui, un travail permanent, difficile et risqué,
qui permette d'étendre, jour après jour, notre autonomie.
Le bénéfice d'une telle institution d'un type nouveau
serait que tous ces conflits, toutes ces luttes et ces tensions,
seraient à la fois reconnus et réglementés,
et qu'elle éviterait ainsi de détruire toute possibilité
de coopération.
Même s'il ne s'agit que d'un exercice purement imaginaire
avec ses nombreuses limitations, j'espère que ce texte peut
contribuer à élargir l'horizon de nos potentialités
quand nous devons répondre à la question cruciale
d'une stratégie libératrice : Que faire ?
Une version plus « idiomatique » (et un peu plus longue)
de ce texte a été publié en espagnol sous le
titre : « Problemas de la política autónoma
: pensando el pasaje de lo social a lo político ».
Il peut être trouvé sur Indymedia Argentina :
http://argentina.indymedia.org/news/2006/03/382729.php
et sur Nuevo Proyecto Histórico
http://www.colectivonph.com.ar/autonomia/140306.htm
Première édition : mars 2006.
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