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Origine : http://www.aseem31.com/modules/wfsection/article.php?articleid=15
A Caillé a fondé il y a maintenant 25 ans avec quelques
amis universitaires le Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences
Sociales, le MAUSS. Ce groupe s’est notamment donné
pour objectif d’entreprendre une critique d’un certain
utilitarisme, d’une manière de voir les affaires humaines
sous le seul angle de l’intérêt individuel calculé.
Comment les individus pourraient-ils agir à l’encontre
de leurs intérêts, qu’ils soient matériels,
de prestige, de pouvoir, ou même sexuels? C’est toujours
par intérêt, de façon plus ou moins consciente,
nous dit-on, que l’on échange, que l’on dépense,
que l’on vote, que l’on aime etc. Or, c’est précisément
cette manière de voir les choses qui dénie toute réalité
au don. Car de ce point de vue, le don n’est que de façade
: il y a toujours, au fond, des intérêts en tous genres,
plus ou moins cachés, plus ou moins conscients. D’un
point de vue plus « constructif » maintenant, le MAUSS
a cherché à développer une autre manière
de voir les affaires humaines qui accorde au don une importance
fondamentale, sans pour autant nier que l’intérêt
individuel soit un motif puissant des actions humaines. Autrement
dit, le don est anti-utilitaire : la relation donatiste s’institue
contre l’intérêt, ce qui signifie pas que des
intérêts ne soient pas en jeu. Le don est le «
roc » des affaires humaines, comme le dit aussi l’anthropologue
Mauss : c’est par lui — la triple obligation de donner,
recevoir et rendre – que nous transformons nos ennemis en
amis, tissons des alliances durables, et qu’une histoire commune
peut commencer à s’écrire.
Les différentes approches du don
Caillé range les différentes conceptions du don en
quatre grandes familles.
Première famille. D’abord, il y aurait les conceptions
économicistes du don, qui consistent à considérer
qu’au fond, ce sont toujours des intérêts calculés,
plus ou moins individuels, sophistiqués, matériels,
conscients, qui motivent le don. Que c’est là est un
moyen bien commode d’accumuler des richesses, du prestige,
du pouvoir, puisque on est souvent payé de retour, de surcroît
bien souvent plus qu’on a donné. Nous savons tous que
derrière notre générosité affichée
se cachent des calculs et de l’intérêt.
Deuxième famille. Caillé y range toutes les approches
qu’il appelle « inexistentialistes » du don. Le
don n’existe pas dans certaines sociétés archaïques
ou plutôt n’existe qu’à la condition qu’il
n’existe pas comme un don ni pour le donataire, ni pour le
donateur, car si jamais le don devait leur apparaître comme
tel, alors la connaissance de la possibilité du retour entacherait
le don d’intérêt, si bien que ce ne serait plus
véritablement un don.
Troisième famille, les théories qu’il appelle
de l’incomplétude du don. Sous cette étiquette
se rangent tous ceux qui considèrent que le don est important,
mais qu’au fond, il y a quelque chose de plus important encore.
Cela peut-être le sacrifice, la dette, ou encore les structures
fondamentales de l’échange comme chez Levi-Strauss.
Quatrième famille enfin : celle du type de Mauss et dont
se réclament le MAUSS, qui considèrent que le don
peut bien remplir de nombreuses fonctions (économiques, sociales,
politiques etc.), mais qu’il n’y a pas à le rabattre
sur autre chose que lui-même, qu’il s’agisse de
l’intérêt, du sacrifice, de l’échange,
qu’il est « auto-consistant ». Alors que le don
est à comprendre comme relation - la triple obligation de
donner, recevoir et rendre – l’individualisme le ramène
à un choix individuel (bien souvent calculé et intéressé),
et le holisme à des règles qui le dépassent
(comme l’obligation de l’échange).
…/…
Quand on dit que les hommes sont par nature des marchands, et surtout
qu’ils ne sont que cela, comme le soutiennent la plus part
des économistes, que peut-on vouloir d’autre qu’un
monde conforme à cette nature, un monde gouverné par
les seules lois, prétendument naturelles, du marché.
Quand on dit que les hommes tissent des relations durables par le
don, à tout le moins doit-on trouver souhaitable d’entretenir
l’esprit du don, et de ne pas laisser le marché seul
tout régenter… En fait, c’est un peu plus compliqué
que cela, parce que, comme on vient de le voir, il existe différentes
approches du don, qui ne sont pas sans conséquences sur les
implications normatives qu’on lui prête ou qu’on
lui dénie.
…/..
Le don est désintéressé au sens où
il est orienté vers la dépense. Le don manifeste une
certaine générosité, qui n’a pas d’autre
sens que de générer de la générosité.
Souvent, on donne plus qu’on a reçu. C’est qu’il
faut donner plus qu’on a reçu. Donner plus… dans
quelle mesure ? En fait, il faut donner ce qu’il convient,
à qui il convient, comme il convient dans les circonstances
qui conviennent, savoir donner ni trop, ni trop peu.
Mais pour dépenser, il faut bien accumuler ! En ce sens
aussi le don est intéressé : on ne peut donner sans
le souci de l’accumulation. Et si le don n’est pas intéressé
au sens où l’on ne donne pas avec l’intention
d’accumuler, il reste que le don peut s’avérer
de ce point de vue intéressant, car en retour, de surcroît
souvent bien supérieur au don initial, une accumulation,
peut très bien se produire. On pécherait par défaut
à ne pas dépenser généreusement ses
richesses, et par excès à donner en les sacrifiant.
Bref, il faut savoir thésauriser pour dépenser, comme
le dit Mauss lui-même.
Le don est libre. C’est même ce qui lui confère
toute sa valeur de lien : si nous étions tenus de donner,
recevoir ou rendre, nous ne pourrions pas signifier que c’est
volontairement que nous acceptons l’alliance. En un sens,
cette spontanéité est obligatoire, la liberté
est obligée. Mais le don est obligé : nous devons
donner, accepter et rendre, sauf à signifier notre refus
de l’alliance, à nous déclarer la guerre disait
Mauss. Mais cette obligation est libre : on a toujours le choix
de refuser un don, de la guerre ou de la paix. Quelle implication
morale ? Mauss défend l’idée qu’il entre
du don dans tout contrat, et en particulier dans le contrat de travail,
car le salarié donne toujours une partie de lui-même,
de son temps, de sa vie, de sa personne, ce qui n’est bien
sûr pas contractualisable. On peut ainsi mieux comprendre
pourquoi il ne faut pas se sentir quitte, même une fois le
contrat réalisé : une fois les termes du contrat respectés,
l’employeur demeure obligé, en même temps que
libre, pour la raison même qu’il entre du don, à
la fois libre et obligé dans le contrat.
…/…
Le don est à la fois intéressé et désintéressé.
Le don est désintéressé: il manifeste un souci
de l’autre, un intérêt pour l’autre, que
Caillé appelle joliment « aimance ». Donner,
c’est « sortir de soi », comme le dit Mauss. Ce
désintéressement est intéressé au sens
où il se manifeste dans l’attente d’un retour,
mais non pas pour avoir plus mais pour ce qu’il signifie :
l’acceptation ou la confirmation de l’alliance proposée.
C’est un intérêt pour soi qui se manifeste dans
le don, comme le dit encore A.Caillé. Quand on donne, on
sollicite l’amitié de celui à qui l’on
donne, et ce faisant, on lui dit autant « je t’apprécie
» que « je suis appréciable ». Le don est
égotiste comme le dit Mauss. Il manifeste un souci de soi.
Quelle implication morale ? Quand on donne, suggère Mauss,
il faut avoir un sens aigu de soi-même et des autres. On «
pêcherait » par défaut ou par excès à
donner dans l’oubli de l’autre ou de soi.
…/…
Je terminerai en vous faisant part des implications politiques
possibles de ces considérations sur le don et sa morale intrinsèque.
Pour les modernes, on ne peut bâtir aucun projet politique
sur le don, la morale qu’il porte étant bien trop humaine
(cupide, hypocrite ou guerrière) ou au contraire hors de
portée de l’humanité (purement désintéressée,
gratuite, fraternelle)… Pour Mauss, on peut bâtir sur
le don et sa morale un projet politique.
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