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PANORAMA DES APPROCHES DU DON
Extraits de l’intervention de Sylvain DZIMIRA, professeur de sciences économiques et sociales chargé de cours à l’université Paris XII

Origine : http://www.aseem31.com/modules/wfsection/article.php?articleid=15

A Caillé a fondé il y a maintenant 25 ans avec quelques amis universitaires le Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales, le MAUSS. Ce groupe s’est notamment donné pour objectif d’entreprendre une critique d’un certain utilitarisme, d’une manière de voir les affaires humaines sous le seul angle de l’intérêt individuel calculé. Comment les individus pourraient-ils agir à l’encontre de leurs intérêts, qu’ils soient matériels, de prestige, de pouvoir, ou même sexuels? C’est toujours par intérêt, de façon plus ou moins consciente, nous dit-on, que l’on échange, que l’on dépense, que l’on vote, que l’on aime etc. Or, c’est précisément cette manière de voir les choses qui dénie toute réalité au don. Car de ce point de vue, le don n’est que de façade : il y a toujours, au fond, des intérêts en tous genres, plus ou moins cachés, plus ou moins conscients. D’un point de vue plus « constructif » maintenant, le MAUSS a cherché à développer une autre manière de voir les affaires humaines qui accorde au don une importance fondamentale, sans pour autant nier que l’intérêt individuel soit un motif puissant des actions humaines. Autrement dit, le don est anti-utilitaire : la relation donatiste s’institue contre l’intérêt, ce qui signifie pas que des intérêts ne soient pas en jeu. Le don est le « roc » des affaires humaines, comme le dit aussi l’anthropologue Mauss : c’est par lui — la triple obligation de donner, recevoir et rendre – que nous transformons nos ennemis en amis, tissons des alliances durables, et qu’une histoire commune peut commencer à s’écrire.

Les différentes approches du don

Caillé range les différentes conceptions du don en quatre grandes familles.

Première famille. D’abord, il y aurait les conceptions économicistes du don, qui consistent à considérer qu’au fond, ce sont toujours des intérêts calculés, plus ou moins individuels, sophistiqués, matériels, conscients, qui motivent le don. Que c’est là est un moyen bien commode d’accumuler des richesses, du prestige, du pouvoir, puisque on est souvent payé de retour, de surcroît bien souvent plus qu’on a donné. Nous savons tous que derrière notre générosité affichée se cachent des calculs et de l’intérêt.

Deuxième famille. Caillé y range toutes les approches qu’il appelle « inexistentialistes » du don. Le don n’existe pas dans certaines sociétés archaïques ou plutôt n’existe qu’à la condition qu’il n’existe pas comme un don ni pour le donataire, ni pour le donateur, car si jamais le don devait leur apparaître comme tel, alors la connaissance de la possibilité du retour entacherait le don d’intérêt, si bien que ce ne serait plus véritablement un don.

Troisième famille, les théories qu’il appelle de l’incomplétude du don. Sous cette étiquette se rangent tous ceux qui considèrent que le don est important, mais qu’au fond, il y a quelque chose de plus important encore. Cela peut-être le sacrifice, la dette, ou encore les structures fondamentales de l’échange comme chez Levi-Strauss.

Quatrième famille enfin : celle du type de Mauss et dont se réclament le MAUSS, qui considèrent que le don peut bien remplir de nombreuses fonctions (économiques, sociales, politiques etc.), mais qu’il n’y a pas à le rabattre sur autre chose que lui-même, qu’il s’agisse de l’intérêt, du sacrifice, de l’échange, qu’il est « auto-consistant ». Alors que le don est à comprendre comme relation - la triple obligation de donner, recevoir et rendre – l’individualisme le ramène à un choix individuel (bien souvent calculé et intéressé), et le holisme à des règles qui le dépassent (comme l’obligation de l’échange).

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Quand on dit que les hommes sont par nature des marchands, et surtout qu’ils ne sont que cela, comme le soutiennent la plus part des économistes, que peut-on vouloir d’autre qu’un monde conforme à cette nature, un monde gouverné par les seules lois, prétendument naturelles, du marché. Quand on dit que les hommes tissent des relations durables par le don, à tout le moins doit-on trouver souhaitable d’entretenir l’esprit du don, et de ne pas laisser le marché seul tout régenter… En fait, c’est un peu plus compliqué que cela, parce que, comme on vient de le voir, il existe différentes approches du don, qui ne sont pas sans conséquences sur les implications normatives qu’on lui prête ou qu’on lui dénie.

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Le don est désintéressé au sens où il est orienté vers la dépense. Le don manifeste une certaine générosité, qui n’a pas d’autre sens que de générer de la générosité. Souvent, on donne plus qu’on a reçu. C’est qu’il faut donner plus qu’on a reçu. Donner plus… dans quelle mesure ? En fait, il faut donner ce qu’il convient, à qui il convient, comme il convient dans les circonstances qui conviennent, savoir donner ni trop, ni trop peu.

Mais pour dépenser, il faut bien accumuler ! En ce sens aussi le don est intéressé : on ne peut donner sans le souci de l’accumulation. Et si le don n’est pas intéressé au sens où l’on ne donne pas avec l’intention d’accumuler, il reste que le don peut s’avérer de ce point de vue intéressant, car en retour, de surcroît souvent bien supérieur au don initial, une accumulation, peut très bien se produire. On pécherait par défaut à ne pas dépenser généreusement ses richesses, et par excès à donner en les sacrifiant. Bref, il faut savoir thésauriser pour dépenser, comme le dit Mauss lui-même.

Le don est libre. C’est même ce qui lui confère toute sa valeur de lien : si nous étions tenus de donner, recevoir ou rendre, nous ne pourrions pas signifier que c’est volontairement que nous acceptons l’alliance. En un sens, cette spontanéité est obligatoire, la liberté est obligée. Mais le don est obligé : nous devons donner, accepter et rendre, sauf à signifier notre refus de l’alliance, à nous déclarer la guerre disait Mauss. Mais cette obligation est libre : on a toujours le choix de refuser un don, de la guerre ou de la paix. Quelle implication morale ? Mauss défend l’idée qu’il entre du don dans tout contrat, et en particulier dans le contrat de travail, car le salarié donne toujours une partie de lui-même, de son temps, de sa vie, de sa personne, ce qui n’est bien sûr pas contractualisable. On peut ainsi mieux comprendre pourquoi il ne faut pas se sentir quitte, même une fois le contrat réalisé : une fois les termes du contrat respectés, l’employeur demeure obligé, en même temps que libre, pour la raison même qu’il entre du don, à la fois libre et obligé dans le contrat.

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Le don est à la fois intéressé et désintéressé. Le don est désintéressé: il manifeste un souci de l’autre, un intérêt pour l’autre, que Caillé appelle joliment « aimance ». Donner, c’est « sortir de soi », comme le dit Mauss. Ce désintéressement est intéressé au sens où il se manifeste dans l’attente d’un retour, mais non pas pour avoir plus mais pour ce qu’il signifie : l’acceptation ou la confirmation de l’alliance proposée. C’est un intérêt pour soi qui se manifeste dans le don, comme le dit encore A.Caillé. Quand on donne, on sollicite l’amitié de celui à qui l’on donne, et ce faisant, on lui dit autant « je t’apprécie » que « je suis appréciable ». Le don est égotiste comme le dit Mauss. Il manifeste un souci de soi. Quelle implication morale ? Quand on donne, suggère Mauss, il faut avoir un sens aigu de soi-même et des autres. On « pêcherait » par défaut ou par excès à donner dans l’oubli de l’autre ou de soi.

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Je terminerai en vous faisant part des implications politiques possibles de ces considérations sur le don et sa morale intrinsèque. Pour les modernes, on ne peut bâtir aucun projet politique sur le don, la morale qu’il porte étant bien trop humaine (cupide, hypocrite ou guerrière) ou au contraire hors de portée de l’humanité (purement désintéressée, gratuite, fraternelle)… Pour Mauss, on peut bâtir sur le don et sa morale un projet politique.