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Les origines du langage
Par JEAN-FRANÇOIS DORTIER

Origine : http://www.scienceshumaines.com/index.php?lg=fr&id_dossier_web=7


Qu'est-ce que le langage ?

La communication n'est pas le propre de l'humain. Les animaux communiquent entre eux de multiples manières : la luciole mâle avertit la femelle de sa présence par des signaux lumineux ; le loup adopte des postures particulières (position des oreilles, de la queue), pour montrer sa soumission à un dominant. Les oiseaux utilisent des chants différents pour signaler leur présence à un congénère ou séduire une partenaire. Les singes vervets utilisent des cris d'alerte différents pour signaler au groupe la menace d'un serpent, d'un aigle ou d'un léopard.

Mais quelle est donc la différence entre cette communication animale et le langage humain ?

Les critères de définition du langage humain varient selon les auteurs, mais tous s'accordent sur un petit nombre de caractères distinctifs.

- La créativité : le langage humain a la capacité d'exprimer un nombre de significations quasi illimité, alors que la communication animale se limite à quelques messages stéréotypés (appel, alerte, demande, etc.). La fameuse « danse des abeilles » n'a qu'une seule fonction : indiquer aux ouvrières de la ruche où se trouve de la nourriture. Le langage humain permet de décrire des objets, des situations, de raconter des histoires sans fin... Cette créativité résulte elle-même de deux autres particularités.

- Le langage est construit à partir d'unités élémentaires (de sons et de sens) qui s'assemblent pour former des milliers de mots et de phrases. C'est ce que les linguistes appellent la « double articulation du langage » (voir l'encadré ci-dessous).

-La représentativité est un autre caractère fondamental du langage humain. Un mot n'est pas simplement un signal (comme un cri, une posture, un geste) qui exprime une émotion (colère, peur) ou une sollicitation (« attention danger ! », « donne ! », « pars de mon territoire ! »). Le langage repose sur des signes arbitraires qui renvoient à des représentations du monde. Par une phrase simple comme « Jules est à Marseille », je peux représenter un objet, une personne et donner des informations sur leur situation.

Quand est-il apparu ?

Dans les années 80, la thèse d'une émergence très récente du langage a prévalu. Le langage serait apparu avec Homo sapiens il y a 150 000 ans environ. Cette hypothèse s'appuyait notamment sur l'étude de l'appareil vocal (larynx, pharynx, tractus vocal) et montrait que ni l'anatomie des australopithèques, ni celle des Homo erectus ne permettaient d'articuler des sons. On en a déduit que seul Homo sapiens avait pu parler. L'avènement récent du langage semblait confirmé par l'apparition concomitante d'autres phénomènes culturels survenus vers -100 000 ans : l'art, les sépultures, l'accélération des innovations techniques. Autant de signes de présence d'une capacité symbolique qui aurait accompagné le langage.

Depuis les années 90, des arguments en faveur d'une apparition bien plus lointaine du langage ont été avancés. Des études plus précises sur l'appareil vocal ont d'abord montré qu'Homo erectus pouvait tout de même articuler une palette de sons identique à celle d'un enfant de deux ans. Or, avec quelques phonèmes, on peut déjà produire un vocabulaire assez varié. De plus, l'anatomie de l'appareil vocal n'est pas un argument décisif. Car on peut envisager l'existence d'un langage gestuel, sans parole, comme l'est la langue des signes.

Des recherches sur l'anatomie du cerveau suggèrent également de reculer les dates d'apparition du langage. Depuis -2,5 millions d'années jusqu'à aujourd'hui, on constate, chez tous les Homo, une augmentation continue de la taille du cortex frontal et temporal, là où sont centralisées les activités de conceptualisation, de planification et de langage. Ralf Holloway a repéré sur un crâne d'Homo habilis la présence embryonnaire de l'aire de Broca, une des zones cérébrales de production du langage.

Enfin, certains auteurs pensent que les techniques employées par Homo erectus (invention du feu, fabrication de bifaces et d'habitats) impliquent des capacités mentales et sociales (symbolisation, planification d'activités) pour utiliser le langage articulé.

Quel langage parlaient les premiers hommes ?

Si on retient l'hypothèse d'une apparition reculée dans le temps, quel type de langage parlait les premiers hominidés ?

Le psychologue américain Merlin Donald a imaginé l'existence d'une forme de langage mimétique utilisé par les australopithèques. Pour désigner des êtres (un lion) ou décrire une situation (la chasse), il suffit de les mimer. Les aptitudes des chimpanzés à mimer, la pratique de la danse dans toutes les sociétés primitives attesteraient de l'archaïsme du comportement mimétique. Cette hypothèse de l'origine mimétique du langage se heurte à une objection : l'imitation dans le monde animal ou humain est un moyen de transmission culturel mais n'est pas un moyen de communication. De plus, son hypothèse est purement spéculative.

Pour les Homo erectus, Michael C. Corballis, de l'université d'Auckland (Nouvelle-Zélande), avance la thèse d'une origine gestuelle du langage proche de celle employée par les sourds-muets (1). Les gestes des mains permettent plus facilement de décrire des objets ou des situations que la voix. Ils permettent aussi d'exprimer des catégories générales comme la grandeur ou la hauteur (le pêcheur écarte les mains pour indiquer la taille du poisson...) ; enfin, nombre de sujets parlant accompagnent leur discours de gestes des mains (et pas simplement les Italiens...). Ce serait la trace d'un comportement très archaïque. Mais ce scénario ne permet pas d'expliquer comment on est passé des gestes à la voix humaine.

Le linguiste Derek Bickerton a introduit, quant à lui, l'idée d'un « protolangage » qui permettrait de décrire la langue des Homo erectus. Ce protolangage primitif aurait deux caractéristiques : usage d'un vocabulaire limité à des termes concrets (désignant des objets, personnes ou actions) et absence de grammaire. C'est le langage que maîtrisent les enfants d'environ 2 ans. Il permet d'énoncer des phrases comme « veux gâteau », « chat gentil » ou encore « pas partir toi ». Ce protolangage est aussi celui que parviennent à maîtriser les primates auxquels on enseigne la langue des signes. C'est également le cas du langage pidgin que réinventent les personnes parlant des langues différentes et qui se retrouvent ensemble : comme le furent les esclaves africains, issus d'ethnies différentes et déportés dans les plantations de coton.

Le protolangage permet d'exprimer des représentations (« moi partir sur la montagne » ou « chien de Paul mort »...), mais il est inapte à construire des récits complexes ou des discours abstraits. Le protolangage serait donc un bon candidat pour imaginer les premières formes de langage.

Comment est-il apparu ?

Pendant longtemps, une thèse a prévalu dans les sciences humaines (anthropologie, linguistique) : le langage était une « invention » humaine, au même titre que la technique, l'art ou plus tard l'écriture. L'être humain est considéré comme un être culturel « par nature ». N'ayant que peu de conduites instinctives, ce sont l'invention et la transmission culturelle qui dirigent ses conduites. L'aptitude la plus fondamentale de son cerveau serait de découvrir et d'apprendre. Dès lors, cette aptitude créatrice lui a permis un jour d'inventer le langage. Globalement, l'origine du langage est identifiée à celle de l'origine de la culture (2). C'est un produit social et collectif dont l'origine doit être cherchée dans la société et non dans le cerveau individuel (où on ne peut trouver au mieux que des conditions biologiques et psychologiques d'existence et non une cause première).

Le langage serait le vecteur de la pensée symbolique. Car utiliser le langage, c'est donner forme à des concepts, des idées et les communiquer à autrui. Telle est la thèse avancée notamment par William Noble et Iain Davidson (3), pour lesquels le « big-bang culturel du paléolithique supérieur (invention de l'art, des sépultures, de nouvelles techniques) est la conséquence de l'invention du langage ».

Récemment, certains auteurs, dont Steven Pinker, ont soutenu une thèse contre-intuitive : le langage exprimerait un « instinct humain, biologiquement programmé, au même titre que la marche sur deux jambes » (4). Les arguments avancés sont les suivants.

- Les capacités d'apprentissage ne sont pas propres à l'homme. Beaucoup d'animaux disposent de capacités d'apprentissage très élaborées. Pourtant, seul l'homme parvient à maîtriser le langage évolué, et notamment les règles de grammaire.

Toutes les expériences d'apprentissage de langue des signes à des chimpanzés montrent qu'ils ne parviennent péniblement qu'à atteindre le niveau linguistique d'un enfant de 2 ou 3 ans. Or, c'est justement à cet âge que les petits humains connaissent une véritable « explosion linguistique », apprenant à maîtriser les règles de grammaire et acquérant plusieurs mots nouveaux par jour. - Chez les enfants, l'acquisition du langage n'est pas le fruit d'un long et laborieux enseignement (comme on apprend le calcul mental ou le piano) : ils apprennent spontanément à parler en écoutant leur semblable. De plus, tous réussissent dans cette tâche avec une grande aisance. Or, si les enfants n'étaient pas « programmés » pour cette acquisition, il y aurait une proportion non négligeable d'échecs (comme on en trouve dans l'apprentissage de la lecture).

- Les rares cas d'enfants élevés dans un isolement linguistique, comme les jeunes sourds-muets au Nicaragua réunis tardivement dans des centres spécialisés, ont montré une aptitude extraordinaire à recréer entre eux un langage évolué.

Récemment, un chercheur américain, Terrence Deacon, a proposé un modèle intermédiaire entre la thèse culturaliste et innéiste du langage. Selon lui, au cours de l'hominisation, certains Homo erectus ont commencé à développer des capacités symboliques (capacité à forger des représentations mentales) utilisées pour la communication. Cette innovation a procuré un avantage adaptatif. Dès lors, ces premières formes de langage sont devenues des prolongements indispensables à leur existence (comme la construction d'un barrage par le castor). Ce milieu symbolique est devenu un nouveau « milieu culturel » qui s'est superposé au milieu naturel. Cet environnement symbolique a exercé une pression sélective pour le développement du cortex et des aires cérébrales dévolues aux capacités langagières. Il y aurait donc eu, selon T. Deacon, une « coévolution » du langage et du cerveau (5).

Une hypothèse sur la construction du langage humain

Selon le linguiste André Martinet, le langage humain est construit à partir d'une « double articulation ».

- La première articulation est celle des unités sonores - les phonèmes - qui peuvent être assemblées pour former des mots différents.

- La seconde articulation est celle des unités des sens (morphèmes, mots, phrases) qui permettent, par combinaison, de composer une infinité d'énoncés.

Certains linguistes ont noté que le chant des oiseaux est également construit à partir d'unités sonores de base (les notes) qui s'agencent en variations mélodiques différentes : une centaine chez certaines espèces.

Jean-François Dortier


NOTES

1 M.C. Corballis, « L'origine gestuelle du langage », La Recherche, n° 341, avril 2001.

2Citons par exemple C. Lévi-Strauss : « L'émergence du langage est en pleine coïncidence avec l'émergence de la culture. »

3 W. Noble et I. Davidson, Human Evolution, Langage and Mind, Cambridge University Press, 1996.

4 S. Pinker, L'Instinct du langage, 1994, trad. Odile Jacob, 1999.

5 T. Deacon, The Symbolic Species, Pinguin Books, 1997.