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Qu'est-ce que le langage ?
La communication n'est pas le propre de l'humain. Les animaux communiquent
entre eux de multiples manières : la luciole mâle avertit
la femelle de sa présence par des signaux lumineux ; le loup
adopte des postures particulières (position des oreilles,
de la queue), pour montrer sa soumission à un dominant. Les
oiseaux utilisent des chants différents pour signaler leur
présence à un congénère ou séduire
une partenaire. Les singes vervets utilisent des cris d'alerte différents
pour signaler au groupe la menace d'un serpent, d'un aigle ou d'un
léopard.
Mais quelle est donc la différence entre cette communication
animale et le langage humain ?
Les critères de définition du langage humain varient
selon les auteurs, mais tous s'accordent sur un petit nombre de
caractères distinctifs.
- La créativité : le langage humain a la capacité
d'exprimer un nombre de significations quasi illimité, alors
que la communication animale se limite à quelques messages
stéréotypés (appel, alerte, demande, etc.).
La fameuse « danse des abeilles » n'a qu'une seule fonction
: indiquer aux ouvrières de la ruche où se trouve
de la nourriture. Le langage humain permet de décrire des
objets, des situations, de raconter des histoires sans fin... Cette
créativité résulte elle-même de deux
autres particularités.
- Le langage est construit à partir d'unités élémentaires
(de sons et de sens) qui s'assemblent pour former des milliers de
mots et de phrases. C'est ce que les linguistes appellent la «
double articulation du langage » (voir l'encadré ci-dessous).
-La représentativité est un autre caractère
fondamental du langage humain. Un mot n'est pas simplement un signal
(comme un cri, une posture, un geste) qui exprime une émotion
(colère, peur) ou une sollicitation (« attention danger
! », « donne ! », « pars de mon territoire
! »). Le langage repose sur des signes arbitraires qui renvoient
à des représentations du monde. Par une phrase simple
comme « Jules est à Marseille », je peux représenter
un objet, une personne et donner des informations sur leur situation.
Quand est-il apparu ?
Dans les années 80, la thèse d'une émergence
très récente du langage a prévalu. Le langage
serait apparu avec Homo sapiens il y a 150 000 ans environ. Cette
hypothèse s'appuyait notamment sur l'étude de l'appareil
vocal (larynx, pharynx, tractus vocal) et montrait que ni l'anatomie
des australopithèques, ni celle des Homo erectus ne permettaient
d'articuler des sons. On en a déduit que seul Homo sapiens
avait pu parler. L'avènement récent du langage semblait
confirmé par l'apparition concomitante d'autres phénomènes
culturels survenus vers -100 000 ans : l'art, les sépultures,
l'accélération des innovations techniques. Autant
de signes de présence d'une capacité symbolique qui
aurait accompagné le langage.
Depuis les années 90, des arguments en faveur d'une apparition
bien plus lointaine du langage ont été avancés.
Des études plus précises sur l'appareil vocal ont
d'abord montré qu'Homo erectus pouvait tout de même
articuler une palette de sons identique à celle d'un enfant
de deux ans. Or, avec quelques phonèmes, on peut déjà
produire un vocabulaire assez varié. De plus, l'anatomie
de l'appareil vocal n'est pas un argument décisif. Car on
peut envisager l'existence d'un langage gestuel, sans parole, comme
l'est la langue des signes.
Des recherches sur l'anatomie du cerveau suggèrent également
de reculer les dates d'apparition du langage. Depuis -2,5 millions
d'années jusqu'à aujourd'hui, on constate, chez tous
les Homo, une augmentation continue de la taille du cortex frontal
et temporal, là où sont centralisées les activités
de conceptualisation, de planification et de langage. Ralf Holloway
a repéré sur un crâne d'Homo habilis la présence
embryonnaire de l'aire de Broca, une des zones cérébrales
de production du langage.
Enfin, certains auteurs pensent que les techniques employées
par Homo erectus (invention du feu, fabrication de bifaces et d'habitats)
impliquent des capacités mentales et sociales (symbolisation,
planification d'activités) pour utiliser le langage articulé.
Quel langage parlaient les premiers hommes ?
Si on retient l'hypothèse d'une apparition reculée
dans le temps, quel type de langage parlait les premiers hominidés
?
Le psychologue américain Merlin Donald a imaginé
l'existence d'une forme de langage mimétique utilisé
par les australopithèques. Pour désigner des êtres
(un lion) ou décrire une situation (la chasse), il suffit
de les mimer. Les aptitudes des chimpanzés à mimer,
la pratique de la danse dans toutes les sociétés primitives
attesteraient de l'archaïsme du comportement mimétique.
Cette hypothèse de l'origine mimétique du langage
se heurte à une objection : l'imitation dans le monde animal
ou humain est un moyen de transmission culturel mais n'est pas un
moyen de communication. De plus, son hypothèse est purement
spéculative.
Pour les Homo erectus, Michael C. Corballis, de l'université
d'Auckland (Nouvelle-Zélande), avance la thèse d'une
origine gestuelle du langage proche de celle employée par
les sourds-muets (1). Les gestes des mains permettent plus facilement
de décrire des objets ou des situations que la voix. Ils
permettent aussi d'exprimer des catégories générales
comme la grandeur ou la hauteur (le pêcheur écarte
les mains pour indiquer la taille du poisson...) ; enfin, nombre
de sujets parlant accompagnent leur discours de gestes des mains
(et pas simplement les Italiens...). Ce serait la trace d'un comportement
très archaïque. Mais ce scénario ne permet pas
d'expliquer comment on est passé des gestes à la voix
humaine.
Le linguiste Derek Bickerton a introduit, quant à lui, l'idée
d'un « protolangage » qui permettrait de décrire
la langue des Homo erectus. Ce protolangage primitif aurait deux
caractéristiques : usage d'un vocabulaire limité à
des termes concrets (désignant des objets, personnes ou actions)
et absence de grammaire. C'est le langage que maîtrisent les
enfants d'environ 2 ans. Il permet d'énoncer des phrases
comme « veux gâteau », « chat gentil »
ou encore « pas partir toi ». Ce protolangage est aussi
celui que parviennent à maîtriser les primates auxquels
on enseigne la langue des signes. C'est également le cas
du langage pidgin que réinventent les personnes parlant des
langues différentes et qui se retrouvent ensemble : comme
le furent les esclaves africains, issus d'ethnies différentes
et déportés dans les plantations de coton.
Le protolangage permet d'exprimer des représentations («
moi partir sur la montagne » ou « chien de Paul mort
»...), mais il est inapte à construire des récits
complexes ou des discours abstraits. Le protolangage serait donc
un bon candidat pour imaginer les premières formes de langage.
Comment est-il apparu ?
Pendant longtemps, une thèse a prévalu dans les sciences
humaines (anthropologie, linguistique) : le langage était
une « invention » humaine, au même titre que la
technique, l'art ou plus tard l'écriture. L'être humain
est considéré comme un être culturel «
par nature ». N'ayant que peu de conduites instinctives, ce
sont l'invention et la transmission culturelle qui dirigent ses
conduites. L'aptitude la plus fondamentale de son cerveau serait
de découvrir et d'apprendre. Dès lors, cette aptitude
créatrice lui a permis un jour d'inventer le langage. Globalement,
l'origine du langage est identifiée à celle de l'origine
de la culture (2). C'est un produit social et collectif dont l'origine
doit être cherchée dans la société et
non dans le cerveau individuel (où on ne peut trouver au
mieux que des conditions biologiques et psychologiques d'existence
et non une cause première).
Le langage serait le vecteur de la pensée symbolique. Car
utiliser le langage, c'est donner forme à des concepts, des
idées et les communiquer à autrui. Telle est la thèse
avancée notamment par William Noble et Iain Davidson (3),
pour lesquels le « big-bang culturel du paléolithique
supérieur (invention de l'art, des sépultures, de
nouvelles techniques) est la conséquence de l'invention du
langage ».
Récemment, certains auteurs, dont Steven Pinker, ont soutenu
une thèse contre-intuitive : le langage exprimerait un «
instinct humain, biologiquement programmé, au même
titre que la marche sur deux jambes » (4). Les arguments avancés
sont les suivants.
- Les capacités d'apprentissage ne sont pas propres à
l'homme. Beaucoup d'animaux disposent de capacités d'apprentissage
très élaborées. Pourtant, seul l'homme parvient
à maîtriser le langage évolué, et notamment
les règles de grammaire.
Toutes les expériences d'apprentissage de langue des signes
à des chimpanzés montrent qu'ils ne parviennent péniblement
qu'à atteindre le niveau linguistique d'un enfant de 2 ou
3 ans. Or, c'est justement à cet âge que les petits
humains connaissent une véritable « explosion linguistique
», apprenant à maîtriser les règles de
grammaire et acquérant plusieurs mots nouveaux par jour.
- Chez les enfants, l'acquisition du langage n'est pas le fruit
d'un long et laborieux enseignement (comme on apprend le calcul
mental ou le piano) : ils apprennent spontanément à
parler en écoutant leur semblable. De plus, tous réussissent
dans cette tâche avec une grande aisance. Or, si les enfants
n'étaient pas « programmés » pour cette
acquisition, il y aurait une proportion non négligeable d'échecs
(comme on en trouve dans l'apprentissage de la lecture).
- Les rares cas d'enfants élevés dans un isolement
linguistique, comme les jeunes sourds-muets au Nicaragua réunis
tardivement dans des centres spécialisés, ont montré
une aptitude extraordinaire à recréer entre eux un
langage évolué.
Récemment, un chercheur américain, Terrence Deacon,
a proposé un modèle intermédiaire entre la
thèse culturaliste et innéiste du langage. Selon lui,
au cours de l'hominisation, certains Homo erectus ont commencé
à développer des capacités symboliques (capacité
à forger des représentations mentales) utilisées
pour la communication. Cette innovation a procuré un avantage
adaptatif. Dès lors, ces premières formes de langage
sont devenues des prolongements indispensables à leur existence
(comme la construction d'un barrage par le castor). Ce milieu symbolique
est devenu un nouveau « milieu culturel » qui s'est
superposé au milieu naturel. Cet environnement symbolique
a exercé une pression sélective pour le développement
du cortex et des aires cérébrales dévolues
aux capacités langagières. Il y aurait donc eu, selon
T. Deacon, une « coévolution » du langage et
du cerveau (5).
Une hypothèse sur la construction du langage humain
Selon le linguiste André Martinet, le langage humain est
construit à partir d'une « double articulation ».
- La première articulation est celle des unités sonores
- les phonèmes - qui peuvent être assemblées
pour former des mots différents.
- La seconde articulation est celle des unités des sens
(morphèmes, mots, phrases) qui permettent, par combinaison,
de composer une infinité d'énoncés.
Certains linguistes ont noté que le chant des oiseaux est
également construit à partir d'unités sonores
de base (les notes) qui s'agencent en variations mélodiques
différentes : une centaine chez certaines espèces.
Jean-François Dortier
NOTES
1 M.C. Corballis, « L'origine gestuelle du langage »,
La Recherche, n° 341, avril 2001.
2Citons par exemple C. Lévi-Strauss : « L'émergence
du langage est en pleine coïncidence avec l'émergence
de la culture. »
3 W. Noble et I. Davidson, Human Evolution, Langage and Mind, Cambridge
University Press, 1996.
4 S. Pinker, L'Instinct du langage, 1994, trad. Odile Jacob, 1999.
5 T. Deacon, The Symbolic Species, Pinguin Books, 1997.
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