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Origine : http://lmsi.net/Omerta-dans-la-polis
Une Marche « Vérité et Justice » aura
lieu le samedi 19 mars 2011 à 15H00, Place Saint-Augustin
à Paris (Métro Saint Augustin) à l’appel
de treize familles de victimes tombées sous les violences
policières et de leurs comités de soutien [1]. En
soutien à cette initiative, nous publions la retranscription
d’une intervention orale, prononcée lors de la Journée
contre les violences policières organisée à
Nice, le 5 février 2011, par le Comité Vérité
et Justice pour Hakim Ajimi] [2]. D’autres interventions,
notamment de la policière Sihem Souid et du sociologue Mathieu
Rigouste, sont retranscrites en ligne sur le site de la revue Différences
.
Le point de départ de mon intervention sera le titre du
livre de Sihem Souid, Omerta dans la police, mais écrit autrement
: Omerta dans la polis. En effet, polis, en grec ancien, signifie
la cité, la communauté politique, or s’il y
a une omerta dans la police, celle dont parle Sihem Souid, elle
est indissociable d’une autre omerta qui fonctionne dans un
espace beaucoup plus large que celui de l’institution policière
: l’omerta dans la police ne tient que parce qu’il y
a une omerta dans la polis, c’est à dire dans la cité,
dans l’ensemble de la collectivité politique, dans
le monde politique. Il y a donc une double question : la question
des abus, des crimes policiers et de leur impunité, dont
parle le livre de Sihem Souid, et dont parle Mathieu Rigouste d’une
autre manière, une question qui concerne la police et la
justice, mais aussi une question qui concerne plus largement la
classe politique, le monde médiatique, bref : tout ce qui
constitue un espace public, un lieu de débat et de délibération
dans lequel certaines questions n’ont pas droit de cité.
Que veut dire Omerta ?
Le mot omerta a d’abord cet avantage : il permet de penser
des actes, des agissements qui peuvent être minoritaires si
l’on s’en tient à un point de vue strictement
numérique (Sihem Souid parle de 30% de policiers racistes
et/ou violents, ce qui fait d’ailleurs une grosse minorité)
mais dominants au sens où ils sont très peu dénoncés,
combattus, et donc empêchés, et où par conséquent
ils « donnent le la » – ou en tout cas ils font
partie de « l’ordinaire » de l’univers policier.
J’ai envie de dire : si une minorité de 30%, ou même
de 10% des agents de police passe à l’acte, profère
des propos racistes ou commet des abus de pouvoir, des violences
illégitimes, mais si les autres ne s’y opposent pas,
cela signifie que dès qu’il y a trois flics, ou cinq,
ou dix, on est à peu près sûr de tomber sur
un raciste ou un violent qui passe à l’acte, avec les
trois autres qui se taisent… Cela signifie en gros que, même
si c’est minoritaire d’un point de vue numérique,
ces abus arrivent régulièrement dans tous les commissariats.
De la même manière qu’il y a une omerta dans
l’éducation nationale, où je travaille, qui
fait que, même si on laisse de côté la violence
systémique de l’institution, du déterminisme
social (ce que Bourdieu a appelé la « violence symbolique
» [3]), et si on pose qu’il y a une minorité
d’un prof sur dix qui est vraiment méchant, violent,
qui abuse de son statut et « casse » des élèves,
chaque élève ayant chaque année une dizaine
de professeurs, on arrive à la conclusion que tout élève
est exposé à ces abus et humiliations [4].
C’est la même structure dans les deux cas : une violence
systémique, dominante, inquestionnée, qui peut très
bien être en même temps minoritaire et dominante, justement
parce qu’elle est inquestionnée. La différence
entre l’École et la Police, c’est que le professeur
peut casser, blesser moralement, éventuellement « tuer
» scolairement des élèves (en les excluant,
pour un foulard ou pour autre chose), mais qu’il n’a
pas d’arme à feu, de flashball, de taser… Ni
de technique d’étranglement. Le professeur peut condamner
un jeune à une mort scolaire et sociale, ou le blesser mortellement
sur un plan psychologique, avec des mots, des notes, des sanctions
; pour le policier c’est plus radical, il a le pouvoir de
tuer tout court, physiquement, irréparablement.
Je prends donc comme constat de départ qu’il y a une
omerta dans la police, chez les flics, mais aussi dans la polis,
dans la cité, dans les espaces les plus officiels et les
plus dominants de la « vie démocratique », dans
les partis, les organisations, les associations, les grands médias,
qui sont censés être nos espaces de débat. Il
existe évidemment des nuances, quelques associations, quelques
élus de gauche courageux, quelques journalistes consciencieux,
mais on peut quand même dire globalement qu’il existe
un mur du silence concernant les violences policières. Un
mur que les collectifs Vérité et Justice arrivent
régulièrement à fissurer mais qui, à
peine fissuré, est sans cesse re-colmaté – c’est
une espèce de combat sans fin. Pour preuve, voici ce que
Farida Belghoul écrivait il y a plus de vingt-cinq ans, à
l’issue de la deuxième marche pour l’égalité
:
« Il est aisé de s’élever contre ce qu’il
est convenu d’appeler un crime raciste propre. Ce type de
crime, considéré comme tel (ce qui est déjà
une chose rare) met en scène dans la bonne conscience antiraciste
un beauf dément sans garantie de représentation et
une victime qui s’est comportée en bon citoyen sa vie
durant. Dès lors qu’un commerçant ou qu’un
flic surtout est l’auteur d’un assassinat sur la personne
d’un petit délinquant, on assiste à une dispersion
totale. Les condamnations véhémentes et morales font
place à un silence qui transforme l’appareil d’État
et judiciaire, les groupes politiques et l’opinion publique,
comme dirait Brecht, en complices. » [5]
Ma question est justement de comprendre comment ce mur de silence
continue à tenir, en dépit de tout ce qui a été
fait depuis vingt-cinq ans pour le fissurer. Quels sont les obstacles
auxquels on se confronte quand on veut faire émerger cette
question de la violence policière, qui est à l’évidence
une question politique majeure – mais justement une question
qui n’est pas évidente pour grand monde, qui n’est
pas majeure pour tout le monde, qui n’est pas politique pour
tout le monde, et qui n’est même pas une question pour
tout le monde. Et on pourrait justement reformuler le problème
comme ça : qu’est-ce qui fait que certaines évidences
n’en sont pas, qu’elles n’apparaissent pas comme
telles ?
Qu’est-ce qui fait que les consciences morales et les intelligences
sont à ce point endormies qu’on ne voie pas, qu’on
ne sente pas, à quel point le fait qu’un jeune de vingt
ans comme Hakim soit tué est un scandale absolu ?
Qu’est-ce qui explique que cela ne fasse pas la une du 20
heures, mais seulement quatre lignes en page « Faits divers
» ?
Qu’est-ce qui explique que cela ne fait même pas réagir
?
Et qu’est-ce qui fait aussi que ne soit pas perçu
comme un scandale absolu le fait que ce soit un gardien de la paix
qui le tue – en clair : que celui qui est censé sauver
des vies prenne des vies ?
Qui parle, de quoi, et comment ?
C’est à partir de ces interrogations-là que
je développerai mon propos, de cet étonnement-là,
de cette naïveté-là que j’assume. Et justement
le mot omerta apporte un début de réponse, car il
a aussi l’intérêt de poser la question en termes
de parole et de silence. Or c’est justement autour de la parole
que tourne ma réflexion : c’est autour de la circulation
de la parole, du discours qui se tient ou ne se tient pas sur la
question de la violence policière, que se joue à mon
avis quelque chose d’essentiel. C’est avec des mots
que, pour reprendre une formule de l’écrivain George
Orwell, on arrive à « justifier l’injustifiable
» [6]. Plus précisément, c’est par une
certaine économie de la parole : c’est par des paroles
et des silences qu’on endort les consciences et les intelligences,
en parlant d’une certaine manière, en parlant de certaines
choses et en se taisant sur d’autres, en laissant parler certains
et pas d’autres.
Cela m’amène à préciser d’où,
moi-même, je parle. Je suis professeur de philosophie, et
j’enseigne à des élèves qui ont l’âge
et l’origine de ceux qui se font tuer généralement
par des policiers – ce qui, Dieu merci, n’est pas arrivé
jusqu’à présent à un de mes élèves.
Je côtoie donc ces élèves, dans une interaction
qui n’est pas exempte de rapports de pouvoir, loin de là,
mais qui me permet malgré tout de prendre conscience de cette
évidence-là, qui n’en est pas une pour tout
le monde : on a affaire à des êtres humains singuliers,
qui méritent absolument de vivre absolument, et ce n’est
que par un processus de déshumanisation, un véritable
travail sur les esprits, qu’on en arrive à l’espèce
d’indifférence qui suit des événements
comme des homicides policiers.
Je n’ai donc pas d’« expertise » de la
question des abus et des homicides policiers comme peuvent en avoir
des acteurs sociaux qui vivent la question « de l’intérieur
» (les victimes et leurs proches d’un côté,
les policiers de l’autre), ou bien des chercheurs qui ont
enquêté de près sur la question. J’interviens
plutôt comme citoyen, militant, engagé depuis une quinzaine
d’années contre les violences, les crimes et l’impunité
policière, notamment par le biais d’un média
alternatif que je co-anime avec Sylvie Tissot, le site « Les
mots sont importants », consacré à la question
de la parole, du débat public – une question qui me
préoccupe parce qu’il s’agit de lieux de pouvoir,
de production et de diffusion d’idéologie, et parce
que c’est donc là aussi qu’on doit agir si on
veut casser cette espèce de mur d’indifférence
et d’insensibilité sur les crimes policiers. Par la
publication de livres ou de textes sur ce site, on essaye de produire
de la contre-information, de la contre-culture, de la réflexion
critique, de manière à élargir au maximum les
brèches dont je parlais tout à l’heure, en relayant
le travail des collectifs Vérité Justice, et en posant
la question du débat public, de son organisation, et celle
de l’emploi des mots.
Bref : les mots sont importants, d’une manière générale
mais particulièrement sur la violence policière, ce
qui signifie plusieurs choses : non seulement que le choix des mots
est important, mais qu’il y a aussi, en plus de la question
de savoir comment on parle, la question de savoir de quoi on parle,
et qui parle.
La question « qui parle ? » pose d’emblée
une autre question : « qui ne parle pas ? ». C’est
le premier problème à soulever : la distinction qui
est établie entre ceux qui ont droit à la parole,
ceux qu’on écoute, qui ont du crédit, et ceux
qui n’ont pas la parole – par exemple : les policiers
d’un côté, et de l’autre leurs victimes.
Ensuite, avant même de savoir si on parle bien ou mal de tel
problème, de tel événement, de telle affaire,
en l’occurrence de tel crime policier, encore faudrait-il
qu’on en parle – d’où ma seconde question
: « de quoi on parle ? », qui a elle aussi son envers
: « de quoi on ne parle pas ? ». Et puis enfin, une
fois qu’on parle de quelque chose, se pose la question de
savoir comment on en parle : quels sont les mots qu’on utilise,
et là aussi le choix suppose une élimination. On emploie
un mot et pas un autre – et de fait, il y a des termes extrêmement
pervers qui viennent polluer la réflexion, qui endorment
les consciences et qui empêchent de penser la réalité
et la gravité de ces événements.
Des paroles et des silences
Comme je le disais à l’instant, la question «
de quoi on parle ? » implique automatiquement une exclusion
: on ne peut pas parler de tout à la fois, et par conséquent
choisir de parler d’une chose, c’est aussi exclure tout
le reste, tout ce dont on ne va pas parler. Quand on choisit un
« sujet de discussion », quand on pose une « question
», avant même d’avoir énoncé une
réponse, on affirme déjà quelque chose qui
ne va pas nécessairement de soi : on affirme qu’il
s’agit d’une question importante, sérieuse, grave,
« préoccupante » comme disent les journalistes.
C’est vrai pour les politiques – c’est la question
de ce qu’ils appellent leurs « priorités »
– et c’est vrai pour les médias – c’est
la question des « choix éditoriaux », de la «
mise en perspective », qui implique une « hiérarchisation
de l’information » : qu’est-ce qui fait la une
du 20 heures, qu’est-ce qui est relégué en fin
de journal, dans la rubrique « Brèves » ou «
Faits divers », et qu’est-ce qui est purement et simplement
écarté, éliminé ?
Je pourrais reprendre ici la formule d’un philosophe, Gilles
Deleuze, qui définissait le consensus justement de manière
négative : le consensus, c’est un accord au sein d’un
groupe, mais pas forcément un accord absolu sur tout ce qui
se discute – plutôt un accord sur ce qu’on ne
discute pas, un accord tacite au sein du groupe pour que certaines
questions ne soient pas posées [7]. Il me semble que cette
formule correspond particulièrement bien à ce qui
nous réunit aujourd’hui – et que résume
bien, encore une fois, le mot omerta. Sur la violence et l’impunité
policières, ce qui n’est pas dit, pas posé,
pas interrogé, bref : ce consensus ou cette omerta, est partagé
par le monde politique et par le monde médiatique, qui sont
assez étroitement imbriqués, en tout cas au sommet.
S’il y a des brèches, des gens qui travaillent à
les élargir (et c’est évidemment nécessaire,
ça ne sert pas à rien, loin de là), le constat
général reste celui d’un mur de silence.
D’où la nécessité première de
faire du bruit, avant même de viser des objectifs comme la
justice, l’égalité de traitement, par définition
difficiles à atteindre puisque qu’on est justement
au cœur d’un système de domination, donc à
armes inégales. La question du bruit et du silence, du silence
médiatique et du bruit médiatique, est décisive,
c’est ce que j’appelle la question quantitative (est-ce
qu’on parle beaucoup, un peu ou pas du tout, assez ou pas
assez de la question), par opposition à la question qualitative
(est-ce qu’on en parle bien ou mal, avec des mots justes ou
pas). Il y a d’ailleurs des gens dont le travail est de calculer
le bruit médiatique, de compter le nombre de dépêches
AFP, le nombre de coupures de presse, le temps de télévision
et le temps de radio consacré à tel ou tel événement,
tel ou tel problème, telle ou telle « question de société
». Et quand on regarde ce travail, on se rend compte que ce
bruit médiatique façonne les subjectivités,
les consciences, parce qu’il détermine ce qu’on
prend l’habitude de considérer comme problématique
ou pas, digne d’intérêt ou pas, important ou
pas, préoccupant ou pas, grave ou pas.
Pour le dire concrètement, on a par exemple, d’un
côté, automatiquement ou en tout cas fréquemment,
en ouverture du journal télévisé ou en une
dans la presse, la photo du policier qui s’est fait tuer dans
l’exercice de ses fonctions, avec de plus en plus systématiquement
la visite sur place du président de la République,
ce qui donne une « raison » de plus aux journalistes
de faire du bruit sur « l’événement »,
et à l’opposé on a un silence ou un quasi-silence,
et en tout cas l’absence de visite du président ou
d’une quelconque personnalité politique, pour l’ouvrier
mort dans un accident de travail et a fortiori pour le « jeune
» tué par la police. L’événement,
car c’en est un aussi, n’est pas traité comme
tel : il est relégué en brève dans la rubrique
« Fait divers », sans que soit publiée de photo,
et même, souvent, sans que le nom ou le prénom de la
victime soit mentionné.
Or, pour que l’événement – et au-delà
de l’événement, la personne défunte –
ait un commencement d’existence dans l’imaginaire collectif,
dans la subjectivité du téléspectateur lambda,
il faut pour commencer que la personne ait une identité,
un nom et un visage. Cela arrive mais c’est l’exception
et non la règle, et cela suppose justement que des médias
alternatifs fassent le bruit que n’ont pas fait les médias
officiels.
Les médias alternatifs, ce sont des sites internet, des
radios locales, des tracts, des manifestations, mais ce sont aussi,
et peut-être en premier, qu’on le déplore ou
pas, les émeutes. Ce n’est pas un éloge romantique
de l’insurrection mais un constat : de qui se souvient-on
vraiment ? Qui a, pour la masse des citoyens français, un
nom et un visage ? Zyed et Bouna.
Ce qui pose une autre question quantitative : combien faut-il brûler
de voitures pour que des humains retrouvent un nom et un visage,
c’est-à-dire pour qu’ils retrouvent, dans la
collectivité nationale, l’humanité que leur
dénie la « petite musique » des JT et des devantures
de kiosque ?
Ce que je cherche à dire, c’est que ce traitement
médiatique inégal façonne les subjectivités
et nous pousse insensiblement, inconsciemment, de manière
insidieuse, à considérer qu’il y a certaines
vies qui valent moins que d’autres, et certaines vies qui
valent plus que d’autres : on nous dit que vie d’un
Hakim vaut moins qu’une vie ordinaire, et celle d’un
policier plus qu’une vie ordinaire.
Une vie = une vie
La vie d’un jeune issu des classes populaires et –
presque toujours – de l’immigration non-blanche est
dévaluée par le silence médiatique, ou alors,
quand le silence est perturbé par des émeutes ou par
des collectifs Vérité Justice, par des paroles officielles
qui viennent nous rappeler à l’ordre en légitimant
l’homicide et en dénigrant la victime. Et parallèlement,
il y a tout un travail idéologique qui nous habitue à
penser que certaines vies, notamment policières, valent plus
que d’autres : on nous dit par exemple que la vie d’un
policier ne doit pas être gâchée par de la prison,
y compris lorsqu’il a gravement fauté – alors
que ces scrupules n’existent pas pour un simple cambrioleur.
Je pense par exemple aux récentes déclarations de
Brice Hortefeux sur la toute récente affaire de Bobigny :
des policiers produisent collectivement un faux témoignage
qui peut envoyer un innocent en prison pour trente ans, ils sont
démasqués, jugés et condamnés à
six à douze mois de prison, et le ministre de l’Intérieur
sort de sa réserve pour dénoncer une peine «
disproportionnée ».
Encore plus parlant : le traitement judiciaire des événements
de Villiers-le-Bel. En juillet 2010, on a envoyé cinq jeunes
en prison, pour des peines allant de 5 à 15 ans, sans aucune
preuve contre eux sinon des témoignages anonymes et rémunérés,
avec d’énormes incohérences dans les différents
« témoignages ». Or, qu’est-ce qui a permis
de rendre acceptable ce lynchage judiciaire ? Le fait que des policiers
s’étaient fait tirer dessus lors des émeutes
de Villiers-le Bel. Aucun policier n’a été tué,
mais ces tirs ont suffi pour que le président Sarkozy décrète
qu’il y avait eu « intention de tuer » et pour
qu’il déclare immédiatement : « Mettez
les moyens que vous voulez, ça ne doit pas rester impuni
». Et c’est ce qui s’est passé, au pied
de la lettre : tous les moyens ont été bons, il fallait
des coupables, peu importe lesquels. Je ne peux pas développer
ici tout ce que le procès a eu de scandaleux, mais le peu
que j’ai dit laisse entrevoir que, lorsqu’on tire sur
des policiers, tout est bon pour que pour n’importe qui, ou
plutôt n’importe quel jeune non-blanc du quartier, écope
de très lourdes peines de prison.
Un dernier exemple : les offensives répétées
d’élus de droite pour rétablir la peine de mort,
qui sont toujours formulées comme devant concerner les crimes
les plus graves, parmi lesquels sont systématiquement mentionnés
les meurtres d’enfants et les meurtres de policiers. Je laisse
de côté la question enfants / adultes, mais parmi les
adultes, ce lieu commun de la droite ultra nous dit clairement qu’une
vie de policier est plus précieuse qu’une vie de boulanger,
de garagiste, d’instituteur ou de chômeur. Et cette
hiérarchisation a été reprise à son
compte par le président lui-même ces derniers mois,
lorsqu’il a exprimé sa volonté de déchoir
de leur nationalité certains Français naturalisés.
Plusieurs voix ont dénoncé à juste titre le
fond raciste de cette discrimination entre Français de naissance
et Français « d’origine étrangère
», mais on a moins prêté attention au fait que,
là encore, les faits d’une gravité exceptionnelle
qui étaient censés justifier ce traitement d’exception
étaient, à nouveau, les meurtres de policiers –
considérés implicitement comme plus graves qu’un
autre meurtre.
Un autre exemple : la mort de Mahamadou Maréga, tué
par la police le 30 octobre 2010. Dans les quelques dépêches
qui ont « couvert » l’événement,
Mahamadou Maréga n’a pas eu d’identité,
il n’a pas eu de visage et il n’a pas eu de nom : c’était
« un Malien », « un sans papiers », «
le sans papier malien »... Dans d’autres cas on dit
« la mort d’un jeune »... Ce processus de déshumanisation,
il a fallu un certain nombre de jours pour l’enrayer. C’est
ce genre de contre-travail qu’on essaie de faire sur le site
« Les mots sont importants » : accorder tout de suite
de la place à un tel événement, qui est traité
comme un non-événement par les médias dominants,
et lui donner un sens politique alors que les quelques forces politiques
qui protestent le traitent seulement comme un simple accident, minimisent
donc sa portée politique, ou n’en font qu’une
question purement technique sur l’usage du taser, alors qu’il
pose bien d’autres questions de fond – j’y reviendrai
en conclusion.
Et puis, donc, on doit redonner à la victime son identité,
un nom, un visage. Pour Mahamadou Maréga, c’est dans
la presse malienne qu’on a fini par trouver l’information,
qui s’est diffusée ensuite sur les sites militants.
Les collectifs Vérité Justice sont évidemment
les premiers à faire ce travail de visibiliser un nom, une
photo, une existence, de rappeler que c’est une vie humaine
qui a été supprimée. Mais il se trouve que
vingt jours après, de nouveau, il y a eu quelques brèves
dans Libération, dans le Monde, sur l’AFP, parce qu’une
instruction était ouverte, mais qu’on parlait toujours
du « Malien » : la victime n’avait toujours pas
de nom, alors qu’il suffisait de surfer cinq minutes sur internet
pour le trouver – ou de contacter le Collectif Vérité
Justice qui s’était constitué entre-temps.
Cette question du visage et du nom me paraît cruciale, car
derrière il y a la question fondamentale de ce que vaut une
vie. On a résumé ça, sur le site « Les
mots sont importants », en disant qu’une vie égale
une vie. C’est aussi simple que ça : c’est une
évidence là encore, mais là encore une fausse
évidence, une évidence qui n’en est pas une
parce que l’ordre symbolique qu’on nous construit, les
représentations qu’on nous impose, avec cette hiérarchisation
de l’information, nous habituent à penser qu’une
vie ne vaut pas une vie. Mogniss Abdallah a réalisé
un film il y a dix ans sur la mort de Youssef Khaïf, tué
d’une balle dans le dos par un policier qui a finalement été
acquitté, en retraçant toute la lutte qui a eu lieu
autour de ce double scandale : le meurtre et l’acquittement.
Le film s’intitule Que vaut la vie de Youssef ?, en référence
à une banderole du MIB (Mouvement de l’immigration
et des banlieues) : c’est toujours la même question,
et pour résumer, les représentations qui s’imposent
dans une société, le prix qu’une classe dirigeante
accorde à une vie, cela peut se mesurer de deux manières
: à la peine infligée à celui qui a pris cette
vie, mais aussi à la place que lui consacrent les médias.
Pour résumer : la victime est niée, déshumanisée,
et de ce fait la première action qui s’impose, aussi
bien pour les proches de la victime que pour les militants qui prennent
au sérieux l’égalité, le principe une
vie = une vie, c’est de redonner cette dignité, cette
existence qui est triplement niée – une première
fois parce que la personne a été tuée, une
deuxième fois parce qu’elle est tuée socialement,
symboliquement, par le non-lieu ou en tout cas la complaisance de
la justice, et une troisième fois par cette espèce
d’indifférence et de silence médiatique.
La dimension politique
Ce qui est nié, aussi, c’est la question politique
qui est posée par cette mise à mort. Je citerai Bourdieu,
qui dit que le discours a le pouvoir de faire exister, au moins
dans les esprits, ce dont il parle : plus on parle de quelque chose,
plus cette chose existe, et moins on en parle, moins elle existe
[8]. Par exemple, à force d’entendre parler d’un
« problème de l’immigration », on finit
par admettre comme une évidence que l’immigration en
elle-même constitue un problème – c’est-à-dire
que ce ne sont pas les immigrés qui sont confrontés
à des problèmes, comme tout le monde, voire plus que
tout le monde, mais au contraire ce sont les immigrés qui
font des problèmes aux autres. Bref : à force de matraquer
une série de discours, on finit par faire exister dans les
esprits un « problème de l’immigration »,
un « problème de l’insécurité »,
un « problème du voile » ou un « problème
musulman », comme il y avait eu dans les années 1930-1940
un « problème juif ». C’est ainsi des non-problèmes
peuvent devenir des problèmes à force de le dire,
à force d’en parler, et que réciproquement de
vrais problèmes comme la violence policière peuvent
devenir des non-problèmes à force de n’en pas
parler.
Une enquête que je cite souvent illustre bien ce phénomène
: en 2002, dans un sondage publié par L’Humanité,
on demandait aux sondés de hiérarchiser ce qui leur
semblait les problèmes les plus préoccupants du moment.
Parmi dix autres propositions, dont la santé, les retraites,
l’éducation, il y avait l’insécurité
dans les banlieues, et bien évidemment, sans grande surprise,
après tout le matraquage intensif qu’on avait subi
pendant des mois, le problème cité comme problème
numéro un était ce problème de l’insécurité
dans les banlieues. Mais ce qui est intéressant, c’est
que la même enquête reposait ensuite les mêmes
questions non pas d’un point de vue général
mais en interpellant les gens sur leur propre vécu : «
vous, dans votre vie, quels sont les problèmes que vous rencontrez
? », et là les résultats s’inversaient
: « l’insécurité dans ma ville et dans
mon quartier » devenait le dernier des soucis des sondés,
avec seulement 20 % de gens non-satisfaits et 80% de satisfaits.
Et dans un sondage plus récent, 66% des 15-25 ans déclaraient
que les parents n’avaient pas assez d’autorité
sur leurs enfants, mais dans le même temps, quand on les interrogeait
sur leurs propres parents, 89% estimaient qu’ils avaient suffisamment
d’autorité sur eux, ni trop ni pas assez.
Cette imposition d’une hiérarchie entre ce qui est
problématique ou pas, et entre ce qui est politique (par
exemple « l’insécurité », «
le manque d’autorité parentale » ou même
la dernière petite phrase de Ségolène Royal
ou Jean-François Copé, du fils Sarkozy ou de la femme
de Strauss-Kahn) et ce qui n’est pas politique (par exemple
l’action de la police, sa violence, ses crimes et leur impunité),
nous met face à une autre tâche, aussi bien les collectifs
Vérité Justice que leurs soutiens et leurs relais
politiques ou médiatiques : de même qu’il faut
réhumaniser des humains déshumanisés, il faut
repolitiser une question politique dépolitisée –
là encore j’y reviendrai en conclusion.
L’euphémisation du crime
Il me reste peu de temps pour évoquer les deux autres questions
: « comment on parle », et « qui parle ».
La question « comment on parle » nous amène d’abord,
au collectif Les mots sont importants, à dénoncer
certains propos publics particulièrement barbares. Par exemple,
après la mort de Karim Boudouda, abattu par la police l’été
dernier à Grenoble, la journaliste Elisabeth Lévy
a déclaré : « On est en guerre, et je vous le
dis, s’il y en a un qui meurt, je ne verserai pas une larme
».
Il y a ensuite des mots moins extrêmes, moins exceptionnels,
dont la violence passe davantage inaperçue parce qu’ils
se sont imposés comme un vocabulaire « normal ».
Par exemple le mot « bavure », qui permet de ne pas
dire qu’il s’agit d’un meurtre, d’un homicide,
et qui tend à faire passer en contrebande une certaine interprétation
de l’événement, qui est loin d’être
indiscutable : l’idée que c’est la faute à
« pas de chance », qu’il n’y a aucune rationalité
politique, qu’on a affaire à de purs accidents. Or,
même si ces mises à mort sont rarement préméditées
par le policier, on peut dire en tout cas que, dans la plupart des
cas, le policier a fait le choix de mettre en danger la vie de sa
victime, et que du côté de l’institution, ces
mises à mort bénéficient d’un consentement,
dans le sens où une telle répétition de faits
similaires ne peut se produire sans un consentement de l’institution,
qui laisse à sa police une certaine marge, une certaine quantité
de « bavures » autorisées, en lui assurant l’impunité.
On réduit en somme le crime policier au statut d’événement
malheureux, au sens littéral du mot : la mauvaise chance,
le mauvais sort, la fatalité – et non pas un événement
contingent, qui devrait ne pas avoir lieu, qui pourrait ne pas avoir
lieu, et qui n’est rendu nécessaire que par un certain
ordre social et politique qui n’a, lui, rien de nécessaire.
Qualifier l’événement de bavure revient en somme
à dire que nous pouvons le déplorer mais pas refuser,
dénoncer, combattre – comme l’a souligné
la philosophe Hannah Arendt :
« La fureur n’est en aucune façon une réaction
automatique face à la misère et à la souffrance
en tant que telle. Personne ne se met en fureur devant une maladie
incurable ou un tremblement de terre, ni en face de conditions sociales
qui paraissent impossibles à modifier. C’est seulement
dans le cas où on a de bonnes raisons de croire que ces conditions
pourraient être changées et qu’elles ne le sont
pas, que la fureur éclate. » [9]
Autre euphémisme : les coups et blessures, quand ils sont
perpétrés par la police dans un lieu public, deviennent
une « intervention musclée ». On est ici au cœur
de la même logique : dès lors qu’on commence
à appeler « intervention musclée » un
passage à tabac, il ne faut pas s’étonner qu’ensuite
un homicide ne soit pas traité comme un homicide mais comme
un accident regrettable.
La diffamation des victimes
En même temps que ces mots dissimulent, minimisent, euphémisent
la violence policière, d’autres mots diabolisent la
victime, et notamment son attitude au moment des faits, de façon
à inscrire l’homicide dans une catégorie qui
n’est pas la sienne : celle de la légitime défense.
D’abord en utilisant sans discernement, sans parcimonie, de
manière totalement abusive, les mots « légitime
défense » eux-mêmes. Ensuite en soulignant, voire
en exagérant, « la violence » de la situation,
la « panique » du policier, l’ « agressivité
» de la victime, rebaptisée parfois « forcené
», ou encore son « gabarit » impressionnant (on
retrouvait par exemple ces deux mots « forcené »
et « gabarit » dans les dépêches sur Mahamadou
Maréga).
Je me souviens qu’en 2001, au cours du Procès Hiblot,
on avait même inventé un concept pour cela : je ne
sais plus si c’était la défense ou carrément
l’avocat général, mais on avait invoqué
en faveur du policier la « légitime défense
dans l’esprit ». Tous les témoignages et toutes
les expertises (autopsie, balistique) confirmaient que le policier
avait tiré sur une voiture en fuite, à une distance
de plus de vingt mètres, et qu’il avait atteint Youssef
Khaïf dans la nuque, bref : on ne pouvait pas invoquer la légitime
défense. Du coup, on a sorti cette « légitime
défense dans l’esprit ». Et le plus grave, c’est
que cette énormité conceptuelle a eu une efficacité
politique et même juridique : le policier a été
acquitté.
Cette formule peut se comprendre de deux manières : il y
a légitime défense d’abord dans l’esprit
du policier, qui se « sentait menacé » même
si objectivement il ne l’était pas, et ensuite pour
toute la société, dont l’esprit est «
étatisé », travaillé par une propagande
qui lui fait comprendre que certaines populations sont en elles-mêmes
menaçantes, indépendamment de leurs faits et gestes
réels – même lorsqu’elles sont en fuite
et nous tournent le dos. C’est ici que la question de la violence
policière et de son impunité s’avère
indissociable de celle du racisme : une population décrétée
menaçante par nature, c’est une des définitions
possibles du racisme.
Et puis, en plus de la réécriture des faits, il y
a une stratégie de disqualification plus générale
et nébuleuse, qui consiste à dénigrer la personne
de la victime, notamment à l’aide de l’inévitable
« bien connu des services de police ». Il y a là
une violence inouïe pour les proches de la victime : on n’a
même pas le temps de réaliser la mort d’un être
cher qu’on doit commencer à défendre sa mémoire.
Et pendant qu’on est occupé à défendre
sa mémoire, on ne peut pas s’occuper de poser la question
de fond qui est celle des missions de la police, de ce qu’on
attend d’elle, de ce qu’elle a le droit de faire et
de ce qu’elle n’a pas le droit de faire. La victime
devient coupable, et ses proches sont obligés de devenir
son avocat.
C’est ce qui s’est passé par exemple pour Zyed
et Bouna, morts à Clichy-sous-Bois dans un transformateur
électrique où ils s’étaient réfugiés
à cause d’une poursuite policière. Le ministre
de l’intérieur Sarkozy s’était empressé
de déclarer qu’ils « s’apprêtaient
à commettre un cambriolage ». L’accusation s’est
révélée fausse par la suite, et c’est
souvent le cas. Mais le pire, ce n’est pas le mensonge, ni
même le fait qu’on salisse la victime : c’est
qu’en plus on tende à justifier implicitement des coups
de feu mortels, un étranglement ou toute autre forme d’atteinte
à la vie d’un jeune par le fait qu’il ait pu
avoir « « quelque chose à se reprocher ».
C’est un véritable piège : on est obligé
de s’insurger en premier contre la diffamation, pour défendre
la mémoire des disparus, mais du coup on laisse passer une
idée barbare : l’idée qu’un délit
de fuite, un cambriolage ou quelque délit que ce soit, quand
bien même il serait avéré, puisse justifier
une mise à mort hors-légitime défense.
La question de la légitime défense
Youssef Khaïf, quand il a été abattu par le
policier Hiblot, était, lui, vraiment dans une voiture volée
– ce que nombre de politiques et de journalistes ne se sont
pas privés de rappeler, presque systématiquement.
Du coup, sa mère a posé frontalement la question de
fond : « Oui, il avait volé une voiture, mais on ne
doit pas mourir pour ça ». À nouveau nous sommes
face à une évidence qui n’en est pas une, parce
que tout est fait pour que la question ne soit jamais posée
en ces termes. Tout est fait pour nous habituer à justifier
ou excuser le crime policier par le délit de la victime,
et en tout cas pour nous habituer à ne pas mettre en question
l’acte du policier : pourquoi, par exemple, un journaliste
juge-t-il nécessaire de préciser que le jeune tué
avait fait quelque chose de répréhensible, et pourquoi
ne juge-t-il pas plus nécessaire de préciser que le
jeune était en fuite, qu’il tournait le dos au policier
ou qu’en tout cas il ne le menaçait pas ?
Tout est fait en somme pour que la légitime défense
ne soit pas réellement pensée par la population, encadrée
par l’institution et enseignée aux policiers en formation
comme une notion très spécifique et circonscrite :
la légitime défense de soi ou d’autrui, qui
est la seule violence légitime, est le minimum de violence
nécessaire pour sauver sa peau ou celle d’autrui, pour
désarmer une personne armée, arrêter le bras
du mari qui cogne sa femme, etc. En dehors de ces situations de
menace ou de violence effective, et au-delà du minimum de
contre-violence nécessaire pour empêcher ou arrêter
cette première violence, il n’y a ni « défense
» ni « légitimité ».
En somme, parmi les questions que tout le monde s’accorde
à ne pas poser, il y a cette question, qui est une question
politique : quand, dans les centres de formation, va-t-on clairement
enseigner aux policiers, comme principe fondamental, qu’il
faut laisser fuir celui qu’on a déjà réussi
à mettre en fuite, donc à mettre en échec dans
sa tentative de commettre un crime ou un délit, plutôt
que de chercher à le « neutraliser » à
tout prix, même au prix de sa vie ? Que ce soit avec un taser,
une arme à feu, un flashball, une « clé d’étranglement
» ou quelque autre pratique qui met sa vie en danger, y compris
la course-poursuite...
Je pense par exemple à la mort de Mohammed Berrichi à
Dammarie-les-Lys, où on a atteint le summum de l’absurde.
Mohammed Berrichi est mort en mai 2002 d’une chute de moto,
sans casque, à l’issue d’une longue course-poursuite,
et bien entendu les policiers n’ont pas été
inquiétés. C’est pourtant la police qui l’a
poussé à accélérer et à emprunter
des sens interdits, en le poursuivant, au risque de sa vie mais
aussi au risque de la vie des passants qu’il aurait pu renverser.
Et pourquoi la police s’est-elle acharnée dans cette
course-poursuite mortelle ? Parce qu’il ne s’était
pas arrêté alors qu’elle voulait l’interpeller.
Et pourquoi fallait-il l’interpeller ? Parce qu’il roulait
sans casque. Et pourquoi le casque est-il obligatoire ? Pour protéger
la vie humaine en cas d’accident ! On est ici au cœur
de l’abjecte absurdité du système policier.
La distribution de la parole
Je n’ai plus le temps de développer ma troisième
question : qui parle ? Mais c’est un autre versant important
du problème : qui a la parole, qui ne l’a pas ? Qui
l’a d’office, qui doit se battre, s’organiser
en comité, manifester, voire brûler des voitures, pour
l’avoir ? Qui est pris au sérieux, qui ne l’est
pas ? Qui bénéficie d’une confiance totale,
a priori, qui est au contraire en butte à une profonde méfiance
? Il faudrait parler notamment de la sacro-sainte « source
policière », que nombre de journalistes ont pris l’habitude
de relayer comme une vérité révélée.
Il faudrait parler aussi de l’usage à géométrie
variable des guillemets et du conditionnel dans les médias,
suivant qu’on cite la parole policière ou celle des
proches de la victime.
Le cas des homicides policiers pose une difficulté particulière
: la victime est morte, donc elle ne peut plus parler. On ne peut
donc pas faire ce qu’on fait, parce que c’est d’une
importance cruciale, pour les autres victimes d’injustice
: commencer par leur donner la parole à elles, en premier.
C’est par exemple ce que nous avons beaucoup fait pour le
cas des filles voilées [10]. Relayer leur parole était
nécessaire, parce que la première injustice à
leur encontre, celle qui permettait toutes les autres, était
justement que tout le monde s’était arrogé le
droit de parler d’elles, sans qu’il leur soit laissée
l’opportunité de parler elles-mêmes, et d’être
entendues. Et c’était possible parce que, malgré
tout ce qui avait été fait pour « tuer »
en elle toute dignité, toute estime de soi, toute force,
toute capacité de parler, elles étaient nombreuses
à résister, à avoir des choses à dire
et à avoir envie, et même besoin, de les dire. On avait
voulu les « tuer » mais elles restaient bien vivantes,
et c’est justement cela qui n’est plus possible pour
ceux qui sont morts pour de bon, ceux qui ont vraiment été
tués.
C’est donc une autre économie de la parole qui doit
s’inventer, en partant d’abord de la famille, des proches,
des témoins des faits, et en élargissant ensuite,
sans « s’y perdre », avec la parole des comités
de soutien, des militants, des avocats, et encore au-delà,
des journalistes, des sociologues ou des politiques qu’on
espère « sensibiliser ». Rien n’est simple,
mais la grandeur des moments comme cette rencontre d’aujourd’hui,
c’est qu’ils essayent de le faire, en plaçant
les familles, leurs proches et leurs soutiens au centre du dispositif
de parole, et qu’ils contribuent à faire émerger
une autre parole : une parole difficile à faire entendre,
une parole à contre-courant, mais une parole qui a pour elle
la vérité et la justice.
Bref, en face de tous ces sales mots dont je viens de parler, les
Collectifs Vérité et Justice pour Hakim Ajimi, Lamine
Dieng , Ali Ziri, Mahamadou Maréga, Umut Kiran, Hakim Djelassi,
Abou Bakari Tandia, Reda Semmoudi, Zyed Benna et Bouna Traoré,
Mouhsin et Larami Soumaré, Baba Traoré, Mickaël
Cohen, Fethi Traoré, Yakou Sanogo, Louis Mendy et tous les
autres, opposent les mots qu’il faut, quatre mots qui à
eux seuls disent l’essentiel : le mot vérité,
le mot justice, l’importance du collectif, et enfin le nom
du défunt.
Pierre Tevanian 8 mars 2011
P.-S.
Propos recueillis et retranscrits par Yves Marchi et Alexandrine
Vocaturo pour la revue Différences .
Marche « Vérité et Justice »
Samedi 19 mars 2011 à 15H00
Place Saint-Augustin à Paris (Métro Saint Augustin)
À l’appel de Collectifs Vérité et Justice
et de familles de victimes tombées sous les violences policières
: Abdelhakim Ajimi, Mickaël Cohen, Lamine Dieng, Mahamadou
Marega, Abou Bakari Tandia, Bouna Traoré et Zyed Benna, Laramy
Soumaré et Moshin, Reda Semmoudi, Ali Ziri, Yakou Sanogo,
Baba Traoré, Féthi Traoré, Louis Mendy
Notes
[1] Abdelhakim Ajimi, Mickaël Cohen, Lamine Dieng, Mahamadou
Marega, Abou Bakari Tandia, Bouna Traoré et Zyed Benna, Laramy
Soumaré et Moshin, Reda Semmoudi, Ali Ziri, Yakou Sanogo,
Baba Traoré, Féthi Traoré, Louis Mendy
[2] Propos recueillis et retranscrits par Yves Marchi et Alexandrine
Vocaturo pour la revue Différences .
[3] Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, La reproduction, Editions
de Minuit, 1970
[4] Cf. Pierre Merle, L’élève humilié.
L’École : un espace de non-droit ?, Presses Universitaires
de France, 2005
[5] Farida Belghoul, « Lettre ouverte aux gens convaincus
», dans Convergence 84 pour l’égalité,
La ruée vers l’égalité, 1985
[6] George Orwell, « La politique et la langue anglaise »,
dans Tels étaient nos plaisirs et autres essais, Éditions
Ivrea, 2005
[7] Gilles Deleuze, « Q comme Question », dans L’abécédaire,
Éditions Montparnasse, 1988
[8] Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Éditions
Raisons d’agir, 1996
[9] Hannah Arendt, Du mensonge à la violence , Éditions
Calmann Lévy, 1972
[10] Cf. notamment Mariame, « Marianne, ta tenue n’est
pas laïque ! » ; Ismahane Chouder, Malika Latrèche,
Cécilia Baeza, « Inch Allah l’égalité
! » ; ou encore les trente-six Chroniques d’une voilée
désabusée.
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