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Origine : http://oclibertaire.free.fr/qdn2.html
Pour un antipatriarcat révolutionnaire
D'entrée, un constat : au cours des années 70, les
mouvements de femmes étaient dans de nombreux pays très
en rupture avec le système, notamment parce qu'ils exprimaient
un refus des rôles sociaux établis et l'exigence d'une
libération sexuelle pour les femmes. En revanche, ces dernières
années, où la mobilisation sur le terrain est devenue
très minoritaire, la dénonciation de la domination
masculine dans toutes les sphères de la société
a resurgi sur la scène politico-médiatique internationale,
mais avec un contenu nettement plus intégrateur qu'auparavant,
et à travers des campagnes soutenues par des instances de
pouvoir officielles. Cette situation montre que la critique de la
domination masculine peut déboucher sur des démarches
et, surtout, des objectifs différents.
On connaît depuis des siècles la distinction entre
réformistes et révolutionnaires. Mais jusqu'à
nos jours, le reproche adressé par les révolutionnaires
aux réformistes était qu'ils-elles voulaient changer
la société par étapes et que, du fait de cette
démarche trop lente, ils-elles contribuaient en réalité
à l'aménager, la faire accepter, à quelques
modifications près, alors qu'il s'agit de la détruire.
(Dans le mouvement ouvrier, à l'origine, les divergences
n'étaient donc pas tant dans le but à atteindre —
la destruction du capitalisme — que dans les moyens mis en
œuvre pour parvenir à ce but.) Alors qu'aujourd'hui
le choix d'un processus par étapes ne se pare plus guère
d'une volonté de construire une société réellement
nouvelle : ce qui compte est d'entrée d'aménager l'actuelle.
Pourquoi donc ?
Parce qu'est intervenu à la fin du siècle dernier
l'effondrement du bloc de l'Est, et que la propagande du «
monde libre » en a profité pour enterrer, au nom de
la « modernité », la lutte des classes, l'idée
même de Révolution, et affirmer la suprématie
du « libéralisme » sur la planète. Le
système capitaliste a ainsi été présenté
comme stade ultime de l'Histoire, et les révolutionnaires
comme autant de ringard-e-s. La fin de l'affrontement entre les
deux « supergrands » a entraîné des repositionnements
politiques : la critique déjà tiède du capitalisme
et de l'impérialisme par la gauche (et même celle plus
virulente d'une partie de l'extrême gauche) s'est réduite
à la dénonciation du « néolibéralisme
» — avec un appel à l'Etat-providence comme bouclier
pour remédier, dans l'intérêt général,
à ses « excès ». Et la critique du patriarcat
a été tellement repeinte aux couleurs du « politiquement
correct » que même des élu-e-s de droite la portent
en partie à présent… mais pas pour détruire
le patriarcat, juste pour atténuer un peu les pesanteurs
des rôles sociaux traditionnels et obtenir une meilleure rentabilité
des entreprises, donc un meilleur profit.
Deux facteurs ont contribué à la situation actuelle
:
- d'abord, la présence désormais massive des femmes
dans le salariat. Elle incite une partie des classes dirigeantes
à modifier quelque peu les rapports familiaux (par des dispositions
juridiques telles qu'un congé parental pour les « nouveaux
pères ») afin d'obtenir des salariés des deux
sexes davantage de flexibilité. Mais rien de fondamental
n'est évidemment chamboulé dans les rôles sociaux
: l'organisation de la vie familiale moderne correspond simplement
aux conditions de travail qu'impose le système capitaliste
à la grande majorité des ménages, « obligés
» de gagner deux salaires pour pouvoir participer à
la société de consommation (ainsi, la récupération
des enfants à la sortie de l'école ou l'introduction
du surgelé dans le four le soir peuvent être faits
par l'un ou l'autre des parents, selon leurs horaires respectifs.
En revanche, les changements de couches pour bébé
et le suivi des devoirs scolaires restent bizarrement des tâches
très féminines) ;
- ensuite, un nombre croissant de femmes ont bien évidemment,
en acquérant des diplômes de plus en plus élevés,
l'ambition de grimper dans l'échelle sociale pour avoir elles
aussi leur part du gâteau ; et, de ce fait, une fraction des
classes dirigeantes voit l'intérêt d'intégrer
dans certaines sphères décisionnelles des femmes appartenant
aux classes moyennes et supérieures pour renforcer le système.
La parité dans les fonctions publiques votée en 2001
en France s'est inscrite dans cette logique : les inégalités
économiques entre les sexes, qui ont quelquefois été
pointées pour l'occasion par les médias, ont servi
à appuyer une revendication « égalitaire »…
sur le terrain strictement institutionnel — avec le succès
que l'on sait.
Une petite remarque en passant sur le vocabulaire usuel d'aujourd'hui
qui, loin d'être neutre, renferme un message idéologique.
Le « capitalisme » est devenu un mot obscène
dans beaucoup de bouches, y compris « de gauche » :
le mot « libéralisme » lui est le plus souvent
préféré ; la lutte est menée contre
le « capitalisme sauvage », et l'objectif à atteindre
est un « capitalisme à visage humain » —
un « libéralisme tempéré », dit-on
au Forum social européen. Dans la même logique, l'«
antimondialisation », l'« antiglobalisation »,
quand ce n'est pas l'« altermondialisation », ont souvent
remplacé l'« anti-impérialisme » dans
le langage militant courant...
En matière d'antipatriarcat, on parle facilement d'«
antisexisme », et ce terme recouvre fréquemment un
affadissement de la critique portée au système en
place. En effet, à travers l'antisexisme, il s'agit de traquer
des comportements individuels ; le combat se mène au niveau
des personnes, et non plus au niveau d'un système global
à abattre (évidemment, s'il n'y a plus de système
à abattre !). Les fonctionnements, réflexions, bref
les attitudes sexistes — dans la vie publique bien plus que
privée — sont (parfois même) pointées
par les médias et par des politiciens des deux sexes... Et,
pour y remédier, les réformistes prônent des
dispositifs juridiques, que ce soit contre les discriminations faites
aux femmes à l'embauche ou au travail. Mais la lutte antipatriarcale
réduite à cette peau de chagrin doit être analysée
et critiquée, car la revendication qu'elle porte est parfaitement
digérable par le système.
Les tenants de ce système s'ingénient à nous
faire croire que la société change puisqu'elle est
devenue « permissive ». Les couples vivent aujourd'hui
encore sous les liens sacrés du mariage (institution patriarcale
et bourgeoise s'il en est) béni ou non par l'Eglise, mais
aussi sous diverses formes d'union libre. C'est cette évolution
des mœurs concernant le couple et la famille qui a incité
le gouvernement de la « gauche plurielle » à
réglementer les rapports sexuels hors mariage. Et puis, le
fort développement du salariat féminin a conduit le
même gouvernement à promouvoir la parité pour
capter l'électorat féminin et perpétuer l'illusion
de la démocratie parlementaire.
De même, depuis le Pacte civil de solidarité (PACS),
l'homophobie est parfois montrée du doigt par la presse comme
un vilain penchant à corriger. Mais ce PACS a visé
en fait à récupérer le désir d'intégration
porté par une partie de la communauté homosexuelle
et, surtout, à assurer la transmission de l'héritage
pour celles et ceux qui ont du bien.
Les fondements mêmes de la société patriarcale
— la défense de l'ordre établi et de la propriété
— restent très solidement enracinés, et les
progrès vantés en matière d'égalité
entre les sexes et de non-discrimination sexuelle tiennent vraiment
de l'arnaque. Pour ne prendre qu'un exemple, l'homosexualité,
masculine et plus encore féminine, demeure dans l'ensemble
très difficile à vivre au grand jour...
L'« antipatriarcat » démagogique que prône
une partie de la classe politique et des médias, en écho
à certains courants féministes, présente les
femmes comme des « victimes » auxquelles il convient
de rendre justice… en facilitant précisément
leur recours à la Justice, par exemple en cas de viol ou
de harcèlement sexuel. L'Etat sert de ce fait et là
encore, avec ses tribunaux, de bouclier suprême pour défendre
la sécurité et les droits des citoyennes, à
l'instar des citoyens, entretenant par là une mentalité
d'assisté-e-s contraire à une véritable autonomie
individuelle.
Certains beaux discours « de gauche » sur la condition
féminine masquent l'acceptation, à quelques petits
aménagements près (comme un fait peut-être regrettable,
mais incontournable), du système d'exploitation et de domination
qui impose ses règles à toute la planète. Or,
ce système défend les intérêts et privilèges
d'une minorité d'hommes blancs vivant en Occident et appartenant
aux classes aisées. Même si quelques femmes blanches,
occidentales et aisées parviennent à les rejoindre
ici et là dans les hautes sphères politique et économique,
leur présence ne peut masquer et encore moins supprimer la
réalité de l'oppression que subit l'immense majorité
des autres.
En particulier sur le terrain du salariat : les emplois les plus
précaires, avec les conditions de travail les plus dures,
sont « réservés » à des femmes
qui entrent souvent dans la catégorie joliment baptisée
« familles monoparentales » parce qu'elles élèvent
seules leurs enfants. Le sort de ces femmes-là est bien moins
enviable que celui des femmes travaillant comme cadres dans une
entreprise. Même si la rémunération de tels
postes, qui se fait « à la tête du client »,
s'effectue facilement en défaveur de la « cliente »
quel que soit son degré d'études, les cadres ne connaissent
pas ou connaissent peu la « double journée »
qui constitue le lot quotidien des autres salariées, car
elles possèdent les moyens financiers pour se décharger
sur un personnel domestique tant des tâches ménagères
que de l'élevage des enfants. Il existe donc une dimension
de classe parmi les femmes, et il convient de la prendre en compte
pour ne pas tomber dans le piège de l'interclassisme qui
conduit au réformisme.
Face à de telles réalités, on ne peut que le
répéter : il faut détruire le système
patriarcal et le système capitaliste. Et comme l'Etat est
là pour garantir le maintien des rapports d'exploitation
entre les classes et entre les sexes, rien ne sert de faire appel
à lui contre ces systèmes.
Un tel constat entraîne la nécessité de dénoncer
la dérive réformiste : on peut parfaitement imaginer
la société actuelle avec les mêmes institutions,
mais auxquelles participeraient davantage de femmes, sans que cela
change fondamentalement les choses au niveau de la société.
De même, l'affirmation d'une sexualité autre que la
norme hétérosexuelle n'est pas a priori révolutionnaire
quand elle correspond seulement à un désir d'intégration
dans la société existante… même si divers
rouages de cette société peuvent grincer fort, bien
sûr, face à une telle demande.
Aujourd'hui, on voit le PC féminiser le nom de son groupe
à l'Assemblée dans un souci démagogique évident.
On voit des hommes politiques de gauche et même de droite
participer à la Gaypride, qui n'exclut la participation d'aucune
classe sociale... Mais voilà autant de poudre jetée
à nos yeux pour tenter de nous faire voir cette société
sous un meilleur jour.
Face au développement d'un antipatriarcat réformiste,
il faut réaffirmer haut et fort qu'une rupture révolutionnaire
est indispensable. L'antipatriarcat seul nous met à la remorque
des réformistes et nous fait jouer à porter leurs
valises. Il nous piège dans des campagnes institutionnelles
au contenu douteux, par le simple fait qu'il s'agit de femmes, «
malgré tout » : on l'a vu avec la récente Marche
mondiale des femmes.
De même, l'anticapitalisme sans prise en compte du combat
antipatriarcal ne peut conduire à l'émancipation de
qui que ce soit : l'exploité au travail peut rester sans
problème l'exploiteur à la maison. Il y a donc nécessité
de lier les deux combats, lutte des classes et lutte des sexes,
et cet angle d'attaque constitue le point de clivage avec les réformistes.
Des militantes telles qu'Emma Goldman — mais bien d'autres
aussi, moins connues, en France et ailleurs — l'ont bien compris.
E. Goldman s'est battue en son temps à la fois pour la libération
des femmes (en particulier sexuelle : pour l'avortement, la contraception,
l'union libre, contre toutes les discriminations sexuelles...) et
contre tous les pouvoirs et institutions : Etat, patronat, armée,
Eglise…
L'anarchisme est le seul courant idéologique qui cherche
à concilier la liberté individuelle et le communisme,
à obtenir à la fois la libération individuelle
et l'émancipation sociale. Il ne se réduit pas à
la lutte contre l'Etat et contre le patronat, il comprend aussi
la lutte antipatriarcale. Les luttes anticapitaliste, antihiérarchique,
internationaliste ne sont pas plus l'affaire des hommes que l'antipatriarcat
est seulement l'affaire des femmes. Raisonner ainsi revient à
perpétuer la division public-privé, que nous dénonçons
parce qu'elle cimente et renforce la hiérarchie entre les
sexes. Il s'agit de détruire toutes les institutions oppressives
pour la personne humaine, quel que soit son sexe, pour parvenir
à une émancipation sociale.
Alors, pourquoi un courant appelé aujourd'hui anarcha-féminisme
s'est-il développé depuis des décennies ? Eh
bien, parce que la pensée anarchiste a été
élaborée et mise en pratique depuis le XIXe siècle
par des personnes forcément imprégnées des
valeurs de la société dans laquelle elles vivaient
ou vivent, ce qui peut entraîner des comportements individuels
et collectifs critiquables sur le plan des rapports hommes-femmes
(par la reproduction plus ou moins grande des rôles sociaux
traditionnels dans le quotidien, ou une prise en compte insuffisante
du combat antipatriarcal dans l'activité militante —
comme si c'était un combat secondaire).
Ce constat, Mai 68 et le MLF ont contribué à le dresser,
en produisant une critique de la pratique militante et des organisations
politiques en général pour leur machisme. De fait,
la lutte des révolutionnaires a en général
davantage porté, avant ces trois dernières décennies,
sur le terrain des classes sociales que sur celui des sexes, pour
de nombreuses raisons — liées à l'histoire du
mouvement social et au développement de la classe ouvrière,
mais aussi à la psychologie et au rôle de l'inconscient.
L'idéologie patriarcale imprègne en effet tous les
êtres humains dès avant leur naissance en leur inculquant
des comportements de domination ou de soumission difficiles à
modifier, quel que soit le degré de conscience qu'ils-elles
en ont.
L'anarcha-féminisme cherche à pointer les normes sociales
en action pour s'efforcer de les contester partout dans la société,
et insiste sur des problèmes qui peuvent paraître plus
urgents à régler aux femmes qu'aux hommes, dans la
mesure où ceux-ci profitent du rapport hiérarchisé
existant entre les sexes. Les anarcha-féministes tentent
donc de prendre en compte à la fois les rapports de sexe
et de classe dans l'analyse des sociétés existantes,
en refusant de privilégier les premiers au détriment
des seconds comme le font nombre de féministes « classiques
», ou les seconds au détriment des premiers comme le
font nombre de militant-e-s « révolutionnaires ».
Et ce parce qu'aucune révolution n'est possible sans la destruction
de ces deux types de rapports.
Après les années 70 et leurs mobilisations très
subversives sur le terrain du « privé », on a
assisté à un retour de l'ordre moral et un renforcement
de la famille. On observe de même assez souvent, jusque dans
les rangs militants (en pratique sinon en théorie), des fonctionnements
qui étaient critiqués dans l'après-68 : la
possession, la jalousie, l'exigence de fidélité…
toutes attitudes visant une appropriation de l'Autre, sont couramment
admises, et même considérées de façon
positive (classiquement : comme des preuves d'amour...).
On le sait à présent, le discours idéologique
ne suffit pas à expliquer l'acceptation, par la très
grande majorité des personnes, des rapports sociaux tels
qu'ils existent entre les classes et entre les sexes. De même,
la mise en évidence de l'oppression ne suffit pas à
impulser automatiquement un changement radical dans la société.
Car l'aliénation s'accompagne d'une répression, mais
aussi d'une certaine valorisation de leur vécu par les personnes
opprimées elles-mêmes. Ce constat oblige à admettre
la dimension psychologique de la domination quelle qu'elle soit
; et la nécessité, pour amorcer un réel changement,
d'avoir, à côté d'arguments objectifs favorisant
sa dénonciation, d'éléments subjectifs tels
que l'envie et la volonté par les opprimé-e-s, à
un moment donné, de rompre avec le rapport aliénant
pour « vivre autre chose ». C'est cet état d'esprit
nouveau qui favorise les mouvements sociaux en rupture avec le système
en même temps qu'il les nourrit, en rendant imaginable et
désirable ce qui ne l'était pas forcément auparavant.
Il faut réhabiliter l'utopie.
D'où l'importance, concernant la lutte antipatriarcale, des
démarches autonomes de femmes. Des actions directes contre
les violeurs plutôt qu'un recours aux tribunaux contre eux
; dans les entreprises, des grèves pour l'égalité
des salaires entre les sexes (en attendant l'abolition du salariat,
évidemment) plutôt que la recherche sur le plan légal
d'une parité hommes-femmes chez les cadres, dans le patronat
ou la classe politique ; ou encore des mobilisations dans la rue
afin d'obtenir la contraception et l'avortement libre et gratuit
pour toutes… plutôt que la signature d'une pétition
que pourraient lancer sur ce thème, avec un contenu revendicatif
bien sûr revu à la baisse, des intellectuelles pour
« interpeller les pouvoirs publics ».
En conclusion, deux remarques :
- à postes équivalents, les femmes possèdent
de nos jours en moyenne davantage de diplômes que les hommes
; cette réalité rend par avance vaines des mesures
comme la « non-mixité à l'école »,
qu'on entend préconiser en France pour « venir en aide
» aux filles — faire encore davantage d'études
ne suffit pas à leur assurer l'égalité avec
les garçons ;
- beaucoup trop de femmes s'approprient encore la sphère
du privé, alors que la revendication qui en découle
(comme en Allemagne) d'un salaire pour le travail domestique effectué
ne peut leur apporter une véritable libération, dans
la mesure où elles ne quittent pas, ce faisant, leur rôle
traditionnel.
Seuls des changements radicaux dans les comportements peuvent mettre
à mal l'ordre patriarcal et aller dans le sens d'une libération
des femmes. Cela passe par le rejet des rôles sociaux existants
aujourd'hui comme hier, et notamment par le partage des tâches
ménagères.
(Ce texte a servi d'introduction au débat qui s'est tenu
sous ce même titre au Forum social libertaire de Saint-Ouen
le 14 novembre 2003.)
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